Couverture de BHESV_172

Article de revue

Lettres à Jacques Monod

Pages 175 à 214

Notes

  • [1]
    Lettre publiée dans Faims et soifs des Hommes, n° 13, fin février.
Paris, le 14 octobre 1970
2 rue des Marronniers, Paris 16e

1Mon cher Collègue,

2Votre livre instruit, et il n’est sans doute pas le seul dans ce cas ; mais, chose plus rare, il donne profondément à penser. Je l’ai lu d’un trait, avec le sentiment constant qu’il agitait des problèmes fondamentaux, mais sans parvenir à me convaincre, je l’avoue, que la solution du « choix éthique » que vous proposez à la fin est, dans son essence, moins « animiste » – pour parler votre langage – que les autres choix que vous récusez sous ce chef.

3On ne vous contestera certes pas que le « principe d’objectivité » soit la condition sine qua non de l’existence et du progrès de la connaissance scientifique. Mais, en lisant vos affirmations à ce sujet des pages 32-33, on pouvait immédiatement déduire celles de la page 173, c’est-à-dire l’acceptation du dualisme. Permettez-moi donc d’observer que nous sommes tous placés devant une alternative dont, du point de vue des espoirs derniers de la science, les termes ne valent pas mieux l’un que l’autre : soit étendre le principe d’objectivité à l’ensemble du monde physique et naturel, mais alors en exclure l’étude de l’homme ; soit diluer, si j’ose dire, à parts égales, le résidu irréductible d’animisme dont vous parlez très justement entre l’homme et la nature, ce qui, sans doute, assigne des limites ultimes (et fort lointaines heureusement) au savoir scientifique, mais, sous réserve de ces mêmes limites, ouvre l’espoir de pouvoir dans une large mesure inclure les phénomènes humains dans son domaine, puisqu’entre phénomènes humains et phénomènes naturels il n’y aura plus d’écart essentiel. Qu’un biologiste opte pour la première solution apparaît tout à fait normal ; mais il ne l’est pas moins que les sciences humaines (ou qui aspirent à devenir telles) penchent davantage vers la seconde.

4Il s’agit donc bien dans chaque cas d’un « choix éthique », et la science ne permet pas de trancher entre les deux. Ce qui, dans le vôtre m’inquiète, c’est qu’il risque de donner plus de poids encore à cette forme démesurée d’humanisme où je vois l’origine des maux dont souffre notre civilisation qui, en coupant l’homme du reste de la nature, l’a privé, contre les attaques qu’il se livre à lui-même, de ce glacis protecteur qu’eût constitué le respect de lui-même, non pas en tant qu’être transcendantal, mais au contraire, comme une manifestation parmi d’autres – et non moins respectable à ce titre – de la vie. Je préfèrerais donc, par un retour partiel à l’animisme, confesser que le savoir scientifique se heurtera un jour à d’infranchissables limites (purement théoriques d’ailleurs, et qui ne sauraient le gêner dans la pratique), au prix de pouvoir inspirer à l’homme le sentiment d’une solidarité consubstantielle avec tout le reste de la création.

5Veuillez pardonner ces quelques remarques confuses et hâtives, qui n’ont pour elles que de témoigner l’immense intérêt que j’ai pris à vous lire. En vous remerciant de votre envoi, veuillez agréer, mon cher Collègue, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

6Claude Lévi-Strauss

Orléans, le 2 novembre 1970

7Mon cher Monod,

8J’ai lu d’un trait ton bouquin, dont j’ignorais hier matin l’existence, ton éditeur fait moins bien son travail que celui de Jacob. J’apprends qu’il y a eu une émission de télévision que j’aurais bien aimé voir.

9Je retrouve le sentiment d’accord profond que j’avais ressenti à la lecture de ta leçon du Collège de France.

10Je ne m’attarde pas aux louanges sur la qualité et la force de ton bouquin ; je pense qu’il portera, mais il y faudra du temps, car les résistances sont grandes.

11C’est beaucoup de culot de ma part de vouloir maintenant te faire part de trois séries de remarques dont deux sont techniques, et la troisième fondamentale.

121°/ Je pensais te voir argumenter de façon plus serrée sur le hasard et la nécessité, dont tu as fait justement ton titre. Tu te souviens peut-être que, du côté de l’Union Catholique des Scientifiques français, le Père Roqueplo et Bourdu t’avaient accroché à ce sujet. J’avais essayé de leur répondre que si « l’émergence précède la téléonomie » (je n’aime guère cette terminologie : tu as déjà laissé tomber l’émergence, quand laisseras-tu tomber la téléonomie ?), c’est que la mutation est un événement très rare, et que son caractère fortuit persiste au travers de la sélection.

13Sinon, si les mutations étaient très fréquentes, il y en aurait toujours là où il faut pour que la sélection les trie. La sélection imposerait donc à l’évolution une nécessité. Le caractère fortuit de l’émergence disparaîtrait dans la téléonomie.

14Quand la pluie tombe à flot, l’eau coule le long de la plus grande pente. Quand les molécules de gaz sont en grand nombre, la loi de Mariotte s’applique.

15Si les mutations favorables étaient en grand nombre, chaque population, sauf conditions écologiques différentes, dériverait d’une forme spécifique à une unique autre forme spécifique. Et il n’y aurait pas de gros lot !

16Il me semble au contraire qu’une mutation ponctuelle trouvée dans une fraction d’une population a toutes chances de s’être produite dans un ancêtre commun. Par exemple, quelle est la fréquence d’apparition de l’anémie falciforme dans l’espèce humaine ?

17Les chiffres que tu donnes page 137 risquent de ne pas être compris pour ce qu’ils sont. Tu as voulu montrer que l’évolution peut aller vite, « même » de notre temps, mais cela n’empêche évidemment pas qu’elle avance au hasard, à partir d’événements très rares, souvent même uniques – sans doute.

18Les discussions récentes sur l’évolution non darwinienne – que je suis loin de comprendre bien – vont sans doute dans le même sens.

192°/ Ma seconde remarque porte sur l’origine de la vie (p. 158). Il me semble que, des trois processus fondamentaux de l’évolution : réplication, mutation, sélection, le troisième ne peut se concevoir que s’il existe, autour de la structure réplicative, un système téléonomique.

20Je veux dire : la structure réplicative (auto-catalytique) doit exercer sur son environnement un effet (hétéro-catalytique) qui la modifie dans un sens qui favorise la réplication. Alors la mutation qui modifie la structure s’exprime dans l’environnement, et la sélection peut s’exercer. Mais déjà la boucle est bouclée… et tout est cuit.

21C’est Dobzhansky qui insistait, dans un colloque sur l’Origine de la vie, sur l’impossibilité logique de parler d’une évolution prébiotique.

223°/ Venons-en à ton dernier chapitre. Je n’ai pas de peine à y trouver tous les éléments qu’il faut pour y construire un tremplin vers « autre chose ».

23Mais ton intention est évidemment de le « fermer ». On a l’impression que tu te cognes la tête contre des murs que tu viens de construire. Il y a du huis clos là-dedans.

24Le virage logique, je le vois au milieu de la page 191. Tu viens de dénoncer toute confusion entre jugements de connaissance et jugements de valeur.

25Et tu écris : « Accepter le postulat d’objectivité, c’est donc énoncer la proposition de base d’une éthique : l’éthique de la connaissance ».

26Tu t’enfermes ici dans ce terme d’éthique de la connaissance dont tu t’efforceras de ne plus sortir.

27Il me semble que, comme dans le Central Dogma, une Éthique ne peut pas être spécifiée par le contenu des jugements de valeur qu’elle comporte.

28Certes, on peut dire que l’Éthique de Monod est plus orientée vers la connaissance, celle de Sartre, ou celle de Marx, ou celle d’Auguste Comte, ou celle de Mounier (le comble serait par pudeur d’oublier mes proches) sont plus orientées vers ceci ou cela.

29Mais l’Éthique à laquelle chacun d’eux apporte sa réflexion est le système coordonné de tous les jugements de valeur, et non le système privilégié des certains jugements à l’exclusion des autres.

30Quand tu écris : « L’éthique de la connaissance est également en un sens connaissance de l’éthique », je crains fort de retomber dans la vieille confusion entre jugements de connaissance et jugements de valeur.

31Rien n’échappe, bien sûr, à l’ambition de la connaissance : et pas même l’éthique ; mais tout y est soumis au postulat de l’objectivité.

32Tandis que l’axiome de valeur qui fonde la connaissance n’est pas soumis au postulat de l’objectivité, c’est-à-dire à lui-même.

33On attendait, à ce point de ton discours, ou au début, une réflexion, peut-être une méditation sur le couple objectivité-subjectivité.

34Tu valorises l’objectivité comme fondement de la connaissance, et j’en suis bien d’accord. Cela exige-t-il que tu dévalues, ou que tu passes sous silence, la subjectivité ?

35N’y a-t-il rien à fonder, aussi, sur un « postulat de la subjectivité » ?

36Je veux dire par là, non le point de départ d’un corps de doctrine explicite (ce serait de la connaissance), mais cette descente au plus profond de soi-même, la rencontre (Ich und Du), la recherche de ce qu’impliquent la valeur et la destinée de l’homme, non pas de l’homme universel, mais de l’homme dans sa peau, ici et maintenant.

37Voilà mon tremplin…

38Très amicalement à toi.

39N. Grelet

Actuellement pour l’hiver :
10 rue de Cardinal Lemoine, Paris 5e
Le 24 novembre 1970

40Cher ami,

41Comme vous pouvez penser, Hasard et Nécessité m’a passionné d’un bout à l’autre. Il m’a d’ailleurs confirmé dans certaines de mes intuitions, et ce n’est pas sans plaisir que je constate que vos conclusions éthiques recoupent, au vocabulaire près, absolument les miennes. Je suis curieux de voir l’accueil qu’elles recevront – ou si se répétera, vingt ans plus tard, la même inappétence à les discuter…

42Je voudrais me permettre une réflexion. Il s’agit des dernières lignes de la page 42, où vous dites que les spéculations vitalistes ne laissent ouvert que le champ de la subjectivité, celui de la conscience elle-même. « Domaine réservé », dites-vous – et vous prévoyez d’ailleurs que ces spéculations n’y seront pas moins « stériles ».

43J’espère n’être vitaliste à aucun degré, cependant, sur ce point, j’ai des doutes. Voici pourquoi. J’ai buté tout d’abord sur votre exemple de la reproduction des bactéries Escherichia coli, que vous terminez par les mots : « La dette thermodynamique qui correspond à l’opération a été dûment réglée ».

44Réglée en accord avec le deuxième principe, certes. Mais en accord avec la probabilité de désordre croissant, est-ce aussi sûr ? Imaginons une boîte de plastique transparent dans laquelle a été placée, en quantités égales, de la poudre en grains noirs et blancs. Dépensons une certaine énergie à secouer la boîte. Nous verrons le mélange devenir de plus en plus gris. De temps en temps, nous verrons bien se reformer de précaires traînées blanches ou noires, mais elles se remélangeront aussitôt. Et nous pourrons secouer toute une éternité, la probabilité pour qu’à certain moment tous les grains de la poudre noire se trouvent à droite et tous les grains de la poudre blanche à gauche est si faible (au-dessus d’un certain volume de poudre, bien entendu) qu’elle peut être considérée comme nulle, même après des milliers d’années.

45Imaginons maintenant que nous remplissions une série de boîtes avec des poudres noires et blanches mélangées, mais faites de différentes matières. Secouons-les avec une dépense d’énergie équivalente. Le même phénomène se produira dans toutes. Mais voici que, dans l’une d’elles, au lieu de se dissoudre, les traînées noires et blanches se maintiennent, « conservent le hasard ». Et non seulement le conservent, mais s’agglutinent. De telle sorte qu’au bout d’un certain temps toute la poudre noire se trouve à droite et toute la blanche à gauche. Nous serons obligés de nous dire que s’est ajouté là un élément d’anti-hasard qui a provoqué le phénomène, et ce pourrait être tout simplement des charges électriques différentes des grains noirs et des grains blancs (ou leurs propriétés stéréospécifiques).

46Mais imaginons maintenant que ce phénomène d’anti-désordre s’accompagne de quelque chose de tout à fait imprévu, et provisoirement inexplicable, disons une hallucination. Par exemple se distingue par-dessus les poudres l’image d’une fleur (ou de n’importe quoi). Dès que nous remélangeons tant soit peu les poudres, l’image hallucinatoire disparaît. Nous secouons et les poudres se séparent de nouveau, mais cette fois en damiers, et s’accompagnent hallucinatoirement de, disons, une odeur, ou une musique, peu importe. Nous mélangeons, tout disparaît, nous secouons, et les poudres se disposent en bandes parallèles, ou en cercles concentriques, accompagnées d’autres genres encore de phénomènes hallucinatoires. D’abord nous constaterons que s’il existe, pour cet ensemble, une certaine téléonomie, il n’existe pas de projet, puisque chaque fois l’ordre, l’organisation prend une forme aléatoire, imprévisible. Ensuite, ne serons-nous pas portés à penser, qu’outre les charges électriques, les poudres en question sont chargées de quelque chose de nature toute différente, qui d’une part n’est peut-être pas sans lien avec les ordonnances diverses et inopinées dans lesquelles se disposent les poudres, d’autre part ne s’actualise que lorsque se réalise une complexité minima d’organisation – mais doit se trouver latent dans chaque grain de poudre quand ces poudres sont en désordre ; le phénomène hallucinatoire ne pouvant être que l’intégration, quand certaines conditions se produisent, d’une multitude différentielle, impossible à mettre en évidence dans chaque grain, ou groupe de grains, pris séparément ; mais forcément de même nature que le phénomène intégré, visible ; la somme ∫dx ne pouvant pas donner f (y), et inversement. Vous voyez où je veux en venir. Si nous appelons grand C le fait de conscience intégré par le système nerveux central, celui-ci ne pouvant intégrer que ce qui est intégrable nous avons C = ∫dc (petit c étant latent dans les cellules de l’organisme) puis c = ∫dc’ (c’ étant latent dans les molécules qui composent la cellule) c’ = ∫dc" (c" étant latent dans les atomes de la molécule) enfin c" = ∫ dc"’ (c" étant alors la charge de conscience différentielle associée aux charges électriques des électrons ou protons ou peut-être – pourquoi pas ? – se confondant avec elles).

47Est-ce là une spéculation d’ordre vitalo-animiste absolument irrecevable ? Puisque cela ne comporte aucun projet, ne permet aucune prévision ? Et n’a donc aucun lien avec l’orthogenèse d’un Teilhard, mais tend au contraire à réduire l’illusion dualiste ? Surtout : cette conception peut-elle être fructueuse pour la recherche, en provoquant des expériences susceptibles de mettre un jour c"’ en évidence ? Après tout, en frottant leur ambre, les anciens semblaient confrontés à une impossibilité comparable de déterminer la nature d’une charge électrique, laquelle a demandé deux mille ans, grâce au génie d’un Ampère et d’un Faraday (et mise à part bien entendu sa nature métaphysique) pour être mise en évidence et n’avoir plus de secret pour nous.

48Excusez cette longue lettre et croyez, cher ami, avec ma profonde admiration pour la clarté et la rigueur de votre livre, à mes sentiments sincèrement amicaux.

49Vercors

Abbé Pierre
2 janvier 1971
Monsieur Jacques Monod

50Cher Monsieur,

51Que votre livre Le hasard et la nécessité est savant ! Qu’il nous éclaire sur le « comment » de tout !

52Mais après ? Ou plutôt avant ? Je veux dire : sur l’« Etre » de ce tout, que votre livre est aveugle !

53Pensiez-vous vraiment saisir l’Éternel à force de grossir la petitesse des atomes, comme les astronautes enfantins riant de ne l’avoir pas vu dans la démesure de l’espace ?

54À vouloir écouter la musique avec les yeux, ou respirer les couleurs, ou entendre les parfums, l’on peut sincèrement enseigner que n’existent ni musique, ni couleur, ni parfum. Mais l’on se trompe !

55Vous avez raison d’en témoigner : le microscope ne saisit pas l’Éternel ! ni rien ne Le saisit…

56… mais celui qui dit « Non » à l’injustice,

57… mais celui qui va, par vrai amour, à rebours de tout profit, pour que soit servi premier le plus petit, … dans la saveur inexprimable qui jaillit en lui, il sait bien que l’Éternel insaisissable le saisit, et, minuscule étincelle de liberté, juste assez pour être capable d’aimer, il sait bien que, dans ce commencement d’amour, il est aimé par l’Aimable infini, dont tout en lui était autant signe, en creux, qu’impatiente faim et soif.

58Là se fait la rencontre.

59Elle est d’un autre « ordre » que celui des hasards de la matière, alors même que l’accompagnent les mouvements de la matière.

60Dans la réalité de cette rencontre, permettez-moi de m’enhardir à vous dire une très fraternelle affection.

61Abbé Pierre [1]

Abbé Pierre
4 mars 1971
Monsieur Jacques Monod
Institut Pasteur

62Cher Monsieur,

63Pardonnez le long retard à vous faire parvenir ces lignes. Devant partir pour un travail auprès des Volontaires d’Emmaüs Africains travaillant parmi les handicapés au Rwanda, j’avais préparé cela après vous avoir lu. La lettre ne vous a pas été transmise, et elle vient de paraître. Pardonnez cette incorrection, l’excuse est le lourd travail.

64Je n’ai rien d’un expert. Et vous l’êtes tant !

65Et pourtant je ne crois pas que se trompe cette autre sorte de connaissance qui éclate en l’homme, et le comble sans le lasser, à mesure qu’il parvient à aimer de façon réelle (au service des autres et en adoration…). Mais comment dire cela avec des mots ? Car nos mots sont trop petits. Cela se vit et se communique, et chacun le sait bien, à chaque acte sur ce chemin de rencontre.

66Un paragraphe, page 55 de votre livre, me stupéfie. Il est si radicalement non objectif.

67« Toutes les religions, dites-vous, témoignent de l’effort de l’humanité niant sa propre contingence ».

68Quelle illusion ! C’est de l’Éternel, et non de l’humanité que la foi affirme la non contingence. De l’humanité au contraire la foi affirme qu’elle n’existe, ainsi que tout être particulier, que par un acte absolument non nécessaire du seul Suffisant, l’Éternel. Éternel Seul totalement Suffisant parce qu’étant tout Amour (Père, en l’expression de Lui-même que, avec nos balbutiements, nous appelons Sa parole, Son Verbe, et, avec nos balbutiements encore, Esprit, Vie et Mouvement comme un Souffle du Père et du Verbe s’aimant).

69Pardon de ce jargon, classique, et usé tant qu’il reste réduit à ces mots, tant qu’il n’est pas vécu jusqu’à transformer l’homme en miséricordieux, rompant avec les « sélections vitales » où le plus fort, par hasard ou nécessité, élimine le faible ; tant qu’il reste jeu d’intellect, et non vie, acte ; mais qui devient renversement de cette mort de toute espérance que votre observation (restée en deça de cette connaissance, autre, mais elle aussi réelle) pouvait croire prouvée, et qui devient, très objective Rencontre, au-delà de l’illusion, et de la merveilleuse dés-illusion, aussitôt que, pour de vrai, l’on s’applique à aimer, servant le plus faible d’abord.

70Servir premier le plus souffrant, il y a de l’absurde là-dedans, apparemment. Et pourtant l’existence, la réalisation de cela, seul dépasse la radicale absurdité que semble prouver toute observation de l’univers qui oublie de prêter attention à « ce fait à rebours ». Il est bien réel pourtant, bien que sans cesse trahi, mais sans cesse renaissant. Et, parce qu’il existe, ce fait, nous sommes bien obligés d’aller au-delà, jusque là, pour « savoir » en plénitude…

71Merci de tous vos travaux, bien sûr. Toute partie de connaissance est, en soi, belle.

72Mais n’oublions pas le fait de notre capacité d’Aimer, avec Celui qui ne nous fait Etre, auprès de Lui, que pour qu’à travers notre oui Il aime encore, en nous, par nous.

73C’est aussi une Connaissance, d’un autre ordre, et de quelle dimension, et de quel goût ! elle seule suffisante pour la faim qui crie en nous, L’appelant.

74Elle est la Joie, au travers, au-delà, des nuits, des doutes, des douleurs de chacun, de nous et des autres.

75Merci d’avoir aidé à démasquer des joies illusoires.

76Puissiez-vous, d’un pas de plus, nous aider tous à avancer dans l’objective joie de l’Amour Rencontré ; Joie et Connaissance que peut posséder et donner l’illettré autant que le savant. Et ce fait aussi est signe !

77Tout fraternellement,

78Abbé Pierre

Paris, le 21 avril 1971
Monsieur Jacques Monod
Institut Pasteur
25-28 rue du Docteur Roux
Paris 15e

79Oncle Jacques,

80Tu trouveras ci-joint une réaction d’Henri Friedel sur Le hasard et la nécessité.

81Nous devons la publier dans le prochain numéro de Christianisme social qui sera « bouclé » le 10 mai. Si tu pensais devoir réagir à ce papier, tu pourrais donc le faire dans ces délais.

82Si tu n’as ni le temps, ni le désir de répondre, nous le saurons à ton silence et ne prends pas la peine de nous renvoyer le texte de Friedel dont on a le double.

83En espérant te rencontrer de nouveau, je te prie de croire à la fidélité de mes sentiments.

84Ambroise Monod

Jacques Monod ou le polémiste cartésien (Réflexions sur Le hasard et la nécessité par Jacques Monod, Le Seuil, Paris, 1970)
Henri Friedel

85Depuis quatre ou cinq ans, le grand public commence à oublier un peu la peur atomique pour partager son angoisse entre la peur écologique (destruction de la Nature) et la peur génétique (altération de l’espèce humaine elle-même). Ce qui se passe dans les laboratoires de biologie inquiète, donc intéresse. Une clientèle potentielle se constitue pour les ouvrages de biologie. Les éditeurs sentent le vent, et les chercheurs parviennent enfin à faire parvenir jusqu’aux foules le message important dont ils se jugent porteurs, non sans raisons. C’est ce qui nous vaut, en quelques mois, la réédition de l’opuscule d’André Lwoff L’ordre biologique (Marabout), le gros ouvrage de François Jacob La logique du vivant (Gallimard) et la profession de foi passionnée de Jacques Monod sur Le hasard et la nécessité. Ainsi, ceux qui se sont partagé le prix Nobel peuvent maintenant se partager la faveur (ou l’irritation) du public.

86Si les deux premiers ouvrages sont « bien sages » et captivent l’intérêt, le second par une fresque magistrale de l’histoire des idées en biologie depuis l’Antiquité, le premier par un exposé clair et complet des résultats fort compliqués de la science actuelle, mais sans soulever des tempêtes, l’ouvrage de Monod est « passionnant » au sens fort du mot : il cherche à déclencher des polémiques, et il y a fort bien réussi jusqu’à présent.

87Et pourtant, le maître dont Monod se réclame n’est pas de ceux qui éveillent ordinairement les passions, puisque c’est Descartes, auteur scolaire, bachotique, et serein par excellence, et totalement passé de mode. C’est au nom d’un bon vieux rationalisme mécaniste admis et intégré depuis longtemps par tout le monde (ou presque) que l’auteur parvient à foudroyer tout ensemble les chrétiens, les marxistes, les philosophies non-européennes, et finalement à peu près tout le monde. Inutile de dire que les foudroyés ne se laissent pas faire si aisément, qu’ils se gardent bien, en l’occurrence, de tendre la joue gauche, et que tous les azimuts grognent, ce qui ne manque sûrement pas de réjouir l’auteur !

88Le premier soin de Monod est de comparer méthodiquement ce qui est vivant à ce qui ne l’est pas, afin d’aboutir à une définition claire et distincte du vivant. Voici le résultat :

  1. seuls les êtres vivants et les objets fabriqués par l’homme sont « doués d’un projet », faits pour durer et pour fonctionner d’une certaine façon, seuls ils présentent une téléonomie.
  2. mais les objets fabriqués sont façonnés par des forces externes, ils ne se construisent pas eux-mêmes, ce que font les êtres vivants. D’où la notion de morphogenèse autonome, d’édification par le dedans, propre au vivant.
  3. enfin chaque individu vivant (animal, plante ou bactérie) se reproduit sans changement, s’il y parvient. En tout cas, le changement n’est qu’un accident venu du dehors : la règle, c’est l’invariance.

89Du coup, l’être vivant se trouve vis-à-vis de l’avenir dans une situation double et contradictoire : en tant qu’individu, il contient dans chacune de ses cellules un programme impératif qui va l’obliger selon une nécessité rigoureuse à prendre les formes et les fonctions du jeune, puis de l’adulte, puis du vieillard, pour enfin mourir, toute sa vie individuelle étant jouée d’avance dans le secret de ses acides nucléiques, tandis qu’en tant que lignée l’espèce vivante ne devrait en principe pas évoluer du tout, le hasard seul introduisant les mutations qui sèmeront sur la Terre des nouveautés généralement destinées à un échec total.

90En conséquence, toutes les comparaisons traditionnelles entre l’ontogenèse et la phylogenèse, entre l’évolution de l’individu et celle de l’espèce, toutes les formules énoncées par De Serres, Fritz Muller, Haeckel et autres, sont de pures erreurs. Dans l’avenir de l’espèce, rien n’est actuellement à l’œuvre, rien n’est présent ; le monde vivant est poussé par derrière, mais aucune corde, même tenue en mains par tous les Dieux de l’Olympe, ne le tire vers l’avant. Le Dieu éternel des religions, les « lois de l’histoire » du marxisme, ce ne sont que d’absurdes avatars de la même erreur fondamentale, que Monod appelle l’animisme, et qui consiste à trouver un « sens » à l’univers entier, une linéarité quelconque à la suite des événements ou un déterminisme sans failles ne laissant aucune place à l’imprévu. Aucune pensée ne saurait indigner davantage Jacques Monod que celle de Teilhard de Chardin avec son « point oméga ». Le monde ne sait pas où il va et personne ne le sait pour lui, pas même les savants. Le déterminisme absolu de Laplace, acceptable pour les étoiles, ne peut pas s’appliquer aux êtres vivants, à cause du caractère arbitraire des mutations génétiques. Ainsi, tous les prophètes de l’avenir, quelle qu’en soit l’obédience, peuvent aller se rhabiller au même vestiaire : l’avenir n’existe pas, tout au moins pas au-delà de la brève durée d’une vie personnelle.

91Mais le présent est l’avenir du passé, et … le présent existe. Il s’agit donc de l’expliquer. Pour cette nouvelle tâche, Monod reste fidèle à son strict dualisme : explication structurale déterministe de l’individu, explication probabiliste de la diversité des espèces. L’explication structurale de l’individu occupe une grande partie de son livre (quatre chapitres sur neuf), et c’est à coup sûr la meilleure part de l’ouvrage : l’auteur est ici au cœur de son domaine de compétence et fait un exposé « merveilleusement rationnel » des récentes acquisitions de la biologie moléculaire, sans la moindre allusion à la part, pourtant grande, qu’il a prise lui-même dans ce magnifique ensemble de découvertes. Ce n’est sans doute pas ici le lieu de dessiner à nouveau cette belle cathédrale scientifique : il nous suffira de rappeler qu’une simple bactérie apparaît aujourd’hui comme une machine si compliquée que toute l’admiration des anciens pour les « merveilles de la Nature » peut se reporter sur ce minuscule objet sans rien perdre de sa ferveur. D’où une vigoureuse réfutation des critiques « stupides » faites aux analystes de la vie, accusés de « réduire » le complexe au simple et qualifiés pour cette raison de « réductionnistes » (cf. p. 93).

92Cependant, le fait de la complexification est là, et il faut jouer serré pour le maintenir dans le cadre d’un déterminisme aveugle. Il est là au niveau des particules intra-cellulaires ou de dimensions sub-cellulaires : ribosomes, virus, etc… Il est là tout au long de l’évolution multiséculaire des formes vivantes. Une fois de plus, Monod va refuser l’analogie et traiter des trois problèmes séparément pour leur donner une solution entièrement différente.

93En ce qui concerne les « organites » intra-cellulaires, c’est tout d’abord la thermodynamique qui va guider l’apparition du complexe ; une macromolécule linéaire, ne comportant que des liaisons de type peptidique (-CH-CO-NH-CH-) a en théorie des milliers de façons différentes de se reployer sur elle-même en acquérant une haute dissymétrie, des liaisons non peptidiques et des propriétés spécifiques, bref le statut d’une « vraie » protéine. En fait, les divers reploiements se font avec expulsion d’un nombre égal de molécules d’eau, c’est-à-dire avec une inégale dégradation d’énergie, et seul le reploiement le plus exothermique peut vraiment avoir lieu. Ainsi, l’ADN des chromosomes, en édifiant actuellement (par divers intermédiaires) un objet simple et indéterminé, édifie virtuellement, mais à coup sûr, un objet complexe et rigoureusement déterminé. C’est alors que la géométrie prend le relais de la thermodynamique. Car, de même que c’est la forme d’une clé qui la préadapte à ouvrir telle ou telle serrure, de même c’est la forme d’une molécule protéinique qui lui confère toutes ses fonctions de captage, neutralisation, transport, libération, accrochage, fonctions actives ou passives qui feront d’elle à la fois une pierre de l’immense édifice cellulaire et un outil pour mettre en place les autres pierres. C’est même la forme qui permet la reconstitution spontanée d’une protéine, d’un ribosome ou d’un bactériophage coupés en deux (cf. pp. 98 à 102).

94Dans le domaine de l’embryologie des pluricellulaires, la science est loin d’avoir percé les mystères de la différenciation, par l’effet de laquelle une cellule unique devient un chêne, une baleine ou une femme. Huguenots, soyez fiers de votre fils ! Quand un Monod ignore, il ne fait pas semblant de savoir, et les limites de nos connaissances sont ici clairement marquées (cf. p. 104).

95Hélas ! dans le domaine de l’histoire générale de la vie sur la Terre, nous ne retrouvons plus notre huguenot, et nous voyons bien que la « nécessité » cartésienne de faire une revue complète des problèmes de la vie a entraîné Monod sur un terrain où il est beaucoup moins sûr de son affaire et où il côtoie sans cesse une explication purement verbale ou aprioristique des faits. Disons tout de suite que c’était presque inévitable. Je crois que peu de gens sont conscients de la largeur du fossé qui sépare la paléontologie de la biologie expérimentale. Une notion aussi fondamentale que celle de « fait scientifique » n’a pas le même sens dans ces deux sciences. Au laboratoire, un fait, c’est ce qui peut se répéter à volonté, c’est le même effet produit x fois par l’assemblage des mêmes causes. Dans une fouille, un fait, c’est un seul squelette d’une espèce inconnue et qui a perdu depuis des centaines de millions d’années tout pouvoir de se reproduire ou d’être reproduite ! Monod le dit lui-même : « La science ne peut chercher que les invariants » et aussi : « D’un événement unique, la science ne peut ni rien dire, ni rien faire » (p. 160). C’est avouer que les sciences historiques : histoire, archéologie, préhistoire, paléontologie, qui ne s’occupent que de variances, de changements et d’événements uniques, ne méritent pas le nom de sciences, qu’elles n’ont pas le statut épistémologique d’une science ! C’est là une thèse extrême, mais avouable, même si elle vous attire des ennemis. Pourquoi Monod n’a-t-il pas eu le courage d’aller jusque-là et s’est-il borné à démolir en moins d’une page Teilhard de Chardin, coupable à ses yeux non d’être paléontologiste, mais d’être jésuite et de faire preuve de « laxisme théologique » ? Cette « très mauvaise et très stupide querelle » serait excusable si, plus loin dans le livre, on ne trouvait pas tout un chapitre consacré à l’évolution et au cours duquel « la confrontation de la logique et de l’expérience » est parfois bien déficiente !

96Première remarque : affirmer que toutes les mutations génétiques théoriquement possibles ont les mêmes chances de se produire, c’est affirmer qu’en tous ses points la chaîne d’ADN offre aux agents mutagènes la même résistance (ou la même absence de résistance), que tous les chaînons ont la même force et qu’aucun calcul probabiliste ne saurait, en opérant sur une assez vaste population homogène, prévoir au moins quelques-unes des lignes directrices de l’évolution génétique. Alors, pourquoi chez l’Homme est-ce le chromosome n° 21 qui se trouve souvent en trois exemplaires au lieu de deux (ce qui entraîne le mongolisme) ? La labilité du support matériel des diverses invariances est certainement inégale, donc le hasard n’est pas souverain absolu.

97Seconde remarque : lorsqu’on a reconnu, à la suite de Darwin, que le seul facteur de victoire d’une espèce sur une autre était le taux de reproduction, est-il sérieux de se contenter de six lignes en haut de la page 142 pour se rallier sans le dire aux vues de Vendryes, de Vandel et… de Teilhard en admettant que toute complexification organique, tout gain d’autonomie envers le milieu, donnent au moins une petite chance de survie à des espèces fort peu fécondes ? Monod se tire de la difficulté par une suite de pirouettes, sautant par-dessus la difficulté tant qu’il s’agit du monde non humain et recourant aux hypothèses les plus débridées quand il s’agit de notre espèce. Savez-vous qu’il n’y aurait point de poètes parmi nous si les belles femmes n’avaient coutume de réserver leurs faveurs reproductrices aux poètes (cf. p. 28) ? Que tout au long de la préhistoire, les qualités linguistiques d’une tribu l’ont plus favorisée dans la lutte pour la vie que n’importe quelle supériorité technique ? Que la religion, elle aussi, est un tel facteur de victoire qu’en dépit de sa fausseté absolue elle ne se laissera sûrement pas entamer par le livre de Monod, porteur d’une vérité insupportable à nos chromosomes ? Que ces derniers, d’ailleurs, déterminent non seulement l’âge à partir duquel un enfant est capable d’apprendre ceci ou cela, mais encore, si je comprends bien l’auteur, la nature du « ceci » ou du « cela » qu’il est capable d’absorber, ce qui nous ramène à la bonne vieille « bosse des maths » ? Tout ce bouquet d’hypothèses nous prouve à nouveau qu’une cervelle de type Monod est toujours fertile en inventions, mais nous éloigne quelque peu de la « puritaine arrogance », de l’austère rigueur dont l’auteur se réclame.

98Troisième remarque : aussitôt qu’on s’est permis de prononcer le mot « hasard », on se trouve sur le terrain du calcul des probabilités et l’on se doit de fournir des bases mathématiques à sa démonstration. Et à cet égard, Monod nous laisse sur notre faim. Certes (p. 139), la très grande richesse des possibilités de mutation est établie par calcul, mais aucun calcul (et pour cause) sur le pourcentage de mutations létales ou tout au moins nuisibles dont le poids négatif permettrait d’attribuer au seul hasard les plus merveilleuses performances du monde vivant. D’ailleurs, comment faire mieux ? La Nature ne publie pas ses constats d’échec, pas plus que les hommes politiques ou… les savants, et les archives de la Terre ne nous livrent la trace que des réussites. Avoir existé assez longtemps et en nombre assez grand pour laisser un fossile à trouver cent millions d’années plus tard, c’est déjà un grand privilège. On ne doit donc pas s’étonner du caractère irrémédiable et partial de nos ignorances paléontologiques. Libre à chacun de faire alors l’hypothèse qu’il veut, mais à condition de ne point la donner pour une vérité d’évidence. Les faits connus ne permettent pas d’affirmer de façon probante que si l’Homme existe, c’est parce qu’il a perdu ou exterminé mille cousins ratés, ni parce qu’à chaque génération, sans aucune discontinuité, ses ancêtres ont bénéficié d’un avantage évident et décisif sur les espèces concurrentes. Dire cela, c’est faire une extrapolation logique (légitime) à partir d’autres séries de faits qui, elles, sont établies d’une façon probante. Mais précisément, ce qui distingue les « sciences du réel » d’avec les mathématiques, c’est que dans les sciences du réel une extrapolation n’a pas un aussi haut degré de crédibilité qu’un fait, alors qu’en mathématiques une déduction est aussi probante que ses antécédents.

99* * *

100Magistralement ou abusivement abordés, les domaines de réflexion ci-dessus étaient l’occasion pour l’auteur de nous fournir une information objective. S’il s’en était tenu là, Monod aurait écrit dans les mêmes perspectives que Jacob ou Lwoff. Mais il lui est apparu que cette information constituait par elle-même une critique impitoyable de tout ce qui jusqu’à présent avait servi de support aux espoirs humains, et qu’il y avait une sorte d’incorrection à ôter brutalement aux « âmes » leurs illusions sans leur verser aussitôt quelque breuvage de légitime espérance… Il faut bien que l’Homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l’univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes. Mais alors, qui définit le crime ? Qui dit le bien et le mal ? Tous les systèmes traditionnels mettaient l’éthique et les valeurs hors de la portée de l’Homme. Les valeurs ne lui appartenaient pas : elles s’imposaient et c’est lui qui leur appartenait. Il sait maintenant qu’elles sont à lui seul, et d’en être enfin le maître, il lui semble qu’elles se dissolvent dans le vide indifférent de l’Univers. C’est alors que l’homme moderne se retourne vers, ou plutôt contre la science, « dont il mesure maintenant le terrible pouvoir de destruction, non seulement des corps mais de l’âme elle-même » (pp. 187-188).

101C’est à nouveau auprès de Descartes que se rend Jacques Monod pour y chercher l’aliment qui rendra leur force aux âmes désabusées. « Le Discours de la méthode propose une épistémologie normative, mais il faut le lire aussi et avant tout comme méditation morale, comme ascèse de l’esprit » (p. 191). Pour le lire de cette façon, il suffit de décorer la « connaissance vraie » du titre de « valeur transcendante », de parler d’un « Royaume des idées » et de récupérer on ne sait trop pourquoi « le courage, l’altruisme, la générosité, l’ambition créatrice ». Une éthique ne saurait non plus être complète si elle ne débouchait sur une politique. Monod, dans ce domaine, me semble surtout chercher à faire plaisir à ses lecteurs, pour les consoler des coups qu’il leur a donnés sur l’âme dans d’autres parties de son livre. Il se dit « humaniste socialiste ». Si vous voulez en savoir plus, lisez page 194 : « Le seul espoir du socialisme est […] dans l’abandon total de cette idéologie [marxiste] ». C’est à peu près ce que disent les chrétiens sociaux d’Allemagne ou d’Italie. Mais avec le christianisme en moins, on ne voit que bien vaguement ce qui reste. « Seule l’éthique de la connaissance pourrait conduire au socialisme ». Pourquoi et comment ? Les rares explications que Monod daigne fournir sur ce sujet feraient juger en comparaison Fourier et Saint-Simon comme des réalistes cyniques. L’impression que laissent ces pages décevantes, c’est qu’en dehors du domaine de la biologie moléculaire, Jacques Monod est resté un homme du xixe siècle dans le style des positivistes, des bourgeois radicaux ou des francs-maçons, bref, de ceux qui avaient un cœur à gauche pour les valeurs intérieures et un portefeuille à droite pour les valeurs boursières.

102Je suis cependant loin de ratifier la longue critique, intéressante mais franchement délirante, consacrée au livre de Monod par l’organe central des trotskystes-lambertistes (La Vérite, n° 551, mars 1971) sous la plume de Michel Chardin. Celui-ci, je suis prêt à parier gros que c’est un ancien curé, tant sa haine du christianisme et de l’Évangile est obsessive et complexuelle. Et comme on voit ses ennemis partout, Chardin fait de Jacques Monod un mystique chrétien, lecteur de la Bible, croyant à l’âme au sens traditionnel du mot, etc…, ce qui évidemment fausse totalement son analyse. Il reste que sa réfutation de l’anti-marxisme de Monod est en partie convaincante : Monod a exagéré le caractère sommaire et brutal du scientisme marxien ; les citations faites par Chardin montrent un Marx et un Engels beaucoup plus nuancés et plus humains que ne le prétend Monod. Mais ce dernier a beau jeu de répondre que ce qui l’intéresse n’est pas le marxisme de Marx, mais le marxisme vulgaire, le seul qui joue un rôle de fait dans la pensée contemporaine. Comme ce qui intéresse les lambertistes, c’est au contraire exclusivement une fidélité de type « fondamentaliste » à l’Écriture marxienne, on voit qu’il s’agit d’un superbe dialogue de sourds.

103Du côté du P.C.F., les premières réactions ne semblent pas avoir été beaucoup plus sérieuses. Claude Lafon (La Marseillaise, 15 novembre 1971) met au premier plan la question de savoir si la vie est apparue sur la Terre par hasard ou par nécessité, comme si cette docte question tirait à conséquence quant aux attitudes politiques entraînées par « l’éthique de la connaissance ». Jacques Milhau (France nouvelle du 28 octobre 1970) paraît intimidé par la gloire de l’auteur et regrette surtout que Monod ne se soit pas « confronté avec ses collègues marxistes et communistes », ce qui aurait eu l’avantage de faire pleuvoir sur le Parti quelques miettes de ladite gloire. Le « Parti qui a toujours raison » préfère décidément être attaqué qu’ignoré !

104Les Jésuites ne manquent pas de tomber dans le piège pourtant grossier de la provocation monodienne à propos de Teilhard et de son « laxisme théologique ». Le Père Russo écrit dans Les Études (février 1971) : « […] l’intransigeance, l’assurance, la rigueur janséniste qui marquent les thèses de Monod ont quelque chose d’un peu inquiétant ». C’est bien la réponse du berger à la bergère, mais on aurait pu espérer qu’au bout de trois siècles la fameuse querelle était enfin éteinte. Et s’il voulait la rallumer, le Père Russo aurait été mieux inspiré en demandant à Jacques Monod comment un fidèle disciple de Descartes pouvait avoir l’aplomb d’abriter ses méchancetés de l’autorité de Pascal !

105Quant au Père Leroy, qui est un biologiste de grande valeur, il aurait pu, lui aussi, placer Monod dans l’embarras. Car après avoir écrit dans la revue Projet (février 1971) : « La vie tire sa valeur d’une énergie irréductible […] Une intelligence fraie son chemin à travers le temps […] l’énergie est une force dotée de psychisme », il lui suffisait de poser la question suivante : ces formules sont-elles inspirées de Bergson ou de Teilhard ?, pour obliger notre pourfendeur de Jésuites à reconnaître que son indulgence envers Bergson et son élan vital était une entorse de plus à sa rigueur janséno-cartésienne, dans la mesure où la frontière entre le « vitalisme » du philosophe et l’« animisme » du paléontologue est en réalité des plus vagues.

106Cette brève revue des réactions est, j’en suis conscient, très incomplète. Je souhaite que d’autres en comblent les lacunes dans les prochains numéros. Je suis néanmoins frappé par la gêne, l’embarras, voire la mauvaise foi des critiques de Monod. Comme si en évoquant le fantôme de Descartes, il avait manqué à quelque règle inavouable du savoir-vivre de ce temps. N’est-il pas entendu une fois pour toutes que nous sommes « tous » rationalistes, c’est-à-dire cartésiens ? Oser nous arracher ce masque bienséant, c’est nous mettre mentalement nus devant nos lecteurs. Aucun scientifique, quelle que soit son obédience, ne peut supporter cette impudeur.

107Pour ma part, je préfère me souvenir que Jacques Monod est loin d’être le premier auteur à proposer une morale fondée sur la biologie, et que celle qu’il nous propose est trop vague et trop partielle pour éclipser les précédentes.

108Paul Chauchard a mal tourné depuis, mais il avait raison en son temps d’appeler chacun à mieux connaître son cerveau pour en faire le meilleur usage possible, comme on fait d’un instrument précieux. Une éthique de la connaissance de soi-même est cent fois plus applicable dans la vie quotidienne qu’une éthique de la connaissance de l’univers. Mais se connaître soi-même comme un pur combiné de hasard et de nécessité, c’est s’interdire tout choix libre, donc toute éthique en dehors du strict domaine de la recherche scientifique. Ce que Monod appelle une éthique n’est qu’une règle fondamentale de l’analyse du réel, mais rien de plus. Cela ne va pas loin. Toute éthique personnelle est un défi à la nécessité et toute éthique politique est un défi au hasard. L’une comme l’autre ne peuvent servir la vie humaine et donner de la joie aux hommes qu’à condition de bien connaître l’invariant, c’est-à-dire l’espèce humaine et de conquérir une liberté totale vis-à-vis de tout ce qui a pu faire peser la nécessité sur les hommes jusqu’à l’instant présent, en acceptant d’aimer l’avenir comme on aime une personne. Car la Science n’est pas achevée, et la Vérité elle-même devient une idole aussitôt qu’on lui donne l’affreux visage d’une prospective sans failles. L’avenir n’appartient ni à l’Église, ni au marxisme, ni à Monsieur Monod. Il est le Dieu adorable et inconnu qui vient vers nous et qui, cependant, attend que, tous ensemble, nous allions vers Lui. Le Royaume ne se constate pas et ne se reçoit pas, on s’en empare de vive force. Cette force, nous la tirons de nos aliments, mais ce qui lui donne son sens, c’est une espérance qu’aucune analyse ne peut cerner.

10915 avril 1971

Monsieur Ambroise Monod
Secrétaire Général
Le Christianisme Social
20 rue de la Michodière

110Paris 2e

111Mon cher Ambroise,

112Je te remercie de m’avoir envoyé le texte que tu comptes publier dans le Christianisme Social. Je suis un peu surpris, en revanche, que tu me proposes d’y répondre. Comment pourrais-je répondre à un article qui, après un début qui paraît assez sérieux sinon compétent, prend ensuite un ton polémique extrêmement désagréable pour se terminer par des attaques ad hominem qui me paraissent peu dignes d’un périodique qui se dit chrétien ? Que penses-tu, pour ta part, de ce Jacques Monod qui serait « resté un homme du xixe siècle dans le style des positivistes, des bourgeois radicaux ou des francs-maçons, bref, de ceux qui avaient un cœur à gauche pour les valeurs intérieures et un portefeuille à droite pour les valeurs boursières » ? À de telles bassesses on ne répond pas. Et d’ailleurs n’ayant jamais possédé de portefeuille, tout au moins au sens figuré du terme, je serais bien incapable de prouver que je l’ai porté dans ma poche gauche plus que dans ma poche droite.

113Indépendamment de ce genre d’attaques auxquelles je suis accoutumé, j’ai reçu nombre de lettres anonymes quelque peu dans ce style. Tu pourrais proposer au rédacteur de l’article de compléter son analyse des « critiques de Monod » en lisant l’article de Fabre Luce dans La Revue des Deux Mondes : cela sue l’amertume sinon la haine et lui fera sans doute plaisir.

114Dernier point : le rédacteur de l’article paraît avoir quelques connaissances en biologie, mais sans doute pas assez. Il paraît ignorer que la théorie moléculaire de l’évolution que j’ai esquissée dans un chapitre de vingt pages est celle qu’admettent aujourd’hui tous les biologistes modernes (je n’inclus pas bien entendu parmi ces biologistes un certain nombre de fossiles vivants comme on en trouve encore pas mal en France, mais presque plus aucun dans les pays anglo-saxons). Présenter cette théorie comme si elle m’était personnelle, c’est faire beaucoup plus qu’un contresens. Je n’insiste même pas d’ailleurs sur les innombrables contresens, voulus ou non, qui parsèment les parties du texte où l’auteur prétend présenter les thèses du livre lui-même. Par exemple, je n’ai nulle part affirmé que « toutes les mutations génétiques possibles ont les mêmes chances de se produire » : je sais fort bien qu’il n’en est rien.

115Dire que la labilité du support matériel des diverses invariances étant inégale, le hasard n’est pas souverain, est une simple absurdité.

116Autre absurdité : l’auteur de l’article ne semble même pas avoir compris l’essentiel de la théorie néodarwinienne. Ce qui compte dans l’évolution – s’il ne le sait pas, je le lui apprends –, c’est la sélection intraspécifique et non la lutte entre espèces.

117Tout ceci dit, cet article n’est pas véritablement beaucoup plus mauvais que beaucoup de ceux qui ont paru dans la presse. Il vaut bien, par exemple, les commentaires du Père Leroy, qualifié de grand biologiste par l’auteur de ton article, alors que son seul titre internationalement reconnu est une énorme bourde. Aussi je ne vois pas pourquoi tu ne le publierais pas. Mais je me permets d’insister, dans ce cas, pour que la phrase révélatrice des véritables intentions de l’auteur (la phrase sur le portefeuille) ne soit en tout cas pas coupée. Elle situe trop clairement le niveau de l’intention pour que l’article, si on l’enlevait, ne soit pas dénaturé.

118Bien amicalement à toi

119Jacques Monod

Monsieur le Professeur J. Monod
Directeur de l’Institut Pasteur
20 rue du Docteur Roux Paris
22 avril 1971

120Monsieur le Professeur

121L’Institut Pasteur me permettant de vous joindre sans passer par votre éditeur, comme, de Paris, on ne peut pas, je crois, entendre Radio Strasbourg II (235 m), je ne veux pas manquer de vous adresser ce texte que vous aurez ainsi, sans doute, le jour même de l’émission – 23 vers 13h30.

122Il ne présente pas grand intérêt pour vous, mais il est normal cependant que vous puissiez en prendre connaissance, si vous le désirez.

123Bien incapable de parler de votre ouvrage du point de vue scientifique, très limitée puisque je n’ai que cinq minutes, j’ai écrit … « tout de go » mes petites réactions. Puissent-elles ne pas trop vous déplaire.

124L’émission ? Est variée, philosophique, descriptive ou d’actualité. Il est rare qu’il y soit question de livres.

125Veuillez agréer, Monsieur le Professeur, je vous prie, avec l’expression de mon admiration, celle de mes salutations distinguées.

126Solange Gilodi

12768 – Thann

Émission Pointillés & Musardises de Solange Gilodi
Libres propos sur un best-seller : Le hasard et la nécessité du Professeur Jacques Monod

128« Une fois inscrit dans la structure de l’ADN, l’accident singulier, essentiellement imprévisible, va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c.a.d. multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité. La sélection opère sur les produits du hasard, mais dans un domaine d’exigences rigoureuses ». – « L’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme ». – « Ce que dit ce professeur, écrivait François Mauriac, cité par J. Monod, est bien plus incroyable encore que ce que nous croyons, nous autres pauvres chrétiens ».

129Cependant, la clarté, le talent de l’auteur permettent à des milliers de lecteurs (en vertu de ce que « les idées douées du plus haut pouvoir d’invasion sont celles qui ‘expliquent’ l’homme » ; en vertu de la propension de chacun à se piquer de science) de se faire plus ou moins une idée « de cette phénoménale complexité des systèmes vivants, qui défie toute représentation intuitive globale ». C’est que le Professeur Monod nous trace une image prodigieuse et après tout séduisante de « l’appareillage téléonomique, de la morphogenèse autonome, de l’invariance, de l’enrichissement du génome primitif, des pressions de sélection » des êtres vivants et de l’homme depuis la « soupe prébiotique » d’il y a quatre milliards d’années.

130Parce qu’il admire les victoires de la biologie moléculaire, science jeune (sens, précision, certitude datent de moins de vingt ans), le lecteur profane s’étonne aussi, ingénument.

131Pourquoi ce poids accordé encore à l’importance tribale ? Pourquoi ce plaidoyer final pour un parti politique ? Pourquoi cette intransigeance (« hypothèse la seule concevable » – « nouvelle et unique source de vérité »), cette insistance à vouloir enfoncer cette thèse dans les crânes, alors que nul ne sait si, demain, la biologie ne sera pas dépassée. Si c’est la « seule » vérité (mais n’y a-t-il jamais qu’une vérité ?), elle se suffit à elle-même, chacun l’admettra, si elle est abusive, l’avenir le dira. Pourquoi cette intransigeance, alors que tant d’inconnu subsiste, quant à l’origine (« la vie est apparue sur la terre, l’hypothèse n’est pas exclue que l’événement ne se soit produit qu’une seule fois » – « reconstruire sans fossiles une telle évolution est impossible ») ; quant au système nerveux central (« problème des influences, des orientations à distance, sans doute le plus difficile et le plus important de l’embryologie » – « expériences qu’il est impensable de pratiquer sur l’homme ») ; quant à l’esprit (« qui pourrait douter de la présence de l’esprit ? ») ; quant aux questions sur les anti-corps, la sénescence, etc… si bien que, souvent, le Professeur déduit. Une déduction qui s’avère juste est parfaite, sinon, de déductions en extrapolations, ne risque-t-on pas de fabuler autant que d’autres. Vaste champ de probabilités qui incite et ramène à la mesure. Pourquoi tant d’intransigeance, alors qu’il sera sans doute toujours impossible de « démontrer » que tout est dans le hasard, ou que tout n’y est pas. Enfin, pourquoi tant de crainte ? Pourquoi achever un exposé magistral sur un « gouffre ouvert » ? Le Professeur ne devrait-il pas avoir beaucoup plus confiance en ma machine humaine. Le petit enfant a toujours très bien supporté la vérité sur les contes de fées, le Père Noël, ou le fait d’être issu du ventre de sa mère. Pourquoi l’homme serait-il plus traumatisé que lui à devoir « réapprendre à penser » ? Réapprendre ne serait-il pas rajeunir, se régénérer ? L’homme a appris que la terre tournait : il n’a pas vacillé ; qu’il n’était pas au centre du monde : il est allé sur la lune. Il apprend aujourd’hui qu’il est en grande partie une machine livrée au hasard, mais ne lui a-t-on pas toujours répété qu’il était « dans la main de Dieu », que « poussière, il retournerait en poussière ». S’il demandait aux prêtres, pasteurs, rabbins : qui est Dieu ? ne lui répondraient-ils pas : un hasard et une nécessité. Quel est l’homme qui, au fond, ne sait pas depuis toujours être seul dans l’immensité indifférente de l’Univers ? Pourquoi tant douter de sa maturité ? Plus que de le bouleverser et le déchirer, il semble que la science l’affermisse et l’entraîne à plus d’effort et de grandeur. Pourquoi, parce que la théorie moléculaire du code lui dévoile en partie les merveilleux secrets de la vie, devrait-il s’engager dans une philosophie « définitive » ? En quoi la connaissance devrait-elle provoquer un besoin de remède ? Son dualisme (biosphère et royaume des idées) a toujours enrichi l’homme, pourquoi ne le continuerait-il pas ? Si l’humanité doit muer encore, ou périr, ce n’est ni de chercher la vérité, ni d’en avoir peur, ni de rien voir, qui l’en empêchera.

Madame Solange Gilodi
68 – Thann
27 avril 1971

132Madame,

133Je vous remercie de votre lettre du 22 avril. J’ai été très sensible à votre aimable envoi du texte de votre émission du 23 avril que je trouve excellente dans sa concision.

134En vous renouvelant mes remerciements, recevez, Madame, mes respectueux hommages

135Jacques Monod

Frederico Guilherme Graeff
Departamento de Farmacologia
Faculdade de Medicina de Ribeirao Prêto
14100 Ribeirao Prêto, SP Brasil
Prof. Jacques Monod
Services de Génétique Microbienne et de Biochimie cellulaire
Institut Pasteur Paris
Ribeirao Prêto, le 24 avril 1973

136Cher Prof. Monod,

137J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les arguments développés dans Le Hasard et la Nécessité. Il me semble rassurant qu’un homme de science, comme vous, puisse discuter des problèmes philosophiques fondamentaux d’une façon précise et claire. Le livre est, sans doute, comme d’ailleurs vous le savez, un pont entre les deux cultures, l’humanisme et la science, lesquelles devront être intégrés [sic] dans un futur prochain si nous voulons sortir de l’état présent de « schyzophrénie » [sic] intélectuelle [sic].

138Cependant j’oserais poser quelques questions, qui sont venus [sic] à mon esprit, en tant que j’essayais de vous comprendre.

139La première et peut-être la plus inquiétante est due à ce que je ne pas compris comment avez vous résolu la contradiction épisthémologique [sic] fondamentale que vous avez, avec tant de clarté, identifié [sic] au début de la discussion, c’est-à-dire le paradoxe posé par le refus systhématique [sic] de la science d’admettre l’existence de projet au sein de la nature et, par contre, la reconnaissance objective qu’on est contraint de faire d’une téléonomie, se manifestant chez les organismes vivants et surtout dans notre esprit.

140Cela serait, dans mon avis, une raison sufisante [sic] pour rejeter le postulat de l’objectivité de la nature, en tant que seule source de connaissance véritable.

141Il m’a donc surpris – et pardonnez-moi si je ne vous ais [sic] bien compris – que, dans vos propositions finales, vous avez, non seulement retenu l’argument, mais encore proposé l’universalité de son acceptance [sic], en tant que choix moral et unique quérison [sic] pour la maladie de l’âme contemporaine.

142Ce que je vous demande est s’il ne serait plus raisonable [sic] de reconnaître les limitations de tous discours scientifiques qui, à cause du choix axiomatique initiel [sic], n’est rendu capable que de comprendre le côté objectif de la réalité, mais dailleurs [sic] impuissant pour étudier les phénomènes téléonomiques, au début exclus du champ d’observation de la science.

143Il en résulte que le mal de l’âme moderne pourrait être dû, non pas aux refus d’accepter, jusqu’à les dernières conséquences, le postulat fondamental de la science, mais au contraire, à l’extension prétendue du postulat qui érige la connaissance objective en seule ressource valable pour comprendre la réalité toute entière. Ainsi, des vastes et importants domaines de la pensée, tels [sic] que les valeurs, la subjectivité et l’esthétique, sont abandonnés aux spéculations litéraires [sic], auxquelles ne pourraient pas, par définition, arriver à des réponses véritables. Ce n’est donc pas surprenant que les gents [sic] vont se servir encore d’explanations [sic] animistes, naïves dans la plupart des cas.

144Dans ce sens, j’ose vou[s] demander si la nécessité plus importante de la pensée de notre temps, ne serait-elle pas celle d’un nouveau Discours de la Méthode qui puisse admettre dans son postulat fondamental le charactère [sic] essentiellement double et complémentaire de la réalité, objectif aussitôt que subjectif et de faire comprendre dans l’univers du discours scientifique l’observateur ainsi que la chose observée.

145Encore une question sur la sélection des idées dans le milieu de la culture que vous avez comparé à la sélection génétique, dans la biologie. Admettant l’analogie comme valable, mais aussi que la téléonomie développée au cours de l’évolution dans notre cerveau a été convenable pour la perpétuation de l’espèce, ne vous semble-t-il pas que le refus profond que nous sentons vis-à-vis le postulat de l’objectivité puisse être un premier signe d’alarme contre une « mutation » dangereuse et peut-être létale.

146Et quant à l’autre test de la validité du postulat scientifique, celui de la performance de l’idée scientifique, traduite en des réalizations [sic], est-ce que le jugement de ses résultats est-il unanime ? De quelque façon il reste un autre paradoxe qui [sic] nous offre encore la science : elle est fondée sur un jugement de valeur, c’est-à-dire le choix libre et arbitraire d’accepter le postulat et l’objectivité de la nature, comme la seule source de connaissance véritable, en tant que ses résultats doivent être évalués au moyen d’un autre jugement de valeur. Malheureusement, la science objective ne vous permet pas de vraiment connaître comment se font les jugements de valeur, quels sont les mieux, quels sont les pires.

147Last but not least, le choix que vous proposez entre le Royaume de la connaissance (scientifique) et celui des ténèbres, ne serait-il pas un nouveau appel à un de ces archétypes de la pensée humaine, si chers à nos sentiments le[s] plus profonds et obscurs ?

148Respectueusement

149Frederico Guilherme Graeff

Frederico Guilherme Graeff
Departamento de Farmacologia
Faculdade de Medicina de Ribeirao Prêto
14100 Ribeirao Prêto SP Brasil
Paris, le 8 mai 1973

150Mon cher Collègue,

151J’ai lu avec beaucoup de plaisir votre intéressante lettre du 24 avril et j’aurais aimé pouvoir vous répondre plus longuement. En tout cas, vous avez parfaitement saisi les points fondamentaux de mon essai Le Hasard et la Nécessité et peu de mes lecteurs sont dans ce cas.

152Si j’en ai le temps, Le Hasard et la Nécessité aura une suite, mais ceci est très incertain car la direction de l’Institut Pasteur laisse peu de place à la philosophie.

153Veuillez agréer, je vous prie, mon cher Collègue, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

154Jacques Monod.

Béatrice Brulhart
Avenue Granges-Paccot 4
1700 Fribourg Suisse
Monsieur Jacques Monod
Professeur
Institut Pasteur
Rue Docteur Roux 25-28
75015 Paris
Fribourg, le 11 août 1973

155Monsieur le Professeur,

156Recevoir du courrier relatif à votre ouvrage Le Hasard et la Nécessité n’est sans doute plus original et pourrait même devenir fastidieux. Consciente des obligations qui remplissent votre horaire quotidien, je me permets néanmoins de vous adresser ce message afin de porter à votre connaissance la manière dont un certain professeur d’université, catholique et bien-pensant, se permet de présenter – et par le fait même de détruire – votre œuvre. Fervente adepte de vos théories, je n’ai pu manquer, plus d’une fois de m’insurger intérieurement contre ces critiques reposant toutes sur un a priori religieux. Mais l’insurrection et le dialogue étant bannis dans de telles universités (je présume que celle de Fribourg n’est en effet pas la seule, malheureusement), je préfère m’adresser directement à une personnalité susceptible de comprendre et de partager mes rancœurs.

157Étudiante en pédagogie et psychologie, j’ai suivi dans le cadre de mon programme, un cours d’anthropologie philosophique donné par un ecclésiastique. Embourbé dans un traditionalisme moyenâgeux, ce professeur opposait à vos arguments les versets de la Somme théologique de l’« éminent » St. Thomas dont il est un fidèle disciple (est-il utile de le préciser ?…). Bien que n’étant pas diplômée en chimie, mes connaissances en la matière me permettent, sinon de comprendre entièrement certaines formules, du moins de saisir toute l’étendue de vos arguments et la richesse du fondement théorique et scientifique sur lequel ils reposent.

158Je vous expose donc brièvement ci-dessous une partie des attaques majeures faites à votre égard et dont je me fais, contre mon gré, le porte-parole. Le postulat d’objectivité, pierre angulaire de votre œuvre, impliquerait en fait une finalité (il serait donc « projectif »), par le fait que chaque être poursuit un but dans le processus même de son élaboration. Votre principe « mécaniste » – définissant la structure du vivant – n’est ainsi qu’une variante du principe d’entéléchie du biologiste Driesch. Puisqu’une structure se maintient, elle a donc un sens qui, lui, ne peut venir que du « Dieu Créateur ». À ce propos, l’irréfutable théorie aristotélicienne de l’âme serait à même de convaincre les plus incrédules !… Il semble que tous vos adversaires veulent conjurer le « hasard » par un enchevêtrement de mots pompeux et de théories imbriquées de telle façon que Dieu seul est l’irrémédiable auteur et l’inévitable aboutissement de l’univers (qui plus est de l’être humain)…

159Bien mieux que je ne saurais le faire, la brochure que je vous adresse ci-joint résume les « principes destructeurs » dont j’ai dû prendre note, patiemment, durant les cours… Elle ne vous apportera sans doute rien de nouveau quant aux arguments que vous connaissez et auxquels vous avez eu, maintes fois, l’occasion de répondre publiquement. Cependant, je ne puis réprimer une grande indignation devant des phrases telles que : « Si Monod avait saisi cela (l’existence d’une finalité dans la structure d’un ordre), il aurait évité une contradiction épistémologique insurmontable » (annexe mentionnée p. 284) ; ou encore : « Monod confond cause et occasion » (p. 289) ; « Le manque de rigueur dans une intelligence de cette trempe est significatif » (p. 297).

160Je n’allongerai pas la liste, persuadée du fait que votre intelligence vous place précisément au-dessus de telles objections couronnées pas leur postulat : « Qu’on le veuille ou non, le moment vient où la métaphysique doit prendre le relais de la philosophie de la nature » (p. 287).

161Évidemment, c’est la limite fatale d’un professeur pour qui l’abréviation ADN ne représente qu’un « étrange phénomène compliqué » responsable de la vie ! En conséquence, il n’hésite pas à ignorer toute la partie scientifique de votre ouvrage, n’isolant les paragraphes relatifs à la philosophie que pour mieux les attaquer, puisque son système est cohérent face au vôtre. Mais la plus grande injustice réside sans doute dans le fait que, pour réussir des examens, il faut souscrire à de telles idées (ne serait-ce que le temps d’une interrogation).

162Au terme de cette lettre sans prétention scientifique ou littéraire, je tiens à vous assurer de ma profonde admiration pour le savant et le philosophe qui cohabitent en vous et dont l’œuvre est un inestimable trésor pour tous ceux qui sont à même de l’apprécier et de la juger équitablement. Malheureusement, certains professeurs préfèrent, au jaillissement du progrès, l’enlisement dans des théories vétustes qui ont encore force de loi.

163Je vous prie de croire, Monsieur le Professeur, à ma respectueuse considération.

164Béatrice Brulhart

Mademoiselle Béatrice Brulhart
Avenue Granges-Paccot 4
1700 Fribourg Suisse
Paris, le 20 août 1973

165Mademoiselle,

166Mon ouvrage Le Hasard et la Nécessité a en effet donné lieu à une importante correspondance. Je dois dire que c’est cependant toujours avec le même intérêt que je lis les critiques, favorables comme défavorables, qui me sont adressées. Ceci pour vous indiquer que votre lettre du 11 août ne vient pas trop tard.

167J’ai, il est vrai, l’habitude du genre d’argumentation contre laquelle vous vous insurgez ; mais j’ai été particulièrement touché de votre souci de rigueur et de la spontanéité avec laquelle vous m’en faites part. Je me promets de lire attentivement l’article que vous m’avez communiqué et souhaiterais pouvoir vous répondre plus longuement. Je regrette simplement que mes lourdes tâches à la direction de l’Institut Pasteur ne me le permettent pas.

168Veuillez agréer, je vous prie, Mademoiselle, avec mes sincères remerciements, l’expression de mes respectueux sentiments.

169Jacques Monod

Notes

  • [1]
    Lettre publiée dans Faims et soifs des Hommes, n° 13, fin février.
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