Notes
-
[1]
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970.
-
[2]
J. Monod, Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
-
[3]
Ibid.
- [4]
-
[5]
E. Pieiller, Albert Camus et le zouave du pont de l’Alma, Le Monde Diplomatique, n° 674, mai 2010.
-
[6]
J. Monod, Leçon inaugurale au Collège de France, 3 novembre 1967.
-
[7]
J. Monod, On Values in the Age of Science (rencontres Nobel The Place of Values in a Word of Facts, Fondation Nobel) 1970.
-
[8]
J. Monod, « Notes de bas de pages », Prospectives et Santé, n°1, 11-22, 1977.
-
[9]
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970.
-
[10]
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-
[11]
Ibid.
-
[12]
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-
[13]
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-
[14]
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970.
-
[15]
J. Monod, On Values in the Age of Science (rencontres Nobel The Place of Values in a Word of Facts, Fondation Nobel) 1970.
-
[16]
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970.
- [17]
-
[18]
S. J. Gould, La structure de la théorie de l’évolution, nrf essais, Gallimard, 2006.
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[19]
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[20]
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[21]
Ibid.
-
[22]
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[23]
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[25]
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[26]
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Avant-propos
1Jacques Monod (1910-1976), prix Nobel de Médecine 1965, a pensé épistémologiquement la biologie moderne et, plus largement, la question philosophique du savant face à l’existentiel et à la société, dans un livre publié en 1970, « Le hasard et la nécessité » [1].
2La profondeur de l’analyse, la nouveauté des concepts proposés tout autant que le style, vont séduire aussi bien que heurter. Les critiques, nombreuses, enthousiastes comme emplies de grande sévérité, voir les « réactions très violentes qu’a suscitées la publication de ce petit livre » [2], les multiples contresens et incompréhensions émanant de son lectorat vont obliger Monod à s’expliquer sur des points essentiels. Il le fera dans un court texte de 10 pages qui a paru un temps sous forme de manuscrit intitulé « Autocritique » avant qu’il ne soit présenté le 18 juin 1973 devant la Société Médicale de l’O.M.S. puis publié, en 1977, sous le titre « Notes de bas de pages » dans la revue Prospectives et Santé [3].
3L’on pourra se rapporter à ces deux textes qui ne différent que sur des points de détails (voir ci-après) en consultant les archives de l’Institut Pasteur [4]. La mise en lumière de cette « autocritique » incite à relire le « petit livre » et apprécier la pensée du biologiste quelques quarante années plus tard. Nous porterons un rapide regard sur ce que nous révèlent ces dix pages avant que de reconsidérer plus largement la philosophie de Jacques Monod à la lumière des données de la Biologie en ce début du xxième siècle.
4Insistons sur l’importance littéraire, épistémologique et historique de ce texte. Le style, comme un dialogue sur le ton de la confidence, la pensée, en nuance, allant à l’essentiel, s’inscrivent bien, à ce moment là, dans une réelle autocritique.
Ce qu’il y a d’autocritique dans le texte « Notes de bas de pages » de Jacques Monod
5Il émane de ce court texte une volonté, toute emplie de modestie, de bien vouloir se faire comprendre et, si le lecteur n’adhère guère aux thèses défendues dans « Le hasard et la nécessité » ou ne les comprend pas, la faute tout entière incombe à son auteur, coupable de développer insuffisamment son propos (p.14, 16, 17). Car ce « petit livre » (cette occurrence intervient six fois, dont trois fois dès les quinze premières lignes du texte ; quatorze fois pour « livre ») est « difficile, très difficile, très ennuyeux » et l’on peut se demander pourquoi « a-t-il eu tant de succès ? » (p.11). Presque timidement, Monod demande « permettez-moi d’ajouter un mot sur… » et rapporte le dédain affiché de certains de ses détracteurs. L’ironie perce toutefois à l’évocation de certaines critiques, celle, marxiste, sur le langage, ou d’autres, sur la notion de hasard (p.18). Un ton familier est volontiers employé : « vous me croirez si vous voulez », « je ne vous cache pas non plus… », (p.20). Ce ton particulier traduit un Jacques Monod volontiers plus pédagogue mais certainement peiné (voir meurtri ?) devant les incompréhensions et les charges à son encontre.
6Il y a bien peu de différence entre le manuscrit et le texte publié. On pourra relever dans « Autocritique », texte tapé à la machine à écrire, des espaces, des phrases barrées, des allusions à des auteurs non nommés (dans le passage sur la théorie synthétique de l’évolution) qui n’existent plus dans la version publiée. L’historien des sciences ou le sémiologue y trouvera du sens.
7Monod va, par ce court texte, mettre en exergue ce qui lui semble essentiel. En premier, ce qui fonde à ses yeux la démarche gnoséologique de la science : le postulat d’objectivité qui fut, et reste toujours, objet de malentendu ou d’irritation. La notion de hasard et l’apparition de la vie ou de celle de l’homme sur Terre sont encore sources de polémiques. Par l’exemple de l’élaboration du langage articulé au cours de l’évolution humaine, Monod défend l’orthogenèse, théorie, toujours débattue, dans laquelle la causalité stochastique est loin d’être la seule pour expliquer la spéciation : l’évolution procéderait le long de voies définies en raison de facteurs internes orientant la variation dans des canaux précis. Enfin l’éthique de la connaissance qui sera défendue avec des accents de prédicateur.
8Tant d’années après la publication du « hasard et la nécessité », durant lesquelles les sciences du vivant se sont enrichies d’apports inattendus, on pourrait penser que la « philosophie naturelle » du théoricien des modèles de l’opéron et de l’allostérie présente quelque essoufflement, ne soit devenue un vestige épistémologique d’une époque certes pionnière mais révolue. Si tel était, comment dès lors interpréter que sa conception de la nature « glorieusement et radieusement amorale » puisse toujours froisser des convictions au point qu’il soit exclu des célébrations officielles en « science et technique » en 2010, année du centenaire de sa naissance [5] ?
9Nous allons ici mettre en perspective les réflexions développées par Jacques Monod dans « Le hasard et la nécessité » et l’« Autocritique », mais aussi dans sa « leçon inaugurale » au Collège de France [6] et dans sa conférence « On Values in the Age of Science » [7] en regard de ce qu’ont pu écrire par ailleurs d’autres auteurs, biologistes ou philosophes, antérieurs, contemporains de Monod ou modernes. Il convient d’effectuer cette re-lecture sous l’éclairage des données récentes en biologie.
10Nous traiterons du postulat d’objectivité et de la téléonomie puis ensuite du hasard et la nécessité, de la contingence et la contrainte.
11Monod, un chercheur de son temps, un temps révolu ?
La première page du manuscrit « Autocritique » et de l’article publié dans Prospectives et Santé, 1976
La première page du manuscrit « Autocritique » et de l’article publié dans Prospectives et Santé, 1976
Du postulat d’objectivité et de la téléonomie
12Dissipons un malentendu trop souvent exprimé : l’objectivité dont il est question dans « Le hasard et la nécessité » n’est pas l’assertion naïve que le scientifique au travail puisse être dénué de tout présupposé, de tout imaginaire, de toute idéologie. Il serait donc « objectif » ! Selon Holton, la matière première de l’imagination serait emplie d’invariants inconscients et de motifs archétypaux orientant la pensée du chercheur : les thêmata. Dans une note de bas de page de sa « Notes de bas de page », Monod explique : « le mot objectivité, je ne l’ai pas pris dans le sens subjectif de l’approche de l’individu ou de l’homme de science. Tout le monde sait qu’un homme de science n’est pas objectif du point de vue subjectif… ». L’objectivité dont parle Jacques Monod est ici véritablement le principe fondateur de la démarche scientifique. Ce n’est pas le principe de causalité, notion ambiguë. De quelle objectivité parle-t-on alors ? De celle qui est posée comme un postulat, un postulat « métaphysique » [8] indémontrable par essence, qui énonce que toute démarche de recherche qui inclurait une cause finale, transcendante, extérieure à l’entité étudiée sortirait de la science, ne pourrait prétendre à la scientificité. Toute interprétation de phénomène donné en terme de projet, projet extérieur à l’objet d’étude mais le concernant, ne peut conduire à une connaissance « vraie », dans le cadre de la démarche scientifique. Admettre une transcendance, un dessein premier, l’essence précédant l’existence, comme système explicatif, c’est borner la science. Ajouter une finalité extérieure à l’objet d’étude, c’est ruiner épistémologiquement la démarche scientifique, la nier structurellement. Mais dès lors que l’on adopte ce point de vue, celui du postulat d’objectivité ainsi défini, que l’on s’abstrait de tout finalisme comme élément de connaissance, de toute « vérité » explicative apportée a priori, alors on est bien, et sans limite, dans une rationalité scientifique qui construit la connaissance. Monod précise : « Le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science » [9]. A ce niveau, il importe peu d’identifier si cette construction du savoir passe par des changements de paradigmes (Kuhn), si la démarche est hypothético-déductive et, au sens poppérien, s’élabore de conjectures en réfutations, si, comme l’explique Lakatos, elle se nourrit de la concurrence entre des programmes de recherche, avec ceinture de protection et heuristique, si elle surgit, Bachelard le décrit fort bien, par le franchissement d’obstacles épistémologiques, si elle doit s’affranchit de toute méthode, comme nous le dit Feyerabend, dans sa théorie anarchiste de la connaissance… Et l’on comprendra que les réflexions philosophiques sur l’objectivisme et le subjectivisme comme métaphysique, sur le chercheur, en tant que sujet épistémique, face et dans le monde qu’il étudie, réflexions d’une très grande importance, mais que l’on n’abordera pas ici, ne viendront aussi qu’en second temps, après le postulat d’objectivité ainsi défini, admis.
13Deux mots cependant sur l’objectivité (non celle du postulat: celle qui s’oppose à la subjectivité) : si une gnoséologie objectiviste soutient que l’on peut appréhender des données en soi, les séparer de toute expérience épistémique, Mach nous rappelle que tout ce qui peut être connu ne peut l’être que par les expériences sensibles [10]. Pour Kant, se sont les structures épistémiques du sujet qui garantissent l’émergence d’une science objective [11]. Avec Morin, rappelons que « de toute façon, le problème de l’erreur et de la vérité ne se résorbe pas dans celui de l’objectivité. Ainsi, la théorie géocentrique était une théorie fausse se fondant sur des observations et des relations objectives » [12], et, avec Favre, qu’une didactique de la démarche scientifique, par la réalisation qu’une erreur n’est pas une faute, peut faire comprendre que l’apprentissage opère souvent comme une rupture épistémologique [13].
14Mais la position épistémologique, celle du postulat d’objectivité, infère logiquement de penser le monde comme athée, à tout le moins agnotiste, au risque de susciter l’incompréhension voir l’ire de ceux qui ne le sont pas. Cette « philosophie naturelle » qui fait dire à Monod, lors de sa conférence aux rencontres Nobel, à propos de l’émergence de notre espèce : « the unfathomable cosmos around us could not have care less ». Alors dans ce « théâtre de l’absurde », cher à Melvin Cohn, immunologiste américain collaborateur de Monod de 1948 à 1954, peut-on même révéler en laboratoire des phénomènes biologiques paradoxaux où toute raison d’être semble absente: la gratuité chimique [14]. Ainsi de la β-galactosidase qui peut-être induite fortement par le methyl β -D-thiogalactoside, malgré que ce dernier ne peut pas, structurellement, en être le substrat et qu’il n’existe pas dans l’environnement naturel de la bactérie pourtant productrice de l’enzyme. Le composé est inducteur fort d’un enzyme inutile : c’est une relation gratuite, chimiquement arbitraire, sans projet. C’est bien dans cet esprit que Monod évoque le procès de Galilée. Il pointe avec justesse que la véritable révolution paradigmatique, au sens kuhnien, n’est pas dans la révélation que « et pourtant elle tourne » mais bien plutôt dans le fait que Galilée a affirmé implicitement le postulat d’objectivité en défendant l’hypothèse copernicienne : « the church would have been wise to condemn Galileo for the ominous discovery, rather than for his defence of the Copernician system » [15].
15Est ainsi rejetée une interprétation aristotélicienne du monde, téléologique, où cause finale et cause efficiente participent d’un même schème où s’articule toute réalité, le géocentrisme dans un univers ordonné par une intelligence suprême et, en biologie, une représentation hiérarchisée mais fixiste du vivant. A l’instar de Galilée, Monod ne veut pas de cette conception téléologique et, pour aborder la nature paradoxale du vivant comme un être ayant un projet, dans l’ontogenèse (morphogenèse autonome) et dans la conservation de l’espèce (invariance reproductive), choisira « volontairement » le terme de téléonomie. Il définira cette propriété comme « la quantité d’information qui doit être transférée, en moyenne, par individu, pour assurer la transmission à la génération suivante du contenu spécifique d’invariance reproductive », assurant la conservation de la norme structurale spécifique [16]. La biologie s’occupe de finalité interne, la téléonomie, et point de finalité externe qui n’est pas son objet et dont elle n’a nul besoin. Le postulat d’objectivité posé, le projet qui émane ontologiquement de tout vivant, l’invariance reproductive et la morphogenèse autonome, relève de la téléonomie, hors de tout projet téléologique. Alors l’univers, nous dit Monod dans son « Autocritique », devient « sans objet et objectif ».
16Dans son « Histoire Naturelle des animaux sans vertèbres » [17], Lamarck écrit : « C’est surtout dans les corps vivans, et principalement dans les animaux, qu’on a cru apercevoir un but aux opérations de la nature. Ce but cependant n’y est là, comme ailleurs, qu’une simple apparence et non une réalité. En effet, dans chaque organisation particulière de ces corps, un ordre de chose, préparé par les causes qui l’ont graduellement établi, n’a fait qu’amener par des développemens progressifs de parties, régis par les circonstances, ce qui nous paraît être un but, et ce qui n’est réellement qu’une nécessité. »
Du hasard et la nécessité, de la contingence et la contrainte
17Si le projet de tout vivant est de maintenir, d’une génération à l’autre, la norme structurale spécifique, comment dès lors expliquer la variation et le progrès phylétique ? Il serait trop long ici de relater les longues disputes au xixème ou au début du xxème siècle entre tenants du fonctionnalisme (l’adaptation), tels Lamarck, Cuvier puis plus tard Darwin et ceux du structuralisme (la contrainte), Geoffroy St-Hilaire, ou, plus proche de nous, D’Arcy Thompson… Nombre d’arguments et contre arguments étaient avancés par exemple pour expliquer, en morphologie, l’homologie spéciale, où des organes similaires, construits sur un même modèle (main de l’homme, griffe de la taupe, jambe du cheval, nageoire du marsouin, aile de chauve-souris, pour reprendre les exemples de Darwin) ont des fonctions différentes. Owen, le « Cuvier britannique », ne pouvant trancher véritablement entre explication fonctionnaliste ou structuraliste (est-ce la fonction qui crée l’organe ou l’inverse ?), devait invoquer, en désespoir de cause, le hasard, ce « marécage de la désespérance » (slough of despond) [18]. Mais le hasard de Owen est-il le hasard de Monod ? Le hasard est-il une notion scientifique ?
18Owen, devant un véritable obstacle épistémologique bachelardien, une impuissance à comprendre, s’en remet au hasard, faute de mieux. Le hasard de Owen se résorbe en un petit dieu grec, bien commode pour fournir une explication. Tel n’est pas le sens que Monod attribue au mot hasard, où, contrairement à ce que des détracteurs indélicats ont pu pensé, hasard n’est pas employé par lui comme un « aveu d’ignorance » mais comme « une donnée de l’expérience qui n’est pas dépassable » [19], une « incertitude essentielle » qui n’est pas opérationnelle [20]. Le mot de Démocrite « tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité » [21], cité en exergue (un apocryphe épigraphe ?), pourrait donner l’impression, si l’on suit Albert Jacquard, qu’il y a, dans la pensée de Monod, « soit le hasard, soit la nécessité, et que tout dépend d’eux » [22]. En effet, Jacques Monod disjoint très clairement deux mondes, celui, au niveau « microphysique », où le hasard opère (celui des mutations dans le matériel génomique) et celui, macroscopique, des organismes, où règne la nécessité. Il écrit, à propos de « l’accident singulier » (la mutation) : « tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables ». Il ajoute : « la sélection opère en effet sur les produits du hasard, …, mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. » [23]. Les accents romantiques de ces phrases cachent mal un certain dogmatisme. Les affirmations apodictiques en science, et particulièrement en biologie, les « certitudes les plus implacables » n’ont qu’une certaine durée de vie, car la science est mouvement, dans le dialogue ininterrompu et critique des hypothèses et des données de l’expérimentation ou de l’observation.
19Cependant le hasard, conceptuellement, ne saurait être une notion scientifique. La question de l’existence du hasard relève plus de la philosophie, c’est une question ontologique. Pourquoi le prix Nobel a-t-il choisi ce terme ? Antoine Danchin propose : « pour des raisons morales, très marquées par l’époque et par la philosophie de Camus, par exemple, sur la solitude du monde… » [24]. En science, on emploiera plus volontiers le mot contingence comme le résultat aléatoire de l’enchevêtrement de plusieurs déterminismes (l’incertitude essentielle de Monod). Cependant, l’impossibilité de prévoir est inhérente aussi au déterminisme. Poincaré a montré l’impossibilité de savoir la position de la Terre ou de la Lune dans deux milliards d’années, en restant pourtant dans le système newtonien, d’un pur déterminisme. Le chaos est bien généré par des systèmes déterministes présentant une instabilité qui les rend sensibles aux conditions initiales et, modulant une propriété de récurrence, les rend imprévisibles à terme. Appréhendées empiriquement, ces conditions initiales sont contingentes par rapport au système théorique. Et ce qui est vrai en astronomie l’est bien plus encore pour la science qui s’intéresse à des systèmes complexes, la biologie.
Contingence plutôt que hasard
20Ne faisons pas trop grief à Monod d’avoir utilisé le mot hasard. Retenons donc ce terme, contingence, largement utilisé dans les sciences du vivant, et particulièrement en biologie de l’évolution et du développement des organismes (évo-dévo). Un système vivant est un système contingent et déterminé. Contingent parce que, étant, il pourrait ne pas être. Déterminé, parce son fonctionnement obéit, par exemple, aux lois de la physico-chimie. L’apparition de la vie sur Terre, purement aléatoire, s’insère dans le cadre des lois physico-chimiques nécessaires. C’est dans ce cadre du hasard et de la nécessité, de la contingence et de la contrainte, que va s’épanouir la singularité du vivant dans tout un « jeu des possibles » [25].
Le bricolage : une contingence
21Au cours de l’évolution, la nature va utiliser des protéines, voir des structures anatomiques, déjà existantes, les détourner de leurs fonctions pour créer de la nouveauté : on parlera d’exaptation [26]. Nous sommes en présence d’un véritable « bricolage » de l’évolution [27] ou d’« opportunisme moléculaire » [28]. Les protéines du cristallin, cette lentille dans l’œil, sont un bel exemple de ce détournement: des enzymes du métabolisme vont être mobilisés pour s’agencer en polymères de grandes tailles, assurant un indice de réfraction précis, garant de la transparence de la lentille [29]. Ainsi l’arginino-succinate-lyase est-elle la cristalline delta du poulet, l’alpha-énolase la cristalline tau de la tortue…Ces protéines exaptées sont le résultat d’un processus appelé « partage de gène » ou un gène code pour une protéine ayant deux fonctions différentes [30]. L’évolution va retenir, par ce bricolage contingent, « au hasard », sans autre finalité que celui de la nécessité locale d’émergence d’une fonction, les arrangements biologiques efficaces du jeu des possibles.
La contrainte : retour au structuralisme
22La nature va aussi faire émerger des contraintes biologiques qui, structurant les formes du vivant, infèrent la « nécessité » dans la morphogenèse autonome.
23La controverse citée en début de chapitre, entre le structuralisme et le fonctionnalisme, la contrainte ou l’adaptation, l’organe ou la fonction, semble aujourd’hui évoluer vers l’idée que c’est bien l’organe, la structure, mais surtout, en amont, le mécanisme morphogénétique inducteur (aussi une structure), qui est à l’origine de la fonction. Ce schème en biologie du développement émane des données obtenues depuis vingt cinq ans en évo-dévo. Examinons deux exemples : celui de l’induction morphogénétique des organes visuels par les « gènes régulateurs maîtres » et celui de l’édification du plan du corps par les gènes architectes.
241. Les études du gène Pax-6/eyeless ont révélé que les mécanismes d’induction de la formation d’un œil semblent être conservés dans l’ensemble du règne animal quelques soient les considérables différences anatomiques entre un œil de vertébré et d’invertébré. Ainsi le gène Pax-6 de mouche, mais aussi de souris ou de calmar, est-il capable d’induire ectopiquement la formation d’yeux surnuméraires sur les antennes ou les pattes de la mouche [31]. Les rétines d’arthropodes et de vertébrés sont façonnées par une activité morphogénétique dont le déroulement temporel, sous le contrôle du gène hedgehog, présente d’étonnantes similarités [32].
25Si, comme le souligne Monod [33], le projet de l’œil est bien de voir, propriété téléonomique dans un monde sans projet, comment cette fonction - concept difficile à cerner - a-t-elle pu apparaître ? Au cours de l’évolution, bien avant l’émergence, dans un animal, d’un organe « œil », avec une lentille et ses cristallines, avec les rétines pigmentaire et neurale, les premiers balbutiements de la fonction « voir » ont été présents dans des organismes sans yeux. Chez la planaire Girardia tinigra, un système visuel élémentaire, les taches oculaires, rappelle l’œil prototypique de Darwin. Ici également, interviennent des gènes homologues à Pax-6 ou sine oculis, exactement comme dans les phyla où existent des yeux à cristallin [34]. Allons plus loin encore : la fonction « voir » commence dans la perception de la lumière et la capacité d’y répondre. Des êtres unicellulaires possèdent des pigments photosensibles qui transforment la lumière en signal. Alors le fait que la rhodopsine, pigment visuel, soit régulée par Pax-6 [35] pourrait suggérer qu’un jeu moléculaire morphogénétique, présentant un avantage sélectif, ait pu être primitivement sélectionné par l’évolution puis maintenu ensuite, comme contrainte nécessaire à la morphogenèse visuelle, nécessaire au projet téléonomique, dans toute la diversité phylétique.
262. Les gènes architectes, les gènes Hox, qui orchestrent l’apparition des structures morphologiques durant la vie embryonnaire, présentent un degré étonnant de conservation chez les bilatériens. Plus encore: la règle de colinéarité entre l’arrangement spatial des gènes Hox sur le chromosome et la séquence développementale le long de l’axe antéropostérieur de l’embryon semble maintenue par l’évolution depuis 600 millions d’années [36]. Cette relation entre deux espaces-temps, celui du génome et celui du corps, cette contrainte, canalise la formation des bilatériens selon un même plan de développement [37]et [38].
27Que ce soit dans le large éventail des différentes façons de « voir» ou dans l’immense multiplicité des variétés anatomiques adoptées par les bilatériens au cours de l’histoire, on comprendra que le terme « contrainte » ne peut être entendu que dans un sens positif, pas d’une entrave mais bien d’une facilitation de la diversité.
28Si l’évolution a retenu depuis si longtemps les contraintes moléculaires des gènes Hox et de celles des gènes des autres axes de polarité du corps (dorso-ventral, médio-latéral, gauche-droit), dans l’ensemble des schèmes morphogénétiques du vivant, comment expliquer la spéciation, la diversité phylétique en général, voir les brusques accélérations évolutives et les explosions de la diversité (celle du cambrien) en particulier ?
La contingence et la contrainte
29C’est précisément cette contrainte morphogénétique spatio-temporelle qui est à la base, avec le jeu de la contingence, des potentialités d’émergence des changements anatomiques. Il n’est nul besoin d’avoir un ensemble important de mutations: une simple substitution de base nucléotidique peut inverser la polarité du corps [39]. Les modifications dans la régulation de l’activité des gènes de polarité [40] ou leur réorganisation par des éléments mobiles du génome offrent une immense potentialité à l’émergence du nouveau: le très large éventail morphologique des squamates (serpents et lézards) proviendrait d’une invasion de « gènes sauteurs », les transposons [41].
30Dans cette dialectique de la contingence et de la contrainte, il nous faut comprendre, avec François Jacob : « …si dans le mélange de contraintes et d’histoire qui a façonné l’univers, seule l’histoire apporte un élément de contingence, ou, si, à l’origine, les contraintes premières ont pu, elles aussi, être le résultat d’une contingence » [42]. La contingence est, dit Gould, une « chose en soi », « ni plus ni moins que l’essence de l’histoire… non la combinaison du déterminisme et du hasard ». En adoptant la métaphore d’un film qui retracerait toutes les étapes de l’évolution, en revenant dans le passé puis en redéroulant le film, chaque imprévisibilité dans la multitude des étapes évolutives, pourra orienter, tel un chaos déterministe, l’évolution dans de toutes autres directions [43]. Monod le formule autrement: « Chaque espèce est le résultat d’une chaîne infinie d’événements uniques et constitue elle-même un événement unique » [44].
31Dans l’émergence des formes de vie : contingence, contrainte… et chaos.
Quarante ans après l’autocritique… éloges et critiques
Le savant et le moraliste
32Monod a posé très clairement les bases épistémologiques de la recherche scientifique, au moins dans le monde de la mésophysique, en énonçant le postulat d’objectivité. Si l’on apporte une finalité extérieure à l’objet étudié, dès lors, on fait autre chose que de la science. Il a rappelé fort justement, dans son « Autocritique », que ce postulat n’a rien à voir avec une quelconque objectivité -une illusion- du chercheur. Mais Monod a voulu ériger cette démarche, celle de la connaissance objective, en éthique. L’on peut absolument adhérer à la thèse du savant sans pour autant suivre le moraliste. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France [45], Jacques Monod peint axiologiquement la connaissance objective comme « valeur suprême », comme « souverain bien » et termine son discours en proposant cette exigence comme un idéal permettant la re-conquête du néant, toute croyance évacuée. On entend ici les accents d’un humanisme tragique, celui de la philosophie existentielle d’Albert Camus, évoquant l’homme, apparu par hasard, seul dans l’univers indifférent. Mais l’éthique de la connaissance, décrite par Monod lui-même, comme « une idée austère et froide », devient dès lors, paradoxalement, une nouvelle transcendance et le monde des connaissances, celui de la noosphère appelé de ses voeux, révélant un Monod platonicien, serait un nouveau noûs, le monde des savants. Cette nouvelle transcendance n’est pas sans évoquer l’église universelle de la religion de l’humanité d’Auguste Comte ou celle d’Ernst Haeckel. Il y a quelque incohérence à vouloir substituer une transcendance par une autre, fut-elle laïque. Il faudrait approfondir cette question de la production et du partage du savoir, cette question de la science dans la société [46]et [47], du noûs face au thymos et l’épithymia. Reconnaissons à Monod cependant que cette éthique conquérante, nietzschéenne, il ne la conçoit que dans l’affrontement des idées et au « mépris de la violence et de la domination temporelle ». C’est une « éthique de la liberté personnelle et politique, car la contestation, la critique, la constante remise en question n’y sont pas seulement un droit, mais un devoir » [48]. Cette exigence est toujours d’actualité.
33François Jacob, qui partage cette éthique de la liberté, n’aura pas cette « puritaine arrogance » mais une vision constructiviste de la connaissance scientifique, avec une épistémologie plus adaptée à l’étude du vivant, à sa richesse et sa diversité. Convenons avec Morange que « Monod est un classique et Jacob un moderne » [49].
Dogmatisme et intuitions
34Dans le « hasard et la nécessité », quant au modèle informationnel ADN → ARN → protéines, Monod n’hésite pas à affirmer : « ce système est absolument incapable de recevoir quelque enseignement que ce soit du monde extérieur ». Quarante années plus tard, les données abondent qui montrent combien l’information s’est considérablement diversifiée mais surtout que la phrase dogmatique est devenue erronée. De l’information peut venir de l’extérieur au génome, des modifications épigénétiques peuvent modifier le génotype [50] et le phénotype [51]. La modestie affichée, dans l’« autocritique », comme une demande d’excuse, suggère que Jacques Monod était certainement conscient de ce dogmatisme rigide. Peut-être cette affirmation péremptoire cachait-elle à la fois l’enthousiasme pour une science toute récente, celle de la biologie moléculaire, et la crainte que le vivant offre une palette du possible telle que ce modèle soit réfuté, le champ de la complexité aussi vite refermé qu’entrevu. Car le titre paradigmatique, évoque, avec une acuité toujours moderne, la singularité du vivant par la relation dialogique hasard ↔ nécessité. Ces deux termes s’enrichissent l’un l’autre, heuristiquement, dans une démarche cognitive qui tient en compte la complexité biologique. Ainsi de l’auto-organisation du vivant décrite par Monod, Edgar Morin parlera de la récursion auto-(géno ↔ phéno)-organisation, où le génotype et le phénotype ne sont pas dans une logique hiérarchique mais inséparables et coorganisateurs l’un de l’autre [52]. Le hasard et la nécessité, concepts qui évoquent immédiatement Jacques Monod, sont bien, au travers des termes contingence et contrainte, constitutifs du paradigme moderne évo-dévo. Pour Monod cependant, « la sélection opère sur les produits du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs » [53]. Contemporain des fondateurs de la « théorie synthétique de l’évolution » qui unifie la sélection naturelle de Darwin avec la théorie mendélienne de l’hérédité, Monod a tout naturellement une conception du hasard compatible avec un darwinisme classique où les mutations dans le génome sont l’unique moteur de l’évolution, dans une vision gradualiste de celle-ci. Les sciences de la vie ont identifié, depuis, bien d’autres formes de contingences, l’importance de l’épigenèse et une histoire de l’évolution probablement discontinue et en mosaïque [54]. Si des reproches peuvent être adressés à Jacques Monod sur le côté parfois péremptoire de ses affirmations, on ne peut le faire sur une méconnaissance de données qu’il ne pouvait connaître. D’autant que le prix Nobel avait conscience que le hasard n’est pas le seul déterminisme dans l’évolution, en évoquant une forme de contrainte, l’évolution canalisée en raison de facteurs internes : l’orthogenèse. L’exemple pertinent de Monod est celui du langage qui, présentant un avantage sélectif dès son émergence, aurait imposé une direction évolutive favorisant les structures anatomiques et neuromorphogénétiques qui lui sont propres.
De l’opéron à l’induction neurale : franchissement d’obstacles épistémologiques
35Quand Jacques Monod et François Jacob proposent, dans les années 1960, le modèle de l’opéron, celle d’une induction par inactivation d’une répression, ils heurtent le « bon sens » qui ne veut voir que l’effet d’un activateur. Cette géniale intuition sera largement confirmée ensuite dans toutes les boucles de rétro-activations-inhibitions décrites en biologie cellulaire et, en particulier, dans les contrôles récursifs d’expression d’un gène et de son produit. Une fenêtre sur la complexité du vivant s’ouvre alors. Cette idée forte se vérifiera aussi contre la représentation naïve et fausse qui veut qu’un neurone soit de plus grande « importance » qu’un banal épiderme. Pendant des décennies, cet obstacle a contraint à rechercher, dans la formation de la plaque neurale à partir de l’ectoderme, la présence d’un inducteur. Dans les années 1990, la surprise fut grande de réaliser que le « noble » neurone se formait par défaut, spontanément, dans l’ectoderme, alors que l’épiderme se réalise par l’interdiction d’une interdiction. Il convient de préciser que ce modèle du neurone par défaut ne convient que sur des ectodermes isolés et que, chez l’embryon entier, l’induction neurale semble aussi nécessiter un signal instructif. [55]
…et la biologie synthétique ?
36Etudier en laboratoire l’émergence vitale et l’évolution des processus auto-organisateurs en annulant la temporalité de l’évolution naturelle, c’est le projet de la convergence NBIC (Nanotechnology, Biotechnology, Information, Cognitive science): la biologie synthétique [56]. Par cette biologie du xxième siècle, le statut téléonomique de l’existant vivant, issu des processus évolutifs de la nature, décrit par Monod, devient, en laboratoire sous le contrôle d’un savant démiurge, téléologique. C’est bien là un formidable paradoxe qu’apporte la biologie synthétique.
Conclusion
37Par son « petit livre » de philosophie naturelle sur la biologie moderne, Jacques Monod pose les bases épistémologiques de la démarche scientifique. Le postulat d’objectivité (explicitement reformulé dans son « Autocritique »), les propriétés téléonomiques du vivant, la contingence et la contrainte dans l’émergence du nouveau, font de l’auteur un savant toujours moderne. Il ne pouvait, au tout début de la biologie moléculaire, conceptualiser la réalité complexe du vivant qui commence à se révéler dans les données actuelles, telle la dialogique de la vie et de la mort dans l’élaboration et la permanence du vivant [57] ou les interactions entre réseaux géniques et champs morphogénétiques [58]. Mais Monod en avait l’intuition en parlant de l’émergence, qualité propre à l’auto-organisation d’un système vivant et pas aux parties moléculaires qui le constituent. Cette notion sera qualifiée de « bombe conceptuelle » par Morin [59], évoquant Monod.
38On le suivra plus difficilement dans son exigence, en forme d’ascèse, d’une éthique de la connaissance qui a des accents de nouvelle transcendance.
39Trente ans après le Hasard et la Nécessité, à la fin de son livre « La vie est belle » [60], Stephen Jay Gould écrit : « Nous sommes les enfants de l’histoire, et devons tracer nos propres voies dans le plus riche et intéressant des univers – indifférent à notre souffrance – et offrant donc le maximum de liberté pour que nous nous épanouissions ou faisions fiasco en toute responsabilité ». Le paléontologue a là des accents du prix Nobel 1965.
Remerciements
Pour les aimables discussions avec Mmes Agnès Ullmann, Denise Paulin et MM. François Gros, Michel Goldberg, Michel Morange, Stéphane Kraxner. Pour les émouvantes conversations avec Mme Madeleine Brunerie, secrétaire de Jacques Monod. Un spécial remerciement pour les critiques et suggestions à Bernadette Serène, Grégoire Molinatti et Patrick Caroll.Mots-clés éditeurs : science du vivant, éthique de la connaissance, Jacques Monod, hasard et nécessité, téléonomie, postulat d’objectivité
Date de mise en ligne : 08/09/2019
https://doi.org/10.3917/bhesv.172.0125Notes
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