Couverture de BHESV_152

Article de revue

Les yeux d’Hubert : l’art de l’observation scientifique avant l’émergence du positivisme

Pages 147 à 172

Notes

  • [*]
    Cet article a paru originellement en anglais : « Huber’s Eyes : The Art of Scientific Observation Before the Emergence of Positivism », Representations, 95, 2006, 54-75 (Copyright © 2006 by the Regents of the University of California).
  • [1]
    Jean Senebier, L’art d’observer, 2 vols. (Genève, 1775) ; Jean Senebier, Essai sur l’art d’observer et de faire des expériences, 3 vols. (Genève, 1802). Sur le succès du livre de Senebier, voir Carole Huta, « Jean Senebier (1742–1809) ou le dialogue de l’ombre et de la lumière. L’art d’observer à la fin du xviiie siècle » (Thèse, Université de Genève, 1997), 255.
  • [2]
    Jean Senebier, Physiologie végétale, 5 vols. (Genève, 1800). Selon Huta, Senebier commença à faire des expérimentations et des observations en 1777 ; Carole Huta, « Bonnet – Senebier : Histoire d’une relation », dans Charles Bonnet savant et philosophe (1720–1793), éd. Marino Buscaglia et al. (Genève, 1994), 221.
  • [3]
    Senebier, Essai, 1:422–27.
  • [4]
    Ibid., 1:117.
  • [5]
    Ibid., 1:222.
  • [6]
    François Huber et Jean Senebier, Mémoires sur l’influence de l’air et de diverses substances gazeuses dans la germination de différentes graines (Genève, 1801), 4.
  • [7]
    Augustin-Pyramus de Candolle, « Préface », Mémoires de la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève 5 (1832) : vi.
  • [8]
    Senebier, Essai, 1:221–22 (les italiques sont de moi).
  • [9]
    Huber a récemment inspiré un roman épistolaire et un livre de poésies. Voir Sara George, The Beekeeper’s Pupil (London, 2002) ; Nick Flynn, Blind Huber (Saint Paul, Minn., 2002).
  • [10]
    Ian Hacking, Representing and Intervening : Introductory Topics in the Philosophy of Natural Science (Cambridge, 1983), 168.
  • [11]
    Charles Bonnet, Considérations sur les corps organisés, dans les Œuvres d’histoire naturelle et de philosophie, 18 vols. (Neuchâtel, 1779–83), 5:81. Tous les travaux de Bonnet qui suivront seront tirés de cette édition des Œuvres.
  • [12]
    Parmi les nombreuses études illustrant ces différentes perspectives, on peut consulter G. L’E. Turner. Essays on the History of the Microscope (Oxford, 1980) ; Brian W. Ogilvie, The Science of Describing : Natural History in Renaissance Europe (Chicago, 2006) ; Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions [1962], 3ème éd. (Chicago, 1996) ; Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life (Princeton, 1985) ; Steven Shapin, A Social History of Truth : Civility and Science in Seventeenth-Century England (Chicago, 1994).
  • [13]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques » [1974], in Dits et écrits, 4 vols., éd. Daniel Defert et François Ewald (Paris, 1994), 2:540.
  • [14]
    Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], in Dits et écrits, 2:147.
  • [15]
    Shapin, Social History of Truth, xviii.
  • [16]
    Jonathan Crary, Techniques of the Observer : On Vision and Modernity in the Nineteenth Century (Cambridge, 1990), 8. L’appropriation par Crary de l’approche de Foucault est explicitement reconnue en 6 n. 2.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Par exemple, Crary laisse complètement de côté la faculté psychologique de l’attention, qui, selon moi, était centrale dans l’art de l’observation du 18ème siècle. Cette omission cruciale est probablement due à sa thèse selon laquelle, avant le 19ème siècle, l’attention « était un problème marginal, tout au plus secondaire dans les explications de l’esprit et de la conscience » ; Jonathan Crary, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern Culture (Cambridge, 1999), 18. Une telle déclaration ne peut que laisser perplexe toute personne un tant soi peu familière avec la métaphysique, la physique, ou la médecine du 18ème siècle. Comme le remarque très justement Lorraine Daston, « La faculté d’attention ainsi que ses plaisirs distincts étaient des objets de théorisation considérables à la fin du 17ème siècle et au début du 18ème siècle » ; Lorraine Daston, « Attention and the Values of Nature in the Enlightenment », in The Moral Authority of Nature, éd. Lorraine Daston et Fernando Vidal (Chicago, 2004), 116.
  • [19]
    Samuel Auguste Tissot, « Qu’est-ce que la philosophie » [n.d.], Tissot MSS, IS 3784/I/67, Bibliothèque Cantonale et Universitaire, Lausanne, Suisse, fol. 153.
  • [20]
    Petrus van Musschenbroek, Cours de physique expérimentale et mathématique, 3 vols. (Paris, 1769), 1:xviij.
  • [21]
    Augustin Jacob Landré-Beauvais, Séméiotique, ou Traité des signes des maladies (Paris, 1809), 21.
  • [22]
    Senebier, Essai, 1:185.
  • [23]
    Senebier, L’art, 1:98. Cette phrase a été retirée de l’édition de 1802.
  • [24]
    Benjamin Carrard, Essai qui a remporté le prix de la Société Hollandaise des Sciences de Haarlem en 1770 sur cette question, Qu’est-il requis dans l’art d’observer ; et jusqu’où cet Art contribue-t-il à perfectionner l’Entendement ? (Amsterdam, 1777), 5.
  • [25]
    Joseph Lieutaud, Essais anatomiques, contenant l’histoire exacte de toutes les parties qui composent le corps de l’Homme [1742] (Paris, 1766), xiij.
  • [26]
    Carl Linnaeus, Linnaeus’ Philosophia Botanica [1751], trad. anglaise Stephen Freer (Oxford, 2003), 231.
  • [27]
    Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire de l’homme [1749], dans les Œuvres complètes de Buffon, 36 vols. (Paris, 1825–32), 12:86.
  • [28]
    Le cas paradigmatique pour l’éducation empiriste des sens n’était pas tant l’enfant qui se développe que l’aveugle qui a récupéré la vue (le célèbre problème de Molyneux). Voir par exemple Marc Parmentier, « Le problème de Molyneux de Locke à Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 28 (2000) : 13–23 ; Michael J. Morgan, Molyneux’s Question : Vision, Touch, and the Philosophy of Perception (Cambridge, 1977) ; Jessica Riskin, Science in the Age of Sensibility : The Sentimental Empiricists of the French Enlightenment (Chicago, 2002), 19–67.
  • [29]
    Buffon, Histoire de l’homme, 12:173. Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines, Condillac propose sa propre expérience de pensée : « Supposez… de nouveaux sens dans des animaux plus parfaits que l’homme. Que de perceptions nouvelles ! Par conséquent, combien de connaissances à leur portée, auxquelles nous ne saurions atteindre, et sur lesquelles nous ne saurions même former des conjectures ! » ; Etienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines [1746], in Œuvres philosophiques de Condillac, 3 vols. (Paris, 1947–51), 1:11 (sauf contre-indication toutes les références aux travaux de Condillac seront tirées de cette édition). Voir aussi Jean-Jacques Rousseau, Lettres morales, in Œuvres complètes, 5 vols. (Paris, 1959–95), 4:1096–97 ; Charles Bonnet, Philalethe ou Essai d’une méthode pour établir quelques vérités de philosophie rationnelle, 18:239–40. Diderot proposait une image similaire, mais transposée dans le domaine de la morale : « qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de pis ! » ; Denis Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient [1749], dans Œuvres, 5 vols. (Paris, 1994–97), 1:148. Toutes ces expériences imaginaires ont en commun le fait que la connaissance et la morale augmentent avec le nombre de sensations. Aucun de ces auteurs ne parle d’un raffinement dans la sensibilité des organes des sens, quelque chose qui sera d’un grand intérêt pour les scientifiques du 19ème siècle.
  • [30]
    Senebier, Essai, 1:178–79.
  • [31]
    Landré-Beauvais, Séméiotique, xxiij. Voir aussi Gaspard Laurent Bayle, Considérations sur la nosologie, la médecine d’observation, et la médecine pratique (Paris, 1802), 27 : I, « Tous les hommes ne jugent pas de la même manière ; mais tous perçoivent les mêmes sensations ».
  • [32]
    Louis-Bertrand Castel, L’optique des couleurs (Paris, 1740), 130–31.
  • [33]
    Alexander Pope, Essay on Man [1732–44] (Uppsala, 1799), 8. Ce passage est cité notamment dans Louis de Jaucourt, « Sens externes », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 17 vols. (Paris, 1765), 15:31 ; Antoine Le Camus, Médecine de l’esprit, 2 vols. (Paris, 1753), 2:73–75. Voir aussi la même idée in John Locke, An Essay concerning Human Understanding [1689] (Oxford, 1975), 302–3 ; et Jean Antoine Nollet, Leçons de physique expérimentale, 8ème éd., 6 vols. (Paris, 1775), 1:172–73. La citation de Fontenelle apparaît in Bernard Le Bovier de Fontenelle, « Sur des animaux vus au microscope », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Année 1718 (1741) : 9. Voir aussi Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau [1724], 2e éd. (Paris, 1985), 220–21.
  • [34]
    Lettre de Voltaire à Condillac, 1756, in Voltaire’s Correspondence, 107 vols. (Genève, 1953–1965), 30:143 : « Je sais que vous avez, physiquement parlant, les yeux du corps aussi faibles que ceux de votre esprit sont perçants ».
  • [35]
    François Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, 3 vols. (Paris, 1771), 1:5. Au sujet des mauvais yeux de Sauvages, voir Etienne-Hyacinthe de Ratte, « Eloge de M. de Sauvages », in ibid., 1:xvj.
  • [36]
    Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:174.
  • [37]
    François Boissier de Sauvages, Nouvelles classes de maladies, qui dans un ordre semblable à celui des botanistes, comprennent les genres et les espèces de toutes les maladies, avec leurs signes et leurs indications (Avignon, [1732]), xv.
  • [38]
    Condillac, Essai sur l’origine, in Œuvres, 1:8
  • [39]
    Ibid., 1:10
  • [40]
    Philibert Gueneau de Montbéliard, « Discours préliminaire », in Collection académique, 13 vols. (Dijon, 1755), 1:xv. Voir Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605] (Paris, 1991), 166 : « Ils attribuaient l’illusion aux sens ; or ceux-ci, à mon avis […] sont tout à fait suffisant pour certifier et rapporter la vérité […]. En tout cas, ils auraient dû imputer l’illusion à la faiblesse des pouvoirs intellectuels et à la manière dont l’esprit regroupe les informations apportées par les sens et en tire des conclusions ». Voir également Senebier, Essai, 1:195
  • [41]
    Etienne Bonnot de Condillac, Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme [1775], in Œuvres, 1:410.
  • [42]
    Etienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations [1754], in Œuvres, 1:280.
  • [43]
    Etienne Bonnot de Condillac, Traité des systèmes [1749], in Œuvres, 1:158. Voir également Etienne Bonnot de Condillac, Les monades [1748] (Grenoble, 1994), 150-152 ; André Charrak, Empirisme et métaphysique. L’« Essai sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac (Paris, 2003), 50-52. Condillac y argumentait contre le système de Gottfried Wilhelm Leibniz, en suivant Locke. Voir Locke, Essay, 301-302.
  • [44]
    Sur l’opinion peu enthousiaste de Condillac sur les microscopes voir également Cours d’études, in Œuvres, 1:769. Sur le microscope dans l’histoire naturelle du 18ème siècle, voir les commentaires pénétrants de Foucault dans Michel Foucault, Les mots et les choses (Paris, 1966), 145-146.
  • [45]
    Voir Senebier, Essai, 1:197 : « Sans le microscope et le télescope, une foule d’êtres échapperaient aux sens ; avec ces instruments, l’observateur s’élance dans de nouveaux mondes » ; Charles Bonnet, Traité d’insectologie [1745], 1:xxviij : « Lewenhoeck, aidé de ses excellents microscopes, nous a découvert un monde nouveau dans cette multitude innombrable d’animaux infiniment petits ».
  • [46]
    David E. Wolfe, « Syndenham and Locke on the Limits of Anatomy », Bulletin of the History of Medicine 35 (1961) : 193-220.
  • [47]
    Condillac, Cours d’études, in Œuvres, 1:442. Voir aussi Charrak, Empirisme, 82–88 ; Ellen McNiven Hine, « Condillac and the Problem of Language », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 106 (1973) : 28–29.
  • [48]
    Castel, L’optique, 281, 130. Voir Foucault, Les mots et les choses, 146–50. La Naissance de la clinique de Foucault est en partie une étude sur la façon dont la relation entre le langage et la perception s’est inversée au début du 18ème siècle, avec l’émergence de la médecine anatomo-clinique, quand « Il ne s’agit plus de mettre en corrélation un secteur perceptif et un élément sémantique, mais de retourner entièrement le langage vers cette région où le perçu, en sa singularité, risque d’échapper à la forme du mot », Michel Foucault, Naissance de la clinique, 4ème éd. (Paris, 1994), 173.
  • [49]
    Etienne Bonnot de Condillac, La logique ou les premiers développements de l’art de penser [1780], in Œuvres, 2:371.
  • [50]
    Ibid., 2:375. Ce passage clé est cité dans Philippe Pinel, Nosographie philosophique, ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine [1797–98], 2ème éd., 3 vols. (Paris, 1802-1803), 1:xiv.
  • [51]
    Jean-Jacques Menuret de Chambaud, « Observation », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, 11:313. Voir aussi Charles Bonnet, Essai analytique sur les facultés de l’âme [1760], 13:206–7 : « L’esprit d’observation, cet esprit universel des sciences et des arts, est seulement l’attention appliquée avec règle aux différents objets ».
  • [52]
    Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:205.
  • [53]
    Par exemple Bonnet, Traité d’insectologie, 1:xxxiij–xxxiv ; Abraham Trembley, Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes (Paris, 1744), viij–xix.
  • [54]
    Senebier, Essai, 2:194–95 (voir également 1:112, 2:56, 2:72, et 3:160–61). Voir aussi Georges-Louis Leclerc de Buffon, De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle [1749], in Œuvres complètes de Buffon avec la nomenclature linnéenne et la classification de Cuvier, 12 vols. (Paris, 1853–55), 1:26.
  • [55]
    Senebier, Essai, 2:28.
  • [56]
    Samuel Auguste Tissot, Essai sur les moyens de perfectionner les études de médecine (Lausanne, 1785), 124–25. Voir aussi Johann Peter Frank, Plan d’école clinique, ou Méthode d’enseigner la pratique de la médecine dans un hôpital académique (Vienne, 1790), 25 ; Philippe Pinel, The Clinical Training of Doctors : An Essay of 1793, trad. Dora B. Weiner (Baltimore, 1980), 54.
  • [57]
    Le texte original est en latin : « Varietates levissimas non curat Botanicus » ; Linnaeus, Linnaeus’ Philosophia, 258–259.
  • [58]
    Lorraine Daston, « Objectivity Versus Truth », in Wissenschaft als kulturelle Praxis, éd. H. E. Bödeker, P.H. Reill, et J. Schlumbohm (Göttingen, 1999), 22.
  • [59]
    L. Dussieux et al., eds., Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 2 vols. (Paris, 1968), 1:253. Pour une analyse historique du débat entre Champaigne et Le Brun, voir Christopher G. Hughes, « Embarras and Disconvenance in Poussin’s Rebecca and Eliezar at the Well », Art History 24 (2001) : 493–519.
  • [60]
    Charles Batteux, Les beaux arts réduits à un même principe (Paris, 1746), 27. Les tenants français de l’esthétique classique raillaient souvent les peintres flamands qui copiaient servilement la nature. Voir par exemple Charles Perrault, Parallèle des anciens et des modernes, en ce qui regarde les arts et les sciences, 4 vols. (Paris, 1688), 3:214. Sur le concept d’imitation dans les arts au début de la période moderne, voir par exemple Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, 1680–1814 (Paris, 1994), 79–94.
  • [61]
    Samuel Johnson, The History of Rasselas, Prince of Abissinia [1759] (Mineola, N.Y., 2005), 21–22. Samuel Johnson, Histoire de Rasselas, prince d’Abyssinie (Paris, 1846), 83 pour la traduction française (que j’ai légèrement modifiée).
  • [62]
    L’expression « régime de vérité », par contraste avec celle de « régime d’objectivité », apparaît dans Daston, « Objectivity Versus Truth ». Sur l’intersection des représentations artistiques et scientifiques des formes idéales, voir Carmen Niekrasz et Claudia Swan, « Art », in The Cambridge History of Science, vol. 3, Early Modern Science, éd. Katharine Park et Lorraine Daston (Cambridge, à paraître).
  • [63]
    Daston, « Attention », 101, 115, 110, 114.
  • [64]
    Lorraine Daston et Peter Galison, « The Image of Objectivity », Representations 40 (Automne 1992) : 83.
  • [65]
    À ma connaissance, Daston ne souligne une différence tangible entre ces deux types d’observateurs qu’une seule fois. Quand elle traite de l’histoire de l’« aperspectival objectivity », elle avance qu’avec l’émergence de cette sorte d’objectivité l’« observateur interchangeable » remplaça l’observateur du 18ème siècle, plus expérimenté ; Lorraine Daston, « Objectivity and the Escape from Perspective », Social Studies of Science 22 (1992) : 611–612. La différence entre ces observateurs n’est cependant rien de plus qu’une différence de degré (un type d’observateur est plus compétent que l’autre). Cela n’implique aucune transformation fondamentale dans les règles gouvernant l’art de l’observation.
  • [66]
    Daston, « Attention », 111.
  • [67]
    Foucault, Les mots et les choses, 144.
  • [68]
    Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:181.
  • [69]
    Cela ne veut pas dire que les philosophes de la nature ne regardaient jamais les petits détails, mais que quand ils le faisaient ils ne pratiquaient pas l’art de l’observation du 18ème siècle.
  • [70]
    Bonnet, Philalethe, 18:237, 252–54. Voir également Bonnet, Essai analytique, 13:109–29 ; Charles Bonnet, Méditations sur l’origine des sensations et sur l’union de l’âme et du corps, 18:233. Un exemple important de personne qui comprit l’attention dans ce nouveau sens fut Matthieu-François-Régis Buisson (1776–1804) dans son mémoire lauréat, Essai sur la division la plus naturelle des phénomènes physiologiques considérés chez l’homme (Paris, 1802). Buisson, qui était le cousin de Xavier Bichat, décrivit minutieusement le passage de la vision passive au regard actif : « Lorsqu’au contraire, l’âme voulant acquérir des notions précises sur la présence et sur la nature des objets, commande la vision par un acte exprès de la volonté, tout change de face. L’œil, jusque là passif et inerte, s’anime tout à coup, se dirige vers l’objet à voir, et semble aller au-devant de l’impression, au lieu d’attendre que cette impression vienne le trouver… Or, la raison de cette différence dans les deux circonstances que j’ai supposées, ne se trouve que dans l’attention qui manquait à la vision dans l’une, et qui a lieu dans l’autre. Cette attention n’est autre chose que l’acte de la volonté commandant les phénomènes visuels, et les dirigeant ; en un mot, c’est la volonté présente dans la vision ».
  • [71]
    Bonnet, Philalethe, 18:237. Voir aussi Bonnet, Essai analytique, 13:172–73. Le compositeur Jean-Philippe Rameau (1683-1764) expliquait en des termes très similaires comment la perception de la série harmonique, sur laquelle son système harmonique était basé, requérait de l’attention. Cette série harmonique ne peut être distinguée que « pourvu que l’on donne pour lors toute son attention aux ondulations qui forment une espèce de murmure dans l’air, immédiatement après le son dominant de l’instrument propre à cet effet, sans s’occuper pour lors de ce son dominant, ni sans y être distrait par aucun bruit étranger. » Jean-Philippe Rameau, Nouveau système de musique théorique, où l’on découvre le principe de toutes les règles nécessaires à la pratique, pour servir d’introduction au Traité de l’harmonie (Paris, 1726), 17. Voir André Charrak, Raison et perception. Fonder l’harmonie au xviiie siècle (Paris, 2001), 158-162.
  • [72]
    Bonnet, Essai analytique, 14:44–45. Bonnet définissait ainsi le génie : « Le Génie n’est donc que l’attention appliquée aux idées générales, et l’attention n’est elle-même que l’Esprit d’observation » ; Bonnet, Essai analytique, 13:vij–viij.
  • [73]
    Senebier, Essai, 1:50. L’exemple de Newton est au 1:44. Nollet donnait un exemple similaire avec Galilée pour montrer que l’observateur n’était pas comme « un œil mort, ouvert à tous les objets sans en voir aucun » ; Nollet, Leçons, 1:lxxij. Sur l’attention et la perception des relations, voir également Jean Senebier, « Considérations sur la méthode suivie par Monsieur Spallanzani dans ses expériences sur la digestion », in Lazzaro Spallanzani, Expériences sur la digestion de l’homme et de différentes espèces d’animaux (Genève, 1784), xxxviij–xlv.
  • [74]
    Roselyne Rey, « La partie, le tout et l’individu : science et philosophie dans l’œuvre de Charles Bonnet », in Charles Bonnet savant et philosophe (1720–1793), éd. Marino Buscaglia, et al. (Genève, 1994), 71.
  • [75]
    Senebier, Essai, 2:5–6. L’importance de la perception des rapports explique pourquoi les troubles de la vue de Bonnet pouvaient avoir des avantages : « la faiblesse de sa vue lui ôta de bonne heure l’usage de l’écriture, et le força de lire longtemps ses idées dans sa tête avant de les mettre sur le papier ; ce qui lui fournissait les moyens de considérer plus longtemps leurs rapports, et de mieux fixer leurs places » ; Jean Senebier, « Histoire littéraire de Genève, depuis l’année 1700 jusques en 1797 » [1802], Senebier MSS, Ms Fr. 1008, Bibliothèque Publique et Universitaire, Genève, Suisse, fol. 231. Voir également Bonnet, Essai analytique, 14:284–86 ; et la lettre de Bonnet in André Sayous, « Charles Bonnet, sa vie et ses travaux d’après une correspondance inédite », Revue des deux mondes 12 (1855) : 75.
  • [76]
    Denis Diderot, « Principes généraux d’acoustique » [1748], in Œuvres complètes de Diderot, 20 vols, éd. J. Assézat (Paris, 1875), 9:104. Sur Dideort et la perception des rapports, voir Jacques Chouillet, La formation des idées esthétiques de Diderot (Paris, 1973), 110–31 ; Charrak, Raison, 173–97.
  • [77]
    Condillac, Traité des sensations, 1:246. L’artiste pouvant mieux voir que le quidam est un exemple commun de la littérature empirique ; voir par exemple Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:185-89 ; Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort (Paris, 1800), 131–32 ; Pinel, Nosographie, 3:519. Nathalie Vuillemin a récemment montré comment Bonnet et Senebier, mais pas Carrard, décrivaient l’artiste et l’observateur de la nature en termes similaires. Voir Nathalie Vuillemin, « De deux regards sur la nature : Le savant face à l’artiste dans les « arts d’observer » de Benjamin Carrard et Jean Senebier », in Ecrire la nature au xviiie siècle : Autour de l’abbé Pluche, éd. Françoise Gevrey, Julie Boch, et Jean-Louis Haquette (Paris, 2006), 189–205.
  • [78]
    Condillac, Traité des sensations, 1:240.
  • [79]
    Direrot, « Principes généraux », 9:85.
  • [80]
    « Lettre adressée à l’auteur du journal, sur l’usage que l’on doit faire des observations en médecine », Recueil périodique d’observations de médecine, chirurgie, pharmacie, etc. 4 (1756) : 31.
  • [81]
    Pinel, Nosographie, 1:viij.
  • [82]
    Sauvages, Nosologie, 1:108.
  • [83]
    René Antoine Ferchault de Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, 6 vols. (Paris, 1734–42), 1:49.
  • [84]
    Charles Bonnet, Observations diverses sur les insectes, 2:12.
  • [85]
    Réaumur, Mémoires, 1:49–50. Il est crucial de garder à l’esprit cette idée de perception des rapports afin de ne pas interpréter de manière erronée les déclarations contemporaines relatives aux pouvoirs des sens des observateurs du 18ème siècle. Par exemple, quand Senebier parlait de « la vue perçante » de Spallanzani, il ne voulait pas dire que celui-ci pouvait percevoir de très petits objets, mais qu’il pouvait saisir « tous les rapports » ; Senebier, Essai, 1:134.
  • [86]
    Charles Bonnet, Essai de psychologie [1754], 17:218.
  • [87]
    Jean Senebier, Réponse à la question proposée par la Société de Harlem : Qu’est-ce qui est requis dans l’Art d’observer ? Et jusques où cet art contribue-t-il à perfectionner l’Entendement ? (Harlem, Hollande, 1772), 24. Ceci est la toute première version du livre de Senebier sur l’observation.
  • [88]
    Charles Bonnet, Lettres sur divers sujets d’histoire naturelle, 12:226 ; Senebier, Essai, 1:5–7 ; Bonnet, Considérations sur les corps organisés, 5:380–81.
  • [89]
    Foucault, Les mots et les choses, 145.
  • [90]
    Jean-Baptiste Nacquart, « Analyse », Dictionnaire des sciences médicales (Paris, 1812), 2:20.
  • [91]
    Paul-Joseph Barthez, « Cours de thérapeutique », manuscrit cité in Elizabeth A. Williams, A Cultural History of Medical Vitalism in Enlightenment Montpellier (Burlington, 2003), 258.
  • [92]
    Charles-Augustin Vandermonde, « Préface », Recueil périodique d’observations de médecine, chirurgie, pharmacie, etc. 4 (1756) : 8. Une attaque similaire contre l’empirisme apparaît in B***, « Discours préliminaire du traducteur. Sur la petite vérole », in Samuel Auguste Tissot, Traité sur différents objets de médecine, 2 vols. (Paris, 1769), 1:2 ; et Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:24-25.
  • [93]
    Lettre de Senebier à Bonnet, août 1776, cité in Jacques Marx, « L’art d’observer au xviiie siècle : Jean Senebier et Charles Bonnet », Janus 61 (1974) : 208. Voir aussi Montbéliard, « Discours préliminaire », xiij : « Il est donc un art d’observer, et cet art si intéressant n’est qu’une application de l’art de penser ». Zimmermann, qui écrivit de nombreuses pages sur la difficulté et la grande importance de l’observation en médecine, estimait que la médecine était une science « purement intellectuelle » ; Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:27.
  • [94]
    Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente (Paris, 1999), 25.
  • [95]
    François Huber, Nouvelles observations sur les abeilles, adressées à M. Charles Bonnet (Genève, 1792), 71.
  • [96]
    Ibid., 102-103.
  • [97]
    Cf. par exemple ibid., 146, 157–58.
  • [98]
    « L’auditeur bien tempéré ».
  • [99]
    Glenn Gould, « The Well-Tempered Listener » [1969], cité dans le livret de son enregistrement « The Well-Tempered Clavier II » de Bach (Sony Classical, 1993), 15.
  • [100]
    Charles Charles Rosen, Critical Entertainments : Music Old and New (Cambridge, Mass., 2000), 216. Puis Rosen ajoute : « Dans la fugue, cependant, ce n’est pas le thème qui est fascinant, mais la manière dont il se combine avec les autres voix en une sonorité homogène ».
  • [101]
    Cité dans le livret de l’enregistrement de l’Art de la fugue de Bach par le quatuor à corde Emerson (Deutsche Grammophon, 2003), 11.
  • [102]
    J’encourage les lecteurs à finir leur lecture en écoutant, par exemple, la première fugue de l’Art de la fugue de Bach, et en essayant de diviser leur attention de manière égale et simultanée sur toutes les voix de la fugue. L’oreille moderne étant submergée de musique homophonique, un auditeur inexpérimenté trouve en général assez difficile l’exercice d’écoute polyphonique.

1En 1775, Jean Senebier (1742-1809) publia L’Art d’observer, un ouvrage en deux volumes sur l’art de l’observation, qu’il développa en trois volumes pour la seconde et dernière édition, publiée en 1802 sous le titre plus modeste d’Essai sur l’art d’observer et de faire des expériences [1]. Admirateur d’Isaac Newton (1642-1727) et de René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757), ami de Charles Bonnet (1720-1793) et de Lazzaro Spallanzani (1729-1799), Senebier connaissait ses classiques et son ouvrage est parsemé de réflexions méthodologiques, de conseils pratiques, et d’exemples d’ingénieuses observations scientifiques. Entre les deux éditions de son ouvrage, il était aussi devenu un observateur accompli et un naturaliste légitime, ayant notamment rédigé un important ouvrage en cinq volumes sur la physiologie des plantes [2]. Son Essai représente l’apogée formelle de l’art de l’observation au 18ème siècle. Dans un chapitre clé qui conclut le premier volume, Senebier choisit son ami et collègue François Huber (1750-1831) comme exemple d’un excellent observateur [3]. Dans son ouvrage de 1792 : Nouvelles observations sur les abeilles, adressées à M. Charles Bonnet, Huber avait réussi à résoudre le mystère de la reproduction des abeilles, ce qui incita Senebier à proclamer que son ami « a vu bien au-delà de tout ce que ses prédécesseurs avaient cru observer » [4] et que son livre est un « chef-d’œuvre de logique et d’observations » [5]. Dans un autre ouvrage que Senebier et Huber avaient écrit ensemble, Senebier ne cachait pas que c’était Huber qui avait « exécuté toutes les expériences ». Il ajoutait que « Le public connaît déjà le génie de l’auteur des Nouvelles Observations sur les abeilles, et la perfection où il a porté l’art d’observer dans ce bel ouvrage » [6]. Senebier n’était pas le seul à faire l’éloge du talent d’Huber pour l’observation. A la mort d’Huber, Augustin Pyramus de Candolle (1778-1841) célébra le savant qui « s’est distingué d’une manière brillante dans l’étude de l’histoire naturelle, et en particulier dans l’art de l’observation » [7].

2Mais Huber n’était pas seulement un maître dans l’art de l’observation. Il était aussi aveugle.

3Dans sa pratique scientifique ordinaire, Huber s’en remettait principalement aux yeux de François Burnens (son serviteur), et pourtant c’était bien Huber, et non Burnens, que Senebier honorait du statut d’« observateur ». Dans un chapitre portant sur les instruments scientifiques, Senebier mentionnait les « yeux d’Huber » (qui étaient en réalité ceux de Burnens), yeux qui, selon Senebier, devaient être considérés comme « un instrument d’un genre nouveau ». Burnens joignait notamment « une adresse singulière à une attention soutenue » et faisait preuve d’une « obstination insurmontable ». Senebier était certain que l’« on trouverait sûrement bien des yeux de ce genre, si l’on savait les chercher, et ils seraient bien utiles à ceux qui voient le mieux » [8]. Mais pourquoi ceux qui voient le mieux auraient-ils besoin des yeux de quelqu’un d’autre ? Et comment, avant toute chose, un homme aveugle pouvait-il être non seulement un observateur, mais de surcroît l’un des plus accomplis de son époque ? La cécité d’Huber nous fait voir que l’observation au 18ème siècle était un art qui ne peut en aucune façon se réduire à une simple ouverture des yeux [9].

4Dans un essai philosophique sur l’observation riche de réflexions historiques, Ian Hacking déclare qu’avant l’émergence du positivisme au début du 19ème siècle, « l’observation n’est pas centrale » [10]. On pourrait penser que cette déclaration de Hacking trahit une profonde méconnaissance de l’histoire. Ce n’est pas sans raison qu’un des plus brillants observateurs du 18ème siècle, Charles Bonnet, pensait qu’il vivait au « siècle des observateurs » [11]. La remarque de Hacking est cependant juste, quoiqu’elle ne soit énoncée qu’en passant et de manière légèrement trompeuse : l’observation telle que nous la connaissons n’était pas centrale avant l’émergence du positivisme au début du 19ème siècle. Il y a eu une transformation radicale dans l’art de l’observation scientifique entre la fin du 18ème siècle et le début du 19ème siècle. L’observation, en d’autres termes, a une histoire.

5En un certain sens, l’historicité de l’observation est évidente. L’histoire de l’observation est liée à l’invention de nouvelles technologies qui prolongent l’étendue des sens, aux expéditions vers des contrées lointaines où de nouveaux spécimens peuvent être collectés et décrits, à l’ascension et à la chute des paradigmes et des théories qui guident notre regard, et aux intérêts sociaux et enjeux politiques qui valident ou discréditent tout travail scientifique [12]. Chacun de ces facteurs, avec sa propre spécificité historique, compte pour quelque chose dans les transformations de l’art de l’observation au cours de l’histoire.

6Ils n’effleurent cependant que la surface du problème, car ils laissent l’observateur lui-même à l’abri de l’histoire. Dans les années 1970, Michel Foucault remarquait que :

7

Il serait intéressant d’essayer de voir comment se produit, à travers l’histoire, la constitution d’un sujet qui n’est pas donné définitivement, qui n’est pas ce à partir de quoi la vérité arrive à l’histoire, mais d’un sujet qui se constitue à l’intérieur même de l’histoire, et qui est à chaque instant fondé et refondé par l’histoire. C’est vers cette critique radicale du sujet humain par l’histoire que l’on doit se diriger [13].

8Trente ans plus tard, la plupart des historiens, empêtrés dans les « science wars » qui ont déchiré positivistes et antipositivistes, sont restés sourds à l’invitation historiographique faite par Foucault. Ce que Foucault appelait « l’histoire effective », dont l’objectif est d’introduire « le discontinu dans notre être même » et qui « se distingue de celle des historiens en ce qu’elle ne s’appuie sur aucune constance », n’est pas devenue le pain quotidien des historiens [14]. Bien qu’elle apporte d’importantes contributions à l’histoire, la sociologie des sciences, si prédominante de nos jours, met habituellement entre parenthèses l’historicité du sujet pour se concentrer plutôt sur les intérêts sociaux et les enjeux politiques. À l’extrême opposé de l’objectif de « l’histoire effective », un des partisans les plus provocateurs de la sociologie historique de la connaissance scientifique a même déclaré être à la recherche « des universaux culturels issus de la condition humaine » [15]. L’ancienne et la nouvelle école, positivistes et antipositivistes, ont produit de nombreuses études éclairantes sur les contextes technologiques, sociaux, culturels et théoriques de l’observation, mais ils ont traditionnellement attribué aux observateurs au moins quelques caractéristiques qui échapperaient à l’histoire. Plus précisément, une lecture attentive de la littérature pertinente à ce sujet laisse au lecteur l’impression que les caractéristiques partagées par tous les observateurs, quelles que soient leurs époques ou leurs origines, sont une grande acuité sensorielle, une attention aux détails les plus infimes et, au moins en principe, un fort scepticisme face aux raisonnements théoriques abstraits.

9Cet article, dont les racines méthodologiques sont plantées dans un sol d’antihumanisme épistémologique, soutient que ces caractéristiques de l’observateur, censées être universelles et éternelles, sont en fait historiquement datées : elles sont le produit du positivisme du 19ème siècle. En mettant en doute certaines présuppositions humanistes bien enracinées sur les qualités transcendantales des êtres humains en général et sur celles des observateurs scientifiques en particulier, on rend possible une reconstruction véritable de l’art de l’observation au 18ème siècle. Comme nous le verrons, le cœur même de l’observation au 18ème siècle diffère radicalement de notre forme moderne d’observation. L’acuité des sens n’était pas essentielle (elle pouvait même être épistémologiquement dangereuse) ; l’attention était certainement cruciale, mais elle avait pour fonction de permettre la perception des « rapports » entre des sensations plutôt que la perception de leurs détails ; et l’observation et la pensée abstraite étaient comme les deux faces d’une même pièce de monnaie au lieu d’être des pratiques épistémologiques antagonistes.

10En reconnaissant une similitude entre ses objectifs et ceux de Foucault, Jonathan Crary est l’un des rares historiens à avoir examiné l’historicité de l’observateur. Dans Techniques of the Observer : On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, il fait la remarque méthodologique suivante, qui résume particulièrement bien l’angle que j’ai adopté dans cet article : « une histoire de l’observateur n’est pas plus réductible aux changements dans les pratiques techniques et mécaniques, qu’elle ne l’est aux formes changeantes des œuvres d’art et de la représentation visuelle » [16]. Étant donné le chevauchement, tant dans l’approche que dans le sujet lui-même, entre le livre de Crary et cet article, il est utile de souligner brièvement dans quelle mesure mon travail diffère significativement du sien.

11Comme l’indique le sous-titre de son livre, Crary s’intéresse plus particulièrement au 19ème siècle qu’au 18ème siècle. L’unique chapitre de son livre portant sur le 18ème siècle n’est là que pour indiquer plus spécifiquement ce que l’observation à cette époque n’est pas (la physiologie des sens ne joue aucun rôle dans l’acte de percevoir), afin d’établir un contraste avec le 19ème siècle. Il pose « la camera obscura comme le paradigme du statut dominant de l’observateur au 17ème et au 18ème siècle » et se concentre sur des philosophes majeurs comme René Descartes, John Locke, Gottfried Wilhelm Leibniz, George Berkeley et Denis Diderot [17]. A aucun moment, il n’explique comment l’esprit et les sens étaient supposés fonctionner dans la pratique quotidienne des philosophes de la nature et des médecins qui devaient apprendre et appliquer l’art de l’observation [18]. Pourtant cet art était une véritable technê, laquelle impliquait une discipline de soi, et certains conseillaient même qu’elle devait être apprise dès l’enfance en accoutumant « les enfants à bien voir ce qu’ils regardent » [19]. En se limitant aux textes philosophiques les plus classiques, Crary a donné une image éthérée et parfois biaisée de l’observateur du 18ème siècle. Il ne s’agit pas de nier l’importance de la métaphysique, mais le poids historique des documents n’est pas nécessairement fonction de leur prestige universitaire. C’est la raison pour laquelle je n’ai aucun scrupule à faire, dans ce qui suit, des bonds entre travaux philosophiques sophistiqués et livres pratiques, tous nécessaires pour comprendre ce que l’art de l’observation impliquait au 18ème siècle.

12Le point philosophique général que je voudrais établir est le suivant : l’observation est gouvernée par un ensemble de règles historiquement contingentes qui, réunies, forment ce que nous pourrions appeler un régime de perception. Ce régime fonctionne à un niveau bien plus profond que n’importe quelle théorie particulière ou n’importe quel paradigme (il peut dépasser de nombreuses théories contradictoires, ainsi que des disciplines apparemment sans rapport les unes avec les autres) et est complètement interne à l’observation (il n’est pas réductible, par exemple, aux progrès technologiques, aux intérêts sociaux, ou aux enjeux politiques). Un régime de perception est en fait tellement fondamental et omniprésent qu’il en devient invisible, et une façon de le rendre visible est de nous tourner vers une époque où l’observation n’était pas ce qu’elle est devenue depuis l’émergence du positivisme. Comme le suggère le paradoxe de la cécité d’Huber, la forme dominante de l’art de l’observation scientifique au 18ème siècle impliquait un régime de perception qui nous est étranger. Cet article n’est pas une biographie d’Huber, mais une analyse historique des règles qui gouvernaient l’art de l’observation au 18ème siècle et qui ont rendu possible la figure épistémologiquement énigmatique d’un observateur aveugle.

Apercevoir comme la foule

13Au 18ème siècle, la philosophie de la nature et la médecine, surtout dans leurs formes les moins conservatrices, étaient dominées par une épistémologie empiriste Lockéenne et Condillacienne, née en réaction à la philosophie rationaliste de Descartes et fondée sur l’idée que la connaissance est issue des sens. Etant donné ce contexte épistémologique, on peut faire la supposition que plus les sens étaient bons, plus la connaissance devait être bonne. On pourrait alors s’attendre à ce que les observateurs du 18ème siècle aient été fortement encouragés à aiguiser la sensibilité de leurs sens. Ce ne fut pas le cas.

14Au 18ème siècle les conditions physiques préalables pour avoir de bons sens étaient essentiellement négatives : il était nécessaire que « les sens n’aient jamais souffert ni affaiblissement ni diminution » [20]. Par exemple, les médecins qui voulaient prendre le pouls devaient être prudents de « ne s’occuper à rien qui puisse rendre le bout des doigts calleux » [21]. On recommandait aussi d’utiliser ses sens à des moments spécifiques de la journée, quand ils étaient supposés fonctionner le mieux [22]. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse nous paraître, les sens les meilleurs n’étaient pas les plus sensibles, mais les plus ordinaires. Senebier expliquait qu’un observateur devait « apercevoir comme la foule », ce qui constituait pour lui une garantie que ses sens n’étaient pas une source d’illusions et d’erreurs [23]. Benjamin Carrard (1730-1789) avertissait qu’un observateur doit s’assurer que « le témoignage du sens dont il [= l’observateur] se sert est d’accord avec celui de ses autres sens, ou avec celui des autres personnes sur le même objet » [24]. L’anatomiste Joseph Lieutaud (1703-1780) mit en pratique le conseil de Carrard : « Quoique j’eusse… une très bonne vue pour apercevoir les plus petites parties ; je ne laissais pas de les faire passer sous les yeux de tous ceux qui étaient auprès de moi, et je ne me décidais que lorsque leur sentiment unanime était conforme au mien » [25]. Le botaniste Carl Linnée (1707-1778) conseillait de ne pas se fier aux sens qui étaient, selon lui, imprévisibles : « Le goût est souvent variable, selon la personne qui fait la dégustation ; c’est pourquoi on devrait l’exclure de toutes définitions » [26]. Les sens déficients n’étaient pas les sens qui avaient été insuffisamment exercés et qui faisaient manquer à l’observateur des détails infimes, mais des sens qui étaient victimes d’illusions ou étaient littéralement extra-ordinaires.

15Quand les épistémologues du 18ème siècle parlaient d’« éducation des sens », comme ils le faisaient souvent, ils ne faisaient pas référence à un aiguisement de la sensibilité des sens, mais à une éducation de l’esprit qui corrigerait les illusions de la perception. Par exemple, Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) affirmait que sans une éducation des sens nous verrions tout double : puisque nous avons deux yeux, « nous voyons en effet tous les objets doubles, quoique nous les jugions simples » [27]. Les enfants devaient apprendre à corriger ce qu’ils voyaient effectivement à l’aide de ce qu’ils sentaient grâce au toucher. Cette éducation des sens ne changeait pas le fonctionnement même des yeux (car ceci aurait impliqué une transformation des lois de l’optique) mais corrigeait nos jugements sur nos sensations visuelles [28].

16Dans ce contexte, que voulait dire Buffon lorsqu’il parlait d’un sens du toucher qui serait bien meilleur que celui du commun des mortels ? Il n’imaginait pas une sensibilité anormalement fine au bout des doigts, mais des mains dotées de vingt doigts chacune et ayant de nombreuses jointures divisant ces doigts. Avec de telles mains, les points de contact avec les objets seraient bien plus nombreux qu’avec une main humaine, et le toucher serait en conséquence « infiniment plus parfait ». La main la plus parfaite serait une main divisée infiniment : « un pareil organe serait une espèce de géométrie universelle » [29].

17Ce type de discussions métaphysiques, comme celle de Buffon, étaient fortement spéculatives et n’avaient pas de conséquences essentielles pour la pratique de l’observation. Puisque la Nature avait donné à chaque personne le même nombre de doigts, d’yeux et d’oreilles, il n’y avait guère de raisons de se disputer pour décider qui aurait les meilleurs sens. Bien que Senebier concédât que « les mêmes sens des hommes différents ne sont pas rigoureusement semblables », il concluait que « ces différences n’ôtent rien à la ressemblance grossière des observations faites par des hommes différents » [30]. Augustin Jacob Landré-Beauvais (1772-1840) affirmait tout bonnement que quand « plusieurs médecins touchent le bras d’un malade attaqué d’une pleurésie, tous auront la même idée, résultat d’une même impression faite sur les sens » [31]. Louis-Bertrand Castel (1688-1757) s’enthousiasmait : « Chose admirable ! tous nos sens fabriqués par le même ouvrier et appartenant au même être, au même corps, au même esprit, ont précisément la même étendue, et les mêmes bornes » [32]. Des bornes que Bernard Bovier de Fontenelle (1657-1757), au sujet de la perception des animaux, disait aller « depuis l’éléphant jusqu’à la mite », et qui avaient été un cadeau de la Nature même, comme le chantait admirablement Alexandre Pope (1688-1744) dans son Essay on Man :

18

The bliss of man (could pride that blessing find)
Is not to act or think beyond mankind ;
No powers of body or of soul to share,
But what his nature and his state can bear.
Why has not man a microscopic eye ?
For this plain reason, man is not a fly.
Say what the use, were finer optics giv’n,
To inspect a mite, not comprehend the heav’n ?
Or touch, if tremblingly alive all o’er,
To smart and agonize at ev’ry pore ? [33]

19Dans l’art de l’observation du 18ème siècle, les sens se situaient à l’arrière fond de l’expérience de la perception. Non seulement ils n’avaient pas besoin d’être hypersensibles, mais certains épistémologues, comme Senebier, soutenaient même qu’ils ne devaient pas être hypersensibles. Pour cette raison il n’y a aucune ironie dans le fait que l’auteur du Traité des sensations avait lui-même une très mauvaise vue [34]. Il n’est pas plus paradoxal que le grand nosologiste François Boissier de Sauvages (1706-1767), qui souffrait « d’une certaine faiblesse des yeux », ait voulu baser son travail sur l’expérience, qui, selon-lui, « consiste à observer attentivement par le moyen des sens, tels que la vue, l’ouïe, le tact, etc. les faits spontanés qui arrivent dans l’univers » [35]. Pour l’observateur, l’action avait vraiment lieu au niveau de l’esprit : « Les perceptions de nos sens seraient presque inutiles, si l’esprit restait dans l’inaction quand les sens sont affectés. La brute paraît même nous imiter à cet égard » [36]. Sauvages, qui insistait continuellement sur la nécessité de l’observation en médecine, expliquait que les caractéristiques apparentes des maladies, sur lesquelles reposait toute sa nosologie, étaient « à la portée même des femmes » [37]. Ce qui veut tout dire.

L’analyse

20Non seulement la sensibilité des sens était très peu problématique au xviiie, mais le fondement même de la connaissance – les perceptions ou les sensations, selon la terminologie adoptée – était aussi pensé comme nécessairement clair et distinct. Comme Etienne Bonnot de Condillac l’explique, « Il est d’abord bien certain que rien n’est plus clair et plus distinct que notre perception, quand nous éprouvons quelques sensations. Quoi de plus clair que les perceptions de son et de couleur ! Quoi de plus distinct ! » [38] Les sens de l’observateur récoltaient des petites pépites de perception, des « idées simples », qui étaient nécessairement claires et distinctes. Mais chaque perception était aussi liée à d’autres perceptions, et ceci créait des « idées complexes », qui pouvaient alors être obscures :

21

Si vous trouvez qu’un portrait ressemble obscurément et confusément, développez cette pensée, et vous verrez qu’il est, par quelques endroits, conforme à l’original, et que, par d’autres, il ne l’est point. Il en est de même de chacune de nos perceptions : ce qu’elles renferment, est clair et distinct ; et ce qu’on leur suppose d’obscur et de confus, ne leur appartient en aucune manière. On ne peut pas dire d’elles, comme d’un portrait, qu’elles ne ressemblent qu’en partie. Chacune est si simple que tout ce qui aurait avec elles quelque rapport d’égalité, leur serait égal en tout. C’est pourquoi j’avertis que, dans mon langage, avoir des idées claires et distinctes, ce sera, pour parler plus brièvement, avoir des idées ; et avoir des idées obscures et confuses, ce sera n’en point avoir [39].

22Suivant l’esprit baconnien, ce qui était problématique était ce qui se passait dans l’esprit, et non pas les impressions faites par les objets et reçues passivement sur les sens, ni les perceptions simples auxquelles elles donnaient lieu. C’est pourquoi on devait « empêcher que les impressions fidèlement transmises à notre entendement n’y soient défigurées par les spectres intérieurs du préjugé mille fois plus à craindre que toutes les illusions de nos sens » [40].

23Puisque la confusion ne pouvait qualifier que l’ensemble, alors que les parties étaient par définition claires et distinctes, la lucidité devait être produite par la décomposition du tout en ses parties. D’où le rôle clé que joua le concept d’analyse au 18ème siècle : « Analyser un corps, c’est donc le décomposer pour en observer séparément les qualités, et le recomposer pour saisir l’ensemble des qualités réunies » [41]. L’art de l’observation du 18ème siècle ne requérait pas un regard pénétrant, mais des yeux analytiques : « En un mot, il faut que nos yeux analysent : car ils ne saisiront pas l’ensemble de la figure la moins composée, s’ils n’en ont pas observé toutes les parties, séparément, l’une après l’autre, et dans l’ordre où elles sont entre elles » [42].

24Si Condillac et d’autres cherchèrent à réduire les idées complexes à des perceptions simples, il est légitime de se demander à partir de quel point limite peut-on considérer une perception comme étant « simple ». Jusqu’où les observateurs empiriques devaient-ils diviser une idée ? Où devait s’arrêter l’effort analytique ? Pour au moins trois raisons qui sont étroitement liées l’une à l’autre, l’analyse n’était en effet pas une tâche infinie.

25Premièrement, elle était limitée par la nature même des phénomènes observés. On ne pouvait aller plus loin que les perceptions simples sans détruire ces perceptions : « une couleur s’évanouit, quand le microscope nous fait apercevoir les couleurs dont le mélange l’a formé » [43]. Loin d’améliorer la perception d’un objet, le microscope esquivait la perception elle-même [44]. Grâce à des instruments de ce type on pouvait découvrir un « nouveau monde », mais pas mieux percevoir le monde dans lequel on vivait [45]. Le fondateur de la nosologie du 18ème siècle, Thomas Sydenham [p. 60-61] (1624-1689), et le fondateur de l’empirisme du 18ème siècle, John Locke (1632-1704), rejetaient tous deux l’anatomie microscopique [46].

26Les limites de l’analyse étaient aussi établies par les limites du langage, qui était perçu comme une méthode analytique avant d’être un moyen de communication : « Le premier objet du langage est… d’analyser la pensée » [47]. Le langage structurait doublement l’expérience de perception. Premièrement, la description écrite ou verbale d’une image impliquait nécessairement une décomposition analytique, dans la mesure où contrairement à une image, une description a besoin de se dérouler dans le temps, dans un ordre spécifique. De plus – et ceci est crucial – le langage structurait l’expérience de perception parce que la pertinence de tout élément de perception était déterminée par sa possibilité d’être énoncé. Castel démontra l’existence de « cent-quarante-quatre ou cent-quarante-cinq couleurs possibles, ni plus, ni moins ». À ceux qui affirmaient qu’il existe un nombre infini de couleurs, il répondait que les légères nuances entre les 144 couleurs « n’ont point de nom …. Or comptez qu’une chose qu’on a toujours devant les yeux, et qu’on n’a jamais nommée, est un entre-deux équivoque, indéfinissable, et placé au-delà de la portée de nos yeux » [48].

27Finalement, la décomposition analytique était limitée parce qu’elle n’était pas une astuce artificielle mais une leçon donnée par la nature : « l’analyse est une méthode que nous avons apprise de la nature même » [49]. Quand on regarde le spectacle de la campagne avec l’intention de la connaître, par exemple, « il ne suffit donc pas de la voir toute à la fois ; il en faut voir chaque partie l’une après l’autre ». Le regard doit être dirigé « avec un certain ordre ». Mais quel est cet ordre ? « La nature l’indique elle-même : c’est celui dans lequel elle offre les objets. Il y a en a qui appellent plus particulièrement les regards ; ils sont plus frappants ; ils dominent ; et tous les autres semblent s’arranger autour d’eux pour eux » [50]. C’était la nature qui dirigeait les sens, déterminant ce qui devait être perçu et dans quel ordre.

L’attention et la perception des relations

28En même temps qu’ils étaient guidés passivement par l’apparence des objets, les yeux analytiques de l’observateur devaient accomplir deux tâches difficiles : abstraire chaque élément perceptible des autres éléments, et combiner certains éléments avec d’autres éléments. C’est à ce niveau noématique, et non pas au niveau des sens, que les observateurs talentueux se distinguaient des simples amateurs. Deux des aptitudes les plus cruciales de l’observateur qualifié étaient un esprit attentif et la capacité à percevoir les relations.

29En fait, aucune faculté n’était peut-être plus essentielle à l’art de l’observation que l’attention, au point que l’Encyclopédie définissait l’« observation » simplement comme « l’attention de l’âme tournée vers les objets qu’offre la nature » [51]. Les métaphysiciens comme Condillac, les philosophes de la nature comme Bonnet, et les médecins comme Johann Georg Zimmermann (1728-1795) insistaient tous sur le rôle absolument crucial de l’attention.

30L’attention était autant une faculté intellectuelle qu’une faculté de la perception. Regarder quelque chose avec attention, c’est-à-dire observer, ne signifiait pas prendre en considération des détails infimes. Dans le contexte de la pratique médicale, Zimmermann établit clairement qu’un médecin ne devait pas examiner tous les détails de tous les symptômes et signes visibles :

31

Il est des gens qui regardent un médecin comme un homme attentif, s’il visite fréquemment son malade, s’il remue fréquemment tout ce qu’il rend, s’il entre avec les assistants dans de longs détails sur les selles, les urines, les crachats, le pouls, la respiration ; mais ce n’est pas là l’attention qui fait le vrai observateur [52].

32Un des plus impressionnants dessinateurs du 18ème siècle, Pierre Lyonet (1707-1789), fut loué par beaucoup de philosophes de la nature pour la précision de ses dessins [53]. Mais ironiquement, c’étaient ce talent pour dessiner des détails raffinés qui rendait douteux son statut d’observateur :

33

Il faut pourtant le dire, c’est seulement l’art de généraliser les idées qui fait le grand observateur ; on ne mérite pas ce titre quand on a dessiné les sinuosités d’une montagne, compté les yeux d’une mouche, examiné le chevelu d’une racine. Il est surtout essentiel de voir les objets dans la nature, de découvrir l’espèce dans l’individu, de saisir ces rapports généraux, qui existent inutilement pour ces âmes minutieuses accoutumées à voir l’Univers dans l’objet particulier qui les occupe. J’admire certainement la patience, l’adresse de Lyonet, dans son anatomie inconcevable de la chenille du saule ; mais la science de la nature aurait fait peu de progrès, si tous les observateurs de la nature avaient été des Lyonet [54].

34Les détails n’étaient pas, en eux-mêmes, de mauvaises choses. Mais ils étaient souvent ignorés comme accidents détournant l’attention de l’essentiel : « Les descriptions longues ne sont pas les meilleures, elles sont alors souvent confuses ; la multitude des petits traits qu’on y accumule, empêche de remarquer ceux qui sont vraiment saillants » [55]. Samuel Auguste Tissot (1728-1797) avertissait que pour la clinique « C’est sur les caractères essentiels de la maladie, sur ceux qui servent à la distinguer de toute autre, à faire saisir sa vraie cause, qu’il faut insister le plus » [56]. Quant à Linné, il déclarait qu’un botaniste, contrairement à un simple amateur de fleurs, « ne s’occupe pas des très petites variations » [57]. Les descriptions détaillées des philosophes de la nature étaient toujours subordonnées à une analyse qui avait au préalable séparé l’essentiel de l’accidentel. Comme l’a démontré de manière convaincante le travail de Lorraine Daston sur l’histoire de l’objectivité et des faits, les philosophes de la nature de la période pré-moderne « cherchaient à condenser et intégrer une légion d’impressions individuelles en une ‘vraie’ représentation […] de l’espèce naturelle en question » [58].

35La thèse de Daston doit cependant être prolongée dans deux directions différentes. Premièrement, il faut noter qu’un effort similaire pour sélectionner les caractéristiques essentielles des objets apparaît dans les descriptions littéraires et esthétiques de l’époque. Par exemple, lors d’une célèbre conférence donnée le 7 janvier 1668 à l’Académie royale de peinture et de sculpture, Philippe de Champaigne (1602-1674) critiqua Nicolas Poussin (1594-1665) pour ne pas avoir peint les chameaux mentionnés dans le récit biblique (Genèse 24 :15-37) qui constitue le sujet du tableau Eliézer et Rebecca. Charles le Brun (1619-1690) défendit Poussin en des termes qui auraient pu être ceux d’un observateur de la nature du 18ème siècle : « M. Poussin, cherchant toujours à épurer et à débarrasser le sujet de ses ouvrages et à faire paraître agréablement l’action principale qu’il y traitait, en avait rejeté les objets bizarres qui pouvaient débaucher l’œil du spectateur et l’amuser à des minuties » [59]. Charles Batteux (1713-1780) expliquait quant à lui qu’imiter la belle nature signifie exprimer non « pas le vrai qui est ; mais le vrai qui peut être, le beau vrai » [60]. Dans L’histoire de Rasselas de Samuel Johnson, Imlac avance un argument similaire, mais appliqué à la poésie : un poète « ne doit pas compter les stries de la tulipe ni décrire chaque nuance de la forêt. Dans l’imitation de la nature, il faut qu’il saisisse les points saillants propres à rappeler vivement l’original ; qu’il préfère à ces détails minutieux que les uns voient et les autres négligent, les traits caractéristiques qui frappent à la fois les personnes vigilantes et celles qui ne font pas attention » [61]. Ce que Daston appelle le « régime de vérité » n’était pas limité à la philosophie naturelle, mais organisait une large palette de disciplines [62].

36Deuxièmement, l’analyse de Daston doit aussi être poussée plus loin dans le champs scientifique pour inclure l’acte d’observation lui-même. Pour Daston, la rupture essentielle dans l’histoire de l’objectivité se produisit quand les scientifiques du 19ème siècle, contrairement aux philosophes de la nature du 18ème siècle, cherchèrent à éliminer toutes traces de subjectivité qui auraient pu contaminer le travail de description et de représentation de la nature. Or des pratiques telles que la description et la représentation prennent place après l’observation. L’art de l’observation lui-même semble ainsi échapper à l’enquête historique de Daston. Certes, elle traite de l’histoire de l’observation, mais sans pourtant établir de distinction claire dans la pratique de cet art entre le 18ème et le 19ème siècle. Ainsi, elle indique que c’est leur « minutie » qui donnait aux observations du 18ème siècle leur valeur, les observateurs faisant montre de « patience méticuleuse et de délicatesse manuelle », ayant des « yeux de lynx » qui pouvait être ruinés par les « efforts acharnés » des observateurs [63]. Or ces caractéristiques sont sensiblement identiques à sa description des vertus de l’« objectivité mécanique » du 19ème siècle, qui requérait « des soins et une exactitude minutieux, une patience infinie, une inlassable persévérance, une acuité sensorielle dépassant les limites naturelles, et un insatiable appétit pour le travail » [64]. Pour Daston ce n’est donc pas au niveau de l’art de l’observation que se distinguent philosophes de la nature et scientifiques de différentes périodes, mais au niveau des manières dont ils intégraient les observations dans leurs cadres épistémologiques respectifs [65].

37Plutôt que de considérer que l’art de l’observation est un élément stable et que le développement historique se situe uniquement dans la manière dont les observations sont déployées, cet article suggère que l’art de l’observation lui-même s’est transformé au cours de l’histoire. Daston affirme qu’au 18ème siècle « la condition sine qua non de l’observation de qualité était une fastidieuse attention aux détails des mots et des faits » [66]. À l’opposé, je pense avec Foucault que « l’âge classique s’est ingénié, sinon à voir le moins possible, du moins à restreindre volontairement le champ de son expérience » [67]. « Les esprits bornés, expliquait Zimmermann, voient aussi dans certains objets bien des choses qu’un esprit supérieur n’y verra pas, mais ce sont ces sortes de choses mêmes qu’il faut éviter de voir avec eux. Ces minuties sont leur vrai partage » [68]. Le « régime de vérité » de Daston gouvernait à la fois les modalités de description et celles de l’observation. Au 18ème siècle, l’observation commençait toujours par une réduction éidétique [69].

38Si la fonction de l’attention n’était pas de faire percevoir les détails à l’observateur, quelle était-elle ? Bonnet donna deux rôles très différents à cette faculté intellectuelle. Contrairement à l’empirisme dominant du 18ème siècle, et annonçant déjà le rôle qu’elle aura au 19ème siècle, l’attention pouvait « rendre plus ou moins vive » l’impression que les objets font sur les sens [70]. Le second rôle de l’attention, cette fois-ci typique du 18ème siècle, semble plus crucial pour la pratique des philosophes de la nature : « Par le secours de l’Attention je puis encore ne considérer dans un Objet que sa figure, sans avoir égard aux autres déterminations que mes Sens y découvrent. Je nomme cet acte de mon attention une abstraction » [71].

39Cette capacité d’abstraction était un préalable à toute vraie comparaison entre éléments. Le meilleur observateur, le vrai « génie », était doué de la capacité à combiner les abstractions nées de son esprit attentif :

40

J’ai prouvé… que c’est par l’Attention que nous formons des abstractions de tout genre. L’Attention est donc la Mère du Génie. Si Newton a pu créer, c’est que c’est être Créateur à l’égard du Vulgaire, que de lui découvrir les rapports qui lient des vérités qui lui paraissent infiniment éloignées. Quel rapport pour le Vulgaire entre la chute d’une pierre et le mouvement de la Lune ? [72]

41C’était grâce à son attention que Newton avait réussi à abstraire des aspects spécifiques et comparables du caillou et de la lune, et à voir la relation qui existait entre eux. Senebier, qui prenait lui aussi l’exemple de Newton, ajoutait que « la faculté de combiner ses idées, est ce qui distingue les hommes des bêtes de somme. Un mulet qui aurait fait dix campagnes sous le prince Eugène, n’en serait pas meilleur tacticien » [73].

42Nous avons ici atteint le cœur de l’art de l’observation au 18ème siècle : la perception des « rapports » entre les éléments. Comme Roselyne Rey l’a démontré, « la science du 18ème siècle est connaissance des rapports, au plan esthétique comme au plan scientifique » [74]. La perception des rapports était la fin de l’observation, dans les deux sens du terme : « On peut juger qu’une observation est complète, quand on a saisi tous les rapports vraisemblables de l’être qu’on étudie, avec tous les êtres qu’on peut soupçonner liés avec lui » [75].

43Une fois de plus, ce problème dépassait le domaine des sciences. La vérité et la beauté devaient toutes deux être appréhendées par la perception des justes rapports. Diderot (1713-1784), qui énonça dans le Traité du beau sa célèbre thèse de la fondation de la beauté comme n’étant rien d’autre que la perception de rapports, expliquait dans un autre texte que « le plaisir musical consiste dans la perception des rapports des sons ». Il ajoutait que « Ce principe a lieu en poésie, en peinture, en architecture, en morale, dans tous les arts et dans toutes les sciences » [76]. La différence entre un vrai observateur et quelqu’un qui se contenterait de regarder était semblable à la différence entre un peintre et un néophyte regardant la même toile : « Un peintre et moi nous voyons également toutes les parties d’un tableau : mais tandis qu’il les démêle rapidement, je les découvre avec tant de peine, qu’il me semble que je voie à chaque instant ce que je n’avais point encore vu…. [i]l y a dans ce tableau plus de choses distinctes pour ses yeux, et moins pour les miens » [77]. Ce n’est pas que le peintre ait eu, physiquement parlant, une meilleure vue que le néophyte, mais, étant capable de percevoir les rapports entre les différentes parties de la peinture, il avait une meilleur compréhension de ce qu’il voyait. De la même façon, les oreilles entraînées du musicien pouvaient « entendre distinctement plusieurs sons à la fois » [78]. Diderot expliquait que « seules les oreilles les plus exercées » peuvent percevoir tous les rapports que l’harmonie et la mélodie multiplient dans un morceau de musique complexe. Les gens simples aiment la musique simple : « On nous assure qu’un paysan, doué d’une oreille délicate, ne pût supporter l’ensemble d’un excellent duo de flûtes, dont les parties séparées l’avaient enchanté tour à tour » [79]. En médecine, finalement, l’observateur-médecin découvrirait « tous les rapports qui ne frapperaient pas les yeux d’un homme moins instruit » [80]. Les signes et symptômes des maladies formaient, « par leurs diverses combinaisons, des tableaux détachés, plus ou moins distincts et fortement prononcés, suivant qu’on a la vue plus ou moins exercée, et qu’on a fait des études profondes ou superficielles » [81]. Les imposteurs pouvaient prétendre être malades en feignant plusieurs symptômes, mais même si chaque symptôme particulier était parfaitement feint, « un Médecin qui connaît, comme il doit, le concours des symptômes, découvrira aisément ces fourberies, parce qu’il n’y a jamais la liaison nécessaire dans les symptômes qu’on aperçoit dans ces imposteurs » [82].

44L’importance des rapports entre les éléments explique pourquoi les tenants de l’observation étaient aussi les tenants des sciences abstraites. Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, Réaumur affirme que « C’est l’esprit d’observation qui fait apercevoir ce qui a échappé aux autres » [83]. Même pour le méticuleux Réaumur, que Bonnet appelait « le modèle des Observateurs », cela ne signifiait pas que ce qui devait être perçu étaient les détails les plus infimes des objets, que ceux-ci soient des insectes ou des feuilles [84]. Réaumur continuait : c’est l’esprit d’observation qui « fait saisir des rapports qui sont entre des choses qui semblent différentes, ou qui fait trouver les différences qui sont entre celles qui paraissent semblables. On ne résoud les problèmes les plus épineux de Géometrie qu’après avoir su observer des rapports qui ne se découvrent qu’à un esprit pénétrant, et extrêmement attentif » [85]. De même, Bonnet affirmait que c’était avec la géométrie que l’observation progressait le plus [86]. Quant à Senebier, il expliquait que les mathématiques « sont absolument nécessaires pour estimer avec justesse les rapports des choses entre elles ; et la science de l’Observateur ne consiste que dans la connaissance des rapports, puisque tout dans ce monde est une suite de rapports » [87]. Bonnet comme Senebier insistaient tous deux sur la forte correspondance entre la logique et l’art de l’observation, appelant cet art une « logique en action » ou une « logique pour les sens » [88]. Foucault, qui produisit une des descriptions les plus fascinantes de la structure du regard du naturaliste au 18ème siècle, n’est pas allé assez loin dans son analyse quand il affirme que « l’aveugle du xviiie siècle peut bien être géomètre, il ne sera pas naturaliste » [89]. Non seulement Huber est une preuve évidente du contraire, mais à l’époque de Huber le régime de perception était tel que les sciences abstraites et l’art de l’observation étaient intimement liés l’un à l’autre.

45Au 18ème siècle l’observation était du côté de l’empirisme dans la mesure où « empirisme » signifiait une théorie de la connaissance (c’est la façon dont j’ai utilisé le mot dans cet article) : « C’est l’analyse … qui a introduit en médecine le véritable empirisme, celui qui, basé sur les témoignages des sens, loin d’exclure le raisonnement, l’appelle à son secours, mais lui impose des règles fondées sur la marche même de notre esprit » [90]. Le médecin Paul-Joseph Barthez (1734-1806) parlait d’un « empirisme raisonné » [91]. Mais l’empirisme était opposé à l’observation dans le sens, commun au 18ème siècle, d’une approche quasi-mécanique dépourvue de tout raisonnement : « Il ne faut cependant pas s’imaginer que l’on n’entende ici par observation qu’un pur empirisme. Ce sont deux choses bien différentes, qui n’ont entr’elles aucune liaison, aucune analogie ; on peut dire même que l’observation détruit totalement l’empirisme » [92]. En un contraste saisissant avec les conceptions actuelles de l’observation, l’art de l’observation du 18ème siècle n’était pas l’ennemi épistémologique de la réflexion, mais de son absence.

46L’art de l’observation au 18ème siècle était pour une bonne part un exercice intellectuel : « l’art d’observer est l’art de penser » [93]. Et pourtant ce serait un contresens complet que de concevoir un observateur du type de François Huber comme un Démocrite du début de l’époque moderne, qui se serait rendu sciemment aveugle pour voir avec son intellect. Bien qu’il y ait certainement plus dans l’art de l’observation que la perception, l’observation scientifique engage une expérience de perception, qui est elle-même historiquement construite. Huber ne tourna pas le dos au monde sensible : il utilisa les yeux de son domestique. L’art de l’observation du 18ème siècle s’apparentait aux concepts de « discernement » et de « bel esprit » du début de l’époque moderne, bien décrits par Jacqueline Lichtenstein comme étant à la fois un « regard de l’intelligence » et un « regard intelligent » [94].

47L’étroite relation de travail entre Huber et son domestique avait pour but de remédier à ce qui était, dans leur situation, une séparation matérielle entre l’esprit et les sens. Cette solution eut pour résultat une ambiguïté lexicale qui traverse tout le livre de Huber. Sans la préface dans laquelle Huber avoue ouvertement être aveugle, le lecteur pourrait souvent penser que c’est Huber lui-même qui examina les abeilles. Voici, par exemple, comment Huber décrit sa découverte que les organes reproductifs de l’abeille mâle restent à l’intérieur du corps de la reine : « après avoir examiné ce corps sous toutes ses faces soit à l’œil nu, soit avec le secours d’une bonne loupe, nous reconnûmes distinctement que c’était la partie des faux-bourdons que M. de Réaumur appelle le corps lenticulaire » [95]. À d’autres moments, et sans raison apparente, Huber passe à la première personne du singulier : « J’eus la constance d’observer cette Reine captive pendant 35 jours. Je la vis tous les matins vers les onze heures, lorsque le temps était beau, et que le soleil invitait les mâles à sortir des ruches, je la vis, dis-je, parcourir impétueusement tous les coins de son habitation pour chercher une issue » [96]. Ce n’est que rarement qu’Huber décrit comment Burnens lui-même, alors désigné par la troisième personne du singulier, réalisa certaines expériences et observations [97]. Ce qui est en jeu dans ce mélange confus de pronoms est la particularité de l’art de l’observation du 18ème siècle, qui nécessitait l’esprit d’Huber (« je ») et les yeux de Burnens (« il »), mais qui dépendait le plus souvent d’une combinaison des deux (« nous »).

48Le qualificatif de Senebier pour désigner Burnens, « les yeux d’Huber », reflète la même sorte d’ambiguïté. À qui étaient « les yeux d’Huber » ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Si nous suivons la grammaire, « les yeux d’Huber » sont ceux d’Huber. Mais le contexte rend évident que quand il use de cette expression Senebier veut parler des yeux physiques de Burnens, qu’Huber utilise comme instruments. Stricto sensu « les yeux d’Huber » appartenaient en même temps à Burnens et Huber, mais suivant des modalités différentes. Ils étaient physiquement ceux de Burnens et épistémologiquement ceux d’Huber, et c’est au point d’intersection de ces deux modalités que l’observation était possible.

Conclusion : Le centre du problème

49Le pianiste Glenn Gould donna un jour une interview, très justement intitulée « The Well-Tempered Listener » [98], dans laquelle il disait vouloir faire des expériences avec le « Clavier Bien Tempéré » de Johann Sebastian Bach (1685-1750) :

50

Je me suis assis dans un studio de New York et j’ai pris quelques fugues de Bach du second cahier des « quarante-huit » [les quarante-huit fugues du Clavier bien tempéré] […] J’ai joué le morceau entier avec ses quatre parties […] et ayant fini […] je mis un casque pour écouter mon propre enregistrement […] Puis, je suis revenu à la ligne de basse, que j’ai commencé à jouer en même temps que j’écoutais mon enregistrement précédent… Ayant ainsi posé la ligne de basse, nous fîmes de même pour les voix ténor, alto, soprano, etc. Ce qui était extraordinaire, c’est que tout en ayant connu ces morceaux depuis au moins vingt ans, je les voyais et entendais de façon nouvelle et tout à fait incroyable. Il y avait des choses manifestement claires que je n’avais jamais réalisées concernant les voix intérieures de ces fugues.
J’aimerais présenter cette expérience au public sous la forme d’un enregistrement […], sur 4 pistes stéréos, une enceinte dans chaque coin de la pièce ; ce serait un spectacle totalement irréel […]. On serait au centre du problème, pour ainsi dire. Je suis sûr que cela changerait complètement, pour les personnes qui écoutent, les idées sur qui était Bach, ce que représentait le baroque, et ce que représentait vraiment cette expérience incroyablement engagée qu’était le contrepoint baroque [99].

51Cette citation résume très bien l’idée que j’ai développée dans cet article, à la fois historiquement et méthodologiquement. Historiquement, parce que dans la description de ce « spectacle totalement irréel » Gould a mis le doigt sur quelque chose qui va bien au-delà de la musique et de l’ouïe, et qui touche le cœur du régime de perception du 18ème siècle. En décomposant artificiellement une fugue en ses différentes voix tout en les jouant en même temps, Gould voulait forcer ses auditeurs à entrer dans le régime de perception du 18ème siècle, où chaque élément doit être clair et distinct tout en étant en même temps combiné avec les autres éléments, et où la beauté et la vérité résultent de la perception des relations entre tous les éléments. C’est là tout l’art de l’observation du 18ème siècle.

52L’expérience de Gould est également pertinente méthodologiquement, car elle implique qu’il est possible d’écrire une histoire de l’expérience de l’écoute musicale qui va au-delà d’une histoire des techniques et du savoir musical, ou de leurs contextes historiques et culturels. Il nous met, comme il dit, au centre du problème. Nous pouvons apprendre toutes les règles de la science du contrepoint de Bach, étudier les réseaux sociaux et culturels auxquels cette musique appartenait, et même jouer cette musique sur des instruments d’époque, mais sans une formation appropriée une oreille du 21ème siècle n’entendra pas la musique baroque de la même façon qu’une oreille du 18ème siècle. La difficulté est telle que beaucoup de pianistes aujourd’hui l’évitent franchement en produisant « un style très mauvais d’interprétation de fugue dans lequel la mélodie est accentuée au détriment de tout le reste – la façon standard de jouer Bach au piano, toujours encouragée dans les conservatoires » [100]. En l’absence d’une manipulation artificielle telle que celle proposée par Gould, une transformation quasi-physique du sujet percevant doit avoir lieu. Le violoncelliste David Finckel dit que quand il écoute l’Art de la fugue de Bach il sent les « cellules de son cerveau se réaligner » [101].

53Dans cet article, j’ai tenté de prendre cette remarque de Finckel sérieusement, quoique métaphoriquement. L’art de l’observation du 18ème siècle impliquait un régime de perception qui suivait des règles radicalement différentes de celles avec lesquelles nous sommes familiers depuis l’émergence du positivisme. Ces règles ne sont pas inscrites dans la nature (dans notre constitution physiologique) mais dans la contingence de l’histoire. L’art de l’observation du 18ème siècle nous est profondément étranger, non seulement parce qu’il appartenait à un contexte socioculturel et intellectuel différent ou parce qu’il faisait usage de différentes technologies, mais surtout parce que les « cellules du cerveau » métaphoriques des observateurs du 18ème siècle étaient alignées différemment des nôtres. Étudier l’art de l’observation du 18ème siècle du point de vue du positivisme ou de l’anti-positivisme c’est prendre pour argent comptant ce qui, précisément, a le plus besoin d’être historicisé, c’est-à-dire les observateurs eux-mêmes. C’est seulement en réalisant l’équivalent historiographique de l’expérience de Gould, autrement dit en faisant ressortir au moyen d’une étude historique les règles gouvernant le régime de perception du 18ème siècle, que nous pouvons nous placer au centre du problème [102].


Mots-clés éditeurs : perception, observation, empirisme, médecine, histoire naturelle

Mise en ligne 08/09/2019

https://doi.org/10.3917/bhesv.152.0147

Notes

  • [*]
    Cet article a paru originellement en anglais : « Huber’s Eyes : The Art of Scientific Observation Before the Emergence of Positivism », Representations, 95, 2006, 54-75 (Copyright © 2006 by the Regents of the University of California).
  • [1]
    Jean Senebier, L’art d’observer, 2 vols. (Genève, 1775) ; Jean Senebier, Essai sur l’art d’observer et de faire des expériences, 3 vols. (Genève, 1802). Sur le succès du livre de Senebier, voir Carole Huta, « Jean Senebier (1742–1809) ou le dialogue de l’ombre et de la lumière. L’art d’observer à la fin du xviiie siècle » (Thèse, Université de Genève, 1997), 255.
  • [2]
    Jean Senebier, Physiologie végétale, 5 vols. (Genève, 1800). Selon Huta, Senebier commença à faire des expérimentations et des observations en 1777 ; Carole Huta, « Bonnet – Senebier : Histoire d’une relation », dans Charles Bonnet savant et philosophe (1720–1793), éd. Marino Buscaglia et al. (Genève, 1994), 221.
  • [3]
    Senebier, Essai, 1:422–27.
  • [4]
    Ibid., 1:117.
  • [5]
    Ibid., 1:222.
  • [6]
    François Huber et Jean Senebier, Mémoires sur l’influence de l’air et de diverses substances gazeuses dans la germination de différentes graines (Genève, 1801), 4.
  • [7]
    Augustin-Pyramus de Candolle, « Préface », Mémoires de la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève 5 (1832) : vi.
  • [8]
    Senebier, Essai, 1:221–22 (les italiques sont de moi).
  • [9]
    Huber a récemment inspiré un roman épistolaire et un livre de poésies. Voir Sara George, The Beekeeper’s Pupil (London, 2002) ; Nick Flynn, Blind Huber (Saint Paul, Minn., 2002).
  • [10]
    Ian Hacking, Representing and Intervening : Introductory Topics in the Philosophy of Natural Science (Cambridge, 1983), 168.
  • [11]
    Charles Bonnet, Considérations sur les corps organisés, dans les Œuvres d’histoire naturelle et de philosophie, 18 vols. (Neuchâtel, 1779–83), 5:81. Tous les travaux de Bonnet qui suivront seront tirés de cette édition des Œuvres.
  • [12]
    Parmi les nombreuses études illustrant ces différentes perspectives, on peut consulter G. L’E. Turner. Essays on the History of the Microscope (Oxford, 1980) ; Brian W. Ogilvie, The Science of Describing : Natural History in Renaissance Europe (Chicago, 2006) ; Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions [1962], 3ème éd. (Chicago, 1996) ; Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life (Princeton, 1985) ; Steven Shapin, A Social History of Truth : Civility and Science in Seventeenth-Century England (Chicago, 1994).
  • [13]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques » [1974], in Dits et écrits, 4 vols., éd. Daniel Defert et François Ewald (Paris, 1994), 2:540.
  • [14]
    Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], in Dits et écrits, 2:147.
  • [15]
    Shapin, Social History of Truth, xviii.
  • [16]
    Jonathan Crary, Techniques of the Observer : On Vision and Modernity in the Nineteenth Century (Cambridge, 1990), 8. L’appropriation par Crary de l’approche de Foucault est explicitement reconnue en 6 n. 2.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Par exemple, Crary laisse complètement de côté la faculté psychologique de l’attention, qui, selon moi, était centrale dans l’art de l’observation du 18ème siècle. Cette omission cruciale est probablement due à sa thèse selon laquelle, avant le 19ème siècle, l’attention « était un problème marginal, tout au plus secondaire dans les explications de l’esprit et de la conscience » ; Jonathan Crary, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern Culture (Cambridge, 1999), 18. Une telle déclaration ne peut que laisser perplexe toute personne un tant soi peu familière avec la métaphysique, la physique, ou la médecine du 18ème siècle. Comme le remarque très justement Lorraine Daston, « La faculté d’attention ainsi que ses plaisirs distincts étaient des objets de théorisation considérables à la fin du 17ème siècle et au début du 18ème siècle » ; Lorraine Daston, « Attention and the Values of Nature in the Enlightenment », in The Moral Authority of Nature, éd. Lorraine Daston et Fernando Vidal (Chicago, 2004), 116.
  • [19]
    Samuel Auguste Tissot, « Qu’est-ce que la philosophie » [n.d.], Tissot MSS, IS 3784/I/67, Bibliothèque Cantonale et Universitaire, Lausanne, Suisse, fol. 153.
  • [20]
    Petrus van Musschenbroek, Cours de physique expérimentale et mathématique, 3 vols. (Paris, 1769), 1:xviij.
  • [21]
    Augustin Jacob Landré-Beauvais, Séméiotique, ou Traité des signes des maladies (Paris, 1809), 21.
  • [22]
    Senebier, Essai, 1:185.
  • [23]
    Senebier, L’art, 1:98. Cette phrase a été retirée de l’édition de 1802.
  • [24]
    Benjamin Carrard, Essai qui a remporté le prix de la Société Hollandaise des Sciences de Haarlem en 1770 sur cette question, Qu’est-il requis dans l’art d’observer ; et jusqu’où cet Art contribue-t-il à perfectionner l’Entendement ? (Amsterdam, 1777), 5.
  • [25]
    Joseph Lieutaud, Essais anatomiques, contenant l’histoire exacte de toutes les parties qui composent le corps de l’Homme [1742] (Paris, 1766), xiij.
  • [26]
    Carl Linnaeus, Linnaeus’ Philosophia Botanica [1751], trad. anglaise Stephen Freer (Oxford, 2003), 231.
  • [27]
    Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire de l’homme [1749], dans les Œuvres complètes de Buffon, 36 vols. (Paris, 1825–32), 12:86.
  • [28]
    Le cas paradigmatique pour l’éducation empiriste des sens n’était pas tant l’enfant qui se développe que l’aveugle qui a récupéré la vue (le célèbre problème de Molyneux). Voir par exemple Marc Parmentier, « Le problème de Molyneux de Locke à Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 28 (2000) : 13–23 ; Michael J. Morgan, Molyneux’s Question : Vision, Touch, and the Philosophy of Perception (Cambridge, 1977) ; Jessica Riskin, Science in the Age of Sensibility : The Sentimental Empiricists of the French Enlightenment (Chicago, 2002), 19–67.
  • [29]
    Buffon, Histoire de l’homme, 12:173. Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines, Condillac propose sa propre expérience de pensée : « Supposez… de nouveaux sens dans des animaux plus parfaits que l’homme. Que de perceptions nouvelles ! Par conséquent, combien de connaissances à leur portée, auxquelles nous ne saurions atteindre, et sur lesquelles nous ne saurions même former des conjectures ! » ; Etienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines [1746], in Œuvres philosophiques de Condillac, 3 vols. (Paris, 1947–51), 1:11 (sauf contre-indication toutes les références aux travaux de Condillac seront tirées de cette édition). Voir aussi Jean-Jacques Rousseau, Lettres morales, in Œuvres complètes, 5 vols. (Paris, 1959–95), 4:1096–97 ; Charles Bonnet, Philalethe ou Essai d’une méthode pour établir quelques vérités de philosophie rationnelle, 18:239–40. Diderot proposait une image similaire, mais transposée dans le domaine de la morale : « qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de pis ! » ; Denis Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient [1749], dans Œuvres, 5 vols. (Paris, 1994–97), 1:148. Toutes ces expériences imaginaires ont en commun le fait que la connaissance et la morale augmentent avec le nombre de sensations. Aucun de ces auteurs ne parle d’un raffinement dans la sensibilité des organes des sens, quelque chose qui sera d’un grand intérêt pour les scientifiques du 19ème siècle.
  • [30]
    Senebier, Essai, 1:178–79.
  • [31]
    Landré-Beauvais, Séméiotique, xxiij. Voir aussi Gaspard Laurent Bayle, Considérations sur la nosologie, la médecine d’observation, et la médecine pratique (Paris, 1802), 27 : I, « Tous les hommes ne jugent pas de la même manière ; mais tous perçoivent les mêmes sensations ».
  • [32]
    Louis-Bertrand Castel, L’optique des couleurs (Paris, 1740), 130–31.
  • [33]
    Alexander Pope, Essay on Man [1732–44] (Uppsala, 1799), 8. Ce passage est cité notamment dans Louis de Jaucourt, « Sens externes », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 17 vols. (Paris, 1765), 15:31 ; Antoine Le Camus, Médecine de l’esprit, 2 vols. (Paris, 1753), 2:73–75. Voir aussi la même idée in John Locke, An Essay concerning Human Understanding [1689] (Oxford, 1975), 302–3 ; et Jean Antoine Nollet, Leçons de physique expérimentale, 8ème éd., 6 vols. (Paris, 1775), 1:172–73. La citation de Fontenelle apparaît in Bernard Le Bovier de Fontenelle, « Sur des animaux vus au microscope », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Année 1718 (1741) : 9. Voir aussi Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau [1724], 2e éd. (Paris, 1985), 220–21.
  • [34]
    Lettre de Voltaire à Condillac, 1756, in Voltaire’s Correspondence, 107 vols. (Genève, 1953–1965), 30:143 : « Je sais que vous avez, physiquement parlant, les yeux du corps aussi faibles que ceux de votre esprit sont perçants ».
  • [35]
    François Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, 3 vols. (Paris, 1771), 1:5. Au sujet des mauvais yeux de Sauvages, voir Etienne-Hyacinthe de Ratte, « Eloge de M. de Sauvages », in ibid., 1:xvj.
  • [36]
    Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:174.
  • [37]
    François Boissier de Sauvages, Nouvelles classes de maladies, qui dans un ordre semblable à celui des botanistes, comprennent les genres et les espèces de toutes les maladies, avec leurs signes et leurs indications (Avignon, [1732]), xv.
  • [38]
    Condillac, Essai sur l’origine, in Œuvres, 1:8
  • [39]
    Ibid., 1:10
  • [40]
    Philibert Gueneau de Montbéliard, « Discours préliminaire », in Collection académique, 13 vols. (Dijon, 1755), 1:xv. Voir Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605] (Paris, 1991), 166 : « Ils attribuaient l’illusion aux sens ; or ceux-ci, à mon avis […] sont tout à fait suffisant pour certifier et rapporter la vérité […]. En tout cas, ils auraient dû imputer l’illusion à la faiblesse des pouvoirs intellectuels et à la manière dont l’esprit regroupe les informations apportées par les sens et en tire des conclusions ». Voir également Senebier, Essai, 1:195
  • [41]
    Etienne Bonnot de Condillac, Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme [1775], in Œuvres, 1:410.
  • [42]
    Etienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations [1754], in Œuvres, 1:280.
  • [43]
    Etienne Bonnot de Condillac, Traité des systèmes [1749], in Œuvres, 1:158. Voir également Etienne Bonnot de Condillac, Les monades [1748] (Grenoble, 1994), 150-152 ; André Charrak, Empirisme et métaphysique. L’« Essai sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac (Paris, 2003), 50-52. Condillac y argumentait contre le système de Gottfried Wilhelm Leibniz, en suivant Locke. Voir Locke, Essay, 301-302.
  • [44]
    Sur l’opinion peu enthousiaste de Condillac sur les microscopes voir également Cours d’études, in Œuvres, 1:769. Sur le microscope dans l’histoire naturelle du 18ème siècle, voir les commentaires pénétrants de Foucault dans Michel Foucault, Les mots et les choses (Paris, 1966), 145-146.
  • [45]
    Voir Senebier, Essai, 1:197 : « Sans le microscope et le télescope, une foule d’êtres échapperaient aux sens ; avec ces instruments, l’observateur s’élance dans de nouveaux mondes » ; Charles Bonnet, Traité d’insectologie [1745], 1:xxviij : « Lewenhoeck, aidé de ses excellents microscopes, nous a découvert un monde nouveau dans cette multitude innombrable d’animaux infiniment petits ».
  • [46]
    David E. Wolfe, « Syndenham and Locke on the Limits of Anatomy », Bulletin of the History of Medicine 35 (1961) : 193-220.
  • [47]
    Condillac, Cours d’études, in Œuvres, 1:442. Voir aussi Charrak, Empirisme, 82–88 ; Ellen McNiven Hine, « Condillac and the Problem of Language », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 106 (1973) : 28–29.
  • [48]
    Castel, L’optique, 281, 130. Voir Foucault, Les mots et les choses, 146–50. La Naissance de la clinique de Foucault est en partie une étude sur la façon dont la relation entre le langage et la perception s’est inversée au début du 18ème siècle, avec l’émergence de la médecine anatomo-clinique, quand « Il ne s’agit plus de mettre en corrélation un secteur perceptif et un élément sémantique, mais de retourner entièrement le langage vers cette région où le perçu, en sa singularité, risque d’échapper à la forme du mot », Michel Foucault, Naissance de la clinique, 4ème éd. (Paris, 1994), 173.
  • [49]
    Etienne Bonnot de Condillac, La logique ou les premiers développements de l’art de penser [1780], in Œuvres, 2:371.
  • [50]
    Ibid., 2:375. Ce passage clé est cité dans Philippe Pinel, Nosographie philosophique, ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine [1797–98], 2ème éd., 3 vols. (Paris, 1802-1803), 1:xiv.
  • [51]
    Jean-Jacques Menuret de Chambaud, « Observation », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, 11:313. Voir aussi Charles Bonnet, Essai analytique sur les facultés de l’âme [1760], 13:206–7 : « L’esprit d’observation, cet esprit universel des sciences et des arts, est seulement l’attention appliquée avec règle aux différents objets ».
  • [52]
    Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:205.
  • [53]
    Par exemple Bonnet, Traité d’insectologie, 1:xxxiij–xxxiv ; Abraham Trembley, Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes (Paris, 1744), viij–xix.
  • [54]
    Senebier, Essai, 2:194–95 (voir également 1:112, 2:56, 2:72, et 3:160–61). Voir aussi Georges-Louis Leclerc de Buffon, De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle [1749], in Œuvres complètes de Buffon avec la nomenclature linnéenne et la classification de Cuvier, 12 vols. (Paris, 1853–55), 1:26.
  • [55]
    Senebier, Essai, 2:28.
  • [56]
    Samuel Auguste Tissot, Essai sur les moyens de perfectionner les études de médecine (Lausanne, 1785), 124–25. Voir aussi Johann Peter Frank, Plan d’école clinique, ou Méthode d’enseigner la pratique de la médecine dans un hôpital académique (Vienne, 1790), 25 ; Philippe Pinel, The Clinical Training of Doctors : An Essay of 1793, trad. Dora B. Weiner (Baltimore, 1980), 54.
  • [57]
    Le texte original est en latin : « Varietates levissimas non curat Botanicus » ; Linnaeus, Linnaeus’ Philosophia, 258–259.
  • [58]
    Lorraine Daston, « Objectivity Versus Truth », in Wissenschaft als kulturelle Praxis, éd. H. E. Bödeker, P.H. Reill, et J. Schlumbohm (Göttingen, 1999), 22.
  • [59]
    L. Dussieux et al., eds., Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 2 vols. (Paris, 1968), 1:253. Pour une analyse historique du débat entre Champaigne et Le Brun, voir Christopher G. Hughes, « Embarras and Disconvenance in Poussin’s Rebecca and Eliezar at the Well », Art History 24 (2001) : 493–519.
  • [60]
    Charles Batteux, Les beaux arts réduits à un même principe (Paris, 1746), 27. Les tenants français de l’esthétique classique raillaient souvent les peintres flamands qui copiaient servilement la nature. Voir par exemple Charles Perrault, Parallèle des anciens et des modernes, en ce qui regarde les arts et les sciences, 4 vols. (Paris, 1688), 3:214. Sur le concept d’imitation dans les arts au début de la période moderne, voir par exemple Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, 1680–1814 (Paris, 1994), 79–94.
  • [61]
    Samuel Johnson, The History of Rasselas, Prince of Abissinia [1759] (Mineola, N.Y., 2005), 21–22. Samuel Johnson, Histoire de Rasselas, prince d’Abyssinie (Paris, 1846), 83 pour la traduction française (que j’ai légèrement modifiée).
  • [62]
    L’expression « régime de vérité », par contraste avec celle de « régime d’objectivité », apparaît dans Daston, « Objectivity Versus Truth ». Sur l’intersection des représentations artistiques et scientifiques des formes idéales, voir Carmen Niekrasz et Claudia Swan, « Art », in The Cambridge History of Science, vol. 3, Early Modern Science, éd. Katharine Park et Lorraine Daston (Cambridge, à paraître).
  • [63]
    Daston, « Attention », 101, 115, 110, 114.
  • [64]
    Lorraine Daston et Peter Galison, « The Image of Objectivity », Representations 40 (Automne 1992) : 83.
  • [65]
    À ma connaissance, Daston ne souligne une différence tangible entre ces deux types d’observateurs qu’une seule fois. Quand elle traite de l’histoire de l’« aperspectival objectivity », elle avance qu’avec l’émergence de cette sorte d’objectivité l’« observateur interchangeable » remplaça l’observateur du 18ème siècle, plus expérimenté ; Lorraine Daston, « Objectivity and the Escape from Perspective », Social Studies of Science 22 (1992) : 611–612. La différence entre ces observateurs n’est cependant rien de plus qu’une différence de degré (un type d’observateur est plus compétent que l’autre). Cela n’implique aucune transformation fondamentale dans les règles gouvernant l’art de l’observation.
  • [66]
    Daston, « Attention », 111.
  • [67]
    Foucault, Les mots et les choses, 144.
  • [68]
    Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:181.
  • [69]
    Cela ne veut pas dire que les philosophes de la nature ne regardaient jamais les petits détails, mais que quand ils le faisaient ils ne pratiquaient pas l’art de l’observation du 18ème siècle.
  • [70]
    Bonnet, Philalethe, 18:237, 252–54. Voir également Bonnet, Essai analytique, 13:109–29 ; Charles Bonnet, Méditations sur l’origine des sensations et sur l’union de l’âme et du corps, 18:233. Un exemple important de personne qui comprit l’attention dans ce nouveau sens fut Matthieu-François-Régis Buisson (1776–1804) dans son mémoire lauréat, Essai sur la division la plus naturelle des phénomènes physiologiques considérés chez l’homme (Paris, 1802). Buisson, qui était le cousin de Xavier Bichat, décrivit minutieusement le passage de la vision passive au regard actif : « Lorsqu’au contraire, l’âme voulant acquérir des notions précises sur la présence et sur la nature des objets, commande la vision par un acte exprès de la volonté, tout change de face. L’œil, jusque là passif et inerte, s’anime tout à coup, se dirige vers l’objet à voir, et semble aller au-devant de l’impression, au lieu d’attendre que cette impression vienne le trouver… Or, la raison de cette différence dans les deux circonstances que j’ai supposées, ne se trouve que dans l’attention qui manquait à la vision dans l’une, et qui a lieu dans l’autre. Cette attention n’est autre chose que l’acte de la volonté commandant les phénomènes visuels, et les dirigeant ; en un mot, c’est la volonté présente dans la vision ».
  • [71]
    Bonnet, Philalethe, 18:237. Voir aussi Bonnet, Essai analytique, 13:172–73. Le compositeur Jean-Philippe Rameau (1683-1764) expliquait en des termes très similaires comment la perception de la série harmonique, sur laquelle son système harmonique était basé, requérait de l’attention. Cette série harmonique ne peut être distinguée que « pourvu que l’on donne pour lors toute son attention aux ondulations qui forment une espèce de murmure dans l’air, immédiatement après le son dominant de l’instrument propre à cet effet, sans s’occuper pour lors de ce son dominant, ni sans y être distrait par aucun bruit étranger. » Jean-Philippe Rameau, Nouveau système de musique théorique, où l’on découvre le principe de toutes les règles nécessaires à la pratique, pour servir d’introduction au Traité de l’harmonie (Paris, 1726), 17. Voir André Charrak, Raison et perception. Fonder l’harmonie au xviiie siècle (Paris, 2001), 158-162.
  • [72]
    Bonnet, Essai analytique, 14:44–45. Bonnet définissait ainsi le génie : « Le Génie n’est donc que l’attention appliquée aux idées générales, et l’attention n’est elle-même que l’Esprit d’observation » ; Bonnet, Essai analytique, 13:vij–viij.
  • [73]
    Senebier, Essai, 1:50. L’exemple de Newton est au 1:44. Nollet donnait un exemple similaire avec Galilée pour montrer que l’observateur n’était pas comme « un œil mort, ouvert à tous les objets sans en voir aucun » ; Nollet, Leçons, 1:lxxij. Sur l’attention et la perception des relations, voir également Jean Senebier, « Considérations sur la méthode suivie par Monsieur Spallanzani dans ses expériences sur la digestion », in Lazzaro Spallanzani, Expériences sur la digestion de l’homme et de différentes espèces d’animaux (Genève, 1784), xxxviij–xlv.
  • [74]
    Roselyne Rey, « La partie, le tout et l’individu : science et philosophie dans l’œuvre de Charles Bonnet », in Charles Bonnet savant et philosophe (1720–1793), éd. Marino Buscaglia, et al. (Genève, 1994), 71.
  • [75]
    Senebier, Essai, 2:5–6. L’importance de la perception des rapports explique pourquoi les troubles de la vue de Bonnet pouvaient avoir des avantages : « la faiblesse de sa vue lui ôta de bonne heure l’usage de l’écriture, et le força de lire longtemps ses idées dans sa tête avant de les mettre sur le papier ; ce qui lui fournissait les moyens de considérer plus longtemps leurs rapports, et de mieux fixer leurs places » ; Jean Senebier, « Histoire littéraire de Genève, depuis l’année 1700 jusques en 1797 » [1802], Senebier MSS, Ms Fr. 1008, Bibliothèque Publique et Universitaire, Genève, Suisse, fol. 231. Voir également Bonnet, Essai analytique, 14:284–86 ; et la lettre de Bonnet in André Sayous, « Charles Bonnet, sa vie et ses travaux d’après une correspondance inédite », Revue des deux mondes 12 (1855) : 75.
  • [76]
    Denis Diderot, « Principes généraux d’acoustique » [1748], in Œuvres complètes de Diderot, 20 vols, éd. J. Assézat (Paris, 1875), 9:104. Sur Dideort et la perception des rapports, voir Jacques Chouillet, La formation des idées esthétiques de Diderot (Paris, 1973), 110–31 ; Charrak, Raison, 173–97.
  • [77]
    Condillac, Traité des sensations, 1:246. L’artiste pouvant mieux voir que le quidam est un exemple commun de la littérature empirique ; voir par exemple Johann Georg Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:185-89 ; Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort (Paris, 1800), 131–32 ; Pinel, Nosographie, 3:519. Nathalie Vuillemin a récemment montré comment Bonnet et Senebier, mais pas Carrard, décrivaient l’artiste et l’observateur de la nature en termes similaires. Voir Nathalie Vuillemin, « De deux regards sur la nature : Le savant face à l’artiste dans les « arts d’observer » de Benjamin Carrard et Jean Senebier », in Ecrire la nature au xviiie siècle : Autour de l’abbé Pluche, éd. Françoise Gevrey, Julie Boch, et Jean-Louis Haquette (Paris, 2006), 189–205.
  • [78]
    Condillac, Traité des sensations, 1:240.
  • [79]
    Direrot, « Principes généraux », 9:85.
  • [80]
    « Lettre adressée à l’auteur du journal, sur l’usage que l’on doit faire des observations en médecine », Recueil périodique d’observations de médecine, chirurgie, pharmacie, etc. 4 (1756) : 31.
  • [81]
    Pinel, Nosographie, 1:viij.
  • [82]
    Sauvages, Nosologie, 1:108.
  • [83]
    René Antoine Ferchault de Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, 6 vols. (Paris, 1734–42), 1:49.
  • [84]
    Charles Bonnet, Observations diverses sur les insectes, 2:12.
  • [85]
    Réaumur, Mémoires, 1:49–50. Il est crucial de garder à l’esprit cette idée de perception des rapports afin de ne pas interpréter de manière erronée les déclarations contemporaines relatives aux pouvoirs des sens des observateurs du 18ème siècle. Par exemple, quand Senebier parlait de « la vue perçante » de Spallanzani, il ne voulait pas dire que celui-ci pouvait percevoir de très petits objets, mais qu’il pouvait saisir « tous les rapports » ; Senebier, Essai, 1:134.
  • [86]
    Charles Bonnet, Essai de psychologie [1754], 17:218.
  • [87]
    Jean Senebier, Réponse à la question proposée par la Société de Harlem : Qu’est-ce qui est requis dans l’Art d’observer ? Et jusques où cet art contribue-t-il à perfectionner l’Entendement ? (Harlem, Hollande, 1772), 24. Ceci est la toute première version du livre de Senebier sur l’observation.
  • [88]
    Charles Bonnet, Lettres sur divers sujets d’histoire naturelle, 12:226 ; Senebier, Essai, 1:5–7 ; Bonnet, Considérations sur les corps organisés, 5:380–81.
  • [89]
    Foucault, Les mots et les choses, 145.
  • [90]
    Jean-Baptiste Nacquart, « Analyse », Dictionnaire des sciences médicales (Paris, 1812), 2:20.
  • [91]
    Paul-Joseph Barthez, « Cours de thérapeutique », manuscrit cité in Elizabeth A. Williams, A Cultural History of Medical Vitalism in Enlightenment Montpellier (Burlington, 2003), 258.
  • [92]
    Charles-Augustin Vandermonde, « Préface », Recueil périodique d’observations de médecine, chirurgie, pharmacie, etc. 4 (1756) : 8. Une attaque similaire contre l’empirisme apparaît in B***, « Discours préliminaire du traducteur. Sur la petite vérole », in Samuel Auguste Tissot, Traité sur différents objets de médecine, 2 vols. (Paris, 1769), 1:2 ; et Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:24-25.
  • [93]
    Lettre de Senebier à Bonnet, août 1776, cité in Jacques Marx, « L’art d’observer au xviiie siècle : Jean Senebier et Charles Bonnet », Janus 61 (1974) : 208. Voir aussi Montbéliard, « Discours préliminaire », xiij : « Il est donc un art d’observer, et cet art si intéressant n’est qu’une application de l’art de penser ». Zimmermann, qui écrivit de nombreuses pages sur la difficulté et la grande importance de l’observation en médecine, estimait que la médecine était une science « purement intellectuelle » ; Zimmermann, Traité de l’expérience en général [1763-1764], 3 vols. (Paris : Vincent, 1774), traduction Le Febvre de V. D. M., 1:27.
  • [94]
    Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente (Paris, 1999), 25.
  • [95]
    François Huber, Nouvelles observations sur les abeilles, adressées à M. Charles Bonnet (Genève, 1792), 71.
  • [96]
    Ibid., 102-103.
  • [97]
    Cf. par exemple ibid., 146, 157–58.
  • [98]
    « L’auditeur bien tempéré ».
  • [99]
    Glenn Gould, « The Well-Tempered Listener » [1969], cité dans le livret de son enregistrement « The Well-Tempered Clavier II » de Bach (Sony Classical, 1993), 15.
  • [100]
    Charles Charles Rosen, Critical Entertainments : Music Old and New (Cambridge, Mass., 2000), 216. Puis Rosen ajoute : « Dans la fugue, cependant, ce n’est pas le thème qui est fascinant, mais la manière dont il se combine avec les autres voix en une sonorité homogène ».
  • [101]
    Cité dans le livret de l’enregistrement de l’Art de la fugue de Bach par le quatuor à corde Emerson (Deutsche Grammophon, 2003), 11.
  • [102]
    J’encourage les lecteurs à finir leur lecture en écoutant, par exemple, la première fugue de l’Art de la fugue de Bach, et en essayant de diviser leur attention de manière égale et simultanée sur toutes les voix de la fugue. L’oreille moderne étant submergée de musique homophonique, un auditeur inexpérimenté trouve en général assez difficile l’exercice d’écoute polyphonique.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions