Notes
-
[1]
Michael Tilby, « “Ainsi l’ébauche vécut…” : du croquis au récit romanesque au seuil de la Comédie humaine », in Sonya Stephens (dir.), Esquisses/Ébauches : Projects and Pre-Texts in Nineteenth-Century French Culture, New York, Peter Lang, 2007, pp. 68-69.
-
[2]
Jean Hagstrum, The Sister Arts: The Tradition of Literary Pictorialism and English Poetry from Dryden to Gray, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. xxii.
-
[3]
Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman: The Text, in Melvyn New et al. (dir.), The Florida Edition of the Works of Laurence Sterne, Gainseville, University Press of Florida, 1978-2008, t. II, p. 743 ; et Vie et opinions de Tristram Shandy, tr. fr. de Joseph-Pierre Frenais, Paris, Volland, 1787, t. IV, p. 188.
-
[4]
Ibid., t. II, p. 744 ; tr. fr., t. III, p. 189.
-
[5]
Ibid., t. I, pp. 109-110 ; tr. fr., t. I, pp. 161-162 (traduction altérée).
-
[6]
Voir Thomas Keymer, Sterne, the Moderns, and the Novel, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 7.
-
[7]
Pat Rogers, « “How I want thee, Humorous Hogart” : The Motif of the Absent Artist in Swift, Fielding and Others », Papers on Language and Literature, 2006, vol. 42, no 1, p. 25.
-
[8]
Sterne, Life and Opinions, t. I, p. 121 ; tr. fr., t. IV, p. 163.
-
[9]
Pat Rogers, « “How I want thee, Humorous Hogart” », art. cit., p. 35.
-
[10]
Melvyn New, Peter de Voogd (dir.), The Letters of Laurence Sterne : Part 1, 1739-1764, in The Florida Edition of the Works of Laurence Sterne, t. VII, pp. 130-131.
-
[11]
Richard Sha, The Visual and Verbal Sketch in British Romanticism, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1998, p. 3.
-
[12]
Alison Byerly, « Effortless Art : The Sketch in Nineteenth-Century Painting and Literature », Criticism, 1999, vol. 41, no 3, p. 350.
-
[13]
William Gilpin, An Essay upon Prints, London, J. Robson, 1768, p. x.
-
[14]
William Gilpin, Observations relative chiefly to Picturesque Beauty made in the Year 1772 on Several Parts of England, particularly the Mountains and Lakes of Cumberland and Westmoreland [1772], London, Blamire, 1792, t. I, p. xviii, et trad. fr. du baron de Blumenstein, Observations pittoresques sur différentes parties de l’Angleterre, Breslau, G. T. Korn, 1801, t. I, pp. x-xi.
-
[15]
Gilpin, Three Essays : On Picturesque Beauty ; On Picturesque Travel ; And on Sketching Landscape, London, Blamire, 1792, p. 72 ; trad. fr. du baron de Blumenstein, Trois Essais sur le beau pittoresque, sur les voyages pittoresques et sur l’art d’esquisser le paysage, suivi d’un poème sur la peinture du paysage, Breslau, G. T. Korn, 1799, pp. 73-74.
-
[16]
Gilpin, Three Essays, p. 61 ; Trois Essais, p. 63.
-
[17]
Ibid., p. 88 et p. 96.
-
[18]
William Hogarth, The Analysis of Beauty : Written with a View of fixing the fluctuating Ideas of Taste, London, W. Strahan, 1772, p. 25 ; Analyse de la beauté, destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût, trad. fr. d’Hendrik Jansen, Paris, Levraut, Schoell et Cie, 1805, t. 1, p. 90.
-
[19]
Voir Ronald Paulson, Hogarth : Art and Politics, 1750-1764, Cambridge, Lutterworth Press, 1993, t. III, p. 462, n. 74.
-
[20]
CH, t. X, p. 54.
-
[21]
René Guise, « Le “Minotaure” de Balzac. Note sur Balzac et Sterne à propos d’un passage », Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Univ. de Nancy II, 1980, p. 461.
-
[22]
CH, t. X, pp. 71-72.
-
[23]
Tilby, « “Ainsi l’ébauche vécut…” », art. cit., p. 77.
-
[24]
CH, t. X, p. 78.
-
[25]
Diana Knight, Balzac and the Model of Painting : Artist Stories in « La Comédie Humaine », Oxford, Legenda, 2007, p. 1.
1 L’esquisse – le dessin préliminaire, mis en exécution sur-le-champ et de manière précipitée – à la fois exclut et inclut le matériel visuel. L’origine étymologique du mot français, « esquisse », ainsi que du « sketch » anglais et du « Skizze » allemand, est le « skhedios » grec, qui signifie « fait à la hâte, ex tempore ». Ainsi, étant un dessin grossier et inachevé, le résultat des premiers gestes spontanés du pinceau qui coulent sur la toile, sacrifiant la finition à l’immédiat, l’esquisse est une forme foncièrement ambiguë. Elle hésite entre deux affirmations. D’un côté, l’esquisse semble être une trace du génie artistique, trahissant par sa simplicité et sa spontanéité apparente une affinité avec les lignes et les contours qui sont inhérents au monde naturel. De l’autre côté, l’esquisse est composée de marques préliminaires, inachevées, informelles. Si elle démontre, peut-être, un coup de génie, l’esquisse n’est que rarement un chef-d’œuvre. Comme le dit Michael Tilby, en montrant « une exécution imparfaite tout aussi bien qu’un agréable pouvoir de suggestion », l’esquisse affiche une duplicité « à la manière du dieu Janus [1] ».
2 Que veut dire un auteur quand il prétend exécuter une « esquisse » littéraire ? Ce motif pictural – l’esquisse figurée d’un personnage, d’une scène, ou d’un argument – est fondé sur l’analogie avec l’esquisse visuelle, ce qui nous fait entrer dans la rivalité ancestrale entre l’art littéraire et l’art de la peinture. Jean Hagstrum définit le « pictorialisme » littéraire comme une écriture qui est essentiellement « capable of translation into painting or some other visual art [2] » [susceptible d’être traduite en peinture ou autres arts visuels]. Contrairement au « tableau » ou au « panorama », l’esquisse littéraire a pour but de n’indiquer que l’essentiel, c’est-à-dire le strict minimum du matériel « traduisible ». Elle met en avant le premier trait, ou la première ligne, qui peut fonctionner comme une sorte de frontière fluide entre une lettre et une image. Faire l’esquisse d’un personnage, d’une scène, ou d’un argument, signifie que l’on arrive au détail le plus vital et le plus essentiel – et même que l’on souligne tout ce qui est abandonné ou rejeté dans ce processus. De cette façon, l’auteur qui fait une esquisse semble vouloir atteindre la mimesis la plus directe possible.
3 Je vais me concentrer ici sur un coup d’excentricité ou de génie en sa forme concrète : c’est la ligne serpentine dessinée par Laurence Sterne dans Vie et opinions de Tristram Shandy, et recopiée par Balzac en tant qu’arabesque en épigraphe de La Peau de chagrin, ainsi que sur un certain nombre de formes figurées et textuelles qui correspondent à ces lignes et se retrouvent à travers les œuvres de ces deux auteurs. J’entends montrer que l’esquisse informe et reforme la rhétorique visuelle et picturale de Laurence Sterne, et que cette rhétorique sous-tend également la citation que fait Balzac de ce geste sternien. Ce dessin excentrique, tout comme l’esquisse littéraire, est une image qui se fonde dans son inachèvement, tout en demeurant une trace de la main impérieuse de l’auteur animant les narrations de Tristram Shandy et de La Peau de chagrin. La citation par Balzac de cette arabesque – une forme incomplète par sa nature même, que l’on ne peut copier mais seulement imiter en se l’appropriant et en l’adaptant – trace une sorte d’auto-formation de la part de Balzac à l’image de Sterne. Ainsi, le narrateur semble s’éloigner de la page en même temps qu’il attire l’attention du lecteur sur les mouvements du pinceau.
I
4 Richard Sha identifie le sketch comme une forme centrale du romantisme anglais qui se caractérise par « the artful rhetoric of denied rhetoricity [3] » [la rhétorique rusée d’une rhétoricité niée]. Selon lui, le sketch est une forme idéologique en ce qu’il élimine des détails considérés comme superflus, et arrive donc en apparence à l’essentiel, de façon non médiatisée. Le sketch, associé au fragment et au « non-finito », était un genre favorisé en particulier par le romantisme. Alison Bylerly reconnaît également les contradictions inhérentes au sketch du xviiie au xixe siècle, que l’on « valued precisely because of its tendency to deny its own material value [4] » [valorisait précisément à cause de sa tendance à nier sa propre valeur matérielle]. Dans les années trente et quarante du xixe siècle, bon nombre d’écrivains et d’artistes ont exploité l’immédiateté et la discontinuité du sketch dans le cadre de l’émergence du réalisme : il y a notamment dans ce contexte les Sketches by Boz de Dickens et les Irish Sketch-Book et Paris Sketch-Book de Thackeray. Ces esquisses réalistes visent à rendre les contours d’un lieu, d’une scène, voire d’une époque ou d’un peuple, en termes visuels. Encore plus que la « physiologie » française, qui vient du champ lexical des sciences naturelles, le sketch réaliste anglais retient le sens d’une composition qui a été rendue à la hâte et sur place, ce qui peut proclamer donc un haut degré de vraisemblance. Ces sketches réalistes se trouvent ainsi au nœud de tout un réseau de savoir et de voir.
5 Revenons aux sketches de Laurence Sterne. Le révérend William Gilpin, un contemporain de Sterne et auteur de traités esthétiques sur la beauté « pittoresque », qu’il définit comme « that peculiar kind of beauty, which is agreeable in a picture [5] » [cette sorte singulière de beauté qui est agréable dans un tableau], était un partisan important du sketch dans la deuxième moitié du xviii e siècle. Dans ses Trois essais sur le beau pittoresque, Gilpin développe un éloge de l’art du sketching qui se fonde précisément sur sa nature fragmentaire et non finie. Il insiste sur la richesse du sketch, qu’il décrit comme une transcription hâtive de la nature, et qu’il met au-dessus de « l’embellissement » de la peinture finie :
It is true, we cannot well admit the embellished scene among objects purely picturesque. It is too trim, and neat for the pencil; which ever delights in the bold, free, negligent strokes, and roughnesses of nature – abhorring, in it’s [sic] wild sallies, the least intrusion of art – or however allowing on the admission of such objects, as have about them the carelessness, the simplicity, and the freedom of nature [6].
[Une scène d’agrément ne convient pas parmi des objets purement pittoresques ; elle est trop soignée, trop nette, pour l’usage du pinceau, qui ne se plaît que dans les traits hardis, libres, négligés, et même rudes de la nature. Il rejette les objets qui présentent la plus petite apparence de l’art, à moins que, tels que des ruines, ils ne se rapprochent de la simplicité et de la liberté de la nature.]
7 Selon Gilpin, le sketch est autant une expression négligente et informelle qu’une copie vivante du monde extérieur. Il s’en prend donc à la « raideur » de la peinture :
The art of painting, in it’s highest perfection, cannot give the richness of nature. When we examine any natural form, we find the multiplicity of it’s parts beyond the highest finishing: and indeed generally an attempt at the highest finishing would end in stiffness. The painter is obliged therefore to deceive the eye by some natural tint, or expressive touch, from which the imagination takes it’s cue [7].
[La peinture, même dans son plus haut point de perfection, ne peut pas rendre la richesse de la nature. Si l’on examine un objet dans la nature, on y trouve une multiplicité de parties au delà de ce qu’il est possible d’exécuter ; dès qu’on veut même rechercher ce grand fini, on devient froid et roide. Le peintre est donc obligé de tromper l’œil par quelque teinte naturelle, ou quelques touches expressives dont l’imagination puisse se faire illusion.]
9 Le sketch, montrant « [the artist’s] first conception ; which is commonly the strongest, and the most brilliant [8] » [la première conception [de l’artiste], qui communément est la plus forte et la plus brillante] est un objet qui est encore proche de la nature. De cette façon, il peut communiquer des idées « more distinctly […] than in the best language [9] » [d’une manière plus distincte […] que dans le plus beau langage]. Selon Gilpin, plus la peinture est détaillée, plus on s’éloigne de la prouesse mimétique du sketch. Cet idéal mimétique minimaliste étaie aussi la fameuse ligne serpentine de beauté de William Hogarth (fig. 1) : la ligne courbe et sinueuse, qui semble suivre la forme des « winding walks and serpentine rivers [10] » [sentiers tortueux, des rivières qui serpentent], emportant avec elle l’œil qui la voit, ou la main qui la trace, au long de sa course.
Fig. 1. William Hogarth, The Analysis of Beauty : Written with a View of fixing the fluctuating Ideas of Taste, London, W. Strahan, 1772. Londres, British Museum
Fig. 1. William Hogarth, The Analysis of Beauty : Written with a View of fixing the fluctuating Ideas of Taste, London, W. Strahan, 1772. Londres, British Museum
10 Dans son Analyse de la beauté, William Hogarth réoriente l’expression et la compréhension de la visualité, valorisant l’universalité de cette beauté sinueuse. Gilpin reconnaît l’importance d’une telle ligne, qui d’ailleurs existe partout dans la nature : « […] it’s grand objects are roads, & rivers [11] » [ses grands objets sont des rues, & des rivières]. Cela me conduit vers une autre ligne ondulante, cette fois dans sa version parodique.
II
Fig. 2. Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, London, Becket and De Hondt, 1767, t. IX, p. 17. Londres, British Library © British Library Board. Shelfmark : C.70.Aa.28.
Fig. 2. Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, London, Becket and De Hondt, 1767, t. IX, p. 17. Londres, British Library © British Library Board. Shelfmark : C.70.Aa.28.
12 Cette arabesque, tracée en l’air par la canne du caporal Trim afin de démontrer la vie débridée du célibataire (fig. 2), et accompagnée des mots « whilst a man is free [12] – » [tant qu’un homme est libre –], fait partie de toute une série d’excentricités typographiques dans le roman Tristram Shandy qui soulignent la matérialité du texte. Cette série comprend également une page noire qui commémore le personnage de Yorick ; une page blanche qui nous invite à visualiser nous-mêmes la veuve Wadman ; et un certain nombre de lignes tordues qui sont des représentations joueuses du développement narratif de chacun des tomes du roman. Tous sont des stratagèmes destinés à transformer notre acte de lecture en un objet de ladite lecture. L’arabesque tournante de Trim, elle aussi, représente en forme fragmentée la mise en page du narrateur. Cela veut dire que le narrateur gesticule à l’encre de manière extravagante pour interrompre le passage de notre lecture et, « donc », comme le dit le caporal Trim, pour se rendre présent sur la surface du texte.
13 Si l’on tient compte de la forme que prend ce dessin – qui n’est, par exemple, ni un cercle, ni une spirale, mais une ligne qui tourne en descendant vers le bas de la page – son rôle dans le texte devient plus complexe. Ce gribouillis est non seulement un élément perturbateur du texte, mais aussi une figuration du texte. Il fonctionne comme représentation ironique du passage fluctuant de la narration. Il souligne ainsi l’arbitraire d’une figure linéaire pour représenter les tournures de la narration. En outre, il conteste la capacité représentative des mots en face des images. Shandy lui-même déclare que « a thousand of my father’s most subtle syllogisms could not have said more for celibacy [13] » (« un million de syllogismes les plus subtils de mon père, n’en auroit pas dit davantage en faveur du célibat »). En ce qu’elle exige du lecteur de changer l’acte de lire en celui de voir, la ligne ondulante reflète d’autres moments dans le texte où Sterne invite à faire appel à l’imagination visuelle du lecteur au moyen de sa rhétorique picturale. Par exemple, il y a l’introduction du caporal Trim, dans laquelle Sterne fait allusion au « coup de pinceau » que fait l’artiste sur la page, lequel est une forme qui hésite entre l’arbitraire du détail individuel et la complétion d’une figure :
I have but one more stroke to give to finish Corporal Trim’s character, – and it is the only dark line in it. – The fellow loved to advise, – or rather to hear himself talk ; his carriage, however, was so perfectly respectful, ‘twas easy to keep him silent when you had him so ; but set his tongue a-going, – you had no hold of him ; – he was voluble ; […] My uncle Toby, as I said, loved the man ; – and besides, as he ever looked upon a faithful servant, – but as a humble friend, – he could not bear to stop his mouth. – Such was Corporal Trim [14].
[Je n’ai plus qu’un coup de pinceau pour achever le caractère du caporal Trim : c’est la seule ligne noire qu’il y ait à son tableau. Mais enfin, Trim avoit ce défaut : il aimoit à donner des conseils, ou plutôt, il aimoit à s’écouter parler. – Avouons pourtant qu’il étoit si respectueux, si soumis, qu’on pouvoit aisément le tenir dans le silence, quand il n’avoit pas commencé à discourir. Mais si malheureusement on lui permettoit une fois d’ouvrir la bouche, il n’y avoit point de fin ; rien ne pouvoit arrêter la volubilité de sa langue. […] Tel etoit donc le caporal Trim.]
15 Voici un exemple caractéristique du sketch sternien. Les esquisses de Sterne se caractérisent moins par une description exhaustive que par un appel au lecteur à participer à la visualisation d’une scène. Ce qui est pertinent ici, c’est que le « coup de pinceau » qu’il faut ajouter pour finir la peinture signifie la verbosité du caporal Trim. Ainsi la ligne ondulante et le coup de pinceau visent tous deux à représenter non pas la parole ni les mots qu’il prononce, mais plutôt le fait qu’il parle excessivement. Shandy et Trim, les deux narrateurs-protagonistes, recourent à l’image brève d’une ligne dessinée pour convoyer le sens des mots.
16 Au moment de la publication de Tristram Shandy, le sketch verbal était un trope littéraire déjà bien établi. Le pictorialisme de Sterne, comme beaucoup de ses innovations dans le domaine du roman, n’était ni une nouvelle invention, ni une transformation, mais plutôt une consolidation de nouvelles caractéristiques de modes qui émergeaient ou se développaient dans la culture littéraire plus généralement [15]. L’appel que fait ici Sterne à « l’artiste absent » correspond à un certain motif employé par des écrivains avant lui, notamment Fielding et Swift. Tous deux faisaient maintes fois référence à William Hogarth afin de donner plus de vraisemblance aux portraits littéraires. « How I want thee, humorous Hogarth… » [Comme je te veux, facétieux Hogarth…] écrit Swift dans son poème The Legion Club, alors que Fielding écrit qu’« Hogarth himself never gave more expression to a Picture » [Hogarth n’a jamais donné plus d’expression à une image] dans son roman Joseph Andrews. Pat Rogers a décrit cet appel à l’artiste absent comme un « towel-throwing exercise [16] » [exercice de jeter l’éponge] parce que l’auteur exerce son autorité par allusion à l’art visuel, et donc à quelque chose qui échappe à la page du texte. Le portrait littéraire ici est formulé en analogie à l’art visuel. Il est donc en quelque sorte incomplet, fragmentaire. Ce geste d’interpeller Hogarth se rapproche ainsi de la rhétorique de l’esquisse dans la définition qu’en donne Gilpin. Le portrait trouve sa propre force dans la mesure où l’on souligne son caractère incomplet. Ainsi peut-on lire le passage suivant :
Such were the out-lines of Dr. Slop’s figure, which, – if you have read Hogarth’s analysis of beauty, and if you have not, I wish you would ; – you must know, may as certainly be caricatur’d, and conveyed to the mind by three strokes as three hundred [17].
[Telles sont à-peu-près les lignes qui forment le contour de l’individu du docteur Slop. – Mille coups de pinceau de plus seroient en pure perte, je ne le ferois pas mieux connoître. – Ceux-ci, à l’aide de l’Analyse de la beauté de M. Hogarth, suffisent pour donner une assez juste idée de celle du personnage.]
18 Dans cette version de l’esquisse picturale, Sterne en appelle avec encore plus d’insistance à la sensibilité du lecteur pour collaborer à la scène visuelle, insistant explicitement, même si c’est sur un mode parodique, sur la ligne de beauté d’Hogarth. De cette façon, au lieu de donner une description plus détaillée, il décrit ce qu’il ne dessine pas. Selon cette logique hogarthienne, les « mille coups de pinceau » seraient excessifs, et le narrateur n’a besoin que desdits « ceux-ci » qu’il a introduits afin de donner vie à l’image sur la page. Or, l’histoire du sketch sternien va encore plus loin, parce que Sterne transforme ce trope en une nouvelle sorte de correspondance aux arts, achevant ce que Rogers appelle une actualisation du motif [18] : c’est-à-dire qu’il demande à Hogarth lui-même, avec l’aide de Richard Berenger, d’illustrer une scène de son roman – celle dans laquelle le caporal Trim lit son sermon. Cependant, ce que Sterne demande à Hogarth n’est pas une illustration, mais un sketch. Voici un extrait de la lettre écrite par Sterne à Berenger :
By the Father of the Sciences (you know his Name) I would give both my Ears (If I was not to loose my Credit by it) for no more than ten Strokes of Howgarth’s witty Chissel, to clap at the Front of my next Edition of Shandy! – […] The loosest Sketch in Nature, of Trim’s reading the Sermon to my Father &c ; wd do the Business – & it wd mutually illustrate his System & mine [19].
[Au nom du Père des Sciences (vous connaissez son nom) je donnerais mes deux Oreilles (si je ne perdais pas mon crédit ainsi) pour non pas plus de six Coups du ciseau drôle de Hogarth pour coller au début de la prochaine édition de mon Shandy ! – […] L’esquisse la plus lâche de la Nature, de Trim qui lit son sermon à mon père etc. ; suffirait – et elle illustrerait mutuellement son système autant que le mien.]
20 Ici l’appel à l’artiste va si loin qu’il excède les bords du trope littéraire et devient un appel à la collaboration, insinuant que la transaction puisse être aussi avantageuse à Hogarth qu’à Sterne ; et, en effet, en ne demandant que l’esquisse la plus lâche – « the loosest Sketch in Nature » – il demande en même temps une illustration qui est plus exacte et plus naturelle que tout autre.
III
21 La Physiologie du mariage de Balzac est une entreprise explicitement sternienne – une cavale décousue de l’esprit et du pinceau. Balzac la décrit dans la préface à La Peau de chagrin comme « une tentative faite pour retourner à la littérature fine, vive, railleuse et gaie du dix-huitième siècle, où les auteurs ne se tenaient pas toujours droits et raides [20] », faisant ainsi l’éloge de la verve vivante et ondulante d’un auteur comme Laurence Sterne, qu’il cite dans ce texte. René Guise attribue à Tristram Shandy « un rôle dans la genèse de l’allégorie qui sert de fil conducteur à la Physiologie du mariage ». On a même évoqué la « sternomanie » de Balzac à propos de ce texte [21]. Quelle forme prend cette « sternomanie »? Lire Balzac à la lumière de Sterne serait bien sûr une entreprise risquée en elle-même, étant donné que Balzac aurait lu une traduction douteuse de Sterne, accompagnée des Mémoires de Sterne, un texte apocryphe écrit par Richard Griffith. Selon Jeri Dubois King, toutefois, « l’épigraphe et les nombreuses allusions à Sterne dans La Peau de chagrin indiquent que s’il y a du Sterne à la surface de La Peau de chagrin, il doit y en avoir plus au-dessous de cette surface ». En effet, c’est à travers les fantaisies typographiques qu’une sensibilité shandyienne ou sternienne vient à la lumière. Ces expérimentations excentriques avec la texture formelle du texte agitent le rapport entre les manifestations superficielles du texte et les mécanismes cachés qui opèrent au-dessous de la surface.
22 « L’excentrique », mot qui désigne le style sternien et dont l’origine étymologique provient d’une orbite non- ou « ex- » centrique, est particulièrement pertinent pour dire le mouvement tournant de l’arabesque ainsi que les autres déplacements typographiques qui ébranlent la notion d’un « texte » fixé, centré et immobile. Il y a d’autres « excentricités » sterniennes similaires dans l’œuvre de Balzac. Le cryptogramme dans la Physiologie du mariage annonce, tout comme l’arabesque, l’exubérance de l’auteur en même temps qu’il se livre aux « lignes » verbales-visuelles de lettres qui ne se conforment pas à la lisibilité. Cette notion d’une lisibilité manquée correspond bien sûr également à la masse de lignes dessinées sur le canevas de Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu : une histoire qui met au premier plan l’indéfinissable qui prend la place du « chef-d’œuvre ». Il faut noter que ce « conte fantastique » est également orné d’une épigraphe explicitement sternienne – cette fois, elle prend la forme de cinq lignes pointillées au-dessous du titre.
23 Passons ensuite à La Peau de chagrin, et aux deux « esquisses » textuelles dans ce roman qui sont animées par l’énergéia de l’esquisse, attirant l’attention du lecteur sur la ligne ou les lignes qui donnent vie à une figure sur la page. Il est évident que Balzac apprécie des descriptions longues et exhaustives, invoquant fréquemment le panorama comme cadre pictural. On reconnaît maintenant que la rhétorique de l’esquisse, en sa forme sternienne, appartient également à sa galerie d’effets descriptifs. Je me concentre ici sur la célèbre description du magasin d’antiquités, d’une visualité frappante et qui oscille dans un va-et-vient continuel entre le fragment et le « Tout » :
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Le poète devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette où les innombrables accidents de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se personnifia de nouveau, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme [22].
25 C’est une indistinction sans fin qui se présente aux yeux de Raphaël, un indéfinissable encadré, lui offrant des images partielles et fragmentaires qui doivent être éditées, rassemblées, ou incorporées en un nouveau système afin de les rendre lisibles. Ici le narrateur aborde une réflexion inverse de l’appel à l’artiste que l’on a vu dans le cas de Sterne. Cette fois, c’est le travail du « poète » de compléter ce que le « grand peintre » a laissé incomplet dans son « croquis ». Mais, comme l’a dit Michael Tilby, l’effet reste le même : « Poète et peintre […] doivent se relayer perpétuellement, car le fini finira toujours par se révéler non-fini, et cela jusqu’à l’infini [23]. » Plutôt que de donner de l’espace aux éléments visuels de la scène, le narrateur en souligne l’invisible ; et ce faisant, il souligne aussi le processus de la composition littéraire aussi bien qu’artistique. En mettant l’accent sur l’inachèvement du matériel, le narrateur gesticule envers l’infini et l’invisible. Cette mise en scène de formes esquissées, incomplètes et manquantes, est significative car elle ouvre un roman qui met le désir humain en forme visuelle : la forme que prend ce désir, comment on peut le voir, comment il peut être senti, à travers une peau.
26 Quelques pages plus loin vient la description du visage du marchand, dont la physionomie demande encore un « coup de pinceau » de l’artiste afin qu’elle devienne lisible. Encore une fois, le narrateur fait allusion au peintre afin de décrire l’inachèvement esquissé d’une figure :
Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur de Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche [24].
28 Voilà une citation conventionnelle du trope si typiquement sternien de « l’appel à l’artiste absent ». Le « coup de pinceau » agit comme médiateur entre auteur et artiste, entre l’ébauche et le fini, la présence et l’absence, l’arbitraire et la signification. L’invocation du sketch narratif fait partie d’un héritage romantique et sternien qui se révèle dans les éléments fantastiques et gothiques du roman, mais qui comprend aussi des excentricités typographiques, telles que l’arabesque de La Peau de chagrin aussi bien que les lignes pointillées du Chef-d’œuvre inconnu ou le cryptogramme de la Physiologie du mariage. De façon similaire, le geste du sketch minimise ironiquement le rôle de l’auteur-artiste, et, ce faisant, il invoque néanmoins le sens d’un « tout », ou d’un « plus », qui existe autour de la page. Tout cela est d’une importance centrale dans un roman dont l’objet central – la peau magique qui se rétrécit en accord avec la satisfaction du désir – est une représentation visuelle et matérielle des infinitudes du désir et de la vie humaine.
29 Diana Knight a écrit que « texts about paintings, painters and sculptors are obvious test cases for issues of representation [25] » [les textes qui abordent les peintures, les peintres, et les sculpteurs sont des mises à l’épreuve pour la question de la représentation]. D’une logique parallèle, ces moments textuels qui encadrent l’art bien plus lâche et excentrique de l’esquisse affichent l’acte de mimesis au moyen de l’allusion. La « ligne » ou le « coup de pinceau » est une figure qui sert de médiateur entre l’acte d’écrire et l’acte de dessiner, éloignant le narrateur de la scène de sa création, tout en annonçant sa présence. En ce sens, la ligne de Sterne copiée par Balzac joue un rôle important dans les discussions de longue date concernant le « pictorialisme » littéraire. La ligne ici donne une forme succincte et concrète à l’analogue « inter-art ». Arbitraire ou signifiante, comme l’esquisse, elle pourrait tracer le grand événement du génie – ou elle pourrait rester une ligne préliminaire.
Fig. 3. E. T. A. Hoffmann, Fragment eines humoristischen Aufsatzes [Fragment d’un essai humoristique]. Image reproduite dans Nord und Süd, vereint mit Morgen. Deutsche Halbmonatsschrift, no 34, 1910, p. 348. Londres, British Library
Fig. 3. E. T. A. Hoffmann, Fragment eines humoristischen Aufsatzes [Fragment d’un essai humoristique]. Image reproduite dans Nord und Süd, vereint mit Morgen. Deutsche Halbmonatsschrift, no 34, 1910, p. 348. Londres, British Library
30 Il y a encore un chapitre à insérer dans l’histoire de l’arabesque sternienne-balzacienne, qui fonctionnera ici comme une sorte de postface. C’est la version dessinée par E. T. A. Hoffmann, écrivain allemand qui a, en quelque mesure, inspiré l’écriture de La Peau de chagrin, et qui était plus généralement une force génératrice du genre du fantastique en France dans les années 1830. La ligne hoffmannienne, que Balzac n’aurait pas vue, ayant été incluse dans un fragment d’un essai humoristique, est bien plus déformée, on pourrait même dire « grotesque », que celle de Balzac (fig. 3). Cependant, il est frappant que ces deux auteurs, qui sont si fréquemment associés l’un à l’autre dans les discussions de La Peau de chagrin, aient interprété le gribouillis de Sterne de la même façon : ils ont tous deux tourné la ligne shandyienne sur le côté, afin qu’elle ressemble au passage narratif du texte, qui s’épuise en se courbant et tournant, à travers la page.
Notes
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[1]
Michael Tilby, « “Ainsi l’ébauche vécut…” : du croquis au récit romanesque au seuil de la Comédie humaine », in Sonya Stephens (dir.), Esquisses/Ébauches : Projects and Pre-Texts in Nineteenth-Century French Culture, New York, Peter Lang, 2007, pp. 68-69.
-
[2]
Jean Hagstrum, The Sister Arts: The Tradition of Literary Pictorialism and English Poetry from Dryden to Gray, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. xxii.
-
[3]
Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman: The Text, in Melvyn New et al. (dir.), The Florida Edition of the Works of Laurence Sterne, Gainseville, University Press of Florida, 1978-2008, t. II, p. 743 ; et Vie et opinions de Tristram Shandy, tr. fr. de Joseph-Pierre Frenais, Paris, Volland, 1787, t. IV, p. 188.
-
[4]
Ibid., t. II, p. 744 ; tr. fr., t. III, p. 189.
-
[5]
Ibid., t. I, pp. 109-110 ; tr. fr., t. I, pp. 161-162 (traduction altérée).
-
[6]
Voir Thomas Keymer, Sterne, the Moderns, and the Novel, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 7.
-
[7]
Pat Rogers, « “How I want thee, Humorous Hogart” : The Motif of the Absent Artist in Swift, Fielding and Others », Papers on Language and Literature, 2006, vol. 42, no 1, p. 25.
-
[8]
Sterne, Life and Opinions, t. I, p. 121 ; tr. fr., t. IV, p. 163.
-
[9]
Pat Rogers, « “How I want thee, Humorous Hogart” », art. cit., p. 35.
-
[10]
Melvyn New, Peter de Voogd (dir.), The Letters of Laurence Sterne : Part 1, 1739-1764, in The Florida Edition of the Works of Laurence Sterne, t. VII, pp. 130-131.
-
[11]
Richard Sha, The Visual and Verbal Sketch in British Romanticism, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1998, p. 3.
-
[12]
Alison Byerly, « Effortless Art : The Sketch in Nineteenth-Century Painting and Literature », Criticism, 1999, vol. 41, no 3, p. 350.
-
[13]
William Gilpin, An Essay upon Prints, London, J. Robson, 1768, p. x.
-
[14]
William Gilpin, Observations relative chiefly to Picturesque Beauty made in the Year 1772 on Several Parts of England, particularly the Mountains and Lakes of Cumberland and Westmoreland [1772], London, Blamire, 1792, t. I, p. xviii, et trad. fr. du baron de Blumenstein, Observations pittoresques sur différentes parties de l’Angleterre, Breslau, G. T. Korn, 1801, t. I, pp. x-xi.
-
[15]
Gilpin, Three Essays : On Picturesque Beauty ; On Picturesque Travel ; And on Sketching Landscape, London, Blamire, 1792, p. 72 ; trad. fr. du baron de Blumenstein, Trois Essais sur le beau pittoresque, sur les voyages pittoresques et sur l’art d’esquisser le paysage, suivi d’un poème sur la peinture du paysage, Breslau, G. T. Korn, 1799, pp. 73-74.
-
[16]
Gilpin, Three Essays, p. 61 ; Trois Essais, p. 63.
-
[17]
Ibid., p. 88 et p. 96.
-
[18]
William Hogarth, The Analysis of Beauty : Written with a View of fixing the fluctuating Ideas of Taste, London, W. Strahan, 1772, p. 25 ; Analyse de la beauté, destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût, trad. fr. d’Hendrik Jansen, Paris, Levraut, Schoell et Cie, 1805, t. 1, p. 90.
-
[19]
Voir Ronald Paulson, Hogarth : Art and Politics, 1750-1764, Cambridge, Lutterworth Press, 1993, t. III, p. 462, n. 74.
-
[20]
CH, t. X, p. 54.
-
[21]
René Guise, « Le “Minotaure” de Balzac. Note sur Balzac et Sterne à propos d’un passage », Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Univ. de Nancy II, 1980, p. 461.
-
[22]
CH, t. X, pp. 71-72.
-
[23]
Tilby, « “Ainsi l’ébauche vécut…” », art. cit., p. 77.
-
[24]
CH, t. X, p. 78.
-
[25]
Diana Knight, Balzac and the Model of Painting : Artist Stories in « La Comédie Humaine », Oxford, Legenda, 2007, p. 1.