Notes
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[1]
Voir Joseph P. Strelka, Dante und die Templergnosis, Tübingen, Francke, 2012, p. 82.
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[2]
Le parallélisme, voulu par Balzac, entre l’image de Dante à bord d’une barque traversant la Seine (Les Proscrits, CH, t. XI, p. 546) et le tableau de Delacroix a été relevé par Roland Chollet (voir L’Œuvre en préfaces, textes réunis par Marie-Bénédicte Diethelm et Nicole Mozet, Classiques Garnier, 2014, p. 174) et Anne-Marie Baron (Balzac et la Bible, Champion, 2007, p. 279).
-
[3]
CH, t. XI, pp. 501-509.
-
[4]
Ibid., p. 502.
-
[5]
Ibid., p. 501.
-
[6]
Ibid., p. 506. Michel Butor fait ce commentaire : « Il voudrait être un poète épique, rivaliser de plus près avec Dante. » In Le Marchand et le génie. Improvisations sur Balzac, I, Éd. de la différence, « Les Essais », 1998, p. 385.
-
[7]
Ibid., p. 507.
-
[8]
Kurt Flasch écrit à ce propos : « L’au-delà de Dante expose la réalité terrestre. L’au-delà de l’enfer dantesque correspond au monde existant tel qu’on le juge, l’évalue équitablement et le fixe durablement. » In Einladung Dante zu lesen, Frankfurt am Main, Fischer, 2015, p. 136 (nous traduisons).
-
[9]
Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Basel / Tübingen, 1993 (première éd. 1948), p. 370 (nous traduisons).
-
[10]
Ibid., p. 364. Paul Veyne note au sujet des traductions de textes orientaux parvenus en Occident au cours du Moyen Âge : « Elles ont touché ici un nombre […] restreint de clercs, une centaine tout au plus, et ce fut la naissance de la scolastique, l‘œuvre immense de saint Thomas d’Aquin, et la construction de la métaphysique moderne, jusqu’à Heidegger. Tout cela qui a surgi dans ce petit périmètre autour de la Sorbonne, entre la rue du Fouarre et la rue Maître-Albert, était tout droit venu de la Grèce et de l’Orient, et enrichi par l’Orient » (in Sexe et pouvoir à Rome, Tallandier, « Texto », p. 51).
-
[11]
À en croire les recherches de Joseph P. Strelka, Dante aurait adhéré à une fraternité de templiers florentins. Il aurait séjourné à Paris au moment du grand procès contre Jacques de Molay (alors que sa rencontre avec Sigier de Brabant aurait eu lieu, au rebours de la chronologie dans Les Proscrits, bien plus tôt, à Orvieto). Voir op. cit., pp. 78-81.
-
[12]
Selon le même critique, Dante n’aurait pas publié les treize chants ultimes du Paradis de peur de se faire accuser d’hérésie gnostique par l’Inquisition. Le texte manquant aurait été trouvé par Jacopo Alighieri après la mort de son père (ibid., p. 82).
-
[13]
Ibid., pp. 83-86.
-
[14]
CH, t. X, pp. 323-324.
-
[15]
Ibid., p. 325.
-
[16]
Ibid., p. 326 et p. 1371, la note 2 de la p. 326.
-
[17]
Ibid., p. 327. Voir le commentaire que Curtius consacre à ce passage dans Balzac, Bonn, Verlag Friedrich Cohen, 1923, pp. 338-339.
-
[18]
Anne-Marie Baron présente une analyse fort convaincante de l’attitude de Dante face à l’Empire, qu’il souhaite plus puissant, et envers l’Église, qu’il juge trop politique. Ces positions conflictuelles semblent réinvesties par Balzac, dans le contexte de son époque. On ne peut que suivre la critique quand elle écrit : « La Comédie humaine, comme La Divine Comédie, est susceptible d’une lecture laïque ou sacrée selon que son architecture sociale apparaît dominée par le pouvoir politique ou par celui de l’Église. Mais la critique a toujours privilégié chez Dante le monde supérieur et chez Balzac la société humaine, alors que les deux œuvres me semblent avoir le même objectif… » (op. cit., p. 277).
-
[19]
Lettre du 12 juillet 1842, LHB, t. II, p. 589. Ce texte bénéficie du commentaire de Madeleine Ambrière dans « Balzac penseur et voyant », première édition dans L’Artiste selon Balzac, Paris-Musées, 1999, repris dans Une grande voix balzacienne. Madeleine Ambrière, textes réunis par Michel Lichtlé et Nathalie Preiss, L’Année balzacienne, Hors série, 2015.
-
[20]
Lettre à Mme Hanska de la fin juin 1836, LHB, no 112, t. I, p. 326.
-
[21]
CH, t. XI, p. 537.
-
[22]
La nature et la technique de ces emprunts à été analysée à propos de Séraphîta par Max Andréoli dans « Une mosaïque balzacienne : l’exposé du pasteur Becker », AB 2002, et par Saori Osuga, Séraphîta et la Bible, Sources scripturaires du mysticisme balzacien, Honoré Champion, 2012. Les éditions de Louis Lambert par Michel Lichtlé et de Séraphîta par Henri Gauthier dans la Pléiade apportent des informations indispensables en cette matière. Dans Les Proscrits, un important emprunt textuel à Saint-Martin se trouve à la p. 140 de l’édition de la Pléiade (« La parole divine nourrissait… parole stérile »). Il est tiré de L’Homme de désir, section 68.
-
[23]
CH, t. XI, pp. 550-554.
-
[24]
Ibid., pp. 552-553.
-
[25]
Sigier utilise des formulations qui appartiennent aussi à Louis Lambert, dont on sait qu’il est un des doubles de Balzac. Dante possède le visage du guerrier éprouvé par la vie (CH, t. XI, p. 532), ressemblant ainsi à Wilfrid, personnage au physique balzacien dans Séraphîta. Honorino, outre qu’il porte le prénom italianisé de son inventeur, est balloté comme le narrateur de Jésus-Christ en Flandre (CH, t. X, pp. 324-325) entre la vision d’un ange et le séjour parmi les damnés. Godefroid sera le nom de l’initié dans L’Envers de l’histoire contemporaine ; il renvoie par ailleurs à l’idéal androgynique, fortement présent dans La Comédie humaine et sans doute lié, chez Balzac, au désir de rivaliser avec son demi-frère Henri auprès de sa mère. On consultera à ce sujet Anne-Marie Baron, op. cit., p. 271.
-
[26]
Voir ibid., p. 280.
-
[27]
Nous nous référons par la suite à Kurt Flasch, op. cit., en particulier pp. 82, 146-154, 173-175 et 199-214.
-
[28]
Ibid., p. 201.
-
[29]
Voir Joseph P. Strelka, op. cit., p. 183.
-
[30]
Kurt Flasch, op. cit., p. 210.
-
[31]
Ces concepts appartiennent à la tradition gnostique, comme le signale Joseph P. Strelka, op. cit., p. 94. Pour en trouver une définition et contextualisation, on consultera le site agora.qc.ca / dossiers / gnose (article de Jacques Dufresne).
-
[32]
Voir Kurt Flasch, op. cit., p. 174-175.
-
[33]
Max Andréoli a raison de souligner la difficulté rencontrée par Balzac à concilier analyse rationnelle et extase poétique moyennant une langue française soumise aux règles académiques depuis le xvii e siècle : « Dante consacre à son paradis trente-trois chants, Swedenborg plusieurs volumes ; Balzac, les douze ultimes pages de Séraphîta » (op. cit., p. 177). On ajoutera que la représentation du paradis, contrairement à celle de figures angéliques, n’est pas courante à l’époque romantique et au-delà.
-
[34]
CH, t. XI, p. 854. La note 1 reproduit, à la p. 1706, un assez long passage de L’Homme de désir (section 48, p. 78), que Balzac a d’ailleurs considérablement retravaillé. Henri Gauthier, dans L’Image de l’homme intérieur chez Balzac, Droz, 1984, p. 125, propose un diagramme de la cosmologie propre à Séraphîta. Sur le problème des filiations entre Balzac et ses prédécesseurs gnostiques, on suivra Max Andréoli : « Les solutions qu’apportent les gnostiques ou théosophes ne sont pas reprises telles quelles par Balzac ; elles doivent être, comme toujours chez lui, non pas plaquées du dehors, mais engendrées logiquement par le système » (op. cit., p. 158).
-
[35]
Voir à ce sujet Henri Gauthier, CH, t. XI, p. 1698, note 1, et Henri Gauthier, op. cit., pp. 80-91, en particulier p. 89.
-
[36]
Séraphîta. CH, t. XI, p. 848 et p. 849. Séraphîta a atteint le stade du spécialiste, alors que Wilfrid et Mina y aspirent seulement. On consultera à ce sujet le commentaire consacré au parcours de Wilfrid (CH, t. XI, pp. 1676-1677, note 2).
-
[37]
Voir Max Andréoli, op. cit., pp. 196-197. Anne-Marie Baron écrit à ce propos : « Comme dans les Enfers de Dante ou de Bosch, chaque vice balzacien trouve un châtiment à sa mesure, un contrapasso, une ‘contre-souffrance’, maladies psychiques ou morales, dépendances diverses, tourments raffinés, tortures intolérables ». In Balzac et la Bible, op. cit., p. 270.
-
[38]
Voir Maître Cornélius, Eugénie Grandet et Le Curé de village.
-
[39]
Voir à ce sujet Joseph P. Strelka, op. cit., p. 128.
-
[40]
Sa célèbre leçon se trouve dans Le Père Goriot, CH, t. III, pp. 135-146. Elle semble garder toute son actualité, puisque l’économiste Thomas Piketty la juge exemplaire pour illustrer sa thèse des sociétés bloquées parce qu’incapables d’assurer la promotion de leurs membres dépourvus de fortune héritée à un statut de richesse adéquat à leurs efforts. In Le Capital au xxi e siècle, Seuil, 2013,
-
[41]
Seraphîta, CH, t. X, p. 836 sq.
-
[42]
Face au corps de Lucien, Vautrin s’agenouille de sorte à ressembler à une sculpture tombale du Moyen Âge (CH, t. VI, pp. 820-821). On sait par ailleurs qu’il finit par se mettre au service de la police d’État.
-
[43]
Joseph P. Strelka le décrit ainsi : « Le prince du mal est bien obligé de torturer incessamment trois de ses meilleurs disciples. Lucifer pleure de douleur et de rage. Cette représentation finale du mal est une image poignante de sa vocation autodestructrice. » (op. cit., p. 133).
-
[44]
CH, t. X, p. 840.
-
[45]
Curtius écrit à ce propos : « Vautrin est le fils préféré de son imaginaire artistique et de sa volonté de pouvoir [de Balzac] – la réplique démoniaque de tout ce qu’il est » (op. cit., p. 197).
-
[46]
Voir Kurt Flasch, op. cit., pp. 151-152 et Joseph P. Strelka, op. cit., p. 112.
-
[47]
Curtius note à ce propos : « Béatrice ne se réduit par à un amour de jeunesse retrouvé. Elle représente le salut le plus élevé sous l’espèce d’une femme – émanation de Dieu. C’est là l’unique raison pour laquelle elle peut, sans encourir le reproche de blasphème, prendre la tête d’un triomphe dans lequel se trouve rangé le Christ », in Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, op. cit., p. 382.
-
[48]
CH, t. IX, p. 1081
-
[49]
Max Andréoli qualifie Henriette à juste titre de « jumelle terrestre de Séraphîta ». In « Les labyrinthes du double dans Le Lys dans la vallée », AB 1993, p. 175.
-
[50]
CH, t. IX, p. 1081.
-
[51]
CH, t. XI, p. 858.
-
[52]
CH, t. XI, p. 859.
1 Dante et Balzac ont jugé le terme de comédie le plus adéquat pour intituler, désigner et subsumer la complétude de leurs œuvres respectives. Le premier s’est contenté du nom seul, l’adjectif divine étant dû à Boccace [1], alors que le second y ajoute d’emblée l’épithète humaine. Le titre retenu par Balzac n’entend pas rendre un simple hommage à un illustre devancier, à l’instar des nombreuses reprises de sujets moyenâgeux dans l’art romantique, dont le Dante et Virgile aux enfers de Delacroix constitue un exemple type [2]. Il s’agit en fait d’un choix programmatique, La Comédie humaine dans son ensemble se voulant la version moderne de La Divine Comédie.
2 Balzac s’en explique assez clairement dans sa préface du Livre mystique [3]. Dès les pages initiales de ce texte, il insiste sur la nécessité d’envisager comme un tout cohérent les Études de mœurs et les Études philosophiques [4], ces dernières contenant trois œuvres éparses qui, réunies en un volume, doivent « offrir l’expression nette de la pensée religieuse, jetée comme une âme en ce long ouvrage [5] ».
3 L’idéal rêvé par Balzac aurait consisté à réaliser par les moyens de l’épopée le récit de son époque, qui serait apparu alors « comme une nouvelle Divine Comédie [6] ». Frustré de ce projet par ce qu’il nomme les exigences de sa vie, il s’attelle à la tâche non moins lourde de faciliter à ses compatriotes, supposés pétris de rationalisme, l’accès à une pensée mystique qui va des sages indiens à Swedenborg en passant par Dante : « Dans ce LIVRE, la plus incompréhensible doctrine a donc une tête, un cœur et des os, le Verbe des mystiques s’y est incarné ; enfin l’auteur a tâché de la rendre attrayante comme un roman moderne [7]. »
4 Il est vrai que Balzac a pu trouver en Dante une véritable âme sœur, tant les créations des deux écrivains partagent plusieurs de leurs figures fondatrices, malgré leur appartenance à des époques fort distinctes. L’auteur de La Divine Comédie, comme son lointain continuateur, part du constat d’un monde déchu à la suite d’une profonde crise politique et morale. Aussi, pour représenter les nombreuses facettes de cette situation, multiplie-t-il les références à l’histoire de son temps, ce dont témoigne en particulier le défilé d’acteurs de tous les rangs qui peuplent son œuvre [8]. Curtius estime qu’il s’agit là de la plus puissante rénovation qu’ait connue la tradition littéraire de l’Antiquité et du Moyen Âge, et de conclure : « La Divine Comédie est en même temps une Comédie humaine [9] ».
5 L’œuvre de Dante, de ce fait, totalise la somme des connaissances culturelles, mais aussi des expériences socio-économiques, propres à la capitale du monde que fut Florence, comme Balzac saura le faire à propos de Paris ville phare de la civilisation postrévolutionnaire. La Divine Comédie, outre qu’elle se préoccupe sans cesse de morale, politique et religion, discute aussi toutes sortes de problèmes philosophiques, astrologiques, théologiques, économiques ou biologiques, l’ensemble se coulant dans le moule de la langue poétique. Dante, comme Balzac plus tard, orchestre la quête d’un idéal en combinant ou transgressant les savoirs et les formes d’expression disponibles dans le contexte spécifique d’une époque.
6 On notera enfin que les deux écrivains font apparaître sous le développement linéaire de leurs textes un tissu de symboles qui veut inviter leurs lecteurs à une quête de significations plus ou moins cachées. Chez Dante, la descente aux enfers, pratiquée avant lui par saint Paul et Énée, puis l’ascension vers Dieu, conception extrême-orientale parvenue à travers Cicéron à plusieurs penseurs du Moyen Âge [10], rappellent deux étapes importantes de l’itinéraire christique, sans pour autant prêter à confusion avec le modèle biblique. Cela tient au fait que le parcours du poète est organisé avant tout comme une quête de la connaissance au sens gnostique de la formule [11]. La critique de l’Église romaine qu’il y inscrit ne tient pas seulement aux compromissions politiques et morales du Pape, mais tout autant au dogmatisme religieux de l’institution que ce dernier représente [12]. Dante rêve d’une Église affranchie d’intérêts matériels, toute empreinte de la spiritualité propre aux écrits de saint Jean et, plus tard, de Bernard de Clairvaux [13].
7 Balzac, on le sait, discute la même problématique pour arrêter des positions comparables à celles de son prédécesseur. Le bref conte de Jésus-Christ en Flandre est significatif à cet égard. On y découvre la splendeur architecturale d’une église de couvent, bâtie en style gothique à l’endroit où le Christ avait laissé l’empreinte de son pied, après être descendu une dernière fois sur terre. Le narrateur, contemplant l’édifice, le voit soudain s’illuminer et s’animer, se sentant « soulevé par une puissance divine qui [le plonge] dans une joie infinie [14] ». Cette extase est interrompue par l’intrusion d’une vieille squelettique, couverte de cendres, sortie tout droit d’un cimetière. Après quelques hésitations, le narrateur reconnaît en elle l’institution ecclésiastique et lui lance : « Malheureuse, pourquoi t’es-tu prostituée aux hommes ? Dans l’âge des passions, devenue riche, tu as oublié ta pure et suave jeunesse, tes dévouements sublimes, tes mœurs innocentes, tes croyances fécondes, et tu as abdiqué ton pouvoir primitif, ta suprématie tout intellectuelle pour les pouvoirs de la chair [15] ».
8 Ce n’est qu’une fois la pureté du christianisme originaire opposée aux dévoiements de l’« Église de chair », et cette dernière reléguée au royaume des morts, que les rôles peuvent s’inverser : la vieille se mue en divinité indienne, puis en ange flamboyant, qui réitère face au narrateur le « Vois et crois ! » jadis adressé par le Christ à saint Thomas [16]. À ce moment surgit la fresque d’une cité idéale fondée sur l’alliance du savoir et de la culture. Il reste néanmoins à revenir à la douloureuse réalité contemporaine, l’ange cédant à son tour sa place à la vieille fantomatique, « situation critique » dans laquelle le narrateur voit enfermée « la plus belle, la plus vaste, la plus vraie, la plus féconde de toutes les puissances » [17].
9 Une telle formule annonce certes que Balzac revendiquera avec vigueur le respect de l’autel et du trône. Elle ne signifie pas, cependant, qu’il souhaite rétablir l’ancien pouvoir institutionnel de l’Église romaine [18]. Le catholicisme lui paraît un garant de l’ordre moral à l’intention des masses, alors qu’à titre personnel, il n’en accepte pas les contraintes dogmatiques : « Devant Dieu », écrit-il, « je suis de la religion de Saint-Jean, de l’Église mystique, la seule qui ait conservé la vraie doctrine. Ceci est le fond de mon cœur [19] ».
10 *
11 Balzac est fort conscient du statut de marginal que lui valent ses œuvres explicitement rattachées à sa pensée mystique, contrairement à ses autres créations, plus discrètement alimentées par la même source, textes que les lecteurs savent insérer plus facilement dans leur univers familier. À Mme Hanska il explique :
Comme vous le dites, il faut tâcher de pénétrer le sens de Séraphîta, pour critiquer l’œuvre ; mais je n’ai jamais compté sur un succès, quand L[ouis] Lambert était dédaigné. Ce sont des livres que je fais pour moi et pour quelques-uns. Quand il faut faire un livre pour tout le monde, je sais bien à quelles idées il faut le demander et celles qu’il faut exprimer [20].
13 On comprend dès lors que Balzac, outre la sympathie qu’il éprouve pour le fonds gnostique de La Divine Comédie, se sente des affinités avec Dante en raison de l’incompréhension, voire du rejet que l’un et l’autre ont subi de la part de l’élite culturelle et sociale de leur époque, même si c’est pour des motifs distincts. Il est à ce propos frappant de constater que dans Les Proscrits, Sigier seul semble pouvoir assumer sans réserve son rôle de « plus fameux docteur en Théologie mystique de l’Université de Paris [21] », alors que Dante et Godefroid se présentent comme bannis de leurs séjours préférés, à savoir la ville de Florence pour le premier et la sphère céleste pour le second. Et pourtant, il faut bien l’admettre, même Sigier ne possède pas la stabilité escomptée. Le personnage, si fortement mis en évidence par Balzac, n’a en fait jamais pu tenir le discours qui lui est prêté, celui-ci empruntant massivement à Swedenborg et à Saint-Martin [22]. Et sans doute Dante n’est-il pas venu l’entendre rue du Fouarre, de même qu’il n’a jamais exposé à un jeune disciple français les conséquences à envisager après un suicide, comme celui qu’expie dans l’au-delà un certain Honorino [23].
14 Un faux Sigier instruit un faux Dante, protecteur d’un faux élève et narrateur d’un faux épisode de son périple en compagnie de Virgile, le tout étant cependant organisé de manière à faire apparaître Balzac comme le glorieux continuateur, voire triomphateur, de son devancier florentin. Car les paroles de Sigier expriment l’état moderne de la science, telle que la conçoit Balzac, de sorte que Dante se voit, du moins passagèrement, réduit au silence d’un élève attentif. Inversement, quand le poète florentin ouvre la bouche, il en sort le récit en prose balzacienne de son voyage à travers les sphères de l’au-delà et de sa rencontre avec l’âme souffrante d’Honorino, qui transite à son tour entre l’extrême bord du purgatoire et l’enfer [24]. Le résultat de ces multiples transpositions est que chacun des principaux acteurs dans Les Proscrits rappelle une situation romanesque, des propos ou des traits physiques et moraux qui se rattachent à d’autres personnages du Livre mystique, des Romans philosophiques, de La Comédie humaine et in fine à Balzac lui-même [25].
15 Une fois signalée ainsi l’éminence de sa position par rapport à ses prédécesseurs anciens et modernes [26], rien n’empêche Balzac de réactiver certaines de leurs conceptions cosmologiques, le modèle de Dante bénéficiant de son attention particulière. Il est vrai que La Divine Comédie présente un dispositif spatial très élaboré, une dynamique impulsée à ce dispositif par une puissance transcendante, et une évaluation morale de l’humanité étroitement corrélée à ces deux facteurs.
16 Dante distingue, en effet, Enfer, Purgatoire et Paradis [27]. L’Enfer totalise neuf cercles. Le Purgatoire se divise en trois parties : Antépurgatoire, Purgatoire proprement dit, qui comprend sept niveaux de purification, et Paradis terrestre. Le Paradis céleste s’organise en neuf sphères, dont les sept premières vont de la Lune à Saturne, en passant par Mercure, Vénus, le Soleil, Mars et Jupiter. La huitième sphère contient les étoiles fixes, entité infranchissable, puisque au-delà se déploie la neuvième sphère du ciel de feu [28] ou ciel cristallin [29]. C’est depuis là que le moteur premier, primum mobile, communique un mouvement giratoire à tous les niveaux inférieurs de l’univers céleste. Vient enfin l’empyrée, en tant que pure expression d’énergie spirituelle et affective, synonyme de béatitude divine [30].
17 Il paraît évident que les êtres parvenus au séjour céleste ne possèdent guère d’autre trait moral que celui de leur perfection. L’Enfer et le Purgatoire, en revanche, associent à l’ordonnancement vertical de leurs composantes une gradation des vices humains qui décide de la cruauté de la peine à souffrir ou de la longueur de l’expiation à endurer par les damnés. Les châtiments infernaux sont réservés aux êtres irrémédiablement engagés dans la mauvaise voie. Il s’agit de la catégorie des « hyliques » qu’un besoin de jouissance terrestre empêche de s’ouvrir à la spiritualité propre aux « psychiques » et aux « pneumatiques » [31]. Les hyliques incapables de maîtriser leurs impulsions corporelles et leurs désirs matériels logent dans les cercles supérieurs de l’enfer. Les hérétiques se trouvent déjà au-delà du Styx et des remparts de la cité dolente, où attendent les peines les plus lourdes. Là sont punis les coupables de toutes sortes de violence. Tout au bas enfin, séjournent les auteurs de tromperies délibérées, le fonds du puits glacé étant occupé par Lucifer broyant dans ses trois gueules les traîtres envers l’autorité séculière ou divine (Brutus, Cassius et Judas).
18 Quant au Purgatoire, s’il inflige lui aussi des souffrances diversement modulées, mais dépourvues de tortures graves, il se conçoit avant tout comme un lieu de pénitence. Seuls les hommes capables de maturation spirituelle, appelés « psychiques » en terminologie gnostique, y ont droit de séjour. Ces êtres en attente d’élévation occupent une succession verticale de paliers correspondant à la série des sept péchés capitaux : orgueil, envie, colère, paresse, avarice ou prodigalité, gourmandise et luxure [32]. Les voies du salut s’ouvrent à partir du moment où les pécheurs se lavent de leurs fautes en observant les vertus appropriées, telles l’humilité, la charité, la tempérance ou la chasteté.
19 L’univers de Balzac, comme on peut le constater, présente des structures dont de nombreux éléments remontent directement ou par le biais d’intercesseurs à la cosmologie de Dante. À commencer par l’étonnant déploiement du monde céleste dans Séraphîta [33]. La vision de cet au-delà est permise à deux élus du monde terrestre, passagèrement initiés par un être en voie d’angélisation, ce qui n’est pas sans rappeler l’ascension ultime du poète florentin en compagnie de Béatrice. Quant aux images représentatives de l’espace paradisiaque, elles possèdent bien des qualités déjà retenues par Dante, l’une des plus frappantes étant la reprise, à travers Saint-Martin, du primum mobile, c’est-à-dire de l’assimilation de Dieu au moteur universel de la création [34].
20 Mais c’est sans doute l’idée d’une stratification des trois espaces principaux dans La Divine Comédie qui a laissé l’emprunte la plus profonde dans l’œuvre de Balzac. La Comédie humaine, elle-même composée d’étages compartimentés, ne cesse de mettre en scène les tensions entre des sphères plus ou moins closes qui relèvent d’une spécificité géographique, économique, sociale, politique, psychologique, philosophique et ainsi de suite. Certes, on ne peut pas se faire emmener par les acteurs balzaciens dans un au-delà divisé en séjours de damnés, de repentis et de bienheureux, exception faite de la conclusion de Séraphîta – et encore. Mais on peut observer leurs tourments dans l’enfer terrestre, leur chute dans les ténèbres du mal ou, inversement, leurs tentatives de monter vers les portes lumineuses du Ciel.
21 *
22 Pour orchestrer la dynamique propre à cet immense champ de bataille, Balzac projette son personnel romanesque sur un schéma organisateur plus complexe que celui de Dante. Certes, il ne renonce pas à l’idée gnostique qui suppose que les êtres peuvent se différencier selon leur faculté de purification spirituelle. Il lui superpose cependant une catégorisation davantage fondée sur le mode d’appréhension du monde par les individus, ce qui aboutit à la division en « instinctifs », « abstractifs » et « spécialistes ». Et il tient compte enfin de la place qu’occupent les hommes dans un ordre ascendant qui relie le monde naturel, spirituel et divin [35].
23 De cette intrication de séries conceptuelles d’origine diverse résultent la richesse et la complexité du personnel de La Comédie humaine. Étant, comme d’autres animaux, situé à la limite du naturel et du spirituel, l’homme se singularise par le fait de disposer de la plus puissante énergie psycho-physiologique. Celle-ci lui permet, si cette énergie est couplée avec la faculté de concentration ou de voyance, de faire preuve de génie ou de toucher au sublime. Aussi bien des « Instinctifs » que des « Abstractifs » peuvent manifester un tel don, alors que les « Spécialistes », très peu nombreux, intègrent et dépassent non seulement les qualités de ces deux sphères, mais surtout pénètrent, grâce à l’intensité de leur foi et de leurs prières, dans un autre monde, celui du divin. Ces êtres d’exception s’identifient aux « pneumatiques » de la gnose, ils ont acquis « au feu des creusets la pureté du diamant » de sorte qu’« ils sont retranchés du nombre de ceux qui doivent mourir ; s’ils entendent les langages, ils n’en comprennent plus les idées » [36].
24 Balzac n’omet cependant pas d’introduire, à côté de ces différenciations qualitatives, d’importantes considérations quantitatives. Il estime, comme on le sait, que les humains, dans leur majorité, sont des « instinctifs » sans autre particularité que de se livrer à des tâches mécaniques. Aussi ne parle-t-il guère des ouvriers ou des paysans, dans la mesure où ils ressortent à cette catégorie. Il consacre, en revanche, une très grande place aux « abstractifs », population restreinte par son nombre, mais essentielle par son rôle porteur dans les domaines de l’économie, de la politique et de l’art. La société, de façon principielle, et bien plus nettement encore dans son mode d’existence moderne, dépend de l’organisation de ses membres, selon leur degré de capacité abstractive, en groupes hiérarchisés.
25 Balzac en fournit la parfaite illustration dans son tableau de la société parisienne au début de La Fille aux yeux d’or. Or, il nous fait comprendre qu’aucune des activités exercées par les représentants des différentes sphères, même quand ils occupent les positions dominantes, ne permet de stabiliser un acquis digne de ce nom. Les terribles efforts consentis par les compétiteurs de toutes les classes pour franchir un degré sur l’échelle des promotions sociales ou culturelles sont tous sanctionnés par un constat de nullité à la fin du parcours existentiel. L’enfer parisien, déjà fort évocateur de l’Inferno par ses sphères hiérarchisées, semble donc aussi vouloir rappeler son pendant dantesque par le retour infini des tourments qu’il inflige à ses habitants.
26 Cela dit, l’enfer à la façon balzacienne est installé sur terre, de même d’ailleurs que le purgatoire. Le châtiment du vice apparaît le plus souvent comme partie finale et conséquence du destin vécu [37]. Dans plusieurs romans de La Comédie humaine, la vengeance providentielle s’abat sur l’auteur du mal. Ainsi Rosalie de Watteville voit-elle dans Albert Savarus son envie diabolique punie par l’explosion d’une chaudière de bateau qui la laisse défigurée. Philippe Bridau, paresseux et violent, connaît dans La Rabouilleuse une fin à la mesure de sa carrière criminelle : il se fait tailler en morceaux par des guerriers arabes. Valérie Marneffe, coupable de luxure et de tromperie, doit assister dans La Cousine Bette au pourrissement de son corps, à la suite d’une infection provoquée par une sorte d’exterminateur. Taillefer enfin, qui a tué et trahi, doit non seulement dans L’Auberge rouge endurer des crises nerveuses à répétition, mais aussi dans Le Père Goriot la mort de son enfant préféré au cours d’un duel à l’issue prévue par Vautrin.
27 D’autres personnages aux passions coupables, s’ils ne sont pas exposés à l’irruption d’une fatalité foudroyante, voient leur raison progressivement emportée par l’exacerbation pathologique de leur vice. Tel est le sort de Hulot dans La Cousine Bette dont la carrière d’érotomane se finit pitoyablement dans les jupons de prostituées de bas étage. Le même scénario s’opère aussi chez des avares comme Cornélius et Grandet qui, contrairement à Pingret, ne meurent pas assassinés mais au bout d’un processus de détraquement moral [38].
28 Dans ce même contexte, il faudra mentionner les ambitieux et orgueilleux doués de seconde vue. Ceux-ci nourrissent un rêve de toute-puissance, quitte à convoiter la place réservée à la seule autorité divine. Bathazar Claës, Frenhofer et même Gobseck dans son impassibilité de vieux sage, font preuve de cette démesure que la littérature, depuis l’Antiquité jusqu’à Goethe et au-delà, présente toujours comme une transgression illusoire des limites imposées à la connaissance humaine. La Divine Comédie confirme la règle : elle relègue Ulysse dans la huitième sphère de l’Enfer, car elle voit en lui un personnage aussi rusé qu’assoiffé de connaissance, c’est-à dire le représentant d’une rationalité maléfique [39].
29 Dans La Comédie humaine, c’est pourtant l’étonnante figure de Vautrin qui offre l’image la plus saisissante d’une volonté dominatrice du monde. Ce champion du machiavélisme moderne livre à Rastignac l’outillage complet pour conquérir le sommet du volcan parisien [40]. L’enfer post-révolutionnaire, on le voit, au lieu d’un entonnoir à la profondeur glacée, occupe les flancs d’une montagne brûlante dont l’ascension en ligne directe promet d’apporter aux cyniques la consécration suprême. Un tel modèle de réussite sociale n’est accessible qu’aux rares endurcis qui savent manipuler à leur guise les prescriptions morales. Le catalogue des vices et des vertus, autant mis en évidence dans La Divine Comédie que dans La Comédie humaine, leur fournit les ressources stratégiques pour se soumettre tous ceux qui font preuve ne serait-ce que d’un reste d’humanité. Leur avantage décisif est de ne plus éprouver de scrupule parce qu’ils savent étouffer la moindre velléité sentimentale.
30 Balzac illustre cette catégorie d’êtres par divers personnages historiques et fictifs. Parmi les premiers apparaissent les génies politiques, comme Louis XI ou Talleyrand, et les grands conquérants, dont Napoléon est le plus éminent. Quant aux seconds, tout en possédant la même capacité d’action que leurs pendants réels, ils doublent celle-ci d’une remise en question souvent criminelle du contrat social. Pirates, aventuriers tels que les Treize, conspirateurs et agents secrets manifestent tous une attitude de révolte à l’égard des hiérarchies convenues.
31 Or Balzac juge ces derniers certes capables de prouesses spectaculaires, mais ne leur accorde qu’un destin évanescent une fois passé leur moment de fulgurance. Les deux seuls représentants du genre à faire entrevoir une faculté de maturation au bout de leurs parcours de dominateurs sont Wilfrid et Vautrin. L’un, après avoir exposé ses projets napoléoniens de conquête destructrice du monde, se fait révéler par Séraphîta les voies d’une quête spirituelle [41]. L’autre, voyant mourir la créature dans laquelle il croyait revivre, semble prendre le chemin du repentir et reconnaître la supériorité de puissances terrestres et célestes auparavant défiées [42].
32 Le personnage le plus luciférien de La Comédie humaine, le plus évocateur de l’ange banni en raison de sa révolte contre Dieu, obtient donc la chance de se racheter. Si Vautrin peut rappeler le Satan écumant et pleurant de Dante [43] au moment où son disciple Lucien procède à l’autopunition des vices que son maître lui a enseignés, il s’en écarte pourtant grâce à la liberté de s’amender que son destin lui accorde. De cette option ne peuvent bénéficier que les rebelles dépourvus d’intérêts mesquins, ceux uniquement qui savent dominer l’arrogance des parvenus, des hypocrites, des beaux et des riches. Il s’agit là d’une attitude reconnaissable en Wilfrid, appelé par Séraphîta le « proscrit sublime [44] », de même qu’elle appartient au Dante des Proscrits et à Balzac en personne [45].
33 *
34 Il reste pourtant une variété d’êtres abstractifs à qui Balzac semble vouloir obstruer définitivement la voie du pardon : les séductrices sans cœur, qui manipulent la passion de leurs adorateurs dans le seul but de les dominer, méritent de tomber sous la hache du bourreau providentiel. Le « Don Juan femelle » se complaît dans l’abus de confiance permanent, crime que Dante fait sanctionner par les plus atroces châtiments [46].
35 Qu’un lien particulier s’établisse dans ce domaine entre Balzac et son prédécesseur tient au fait que les deux écrivains attribuent un potentiel d’élévation angélique bien davantage à la femme qu’à l’homme. Aussi la Béatrice de Dante rayonne-t-elle d’une splendeur divine si intense qu’elle en illumine même Jésus au sein du cortège triomphal qui la suit [47]. Cet idéal d’initiatrice et conductrice spirituelle s’incarne pleinement en Séraphîta, seul ange avéré comme tel dans La Comédie humaine.
36 Or, on sait que bien d’autres personnages aux traits angéliques, le plus souvent féminins, interviennent sur des scènes plus réalistes de l’œuvre balzacienne. De Fœdora à Valérie Marneffe, en passant par Antoinette de Langeais, Diane de Maufrigneuse, Anaïs de Bargeton et toutes leurs pareilles, elles cachent sous des apparences attrayantes une égomanie diabolique ; ce qui fait apparaître les cœurs purs comme Pauline de Villenoix, Eugénie Grandet, Ève Séchard, Massimila Doni ou Pierrette comme plus rares.
37 Dans deux de ses œuvres majeures, Balzac exprime cette polarité à travers une rivalité féminine déclenchée par la présence d’un jeune amoureux. Ainsi le roman Béatrix, qui, outre la référence au prénom de l’héroïne de Dante, contient des renvois ponctuels à son destin, place Calyste du Guénic au milieu d’un combat entre Béatrix de Rochefide et Félicité des Touches. La première, établie dans une relation extraconjugale, vaniteuse et calculatrice, plonge son soupirant dans un état de dépendance amoureuse tout en sachant qu’elle ne lui cédera pas. La seconde, célibataire, douée d’un intellect dominateur, mais capable de tendresse instinctive, renonce au cœur de Calyste, qu’elle aime sincèrement, pour lui accorder sa protection maternelle. La marquise de Rochefide, tentatrice (pseudo-) angélique à la beauté lumineuse et d’abord irrésistible, termine sa carrière dans un abominable état de flétrissure physique et morale. Mlle des Touches, aux apparences plus hiératiques et sombres qui la rapprochent d’Isis, finit, en revanche, par intégrer un couvent où elle prépare son salut spirituel.
38 Dans Le Lys dans la vallée enfin, les rôles sont plus nettement profilés : Arabella Dudley, épouse infidèle et vamp diabolique, croit arracher à la séraphique Henriette de Mortsauf le jeune Félix, qui découvre en cette dernière une femme aussi amoureuse de lui que respectueuse de son mariage. L’écuyère anglaise devra vite restituer sa proie à la châtelaine de Clochegourde. Félix reviendra à celle qu’il assimile à « la Béatrix du poète florentin [48] ». Henriette connaîtra une agonie en bien des points comparables à celle de Séraphîta [49], son ascension ultime au paradis ne faisant pas de doute, comme le laissent déjà supposer ces paroles annonciatrices de Félix : « Elle montait à des hauteurs où les ailes diaprées de l’amour qui me fit dévorer ses épaules ne pouvaient me porter ; pour arriver près d’elle, un homme devait avoir conquis les ailes blanches du séraphin [50] ».
39 Dante, nous l’avons vu, s’accorde sans trop d’hésitations les moyens de visiter l’Enfer et le Purgatoire, puis de s’élever, en compagnie de Béatrice, vers les hautes sphères du Paradis. Il demeure, jusqu’à la fin de La Divine Comédie, un voyageur désireux de connaissance, effrayé ou ébloui par ses visions, mais toujours sûr de bénéficier des conseils bienveillants de ses guides.
40 La quête balzacienne, quant à elle, mobilise une multitude d’expérimentateurs plongés dans le maelstrom de ce qui va devenir la première civilisation de masse. Le regard ne porte plus dès lors sur les célébrités du passé et du présent – les plus dignes d’intérêt selon Dante – mais englobe la totalité des humains, depuis les plus évanescents jusqu’aux plus inspirés. Parmi ces derniers, quelques-uns possèdent la faculté de toucher aux portes du Ciel. L’au-delà, en revanche leur reste invisible ; seuls Wilfrid et Mina en fournissent un bref témoignage, dont eux-mêmes mettent en doute le mode de perception : « Les deux mortels se sentaient comme au matin d’une nuit remplie par de brillants rêves dont le souvenir voltige en l’âme, mais dont la conscience est refusée au corps, et que le langage humain ne saurait exprimer [51] ». Simple rêve ou lévitation céleste ? Balzac met les options en balance, sans trancher, puis regagne la vaste scène de la comédie humaine, comme Wilfrid, qui lance à sa compagne : « Descendons là-bas [52] ».
Notes
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[1]
Voir Joseph P. Strelka, Dante und die Templergnosis, Tübingen, Francke, 2012, p. 82.
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[2]
Le parallélisme, voulu par Balzac, entre l’image de Dante à bord d’une barque traversant la Seine (Les Proscrits, CH, t. XI, p. 546) et le tableau de Delacroix a été relevé par Roland Chollet (voir L’Œuvre en préfaces, textes réunis par Marie-Bénédicte Diethelm et Nicole Mozet, Classiques Garnier, 2014, p. 174) et Anne-Marie Baron (Balzac et la Bible, Champion, 2007, p. 279).
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[3]
CH, t. XI, pp. 501-509.
-
[4]
Ibid., p. 502.
-
[5]
Ibid., p. 501.
-
[6]
Ibid., p. 506. Michel Butor fait ce commentaire : « Il voudrait être un poète épique, rivaliser de plus près avec Dante. » In Le Marchand et le génie. Improvisations sur Balzac, I, Éd. de la différence, « Les Essais », 1998, p. 385.
-
[7]
Ibid., p. 507.
-
[8]
Kurt Flasch écrit à ce propos : « L’au-delà de Dante expose la réalité terrestre. L’au-delà de l’enfer dantesque correspond au monde existant tel qu’on le juge, l’évalue équitablement et le fixe durablement. » In Einladung Dante zu lesen, Frankfurt am Main, Fischer, 2015, p. 136 (nous traduisons).
-
[9]
Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Basel / Tübingen, 1993 (première éd. 1948), p. 370 (nous traduisons).
-
[10]
Ibid., p. 364. Paul Veyne note au sujet des traductions de textes orientaux parvenus en Occident au cours du Moyen Âge : « Elles ont touché ici un nombre […] restreint de clercs, une centaine tout au plus, et ce fut la naissance de la scolastique, l‘œuvre immense de saint Thomas d’Aquin, et la construction de la métaphysique moderne, jusqu’à Heidegger. Tout cela qui a surgi dans ce petit périmètre autour de la Sorbonne, entre la rue du Fouarre et la rue Maître-Albert, était tout droit venu de la Grèce et de l’Orient, et enrichi par l’Orient » (in Sexe et pouvoir à Rome, Tallandier, « Texto », p. 51).
-
[11]
À en croire les recherches de Joseph P. Strelka, Dante aurait adhéré à une fraternité de templiers florentins. Il aurait séjourné à Paris au moment du grand procès contre Jacques de Molay (alors que sa rencontre avec Sigier de Brabant aurait eu lieu, au rebours de la chronologie dans Les Proscrits, bien plus tôt, à Orvieto). Voir op. cit., pp. 78-81.
-
[12]
Selon le même critique, Dante n’aurait pas publié les treize chants ultimes du Paradis de peur de se faire accuser d’hérésie gnostique par l’Inquisition. Le texte manquant aurait été trouvé par Jacopo Alighieri après la mort de son père (ibid., p. 82).
-
[13]
Ibid., pp. 83-86.
-
[14]
CH, t. X, pp. 323-324.
-
[15]
Ibid., p. 325.
-
[16]
Ibid., p. 326 et p. 1371, la note 2 de la p. 326.
-
[17]
Ibid., p. 327. Voir le commentaire que Curtius consacre à ce passage dans Balzac, Bonn, Verlag Friedrich Cohen, 1923, pp. 338-339.
-
[18]
Anne-Marie Baron présente une analyse fort convaincante de l’attitude de Dante face à l’Empire, qu’il souhaite plus puissant, et envers l’Église, qu’il juge trop politique. Ces positions conflictuelles semblent réinvesties par Balzac, dans le contexte de son époque. On ne peut que suivre la critique quand elle écrit : « La Comédie humaine, comme La Divine Comédie, est susceptible d’une lecture laïque ou sacrée selon que son architecture sociale apparaît dominée par le pouvoir politique ou par celui de l’Église. Mais la critique a toujours privilégié chez Dante le monde supérieur et chez Balzac la société humaine, alors que les deux œuvres me semblent avoir le même objectif… » (op. cit., p. 277).
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[19]
Lettre du 12 juillet 1842, LHB, t. II, p. 589. Ce texte bénéficie du commentaire de Madeleine Ambrière dans « Balzac penseur et voyant », première édition dans L’Artiste selon Balzac, Paris-Musées, 1999, repris dans Une grande voix balzacienne. Madeleine Ambrière, textes réunis par Michel Lichtlé et Nathalie Preiss, L’Année balzacienne, Hors série, 2015.
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[20]
Lettre à Mme Hanska de la fin juin 1836, LHB, no 112, t. I, p. 326.
-
[21]
CH, t. XI, p. 537.
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[22]
La nature et la technique de ces emprunts à été analysée à propos de Séraphîta par Max Andréoli dans « Une mosaïque balzacienne : l’exposé du pasteur Becker », AB 2002, et par Saori Osuga, Séraphîta et la Bible, Sources scripturaires du mysticisme balzacien, Honoré Champion, 2012. Les éditions de Louis Lambert par Michel Lichtlé et de Séraphîta par Henri Gauthier dans la Pléiade apportent des informations indispensables en cette matière. Dans Les Proscrits, un important emprunt textuel à Saint-Martin se trouve à la p. 140 de l’édition de la Pléiade (« La parole divine nourrissait… parole stérile »). Il est tiré de L’Homme de désir, section 68.
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[23]
CH, t. XI, pp. 550-554.
-
[24]
Ibid., pp. 552-553.
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[25]
Sigier utilise des formulations qui appartiennent aussi à Louis Lambert, dont on sait qu’il est un des doubles de Balzac. Dante possède le visage du guerrier éprouvé par la vie (CH, t. XI, p. 532), ressemblant ainsi à Wilfrid, personnage au physique balzacien dans Séraphîta. Honorino, outre qu’il porte le prénom italianisé de son inventeur, est balloté comme le narrateur de Jésus-Christ en Flandre (CH, t. X, pp. 324-325) entre la vision d’un ange et le séjour parmi les damnés. Godefroid sera le nom de l’initié dans L’Envers de l’histoire contemporaine ; il renvoie par ailleurs à l’idéal androgynique, fortement présent dans La Comédie humaine et sans doute lié, chez Balzac, au désir de rivaliser avec son demi-frère Henri auprès de sa mère. On consultera à ce sujet Anne-Marie Baron, op. cit., p. 271.
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[26]
Voir ibid., p. 280.
-
[27]
Nous nous référons par la suite à Kurt Flasch, op. cit., en particulier pp. 82, 146-154, 173-175 et 199-214.
-
[28]
Ibid., p. 201.
-
[29]
Voir Joseph P. Strelka, op. cit., p. 183.
-
[30]
Kurt Flasch, op. cit., p. 210.
-
[31]
Ces concepts appartiennent à la tradition gnostique, comme le signale Joseph P. Strelka, op. cit., p. 94. Pour en trouver une définition et contextualisation, on consultera le site agora.qc.ca / dossiers / gnose (article de Jacques Dufresne).
-
[32]
Voir Kurt Flasch, op. cit., p. 174-175.
-
[33]
Max Andréoli a raison de souligner la difficulté rencontrée par Balzac à concilier analyse rationnelle et extase poétique moyennant une langue française soumise aux règles académiques depuis le xvii e siècle : « Dante consacre à son paradis trente-trois chants, Swedenborg plusieurs volumes ; Balzac, les douze ultimes pages de Séraphîta » (op. cit., p. 177). On ajoutera que la représentation du paradis, contrairement à celle de figures angéliques, n’est pas courante à l’époque romantique et au-delà.
-
[34]
CH, t. XI, p. 854. La note 1 reproduit, à la p. 1706, un assez long passage de L’Homme de désir (section 48, p. 78), que Balzac a d’ailleurs considérablement retravaillé. Henri Gauthier, dans L’Image de l’homme intérieur chez Balzac, Droz, 1984, p. 125, propose un diagramme de la cosmologie propre à Séraphîta. Sur le problème des filiations entre Balzac et ses prédécesseurs gnostiques, on suivra Max Andréoli : « Les solutions qu’apportent les gnostiques ou théosophes ne sont pas reprises telles quelles par Balzac ; elles doivent être, comme toujours chez lui, non pas plaquées du dehors, mais engendrées logiquement par le système » (op. cit., p. 158).
-
[35]
Voir à ce sujet Henri Gauthier, CH, t. XI, p. 1698, note 1, et Henri Gauthier, op. cit., pp. 80-91, en particulier p. 89.
-
[36]
Séraphîta. CH, t. XI, p. 848 et p. 849. Séraphîta a atteint le stade du spécialiste, alors que Wilfrid et Mina y aspirent seulement. On consultera à ce sujet le commentaire consacré au parcours de Wilfrid (CH, t. XI, pp. 1676-1677, note 2).
-
[37]
Voir Max Andréoli, op. cit., pp. 196-197. Anne-Marie Baron écrit à ce propos : « Comme dans les Enfers de Dante ou de Bosch, chaque vice balzacien trouve un châtiment à sa mesure, un contrapasso, une ‘contre-souffrance’, maladies psychiques ou morales, dépendances diverses, tourments raffinés, tortures intolérables ». In Balzac et la Bible, op. cit., p. 270.
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[38]
Voir Maître Cornélius, Eugénie Grandet et Le Curé de village.
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[39]
Voir à ce sujet Joseph P. Strelka, op. cit., p. 128.
-
[40]
Sa célèbre leçon se trouve dans Le Père Goriot, CH, t. III, pp. 135-146. Elle semble garder toute son actualité, puisque l’économiste Thomas Piketty la juge exemplaire pour illustrer sa thèse des sociétés bloquées parce qu’incapables d’assurer la promotion de leurs membres dépourvus de fortune héritée à un statut de richesse adéquat à leurs efforts. In Le Capital au xxi e siècle, Seuil, 2013,
-
[41]
Seraphîta, CH, t. X, p. 836 sq.
-
[42]
Face au corps de Lucien, Vautrin s’agenouille de sorte à ressembler à une sculpture tombale du Moyen Âge (CH, t. VI, pp. 820-821). On sait par ailleurs qu’il finit par se mettre au service de la police d’État.
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[43]
Joseph P. Strelka le décrit ainsi : « Le prince du mal est bien obligé de torturer incessamment trois de ses meilleurs disciples. Lucifer pleure de douleur et de rage. Cette représentation finale du mal est une image poignante de sa vocation autodestructrice. » (op. cit., p. 133).
-
[44]
CH, t. X, p. 840.
-
[45]
Curtius écrit à ce propos : « Vautrin est le fils préféré de son imaginaire artistique et de sa volonté de pouvoir [de Balzac] – la réplique démoniaque de tout ce qu’il est » (op. cit., p. 197).
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[46]
Voir Kurt Flasch, op. cit., pp. 151-152 et Joseph P. Strelka, op. cit., p. 112.
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[47]
Curtius note à ce propos : « Béatrice ne se réduit par à un amour de jeunesse retrouvé. Elle représente le salut le plus élevé sous l’espèce d’une femme – émanation de Dieu. C’est là l’unique raison pour laquelle elle peut, sans encourir le reproche de blasphème, prendre la tête d’un triomphe dans lequel se trouve rangé le Christ », in Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, op. cit., p. 382.
-
[48]
CH, t. IX, p. 1081
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[49]
Max Andréoli qualifie Henriette à juste titre de « jumelle terrestre de Séraphîta ». In « Les labyrinthes du double dans Le Lys dans la vallée », AB 1993, p. 175.
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[50]
CH, t. IX, p. 1081.
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[51]
CH, t. XI, p. 858.
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[52]
CH, t. XI, p. 859.