Couverture de BALZ_012

Article de revue

Balzac au croisement des arts

Peinture, opéra et danse

Pages 125 à 144

Notes

  • [1]
    Pl., t. I, p. 1147-1148. C’est nous qui soulignons ici, ainsi que pour les citations ultérieures.
  • [2]
    Pl., t. V, p. 906-907.
  • [3]
    PR, t. II, p. 473.
  • [4]
    Pl., t. I, p. 43.
  • [5]
    Le Curé de villagePl., t. IX, p. 653.
  • [6]
    Nous avons compté les occurrences de leur nom et des titres de leurs tableaux. La liste des peintres de La Comédie humaine et les listes des occurrences concernant les arts selon divers critères seront mises sur le site de la Société japonaise d’études balzaciennes (http://133.12.17.160/~balzac/). Voir la rubrique « Les Artistes en regard ». Nicolas Poussin ne figure pas sur la liste des dix peintres les plus mentionnés de La Comédie humaine parce qu’il apparaît comme héros du Chef-d’œuvre inconnu, ce qui rend inutile de savoir combien de fois il se montre dans un roman.
  • [7]
    Pierre Grassou, Pl., t. VI, p. 1100. De Pierre-Roch Vigneron [1789-1872] et de Claude-Marie Dubufe [1790-1864], on peut voir des tableaux au Louvre ; par exemple pour le premier Robespierre et pour le second La Famille Dubufe en 1820.
  • [8]
    Pl., t. II, p. 706.
  • [9]
    Le comptage des occurrences a été fait à partir de « La Comédie humaine. Édition critique en ligne » et du « Vocabulaire de Balzac », bases de données offertes sur le site de la Maison de Balzac.
  • [10]
    LHB, 1er juillet 1834, t. I, p. 171.
  • [11]
    Ibid., 22 octobre 1836, p. 342.
  • [12]
    Mémoires de deux jeunes mariées, Pl., t. I, p. 229.
  • [13]
    Pl., t. IV, p. 1034.
  • [14]
    Pl., t. V, p. 909.
  • [15]
    Voir Pl., t. I, p. 307, et t. II, p. 1191.
  • [16]
    La Femme de trente ans, Pl., t. II, p. 1081.
  • [17]
    Pl., t. X, p. 102.
  • [18]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 378.
  • [19]
    Gambara, Pl., t. X, p. 479.
  • [20]
    Un prince de la bohème, Pl., t. VII, p. 828.
  • [21]
    Une double famille, Pl., t. II, p. 79.
  • [22]
    Petites misères de la vie conjugale, Pl., t. XII, p. 99.
  • [23]
    Les Comédiens sans le savoir, Pl., t. VII, p. 1160-1161.
  • [24]
    Traité de la vie élégante, Pl., t. XII, p. 270. Nous soulignons.
  • [25]
    Pl., t. VI, p. 494.
  • [26]
    Les Employés, Pl., t. VII, p. 977. Nous soulignons.
  • [27]
    Les Comédiens sans le savoir, Pl., t. VII, p. 1159.
  • [28]
    Illusions perdues, Pl., t. V, p. 421.
  • [29]
    Les Paysans, Pl., t. IX, p. 59.
  • [30]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 700. Nous soulignons.
  • [31]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 378-379. Nous soulignons.
English version

1Le roman et le théâtre sont reconnus depuis longtemps comme le support prédominant de la création balzacienne. Toutefois, les deux artistes réels omniprésents tout au long de La Comédie humaine sont Raphaël et Rossini, un peintre et un compositeur. Après eux, qui représente le plus le monde des arts plastiques et celui des arts de la scène ? Quels noms, quelles professions artistiques apparaissent le plus souvent dans l’univers de Balzac ? Quels jugements porte-t-il sur les personnes réelles ou les personnages fictifs choisissant une carrière artistique ? En nous fondant sur les occurrences de mots et les passages concernés, il s’agira ici pour nous de réévaluer la place de la peinture et de revoir le statut de la présence de l’opéra et de la danse dans l’univers balzacien.

Balzac et la peinture

2Pour Balzac, la peinture assume un rôle aussi essentiel que le théâtre, tant dans la conception de ses romans que dans leur réalisation. En effet, la structure de La Comédie humaine peut être considérée comme un grand musée qui regroupe les tableaux de l’écrivain selon les thèmes donnés dans des salles ou des étages différents. Dans l’introduction aux Études de mœurs au xixe siècle par Félix Davin, Balzac caractérise comme trois galeries de tableaux les Scènes de la vie privée, les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie parisienne :

3

« Aux Scènes de la vie parisienne, finissent les peintures de la vie individuelle. Déjà, dans ces trois galeries de tableaux, chacun s’est revu jeune, homme et vieillard. Après les étourdissants tableaux de cette série [les Scènes de la vie militaire] viendront les peintures pleines de calme de la Vie de campagne. […] Là donc le repos après le mouvement, les paysages après les intérieurs […]. » [1]

4Balzac déclare expressément que ses romans ne sont autres que des tableaux. En tant que muséologue avant la lettre, il eut très tôt dans sa carrière l’intention d’organiser l’ensemble de sa création en univers pictural. Prenons quelques exemples de détails qui font apparaître « les peintures ». D’abord, l’un des moyens typiques adoptés par Balzac se présente dans l’incipit de La Duchesse de Langeais, qui décrit une ville espagnole située dans une île de la Méditerranée :

5

« L’église, due aux libéralités d’une famille espagnole, couronne la ville. La façade hardie, élégante, donne une grande et belle physionomie à cette petite cité maritime. N’est-ce pas un spectacle empreint de toutes nos sublimités terrestres que l’aspect d’une ville, dont les toits pressés, presque tous disposés en amphithéâtre devant un joli port, sont surmontés d’un magnifique portail à triglyphe gothique, à campaniles, à tours menues, à flèches découpées ? […] Jetez ce paysage au milieu de la Méditerranée, sous un ciel brûlant ; […] Voyez les franges de la mer blanchissant les récifs et s’opposant au bleu saphir des eaux ; admirez les galeries, les terrasses bâties en haut de chaque maison […]. » [2]

6Ces appels de la part du narrateur, avec l’emploi de mots évocateurs, d’expressions imagées ou de termes picturaux, obligent les lecteurs à concentrer leur attention sur les objets montrés et à se représenter en tableaux les « spectacles » variés que le narrateur leur demande de voir. Selon une perspective similaire, Balzac utilise souvent le nom commun « peintre » pour inciter les lecteurs à prendre la place de ce professionnel, et cela, dès ses romans dits « de jeunesse ». On peut le constater dans un passage d’Annette et le criminel :

7

« C’était une chose curieuse que de voir, au milieu de la nuit, cette diligence arrêtée sur le grand chemin, les chevaux attachés à un arbre, les voyageurs ébahis d’un côté, le conducteur et le postillon tristes de l’autre, et, au milieu, les brigands en groupe presque prosternés devant deux hommes : ce tableau, éclairé par les lanternes qui ne donnaient qu’une fausse lueur à cause de la verdure qui paraît alors comme noire, était vraiment pittoresque, et un peintre aurait voulu être volé pour pouvoir le dessiner d’après nature. » [3]

8L’omniprésence de la peinture se conserve et s’accentue tout au long de la création de Balzac. Un des tout premiers romans de La Comédie humaine, La Maison du chat-qui-pelote, présente un héros qui est peintre. Il tombe amoureux d’Augustine qui lui donne envie de faire son portrait. Le tableau que le jeune peintre expose ensuite au Salon de peinture est une scène représentant Augustine entr’aperçue derrière une croisée. Ce motif de la Jeune fille à la fenêtre se répète dans l’œuvre balzacienne comme, par exemple, dans Une double famille, Eugénie Grandet ou Le Curé de village. Mais il y a encore plus. Dans un roman inachevé de l’auteur, Les Paysans, les lecteurs assistent à la découverte de paysages variés au fur et à mesure que le narrateur avance d’une porte du domaine des Aigues vers le château. Il marche dans un immense jardin paysager dont chaque coin est perçu comme un tableau. Ainsi les lecteurs finissent-ils par avoir l’impression que les actions se passent dans une suite de tableaux.

9Il est à remarquer aussi que Balzac ne cesse de citer les peintres ou les tableaux réels pour introduire les lecteurs dans l’univers pictural. Si on se limite au motif de la Jeune fille à la fenêtre, on tombe, à propos d’Augustine, sur le nom de Raphaël dans La Maison du chat-qui-pelote : « Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël : c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales » [4] ; et, au sujet de Véronique, sur ceux de Mieris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard Dow dans Le Curé de village :

10

« Sa tête se détachait vivement entre les fleurs qui poétisaient l’appui brun et fendillé de ses croisées à vitraux retenus dans leur réseau de plomb. Quelquefois le reflet des rideaux de damas rouge ajoutait à l’effet de cette tête déjà si colorée ; […] Cette vieille maison naïve avait donc quelque chose de plus naïf : un portrait de jeune fille, digne de Mieris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard Dow, encadré dans une de ces vieilles croisées quasi détruites, frustes et brunes que leurs pinceaux ont affectionnées. » [5]

11En présence de ces passages, certains pourront supposer qu’il y a un grand nombre de maîtres italiens et hollandais des xvie et xviie siècles parmi les artistes réels mentionnés dans La Comédie humaine et que ces derniers jouent un rôle beaucoup plus important que les peintres contemporains français. Mais, en fait, qu’en est-il ? Pour éclaircir cette question, nous avons d’abord relevé dans l’Index des personnes réelles du tome XII de « la Pléiade » toutes les personnes désignées comme « peintre ». Cette liste qui, par ordre alphabétique, commence par Albane et finit par Zurbarán contient cent cinquante-deux peintres [6].

Les dix peintres les plus mentionnées de La Comédie humaine : occurrences

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1 Raphaël (Rafaëllo ou Raphaëllo Santi) 1483-1520 italien 130 2 Rubens (Peter Paul) 1577-1640 flamand 31 3 Michel-Ange (Michelangelo Buonarroti, dit) 1475-1564 italien 27 4 Vinci (Leonardo da) 1452-1519 Italien 27 5 Rembrandt 1606-1669 Hollandais 26 6 Girodet (Anne-Louis Girodet de Roucy, ou) 1767-1824 Français 25 7 Dürer (Albrecht) 1471-1528 allemand 19 8 Gérard (François Pascal Simon) 1770-1837 Français 19 9 Murillo (Bartolomé Esteban) 1617-1682 Espagnol 18 10 Greuze (Jean-Baptiste) 1725-1805 Français 14

Les dix peintres les plus mentionnées de La Comédie humaine : occurrences

12Si on répartit les peintres de cette liste par ordre de fréquence, on fait apparaître alors les dix noms d’artistes le plus souvent mentionnés dans La Comédie humaine. Les trois génies de la Renaissance, Da Vinci, Michel-Ange et Raphaël, puis les deux grands artistes du xviie siècle, Rubens et Rembrandt, occupent les cinq places les plus hautes.

13Pour vérifier si Balzac s’intéressait davantage aux peintres étrangers et anciens, il faudrait voir de plus près la liste de ces peintres. Si l’on adopte le critère d’époque, en déterminant pour chaque peintre le siècle où il a particulièrement manifesté ses activités, les cent cinquante-deux peintres se répartissent de la façon suivante : deux pour le xive siècle, cinq pour le xve, vingt et un pour le xvie, trente-sept pour le xviie, vingt pour le xviiie et soixante-sept pour le xixe siècle. Le résultat est éloquent : il montre clairement qu’il y a beaucoup plus de peintres contemporains de Balzac par rapport aux siècles précédents. En prenant pour critère le pays d’origine, on s’aperçoit que les Français prédominent parmi les artistes mentionnés par Balzac : quatre-vingt-sept Français, trente Italiens, douze Hollandais, sept Flamands, six Allemands, quatre Espagnols, trois Anglais et trois Suisses. Si on classe les peintres français par ordre de fréquence, le résultat obtenu est le suivant :

Les dix peintres français les plus mentionnés de La Comédie humaine

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1 Girodet (Anne-Louis Girodet de Roucy, ou) 1767-1824 25 2 Gérard (François Pascal Simon) 1770-1837 19 3 Vernet (Émile Jean Horace, dit Horace) 1789-1863 15 4 Charlet (Nicolas-Toussaint) 1792-1845 13 5 David (Louis-Jacques) 1748-1825 12 Greuze (Jean-Baptiste) 1725-1805 12 Gros (Antoine-Jean) 1771-1835 12 8 Delacroix (Eugène) 1798-1863 11 Palissy (Bernard) v. 1510-v 1589 11 10 Watteau (Jean-Antoine) 1684-1721 9

Les dix peintres français les plus mentionnés de La Comédie humaine

14Les dix peintres français les plus mentionnés de La Comédie humaine appartiennent ainsi pour la plupart au xixe siècle.

15Dans l’ensemble, ceux que Balzac a privilégiés sont les peintres français et contemporains. La citation suivante en est un exemple typique :

16

« […] ils firent admettre à l’Exposition, dans le grand Salon, un tableau de Fougères. Ce tableau, puissant d’intérêt, qui tenait de Vigneron pour le sentiment et du premier faire de Dubufe pour l’exécution, représentait un jeune homme à qui, dans l’intérieur d’une prison, l’on rasait les cheveux à la nuque. » [7]

17Balzac ne les commente concrètement ni en bien ni en mal, sauf quelques exceptions. Pour aimer et apprécier vraiment les nouveaux tableaux, il faut les apprivoiser, les revoir avec le recul de temps. Balzac n’avait pas ce temps, mais il a laissé aux lecteurs la possibilité de juger leur auteur et de les incorporer dans l’imaginaire romanesque.

18Le nombre total des artistes qui apparaissent dans La Comédie humaine serait impressionnant si l’on ajoutait les sculpteurs, graveurs ou aquarellistes à la liste. En ce sens, on peut considérer que l’œuvre balzacienne serait, dans le genre du roman, le plus grand dictionnaire des artistes du xixe siècle. Cependant il y a mieux. Tous les peintres, qui méritent d’être retenus dans l’histoire des arts, sont présents dans les romans balzaciens. Aucun artiste important d’avant le xviiie siècle n’est omis, hormis quelques rares exceptions, telles que Caravage, Vermeer ou Georges de la Tour. Les deux derniers, d’ailleurs, n’étaient encore pas redécouverts au temps de Balzac. Ce que celui-ci a réalisé est d’autant plus étonnant qu’il n’était pas spécialiste d’art et que, à cette époque-là, l’histoire de l’art n’était pas encore établie en tant que discipline scientifique.

19Il nous semble que si, dans son œuvre, Balzac évoque tant de peintres, c’est non seulement par goût, mais aussi par stratégie commerciale. Une bonne partie de ses lecteurs sont les visiteurs plus ou moins curieux du musée du Louvre. Balzac aurait eu ainsi l’intention de pousser son public à mieux comprendre La Comédie humaine à travers les peintres qu’ils admiraient. En outre, comme écrivain conscient de sa mission, il devait aussi éclairer le chemin de l’avenir dans ses ouvrages. Ainsi nous fait-il assister à une scène qui se passe vers 1836 à Guérande en Bretagne : « Il y vit les œuvres de la plus prodigue peinture, celle de l’École française, aujourd’hui héritière de l’Italie, de l’Espagne et des Flandres où le talent est devenu si commun que tous les yeux, tous les cœurs fatigués de talent appellent à grands cris le génie. » [8] Dans ce passage de la première partie de Béatrix, le jeune Calyste admire les tableaux qui sont dans la demeure de Félicité des Touches. Comme la plupart des romans sont des Études de mœurs, il serait naturel de faire voir aux lecteurs, comme à Calyste, les peintres contemporains et leurs tableaux qui symbolisent la gloire du xixe siècle.

20La création balzacienne a pour qualité essentielle de « montrer des tableaux » aux lecteurs, aussi bien dans l’ensemble que dans les détails. On peut dire aussi que sans les peintres fictifs et réels qu’il a mis dans ses romans, Balzac n’aurait jamais pu achever le grandiose récit de la Société qu’est La Comédie humaine.

21Cependant, l’osmose du texte et des arts ne se limite pas pour Balzac à la peinture. Nous chercherons donc à savoir quelle signification profonde ou quel rôle primordial revêtent ces autres arts à partir de la relecture des romans balzaciens.

Balzac et la musique. Opéra et danse

22Pour commencer, examinons brièvement ce que représente la musique pour Balzac, avant d’aborder l’opéra et la danse dans l’œuvre balzacienne. Comparée au théâtre et à la peinture, la musique ne semble pas forcément fondamentale pour la création balzacienne. Pourtant, la musique ne reste pas l’apanage de quelques romans musicaux. Nous avons dressé une liste d’un certain nombre de mots qui se rapportent à la musique [9]. Parmi les ouvrages qui forment La Comédie humaine, onze romans comptabilisent plus de dix occurrences pour le mot « musique » (ou « musiques » au pluriel). D’ailleurs, dans l’ensemble, on parle plus de musique (485 occurrences) que de littérature (206), de roman (285) ou de peinture (281).

Occurrences des mots concernant les arts de la scène dans La Comédie humaine

tableau im3
Pléiade musique(s) Académie Opéra Comique opéra(s) Études de mœurs : scènes de la vie privée 1 La Maison du chat-qui-pelote I 2 0 0 0 1 2 Le Bal de Sceaux I 1 0 0 0 0 3 Mémoires de deux jeunes mariées I 6 0 8 0 3 4 La Bourse I 0 0 0 0 0 5 Modeste Mignon I 20 0 1 0 1 6 Un début dans la vie I 1 1 7 0 0 Études philosophiques 86 Séraphîta XI 17 0 0 0 0 Études analytiques 87 Physiologie du mariage XI 11 0 9 0 1 88 Petites misères de la vie conjugale XII 4 0 6 1 2 89 Traité de la vie élégante XII 1 0 0 0 0 90 Théorie de la démarche XII 1 0 1 0 1 91 Traité des excitants modernes XII 2 0 0 0 1 Total 485 5 259 12 85

Occurrences des mots concernant les arts de la scène dans La Comédie humaine

23Si l’importance de la musique est quelque peu occultée, c’est que le monde du théâtre s’empare d’une partie du monde de la musique. Ainsi le monde dramatique recouvre-t-il le monde de l’Opéra de Paris (l’Académie royale de musique) avec tous ses artistes, spectateurs et pièces données : opéras, ballets, concerts. Qu’est-ce que l’Opéra représentait pour Balzac ? Lisons une de ses lettres à Mme Hanska :

24

« Dans la profonde solitude où je vis, soupirant après une poésie qui me manque et que vous connaissez, je me suis plongé dans la musique ; j’ai pris une place dans une loge à l’Opéra, et j’y vais deux heures tous les deux jours, la musique, pour moi, ce sont des souvenirs. Entendre de la musique, c’est mieux aimer ce qu’on aime. C’est voluptueusement penser à ses secrètes voluptés, c’est vivre sous les yeux dont on aime le feu, c’est entendre la voix aimée. Aussi le lundi, le mercredi, le vendredi, de sept heures et demi à dix heures, j’aime avec délices, ma pensée voyage. » [10]

25En 1834, Balzac était abonné à l’Opéra et y jouissait des plaisirs produits par la musique. Il en allait de même pour le Théâtre-Italien qui était spécialisé dans la production des opéras italiens. En 1836, il écrit à Mme Hanska :

26

« Vous ne comprendrez jamais ma vie ; il faudrait y assister. Non seulement je n’ai ni un plaisir ni un moment, mais je n’ai pu, depuis mon retour ni prendre un bain ni aller aux Italiens deux choses qui me sont plus nécessaires (les bains et la musique) que le pain. Tout dépérit en moi, au profit du cerveau. Cela fait frémir. » [11]

27À l’Opéra et au Théâtre-Italien, ce n’était pas pour Balzac le jeu dramatique qui comptait, comme à la Comédie-Française ou dans les théâtres ordinaires. Quand on sépare dans le monde romanesque balzacien le théâtre lyrique du théâtre traditionnel, bien des choses peuvent offrir des aspects différents.

28Examinons d’abord quelques chiffres relatifs au monde de l’opéra. Dans la liste des mots relatifs à la musique, nous avons distingué l’opéra comme théâtre ou institution de l’opéra comme œuvre d’art. On voit bien que les personnages balzaciens se ruent vers l’Opéra (264 occurrences) ou le Théâtre-Italien (133), tandis que la Comédie-Française n’est mentionnée que vingt-neuf fois. Les quatre musiciens les plus cités sont Rossini, Beethoven, Mozart et Meyerbeer qui sont, sauf le deuxième, estimés comme compositeurs d’opéras.

29S’il y a tant de mentions de l’Opéra ou du Théâtre-Italien, c’est surtout parce que la haute société fréquente ces lieux. Et il y arrive souvent, pour les personnages fictifs, des événements importants qui influencent leur vie.

L’Opéra dans La Comédie humaine

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Théâtres lyriques Opéra (lieu/établissement) Académie royale de musique 5 Opéra 259 Opéra(s) (œuvre d’art) 85 Théâtre-Italien 6 Italiens (= Théâtre-Italien) 101 Bouffons 26 Théâtres ordinaires Comédie-Française 22 Théâtre-Français (= Comédie-française) 7 Les Variétés 22 La Porte Saint-Martin 20 Le Panorama-Dramatique 20

L’Opéra dans La Comédie humaine

30En ces occasions, le narrateur commente en rapport avec la musique leurs sentiments ou comportements qui éclairent et prédisent parfois drames ou aventures qu’ils vont vivre. On peut voir un exemple de ce genre à propos de Louise de Chaulieu, qui relate en janvier 1824 son début dans le monde et qui périra plus tard dévorée de jalousie :

31

« Voilà quinze jours, ma chère, que je vis de la vie du monde : un soir aux Italiens, l’autre au grand Opéra, de là toujours au bal. Ah ! le monde est une féerie. La musique des Italiens me ravit, et pendant que mon âme nage dans un plaisir divin, je suis lorgnée, admirée […]. J’ai vu là des jeunes gens charmants ; eh ! bien, pas un ne me plaît ; aucun ne m’a causé l’émotion que j’éprouve en entendant Garcia dans son magnifique duo avec Pellegrini dans Otello. Mon Dieu ! combien ce Rossini doit être jaloux pour avoir si bien exprimé la jalousie ? Quel cri que : Il mio cor si divide. » [12]

32Aussi bien qu’en peinture, Balzac est un très grand connaisseur dans le domaine de la musique. Tout au long de sa création romanesque, il ne cesse en effet de citer toute une panoplie de compositeurs qui commence par Adolphe Adam et finit par Zingarelli. Parmi eux, ce sont naturellement les musiciens qu’il aime et apprécie le plus qui apparaissent le plus fréquemment dans ses romans. Ainsi Mozart est-il mentionné 21 fois, et un de ses opéras donne un effet saisissant à un passage du Cabinet des Antiques :

33

« Sa vie, depuis deux mois, ressemblait à l’immortel finale du Don Juan de Mozart ! Cette musique doit faire frissonner certains jeunes gens parvenus à la situation où se débattait Victurnien. Si quelque chose peut prouver l’immense pouvoir de la Musique, n’est-ce pas cette sublime traduction du désordre, des embarras qui naissent dans une vie exclusivement voluptueuse, cette peinture effrayante du parti pris de s’étourdir sur les dettes, sur les duels, sur les tromperies, sur les mauvaises chances ? » [13]

34La musique de Don Juan, en évoquant les dernières scènes de l’opéra, amène les lecteurs à ressentir avec plus d’effroi l’imminence de la chute de Victurnien. Un autre artiste préféré de Balzac, Rossini est, avec 82 occurrences, celui qui, après Raphaël, apparaît le plus dans La Comédie humaine. Il reçoit la plus grande estime de la part de Balzac ; dans un passage de La Duchesse de Langeais, il est présenté comme « le compositeur qui a transporté le plus de passion humaine dans l’art musical, et dont les œuvres inspireront quelque jour, par leur nombre et leur étendue, un respect homérique » [14]. Le nom du compositeur remplit des rôles variés, mais il est le plus souvent évoqué pour mettre en valeur un état d’esprit correspondant à une plénitude de bonheur ou à une qualité humaine extrêmement agréable, comme on voit à propos de Louise de Chaulieu dans les Mémoires de deux jeunes mariées, ou d’Hélène d’Aiglemont dans La Femme de trente ans[15].

35Les chanteurs et les cantatrices présents plusieurs fois dans les romans balzaciens sont surtout ceux et celles que l’écrivain a pu entendre par lui-même. Les cinq artistes les plus cités sont Maria Malibran (1808-1836), Giuditta Pasta (1797-1865), Gian-Battista Rubini (1795-1854), Manuel García (1775-1830) et Giulia Grisi (1811-1869). Ils sont eux aussi évoqués en bien des situations différentes. La scène suivante se passe dans un salon parisien en 1820 :

36

« Lorsque Julie se leva pour aller au piano chanter la romance de Desdémone, les hommes accoururent de tous les salons pour entendre cette célèbre voix, muette depuis si longtemps, et il se fit un profond silence. La marquise éprouva de vives émotions en voyant les têtes pressées aux portes et tous les regards attachés sur elle. […] Heureuse de ce triomphe, elle ravit l’assemblée dans la première partie d’al piu salice. Jamais ni la Malibran ni la Pasta n’avaient fait entendre des chants si parfaits de sentiment et d’intonation […]. » [16]

37Julie d’Aiglemont chante un air fétiche de cette époque, qui se trouve dans l’Otello de Rossini, créé en 1816. En évoquant les noms de la première diva de l’histoire, la Malibran, idole de la génération romantique, et de sa rivale, la Pasta, le narrateur fait imaginer aux lecteurs la perfection suprême du chant de Julie. Nous rencontrons le nom de la Malibran du début à la fin de la création balzacienne. Dans La Peau de chagrin, on peut entendre la discussion qui suit :

38

« La voix de la Malibran a perdu deux notes.
– Non, monsieur.
– Si, monsieur.
– Oh ! oh ! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire de toutes les dissertations religieuses, politiques et littéraires ? » [17]

39En 1830, c’est Raphaël de Valentin qui entend cette dispute dans une orgie. Et dans un des derniers chefs-d’œuvre, la cantatrice reste toujours un personnage emblématique : « Adeline pensa que Josépha Mirah, dont le portrait dû au pinceau de Joseph Bridau, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice de génie, une Malibran, et elle s’attendit à voir une vraie lionne. » [18] En 1841, Adeline Hulot se souvient d’un génie, la Malibran, dont le successeur fictif est Josépha Mira. Les personnages balzaciens deviennent plus vrais, plus vivants grâce aux fragments de la réalité vécue par Balzac amateur d’opéra. La Comédie humaine est ainsi un monde où l’on pénètre à travers le réseau d’éléments musicaux tissé par l’auteur qui est persuadé, comme Gambara, que la musique est de tous les arts « celui qui pénètre le plus avant dans l’âme » [19]. Sans l’Opéra ou le Théâtre-Italien, des pans entiers de l’édifice du monde romanesque s’écrouleront. Et, sans les compositeurs et les chanteurs évoqués par l’auteur, les lecteurs ne pourront jamais bien comprendre ni certains personnages ni les sentiments qu’ils éprouvent à chaque étape du récit.

40Si l’opéra est la fleur des arts, qu’en est-il du ballet ? On peut avoir l’impression que le ballet est un parent pauvre dans la famille des arts balzaciens, puisque des expressions peu flatteuses parsèment son évocation tout au long de l’œuvre. Nombre de personnages fictifs relevant du ballet révèlent un sentiment malveillant envers les danseurs. Ainsi, dans le récit d’Un prince de la bohème, la bonne société ne cesse de jaser sur une danseuse qui a épousé un garçon de bonne famille : « Elle fut, trois ans plus tard, reçue chez leurs amies. “Je ne peux pourtant pas me persuader que Mme du Bruel, la jeune, ait montré ses jambes et le reste à tout Paris, à la lueur de cent becs de lumières !”, disait naïvement Mme Anselme Popinot » [20], bonne bourgeoise qui accueille vers 1834 Tullia, ancien premier sujet de danse à l’Opéra, devenue Mme du Bruel. On pourrait penser que le créateur de ces personnages lui-même n’est pas un grand amateur de ballet, car il n’en cite que très peu d’ouvrages (Les Quatre Éléments, La Révolte au sérail, Les Mohicans…), et ne mentionne même pas ce qui est le symbole du ballet romantique, La Sylphide. Dans ses romans musicaux, l’auteur parle surtout d’opéras, et presque pas de ballet. Pourtant, Balzac évoque plus les danseurs (188 occurrences) que les chanteurs (128) et il ne manque pas de mentionner tous les danseurs réels et importants : Marcel ( ?-1759), Noverre (1729-1810), Vestris (1760-1842), Coulon (1764-1836), Filippo Taglioni (1777-1871) pour les hommes ; Camargo (1710-1770), Guimard (1743-1816), Noblet (1803-1852), Marie Taglioni (1804-1884), Fanny Elssler (1810-1884) pour les femmes. Si les noms des deux ballerines les plus célèbres de l’époque romantique, Marie Taglioni et Fanny Elssler, sont mentionnés, cela ne fait que rendre plus saisissantes les figures des personnages fictifs. Roger de Granville confesse en 1833 à Bianchon : « Je fais plus de cas des mouvements de la Taglioni que de tous les sentiments humains. J’abhorre la vie et un monde où je suis seul. Rien, rien, ajouta le comte avec une expression qui fit tressaillir le jeune homme, non, rien ne m’émeut et rien ne m’intéresse. » [21] Le médecin se rend compte du dégoût et du désespoir qui habitent le héros du roman. Dans le cas suivant, le personnage féminin est presque identifié à une danseuse légendaire :

41

« “Bon. Marchez un peu devant moi !… Oh ! mais naturellement, et comme si nous ne vous regardions pas…”
Caroline marche à la Elssler, en agitant sa tournure de la façon la plus andalouse. » [22]

42La femme en question projette des images sensuelles et envoûtantes sur les lecteurs. Par ailleurs, Balzac n’ignore pas les danseurs comme artistes. Les affirmations qui le prouvent ne manquent pas. Si Taglioni et Elssler ont, selon un personnage fictif, « révélé dans la danse une poésie inaperçue jusqu’alors » [23], l’auteur intervient parfois plus directement :

43

« De cette effusion de vie plus ou moins abondante, et de la manière dont l’homme la dirige, procèdent les merveilles du toucher, auxquelles nous devons Paganini, Raphaël, Michel-Ange, Huerta le guitariste, Taglioni, Liszt, artistes qui tous transfusent leurs âmes par des mouvements dont ils ont seuls le secret. » [24]

44Dans cet essai écrit en 1833, Marie Taglioni est placée sur le même pied que les plus grands artistes de l’histoire.

45Balzac connaissait bien le monde du ballet à l’Opéra qui regroupe aussi bien des étoiles que des comparses ou des « rats ». Un roman publié en 1846, Les Comédiens sans le savoir, nous apprend en détail la hiérarchie des danseuses dans cet établissement. À part le premier et le second sujet, et le coryphée, est expliqué ce que sont rat, marcheuse ou corps du ballet à cette époque. Et les personnages fictifs, surtout féminins, qui reflètent cette réalité, sont abondants dans les romans balzaciens. Dans Splendeurs et misères des courtisanes, le corps de ballet de l’Opéra est qualifié d’« élite des plaisirs parisiens » [25]. Beaucoup de jeunes filles qui apprennent à danser pour quitter le milieu du peuple finissent par se rendre compte qu’elles n’ont pas le talent suffisant :

46

« Minard s’était marié par amour avec une ouvrière fleuriste, fille d’un portier, qui travaillait chez elle pour Mlle Godard et que Minard avait vue rue de Richelieu dans la boutique. Étant fille, Zélie Lorain avait eu bien des fantaisies pour sortir de son état. D’abord élève du Conservatoire, tour à tour danseuse, chanteuse et actrice, elle avait songé à faire comme font beaucoup d’ouvrières, mais la peur de mal tourner et de tomber dans une effroyable misère l’avait préservée du vice. » [26]

47Certaines, comme Zélie Lorain, ont la volonté et la chance de devenir de petites bourgeoises. Carabine, elle, est une « marcheuse », mot dont la définition est donnée par un fin observateur, Bixiou :

48

« La marcheuse est ou un rat d’une grande beauté que sa mère, fausse ou vraie, a vendu le jour où elle n’a pu devenir ni premier, ni second, ni troisième sujet de la danse, et où elle a préféré l’état de coryphée à tout autre, par la grande raison qu’après l’emploi de sa jeunesse elle n’en pouvait pas prendre d’autre […]. Aussi pour qu’un rat devienne marcheuse, c’est-à-dire figurante de la danse, faut-il qu’elle ait eu quelque attachement solide qui l’ait retenue à Paris, un homme riche qu’elle n’aimait pas, un pauvre garçon qu’elle aimait trop. » [27]

49C’est une danseuse de troisième ordre, comme la plupart de ses collègues. Mais elle mène une vie de lorette très aisée, puisqu’elle est maîtresse d’un riche banquier. Quelques rares danseuses intelligentes et cultivées, comme Tullia, arrivent à se faire épouser légalement par des bourgeois ou des aristocrates. Cela n’est pas du tout incroyable, car on sait que Marie Taglioni est devenue par son mariage, en 1832, la comtesse Gilbert de Voisins. Balzac nous montre un éventail complet des types de danseuse, en commençant par un rat inconnu pour finir par une grande danseuse telle que Mariette.

50Si certains passages de La Comédie humaine nous suggèrent que le métier de la danse ne débouche que sur la vie de femme entretenue, on peut aussi percevoir à l’égard des danseuses de la tendresse, si ce n’est de la compassion, à travers le ton ironique ou indigné de la part de l’auteur ou de personnages. Un double de l’auteur, Michel Chrestien, déclare en 1821 :

51

« Je ne pourrais pas aimer […] une femme tutoyée dans les coulisses, qui s’abaisse devant un parterre et lui sourit, qui danse des pas en relevant ses jupes et qui se met en homme pour montrer ce que je veux être seul à voir. Ou, si j’aimais une pareille femme, elle quitterait le théâtre, et je la purifierais par mon amour. » [28]

52Si Michel Chrestien est prisonnier de son idée fixe, un autre favori de Balzac, Émile Blondet, n’est pas indifférent au sort des filles d’opéra ; il écrit en 1823 :

53

« J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur la vieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des filles qui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, à Tullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne sais quel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilles lunes. » [29]

54Dans un autre cas, c’est le témoignage d’une danseuse elle-même :

55

« Eh ! j’ai ton affaire ! dit la danseuse, le notaire de Florine, de la comtesse du Bruel, Léopold Hannequin, un homme vertueux qui ne sait pas ce qu’est une lorette ! C’est comme un père de hasard, un brave homme qui vous empêche de faire des bêtises avec l’argent qu’on gagne ; je l’appelle le père aux rats, car il a inculqué des principes d’économie à toutes mes amies. » [30]

56Héloïse Brisetout rappelle en 1845 que, sauf celles qui ont comme elle un grand caractère et une force de défier les hommes, les danseuses ne se jettent pas dans les prodigalités. Nous ne pourrons qu’imaginer avec sympathie que chacune de ces danseuses essaie de toutes ses forces d’améliorer son sort tout en jouissant de la vie quotidienne. En tout cas, sans les personnages féminins qui exercent la profession de danseuse, La Comédie humaine n’existerait pas avec la richesse des vies et destins de bien des protagonistes telle qu’on la voit actuellement.

57En guise de conclusion, nous voudrions ajouter quelques mots sur la place de la peinture et le statut de la présence de l’opéra et de la danse dans l’univers balzacien. Balzac, à la différence de beaucoup de critiques contemporains, ne juge pas un opéra comme on juge une pièce de théâtre. Pour lui, ce qui compte dans un opéra, c’est d’abord la qualité de l’art vocal et de l’art instrumental, bref la musique elle-même. Il faudrait dans cette optique examiner de près les pensées de Balzac relatives à l’opéra et au ballet qui sont inséparables de la musique, leur succès dépendant largement de la qualité de celle-ci.

58Si l’on se limite à ce qu’on peut connaître à travers les occurrences de mots relatifs au sujet et la vérification des passages concernés, se révèlent un certain nombre de caractéristiques qui sont déjà plus ou moins connues pour chacune d’elles. Mais ces caractéristiques, réunies et vues ensemble, nous apprennent ou réapprennent quelque chose d’essentiel chez Balzac. D’abord, c’est un grand connaisseur de peinture et de musique. Et c’est au fur et à mesure de sa création romanesque qu’il l’est devenu. Ensuite, Balzac utilise ses vastes connaissances pour faire revivre ses idées, ses sensations ou ses souvenirs auprès de son public. À cette fin, il ne cesse de citer des œuvres d’art aussi bien musicales que picturales :

59

« La cantatrice ressemblait à la Judith d’Allori, gravée dans le souvenir de tous ceux qui l’ont vue dans le palais Pitti, auprès de la porte d’un grand salon : même fierté de pose, même visage sublime, des cheveux noirs tordus sans apprêt, et une robe de chambre jaune à mille fleurs brodées […]. Elle prit la main de la baronne, sans que la baronne eût pu s’opposer à ce mouvement, elle la baisa de la façon la plus respectueuse, et alla jusqu’à l’abaissement en pliant un genou. Puis elle se releva fière comme lorsqu’elle entrait en scène dans le rôle de Mathilde, et sonna. » [31]

60La toile de Cristofano Allori (1577-1621), Judith et la tête d’Holopherme, est dès le xviie siècle une des toiles que les touristes qui passent par Florence se doivent d’aller admirer au Palazzo Pitti. Mathilde est l’héroïne de Guillaume Tell. Personne, à l’époque de Balzac, ne pouvait ignorer cet opéra de Rossini créé à Paris en 1829. En comparant successivement Josépha à la Judith d’Allori et à Mathilde de Guillaume Tell, l’auteur conduit les lecteurs à avoir chacun une image concrète de la cantatrice, une image qui prend de la consistance à travers le va-et-vient entre ce que signifient les mots du texte, ce qu’évoque le tableau et ce que rappelle une scène de l’opéra. Josépha devient une sorte de réalité vécue pour chaque lecteur.

61Et puis, cette réalité se propage dans toutes les catégories de personnages. Circulant librement dans le temps, les peintres fictifs se côtoient et côtoient les peintres réels, les chanteurs fictifs les chanteurs réels et les danseurs fictifs les danseurs réels. Ils ne se fréquentent pas uniquement dans leurs milieux respectifs. Ils vivent avec les marchands, les banquiers, les hommes politiques, les écrivains et d’autres. Les artistes dans La Comédie humaine assument, plus que les gens d’autres professions, le rôle de lier les hommes et les femmes dans tous les milieux. Enfin, tous les artistes de La Comédie humaine, y compris les acteurs et les actrices, sont vraiment vivants. C’est en vivant leur vie, en luttant avec toutes les difficultés de ce monde qu’ils continuent à créer ou qu’ils continuent à exécuter des œuvres qui nous transmettent leur âme. Cette âme, nous la ressentons pour une grande partie grâce à la présence des artistes réels et de leurs œuvres. Les artistes de tous les genres, réels ou fictifs, se croisent dans l’univers balzacien. C’est dans ce croisement des arts que les personnages balzaciens nous montrent ce qu’il y a de meilleur en nous. C’est cette envie de chercher du beau, du grand, du nouveau, qui n’est autre que l’appel à la vie : La Comédie humaine est le Livre de la Vie et de l’Art.

Notes

  • [1]
    Pl., t. I, p. 1147-1148. C’est nous qui soulignons ici, ainsi que pour les citations ultérieures.
  • [2]
    Pl., t. V, p. 906-907.
  • [3]
    PR, t. II, p. 473.
  • [4]
    Pl., t. I, p. 43.
  • [5]
    Le Curé de villagePl., t. IX, p. 653.
  • [6]
    Nous avons compté les occurrences de leur nom et des titres de leurs tableaux. La liste des peintres de La Comédie humaine et les listes des occurrences concernant les arts selon divers critères seront mises sur le site de la Société japonaise d’études balzaciennes (http://133.12.17.160/~balzac/). Voir la rubrique « Les Artistes en regard ». Nicolas Poussin ne figure pas sur la liste des dix peintres les plus mentionnés de La Comédie humaine parce qu’il apparaît comme héros du Chef-d’œuvre inconnu, ce qui rend inutile de savoir combien de fois il se montre dans un roman.
  • [7]
    Pierre Grassou, Pl., t. VI, p. 1100. De Pierre-Roch Vigneron [1789-1872] et de Claude-Marie Dubufe [1790-1864], on peut voir des tableaux au Louvre ; par exemple pour le premier Robespierre et pour le second La Famille Dubufe en 1820.
  • [8]
    Pl., t. II, p. 706.
  • [9]
    Le comptage des occurrences a été fait à partir de « La Comédie humaine. Édition critique en ligne » et du « Vocabulaire de Balzac », bases de données offertes sur le site de la Maison de Balzac.
  • [10]
    LHB, 1er juillet 1834, t. I, p. 171.
  • [11]
    Ibid., 22 octobre 1836, p. 342.
  • [12]
    Mémoires de deux jeunes mariées, Pl., t. I, p. 229.
  • [13]
    Pl., t. IV, p. 1034.
  • [14]
    Pl., t. V, p. 909.
  • [15]
    Voir Pl., t. I, p. 307, et t. II, p. 1191.
  • [16]
    La Femme de trente ans, Pl., t. II, p. 1081.
  • [17]
    Pl., t. X, p. 102.
  • [18]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 378.
  • [19]
    Gambara, Pl., t. X, p. 479.
  • [20]
    Un prince de la bohème, Pl., t. VII, p. 828.
  • [21]
    Une double famille, Pl., t. II, p. 79.
  • [22]
    Petites misères de la vie conjugale, Pl., t. XII, p. 99.
  • [23]
    Les Comédiens sans le savoir, Pl., t. VII, p. 1160-1161.
  • [24]
    Traité de la vie élégante, Pl., t. XII, p. 270. Nous soulignons.
  • [25]
    Pl., t. VI, p. 494.
  • [26]
    Les Employés, Pl., t. VII, p. 977. Nous soulignons.
  • [27]
    Les Comédiens sans le savoir, Pl., t. VII, p. 1159.
  • [28]
    Illusions perdues, Pl., t. V, p. 421.
  • [29]
    Les Paysans, Pl., t. IX, p. 59.
  • [30]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 700. Nous soulignons.
  • [31]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 378-379. Nous soulignons.
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