Notes
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[1]
D. Cohn, Le Propre de la fiction (1999), Paris, Le Seuil, 2001. Voir surtout la mise au point de Th. Pavel, L’Univers de la fiction (1986), Paris, Le Seuil, 1988, p. 41 et s.
-
[2]
J. Searle, Sens et expression, Paris, Éd. de Minuit, 1982, p. 109-111.
-
[3]
« Le texte de fiction ne conduit à aucune réalité extratextuelle, chaque emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité [...] se transforme en élément de fiction, comme Napoléon dans Guerre et Paix ou Rouen dans Madame Bovary » (G. Genette, Fiction et diction [1991], Paris, Le Seuil, 2004, p. 115).
-
[4]
« Le roi Arthur de Chrétien de Troyes et le Robespierre de Victor Hugo doivent leur identité de personnage plus à la culture de leurs lecteurs qu’à l’ensemble de leurs occurrences textuelles » (V. Jouve, L’Effet-personnage, Paris, PUF, 1992, p. 29).
-
[5]
Z. Oldenbourg, « Le roman et l’histoire », in Le Roman historique, NRF, no 238, Paris, Gallimard, octobre 1972, p. 144.
-
[6]
V. Descombes, « Who’s who dans La Comédie humaine », Modern Language Notes, 1983, vol. 98, no 4, p. 675-701.
-
[7]
Th. Pavel, op. cit., p. 41-42.
-
[8]
J. Martineau, « Faire concurrence à l’état civil : immigrants et autochtones dans La Comédie humaine », in Le Personnage romanesque, Cahiers de Narratologie, no 6, Nice, Faculté des lettres, arts et sciences humaines, 1995, p. 307.
-
[9]
Cl. Bernard, Le Passé recomposé, Paris, Hachette, 1996, p. 238.
-
[10]
Vigny, Cinq-Mars (1826), Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 28-29.
-
[11]
« Les Eaux de Saint-Ronan par Sir Walter Scott » (1824), in OD, t. II, p. 106 ; « Olivier Brusson, par M. de *** » (1824), ibid., p. 122.
-
[12]
Ibid., p. 121-122.
-
[13]
« Les Eaux de Saint-Ronan par Sir Walter Scott », art. cité, p. 106.
-
[14]
« Richelieu, Chronique française, par M. James », in Feuilleton des journaux politiques du 14 avril 1830, OD, t. II, p. 704.
-
[15]
« Lettres sur la littérature » (1840), in Écrits sur le roman, anthologie, Paris, LGF, éd. de Stéphane Vachon, 2000, p. 170.
-
[16]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 983.
-
[17]
Ibid. Il reviendra à Mme de Mortsauf, en femme médiatrice, de rapprocher Félix du personnage historique qu’est Louis XVIII : « La femme qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté » (ibid.).
-
[18]
Illusions perdues, Pl., t. V, p. 538.
-
[19]
« Les personnes réelles, dans leurs marges floues, sont donc des piliers de l’effet de réel du texte » (J. Martineau, art. cité, p. 314).
-
[20]
R. Barthes, S/Z, Paris, Le Seuil, 1968, p. 109.
-
[21]
Ibid., p. 108.
-
[22]
On pense bien sûr à l’analyse de Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale (1956), I, trad. franç. Nicolas Ruwet et A. Adler, Paris, Éd. de Minuit, 1963.
-
[23]
Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Le Seuil, 1977, p. 122.
-
[24]
Pl., t. II, p. 1046.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
De là l’analyse de V. Descombes sur Napoléon et Laurence de Cinq-Cygne.
-
[27]
Pl., t. V, p. 369-370.
-
[28]
Ibid., p. 370.
-
[29]
Pl., t. VIII, p. 680. On peut souligner l’emploi systématique du possessif – alors que l’on aurait pu avoir, par exemple, « traversé par un grand cordon rouge » – dont le rôle semble double ici : il suppose que ces attributs sont consubstantiels à la figure historique, et active les souvenirs du lecteur (son cordon, celui que « vous lui connaissez »).
-
[30]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1110.
-
[31]
Ibid., p. 1191.
-
[32]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 110.
-
[33]
Éric Bordas, « Un stylème dix-neuviémiste. Le déterminant discontinu “un de ces... qui...” », L’Information grammaticale, no 90, Paris, juin 2001, p. 32-43.
-
[34]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 112.
-
[35]
Ibid., p. 114-115.
-
[36]
Physiologie du mariage, Pl., t. XI, p. 1022.
-
[37]
Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 595.
-
[38]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1107.
-
[39]
Ibid., p. 1108.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 112.
-
[42]
Pl., t. I, p. 1037.
-
[43]
Cité par D. Cohn, op. cit., p. 234.
-
[44]
Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 595.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Ibid., p. 596.
-
[47]
Ibid., p. 595.
-
[48]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 114.
-
[49]
R. Barthes, op. cit., p. 108.
-
[50]
Sur Catherine de Médicis, Pl., t. XI, p. 342.
-
[51]
Pl., t. XI, p. 55.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Ibid., p. 53.
-
[54]
Voir A. Déruelle, « L’Excommunié ou les apories du roman historique », in Balzac avant Balzac, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, à paraître.
-
[55]
M. Bardèche, Balzac romancier, Paris, Plon, 1940, p. 233.
-
[56]
Le Chef-d’œuvre inconnu, Pl., t. X, p. 420.
-
[57]
Les Proscrits, Pl., t. XI, p. 555.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
Sur Catherine de Médicis, Pl., t. XI, p. 447.
-
[60]
Ibid., p. 450.
-
[61]
Notons cependant qu’une telle fictionalisation est rendue possible avant tout par le dispositif narratif. C’est Robespierre qui raconte son rêve, récit enchâssé dans un récit à la première personne : l’apparition fantomatique de Catherine s’effectue dans une parole doublement dételée de l’énonciation du narrateur balzacien (qui prend en charge l’introduction et les deux premières parties de Sur Catherine de Médicis). Voir également dans Le Médecin de campagne le dispositif narratif qui permet la mise en scène – il est peu avant question de « spectacles » (Pl., t. IX, p. 515) – du « Napoléon du peuple » (ibid., p. 498).
-
[62]
Cité par Cl. Bernard, op. cit., p. 115.
-
[63]
À propos des personnages historiques, Cl. Bernard souligne : « Dans ces images toutes faites, le roman populaire puise à l’envi » (ibid.).
-
[64]
L’analyse de Jacques Martineau ne tient pas compte de cette différence, pourtant essentielle, dans la réception (supposée) du lecteur. Après avoir donné en exemple une mention de Rastignac dans Béatrix, il ajoute : « Si l’on avait eu M. de Lamartine à la place de Rastignac, il n’y aurait guère eu de différence de traitement. Le système du retour des personnages donne aux personnages autochtones un statut semblable à celui des personnages réels » (art. cité, p. 315).
1Les théoriciens de la fiction ont souvent abordé le cas du personnage référentiel ou historique (personnage « immigrant », pour reprendre la catégorie de Parsons) en l’opposant au personnage fictif (personnage « autochtone » selon Parsons) afin de cerner « le propre de la fiction » [1]. Les divergences sont d’importance. Si certains voient dans les personnages historiques des « îlots référentiels » [2] incrustés dans la fiction, d’autres, tel Genette, concluent à l’absorption du référentiel par le fictionnel, et le personnage de Napoléon d’Une ténébreuse affaire aurait un statut équivalent à celui de Laurence de Cinq-Cygne [3]. La preuve en serait que ce Napoléon n’est pas celui de Guerre et Paix.
2Même si c’est bien le propre de la fiction que de contaminer le référentiel, il n’en demeure pas moins que le personnage historique constitue manifestement un cas particulier dans l’élaboration du personnel romanesque par le romancier et surtout sa réception par le lecteur. Car le personnage historique a la caractéristique de pouvoir ne pas être constitué par le discours romanesque sans pour autant être dénué de signification. À tel point que l’on peut légitimement se demander s’il est destiné à être construit par le récit. Sa convocation dans la fiction n’implique-t-elle pas plutôt la volonté d’user d’un déjà-prêt à l’emploi pour la narration, à des effets de réel ou de connivence [4] ? De fait, il convient de faire une distinction au sein des personnages référentiels. Tous ne sont pas historiques, au sens où tous n’ont pas trouvé place au sein de la conscience historique commune, tous n’ont pas été véhiculés par le discours de l’Histoire. Dans Le Martyr calviniste, Lecamus est un personnage référentiel, puisque Balzac s’est inspiré d’une notice de la Biographie universelle qui raconte l’histoire d’un Christophe Lecamus, son entrevue avec les chefs de la Réforme, etc. Mais ce n’est pas un personnage historique : la reprise de ce personnage par le roman, bien plus, sa constitution par la fiction romanesque ne vient pas brouiller une représentation fixée. Car inversement, si constitution du personnage historique par le roman il y a, le lecteur est-il prêt à accepter cette représentation nouvelle sur laquelle demeure, « en surimpression, l’image ineffaçable du vrai personnage » [5] ? La distorsion entre les deux images est susceptible de provoquer une rupture de l’adhésion à la fiction.
3C’est donc bien à partir de la mise en récit de la figure historique qu’il faut réfléchir, et non à partir de l’unique distinction entre référentiel et fictif. Y a-t-il, oui ou non, constitution du personnage historique dans et par le roman ? S’il est impossible de mettre tous les personnages historiques sur le même plan, c’est que tous ne reçoivent pas le même traitement au sein de la fiction. Aussi convient-il d’amender, ou du moins de recontextualiser, la réflexion de Vincent Descombes sur le personnage romanesque balzacien [6], dans laquelle il analyse les liens ou oppositions entre personnages historiques et personnages fictifs : cette étude est en effet menée à partir des dictionnaires de personnages, non des œuvres, procédant inévitablement à un aplatissement de la mise en récit du personnage historique, alors que le statut de celui-ci dépend justement de son mode d’insertion dans la fiction.
4Ces différences qui interviennent dans la mise en récit impliquent également de retravailler la typologie établie par Parsons, et reprise par Pavel. Certes, la théorie de Parsons cherchait à différencier divers emplois du personnage historique. Ainsi que le résume Thomas Pavel : « Les autochtones sont décrits [...] comme ayant été inventés ou créés par l’auteur du texte [...]. Les immigrants du texte viennent d’ailleurs, soit du monde réel [...], soit encore d’autres textes [...]. Si un texte de fiction mentionne un objet réel [...] en en modifiant considérablement les propriétés, le résultat sera un substitut » : « Alors que les immigrants qui élisent domicile dans les romans y apportent leur vraie personnalité, les substituts ne sont que des mannequins portant des masques manipulés et interprétés par l’écrivain. » [7] Jacques Martineau considère que dans Une ténébreuse affaire, « Napoléon perd son statut d’immigrant, il parle, agit sous nos yeux, devient un substitut » [8]. Mais ce personnage n’est pas pour autant constitué par le roman, au sens où Balzac ne remet pas ici en question une vision admise de l’Empereur – tandis que sa Catherine de Médicis fait figure de véritable « offensive contre la doxa » [9]. Le tout est donc de voir ce qui est substitué : l’action du personnage historique, son image, ou les deux ? Il peut en effet y avoir allégeance à la représentation du personnage historique telle qu’elle a été transmise par l’histoire et insertion de ce personnage dans la fiction romanesque ; ou bien reconfiguration du personnage par le récit.
Réticences de Balzac
5Le débat entre théoriciens de la fiction fait écho au débat qui opposait Balzac à Vigny. Si, aux yeux de Balzac, l’insertion d’une figure historique dans la fiction romanesque ne va pas de soi – et ce bien que ses contemporains, Vigny, Hugo puis Dumas, aient usé du procédé –, les déclarations préfacielles de Cinq-Mars évacuent le problème en proclamant l’identité de nature entre personnage historique et personnage fictionnel, au nom d’une idée du vrai qui subsume la distinction entre fiction et réalité : « Les noms des personnages ne font rien à la chose. L’IDéE est tout. Le nom propre n’est rien que l’exemple et la preuve de l’idée [...] : l’imagination [...] est une puissance toute créatrice ; les êtres fabuleux qu’elle anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu’elle ranime. » Et Vigny d’ajouter : « Nous croyons à Othello comme à Richard III [...]. » [10]
6Inversement, pour Balzac, la figure historique présente l’inconvénient d’être trop connue, sa vie étant par essence publique. Ainsi, dans un de ses articles de 1824, reproche-t-il à Mme de Genlis d’avoir « travesti à sa manière des personnages connus », et il poursuit l’analyse, la même année, dans un autre article : « Louis XIV nous est plus connu qu’aucun de ses successeurs ; il est impossible de lui prêter une parole : cette prétention a déjà été fatale à Mme de Genlis ; elle portera longtemps encore malheur aux romanciers. » [11] Si l’auteur s’aventure en dehors des faits consignés par l’histoire, il s’expose à l’accusation de mensonge. Bref, la figure historique ferait apparaître clairement, au sein même du récit romanesque, une frontière entre fiction et vérité, alors même que l’un des enjeux de l’entreprise balzacienne sera justement de la brouiller : plus que de proposer un décalque ou univers parallèle du monde réel, Balzac se plaît à rendre indiscernable la limite entre réel et fictif.
7Aussi le romancier serait-il en quelque sorte condamné à répéter les vieilles chroniques où sont répertoriés faits et gestes de ces grandes figures. Car la vie publique des figures historiques est également vie publiée, là est le second inconvénient de leur emploi dans un roman :
« Walter Scott prépare avec beaucoup d’art le jeu de ces grandes machines : au contraire, dans Olivier Brusson, l’entrée en scène de Mme de Maintenon et de la figure gigantesque de Louis XIV est si peu ou si mal motivée, qu’on ne voit que le ridicule de cette grave inconvenance. C’est d’ailleurs une grosse maladresse que de faire parler Louis XIV, ce roi que tant de gens semblaient suivre une plume à la main, et dont chaque mot pour ainsi dire a été recueilli et transmis à la postérité. » [12]
8Les grands noms apparaissent déjà revêtus de discours, traînant après eux les portraits effectués dans les mémoires ou les annales des contemporains, ainsi que les nombreux jugements des historiens ou des romanciers qui se sont entassés au fil des siècles.
9Le don de Walter Scott semble avoir été de faire tenir tout ensemble dans ses fictions le nom historique et les discours dont il est comme enveloppé : « S’il aborde l’autorité d’un grand nom, s’il vous présente une de ces figures imposantes qui ont brillé dans la nuit des siècles, il s’attache à lui conserver son air et son allure ; il l’offre entourée de son caractère de vétusté, et couverte pour ainsi dire de la poussière des vieilles chroniques » [13], souligne Balzac en 1824. Et d’ajouter dans un article de 1830 : « Il se garde bien de manquer aux idées populaires que tel personnage a créées. Quand il peint Louis XI, Élisabeth, Marie Stuart ou Jacques Ier, s’il ne les peint pas tels qu’ils étaient, au moins il leur donne une figure qui correspond aux vœux de chaque imagination. » [14] Enfin, les Lettres sur la littérature viennent confirmer ce jugement :
“ Le roman ne peut admettre qu’en passant une grande figure. Ainsi, Cromwell, Charles II, Marie Stuart, Louis XI, le Prétendant, Élisabeth, Richard Cœur-de-Lion, tous les grands personnages que le créateur du genre a mis en scène, ne paraissant jamais qu’un moment ou au dénouement, le drame du conteur marche vers eux, comme dans leur temps marchaient les hommes et les choses. On a vécu dans le pourpoint des créations secondaires de Walter Scott, on a épousé les intérêts de tous les acteurs, quand on s’avance avec eux vers la grande figure historique. » [15]
10Ces réticences de Balzac tendent parfois à s’incarner, dans la fiction, par l’exclusion du personnage historique, et plus particulièrement l’évitement des scènes de friction entre figure historique et personnage fictif. Au début du Lys dans la vallée, le narrateur se trouve mêlé à une grande fête accueillant le duc d’Angoulême, neveu du Roi, à Tours : « [...] j’arrivai près du fauteuil où trônait le prince. En un moment je fus suffoqué par la chaleur [...]. » [16] La proximité de la figure historique engendre ici un malaise du personnage fictif, qui s’exprime par un sentiment d’exclusion de la sphère royale : ce « véritable égoïsme de parti [...] me laissa froid, me rapetissa, me replia sur moi-même », dit Félix [17]. Dans Illusions perdues, Lucien s’apprête à voir le garde des Sceaux, mais est rejeté par le secrétaire général : « Voici Sa Grandeur, sortez ! » [18] Les personnages, chacun d’un côté de la porte, ne se verront pas : cette légère séparation (sertie par la convocation de l’intertexte racinien) permet de maintenir l’illusion de contiguïté entre monde fictif et monde réel. Cependant, Balzac, malgré ses réticences, se laisse parfois tenter par l’insertion d’une grande figure historique.
De la silhouette à l’allégorie
11Roland Barthes a analysé l’insertion des figures historiques à l’arrière-plan de la fiction romanesque comme des effets de réel (c’est également le point de vue de Jacques Martineau) [19] : « S’ils sont seulement mêlés à leurs voisins fictifs, cités comme à l’appel d’une simple réunion mondaine, leur modestie, comme une écluse qui ajuste deux niveaux, met à égalité le roman et l’histoire : ils réintègrent le roman comme famille, et tels des aïeuls contradictoirement célèbres et dérisoires, ils donnent au romanesque le lustre de la réalité, non celui de la gloire : ce sont des effets superlatifs de réel. » [20] Dans Sarrasine, « Diderot, Mme de Pompadour, plus tard Sophie Arnould, Rousseau, d’Holbach, sont introduits dans la fiction latéralement, obliquement, en passant, peints sur le décor, non détachés de la scène » [21]. Le personnage historique se limite alors à un nom (voir notamment le procédé balzacien de la liste où noms fictifs et historiques sont entremêlés), voire une silhouette, ce qui tend à instaurer une contiguïté entre fiction et réalité : on pourrait parler de « fonction métonymique » [22], la réalité de l’arrière-plan étant là pour suggérer celle du premier.
12Cependant, puisque le personnage historique n’a pas besoin d’être construit pour offrir une signification, l’effet de réel dérive souvent vers un effet-cliché, la reconnaissance du nom du personnage par le lecteur servant la plupart du temps à activer une relation de complicité entre destinateur et destinataire du texte. Même si on les associe parfois – Philippe Hamon parle de ces noms historiques qui « renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et leur lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être appris et reconnus). Intégrés à un énoncé, ils serviront essentiellement d’ancrage référentiel en renvoyant au grand Texte de l’idéologie, des clichés, ou de la culture ; ils assureront donc ce que Roland Barthes appelle ailleurs un “effet de réel” » [23] – ces deux effets ne sont pas entièrement assimilables ; bien plus, l’effet-cliché peut provoquer une déflation de l’effet de réel. Le personnage, présenté avec ses attributs traditionnels, ressortit plus alors de la légende, voire de l’allégorie (entendue comme représentation figée d’une idée abstraite). C’est le cas de la silhouette de Napoléon dans La Femme de trente ans : « Un petit homme assez gras, vêtu d’un uniforme vert, d’une culotte blanche, et chaussé de bottes à l’écuyère, parut tout à coup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussi prestigieux que l’homme lui-même ; le large ruban rouge de la Légion d’honneur flottait sur sa poitrine, une petite épée était à son côté. » [24] Napoléon est ici représenté avec ses attributs traditionnels. Le texte ne se prive pas, d’ailleurs, de souligner le caractère conventionnel de cette représentation, en mentionnant que le « chapeau » est aussi « prestigieux » que la figure elle-même. La fin du passage fait clairement basculer la représentation vers l’allégorique : « Ce ne fut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, un simulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive image de ce règne si fugitif. L’homme entouré de tant d’amour, d’enthousiasme, de dévouement, de vœux, pour qui le soleil avait chassé les nuages du ciel, resta sur son cheval [...]. » [25] La figure de Napoléon vaut ici comme allégorie de l’Empire.
13Logiquement, cantonnée dans l’arrière-plan du récit, à l’état de nom ou de silhouette, la figure historique ne parle pas, son rôle étant justement de figurer dans la fiction. Car « parler », c’est « parler à », c’est donc être sur le même plan [26]. Il y a donc loin de la contiguïté entre personnages historiques et personnages fictifs à leur identité et même au partage d’un même espace fictionnel, notamment celui de la parole. C’est pourtant le cas du général Foy dans la librairie de Dauriat :
« “S’il a autant d’esprit qu’il est beau, vous ne courrez pas de grands risques, dit un des plus fameux orateurs de la Chambre qui causait avec un des rédacteurs du Constitutionnel et le directeur de La Minerve.
« — Général, dit Dauriat, la gloire c’est douze mille francs d’articles et mille écus de dîners, demandez à l’auteur du Solitaire ? Si M. Benjamin Constant veut faire un article sur ce jeune poète, je ne serai pas longtemps à conclure l’affaire”.
« Au mot de général et en entendant nommer l’illustre Benjamin Constant, la boutique prit aux yeux du grand homme de province les proportions de l’Olympe. » [27]
14Parmi les nombreux personnages fictifs (journalistes et auteurs) qui figurent dans la boutique de Dauriat (Nathan, Lousteau, Blondet), la présence du général Foy et de Benjamin Constant a effectivement pour but de créer un effet de réel – l’effet cliché étant tenu à distance par la réaction même de Lucien, qui se croit parvenu à l’Olympe. Mais si Benjamin Constant reste une ombre dans la fiction, des propos sont attribués au général Foy, et ce devant de multiples témoins : la figure cesse d’être cantonnée dans un arrière-plan, son discours la fait exister sur le même plan que les personnages fictifs. Ici, cette juxtaposition est simplement esquissée, atténuée même par la déconnexion entre le discours et le nom, entre la parole et celui qui l’émet : le personnage, lorsqu’il intervient dans la conversation, est présenté comme « un des plus fameux orateurs », et assimilé seulement par la suite au général Foy. Peu après le récit procède à une discrimination nécessaire entre personnages fictifs et historiques : « Lucien fut entraîné par Lousteau qui ne lui laissa pas le temps de saluer Vernou, ni Blondet, ni Raoul Nathan, ni le général Foy, ni Benjamin Constant dont l’ouvrage sur les Cent-Jours venait de paraître. » [28]
De la figurine à la marionnette
15Il arrive cependant que le personnage historique soit à la fois convoqué avec ses attributs, ses représentations traditionnelles, et inscrit dans l’intrigue romanesque. Dans Une ténébreuse affaire, Napoléon apparaît avec les mêmes attributs que dans La Femme de trente ans, en vert, blanc, et rouge (je souligne) : « Il avait ôté sa fameuse redingote, et alors son célèbre uniforme vert, traversé par son grand cordon rouge, rehaussé par le dessous blanc de sa culotte de casimir et de son gilet, faisait admirablement bien valoir sa pâle et terrible figure césarienne. » [29] Or la figurine intervient dans la fiction, engageant un dialogue avec Mlle de Cinq-Cygne. Il en va de même avec Louis XVIII dans Le Bal de Sceaux ou Le Lys dans la vallée. Le Roi s’adresse au personnage fictif ou lui jette un regard, mais à chaque fois le récit souligne que propos et gestes relèvent bien de l’ironie proverbiale de ce souverain, ramenant ainsi le non-historique à l’historique, voire au légendaire (je souligne) : « Hé bien, ce diable de Mortsauf veut donc toujours vivre ? lui dit-il de sa belle voix d’argent à laquelle il savait communiquer à volonté le mordant de l’épigramme. » [30] Le Roi, « choqué de ce mouvement, me jeta le regard qui précédait ces mots durs qu’il savait si bien dire. [...] “Courez, mylord”, me répondit-il en souriant de mettre une épigramme dans chaque mot et me faisant grâce de sa réprimande en faveur de son esprit » ; « Le Roi me jeta un regard plein de ces royales ironies accablantes de profondeur. » [31] « [Sa Majesté] répliqua néanmoins par une de ces royales plaisanteries dont la douceur est plus à craindre que la colère d’une réprimande. » [32] Le mouvement est ici toujours le même : l’événement fictionnel est rattaché, dans un second temps, et par une mention explicite, au caractère de Louis XVIII, ou, autrement dit, l’inconnu de la fiction est cautionné par le connu de l’histoire dont il semble être une simple illustration – on repère ici l’emploi de l’exophore mémorielle, si bien analysée par Éric Bordas [33], qui renvoie le lecteur à une connaissance constituée en dehors de la fiction romanesque, ce qui s’impose pour le personnage historique. C’est également le goût pour les lettres de Louis XVIII qui vaut la faveur qu’il accorde au comte de Fontaine, et sa disgrâce : « Un soir que le monarque n’avait rien de mieux à faire, il se souvint du bon mot dit par M. de Fontaine aux Tuileries. [...] L’auguste littérateur remarqua la tournure fine donnée à quelques notes [...] » [34] ; « “Si le roi daignait changer son épigramme en épithalame ? [...] – Si j’en vois la rime, je n’en vois pas la raison”, répondit durement le roi qui ne goûta point cette plaisanterie faite sur sa poésie, quelque douce qu’elle fût. » [35] Enfin, on peut penser à l’intervention de Mme de Staël dans Louis Lambert, où la brusquerie de celle que Balzac nomme la « virago du XIXe siècle » [36] transparaît dans son premier geste (je souligne) : « Étonnée, Mme de Staël prit le livre avec cette brusquerie qu’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards et ses gestes. » [37] Dans tous ces exemples, les figures historiques ne donnent pas lieu à un portrait physique et moral circonstancié, différence de traitement criante avec les personnages de la fiction : il y a seulement réactivation de certains attributs (physiques, vestimentaires, ou traits de caractère).
16Mais ici l’effet déclenché par les interventions de ces personnages historiques dépasse le simple effet de connivence. L’action du personnage historique apparaît presque toujours comme décisive sur la vie du personnage fictif : sur les instances de Laurence, Napoléon consent à sauver les quatre jeunes gens, mais condamne Michu ; à la demande de Piombo, il répond en lui promettant de ne pas le poursuivre malgré ses meurtres ; Louis XVIII décide des allées et venues de Félix entre Paris et la Touraine, du sort des enfants du comte de Fontaine ; Mme de Staël envoie Louis Lambert au collège. Non seulement le personnage historique représente et concentre à la fois l’exercice du pouvoir, mais il assume quasiment le rôle de destin, permet de changer l’arbitraire romanesque en histoire (avec ou sans majuscule, comme on voudra, la distinction n’ayant plus alors grande importance). En ce sens, on comprend que ces personnages ne doivent pas être construits par le roman : ils doivent au contraire être revêtus de leurs attributs qui les consacrent comme des figures exceptionnelles, et symbolisent, à l’instar du numen divin, leur pouvoir sur la vie des simples mortels (fictifs).
17Si l’on mesure l’importance de ces actions, de ces infléchissements significatifs de l’intrigue, il reste que l’insertion de ces personnages historiques est particulièrement problématique. Car, selon Balzac, c’est bien dans ce cas, en effet, que le romancier risque de prêter le flanc à l’accusation d’invention, voire de mensonge. De là le recours à plusieurs dispositifs de mise en intrigue.
18La première possibilité est d’inscrire la scène dans le domaine de l’intimité, auquel n’ont pas forcément eu accès les chroniqueurs. Félix de Vandenesse est un secrétaire, au sens étymologique, de Louis XVIII (je souligne) : « J’avais auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d’une durée égale à celle de son règne, place de confiance » [38], une place « sans faveur éclatante, mais sans chance de disgrâce, qui me mit au cœur du gouvernement [...] » [39]. Et de préciser qu’il est cantonné dans l’antichambre de l’histoire : « Singulière situation ! être les disciples secrets d’un monarque à la politique duquel ses ennemis ont rendu depuis une éclatante justice, l’entendre jugeant tout, intérieur, extérieur, être sans influence patente, et se voir parfois consultés comme Laforêt par Molière. » [40] Même chose pour le comte de Fontaine, confident caché de Sa Majesté (je souligne) : « Quelques circonstances, inconnues aux biographes, le firent entrer assez avant dans l’intimité du prince pour qu’un jour le malicieux monarque l’interpellât ainsi en le voyant entrer : “Mon ami Fontaine, je ne m’aviserais pas de vous nommer directeur général ni ministre ! Ni vous ni moi, si nous étions employés, ne resterions en place, à cause de nos opinions.” » [41] Quant au Bonaparte de La Vendetta, même si ce passage est moins significatif, il n’en exclut pas moins ses aides de camp pour parler avec di Piombo : « Tu ne veux donc pas me comprendre ? dit le Premier consul. J’ai besoin d’être seul avec mon compatriote. » [42] Ce qui vient tout à fait illustrer les propos d’Alain : « Ce qui est romanesque c’est la confidence, qu’aucun témoignage ne peut appuyer. » [43]
19De manière similaire, le narrateur peut insister sur le caractère non publié des événements qui impliquent le personnage historique dans la fiction. Ainsi de la rencontre entre Louis Lambert et la baronne de Staël, rapportée par un témoin indirect, le narrateur : « J’ai tout oublié de cette conversation, hormis les premiers mots » [44] ; « La seule personne encore vivante qui ait gardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afin de recueillir le peu de paroles alors échappées à Mme de Staël, retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, à propos de Lambert : C’est un vrai voyant » [45] ; « Le souvenir des bonnes intentions de Mme de Staël pour Louis n’est donc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme le fut la mienne par le merveilleux de cette histoire. » [46] Quitte à aller parfois contre le trait de caractère du personnage : « À son retour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansion qui, chez elle, dégénérait en loquacité. » [47] En dépit de son penchant pour les tartines, Mme de Staël reste quasi muette ( « le peu de paroles », « elle en parla peu » ) sur sa rencontre avec Louis Lambert, vraisemblance oblige, puisqu’il n’en est pas question dans ses écrits.
20A contrario, le narrateur peut arguer de chroniques existantes pour déployer sa fiction – après tout, qui irait vérifier les moindres faits et gestes de Louis XVIII (ce qui consacre peut-être aussi sa différence avec Louis XIV) ? : le roi « régala son ami Fontaine d’un quatrain assez innocent qu’il appelait une épigramme et dans lequel il le plaisantait sur ses trois filles si habilement produites sous la forme d’une trinité. S’il faut en croire la chronique, le monarque avait été chercher son bon mot dans l’unité des personnes divines » [48]. L’intertextualité vague de la « chronique » est donc invoquée pour servir de soubassement à l’insertion d’une figure historique dans le roman.
21D’autres mises en récit sont sans doute possibles. Citons-en une encore. Il s’agit des paroles prononcées sur le champ de bataille, lieu à la fois public par l’armée qui y figure, et privé, en ce sens que cette réunion d’hommes ne constitue pas un auditoire, mais est dispersée dans l’agitation qui précède le combat (Une ténébreuse affaire) ou qui suit la débâcle : dans Adieu, les propos du général Éblé sont prononcés à la vue d’une armée en déroute et engourdie par le froid. Ces diverses mises en récit du personnage historique valent uniquement lorsque celui-ci intervient occasionnellement dans la fiction. Lorsqu’il est au centre du drame, en revanche, de tels dispositifs ne sont guère envisageables, ni même souhaitables.
De la figure au personnage
22Pour Barthes, « si le personnage historique prenait son importance réelle, le discours serait obligé de le doter d’une contingence qui, paradoxalement, le déréaliserait (ainsi des personnages de la Catherine de Médicis de Balzac, des romans d’Alexandre Dumas ou des pièces de Sacha Guitry, ridiculement improbables) : il faudrait les faire parler et, comme des imposteurs, ils se démasqueraient » [49]. Mais un tel risque existe surtout lorsque le personnage n’est pas construit par la fiction romanesque, mais simplement incrusté, tel que la tradition l’a sculpté, dans l’intrigue. C’est pourquoi ces reproches ne s’appliquent guère à Sur Catherine de Médicis. Car lorsque le personnage historique occupe le centre de l’intrigue romanesque (ce qui arrive, il est vrai, tout au plus dans quelques romans, comme Les Proscrits, Maître Cornélius, Le Chef-d’œuvre inconnu, ou dans le conte drolatique consacré aux « Joyeulsetez du roy Loys le unziesme »), il appert qu’il est véritablement construit par la fiction romanesque.
23En effet, pour ces figures centrales de l’intrigue, le nom propre ne se suffit plus à lui-même, puisque le but est de faire émerger de nouvelles significations : un portrait détaillé saisit Catherine, Calvin, Louis XI notamment, venant conforter la théorie que le portrait, chez Balzac, est le lieu où se constitue le sens. Une telle signification instituée par le texte et non plus importée d’une culture commune peut prendre le risque d’aller au rebours des représentations traditionnelles. Calvin, loin d’être le personnage ascétique que l’on se représente, apparaît, sous la plume de Balzac, comme un personnage caractérisé par l’ « obésité », à la figure « enflammée comme celle d’un buveur », au « gros col court ». La fiction romanesque met alors en évidence un Calvin en proie à une lutte perpétuelle pour la « chasteté », son physique portant « les traces du combat perpétuel de ce tempérament valétudinaire avec l’une des plus fortes volontés connues dans l’histoire de l’esprit humain » [50]. Le personnage se remplit de signification au fil des pages ; celles-ci ne sont pas données d’emblée ou sous-entendues. Ainsi du Louis XI de Maître Cornélius : « À voir certains détails de cette physionomie, vous eussiez dit un vieux vigneron débauché. » [51] On reconnaît ici, dans l’interpellation du narrataire, dans la mise en évidence des signes trompeurs de la physionomie – et que le narrateur se fait fort de mieux décrypter – des traits propres à la constitution balzacienne des personnages.
24Un tel rafraîchissement du portrait et une telle mise au jour de nouvelles significations peuvent être soulignés par le texte même, qui, tout en consacrant certaines représentations traditionnelles, a à cœur de marquer son originalité : « Les romanciers et l’histoire ont consacré le surtout de camelot brun et le haut-de-chausses de même étoffe que portait Louis XI. Son bonnet garni de médailles en plomb et son collier de l’ordre de Saint-Michel ne sont pas moins célèbres ; mais aucun écrivain, nul peintre n’a représenté la figure de ce terrible monarque à ses derniers moments. » [52] Or le narrateur avait précisé deux pages plus haut : « À aucune époque, cette grande figure n’a été ni plus poétique ni plus belle. » [53] Ainsi, si Louis XI, comme dans Notre-Dame de Paris, est reconnaissable à ses exclamations favorites – « Pasques Dieu », « Notre-Dame » –, à l’inverse de celui de Victor Hugo, il n’est pas présenté en train de vérifier ses chères « fillettes » : là où Hugo activait à plein les clichés attachés à la figure de ce Roi, Balzac préfère souligner la nouveauté de sa démarche.
25Mais à quelles fins s’éloigner des représentations traditionnelles ? Dans le cas de Catherine de Médicis, le projet est patent : il s’agit bien de détruire une fausse image de Catherine pour lui en substituer une autre, ou plutôt, comme l’indique le titre de Sur Catherine de Médicis, finalement préféré à celui de Catherine de Médicis expliquée, de modifier les connotations attachées à ce nom, puisque Balzac accepte finalement que le discours s’insère tout au plus parmi d’autres discours que traîne après elle cette grande figure. Ce faisant, le roman se hisse à la hauteur de l’histoire. À propos de Louis XI, un autre enjeu de cette constitution du personnage historique se fait jour. Que ce soit dans Maître Cornélius ou « Les Joyeulsetez du Roy Loys le unziesme », la construction du personnage passe par son inscription dans la sphère de la vie privée. Mais il ne s’agit pas ici, comme dans les cas précédents, de se prémunir de l’accusation de mensonge, en montrant le monarque dans ses loisirs et non dans l’exercice du pouvoir (enquête sur un vol ou plaisanteries scatologiques). Il s’agit plutôt de montrer la vie privée comme l’envers de l’histoire, non contemporaine, mais passée, c’est-à-dire comme étant indissociable de toute conception historique – en ce sens, ce conte drolatique participerait à la structuration du projet romanesque balzacien, mais d’une autre manière. L’histoire, comme le dit Balzac dans son « Avant-propos », ne doit pas être réduite à une collection de dates, à un squelette aux os classés et répertoriés. C’est bien l’immersion dans la vie privée qui dotera ce squelette de chair.
26L’introduction dans la fiction n’induit pas ici de problème particulier, puisqu’il y a construction du personnage par le récit. Deux phénomènes sont toutefois observables.
27Tout d’abord un certain retardement dans la divulgation de l’identité du personnage historique. Ce procédé est à l’œuvre dès L’Excommunié [54], où le frère du roi Charles VI est présenté comme l’ « inconnu » ou sous le pseudonyme du comte Adhémar : « On ne peut faire parler un roi qu’avec circonspection ; on peut laisser dire bien des choses à un jeune prince déguisé en moine », soulignait Maurice Bardèche, qui ajoutait : « Mais il est difficile de croire que Balzac se soit convaincu qu’il évitait par ce moyen de “compromettre” de grands personnages et qu’il ne pouvait être accusé à son tour d’une “grave inconvenance”. Au fond, il cherche un moyen de s’en tirer. Dès ce moment, il a entrevu combien il était difficile de faire parler un personnage dont l’histoire peut lui demander compte. » [55] Si c’est le cas dans L’Excommunié, il semble que dans les romans ultérieurs, du moins ceux qui font une grande place aux figures historiques, il s’agisse surtout de suspendre les représentations accrochées au nom du personnage, même si l’identité peut être devinée par le lecteur (c’est le cas, sans doute, de Robespierre dans Les Deux Rêves), afin de procéder à un transfert de significations nécessaire : quand le nom apparaît, il est de fait attaché aux sens que le texte romanesque vient de faire émerger. Ainsi du « jeune peintre » qui se rend chez Porbus, et dont le nom n’est pas livré d’emblée, mais apparaît dans la signature même de l’esquisse qu’il livre aux deux maîtres : « Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin. » [56] De même pour Dante, dont l’identité n’est révélée qu’à la fin des Proscrits, même si des indices orientent auparavant l’interprétation du lecteur : « À Florence ! à Florence ! Ô ma Florence !, cria vivement DANTE ALIGHIERI qui se dressa sur ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie, et devint gigantesque. » [57] De même que la mère, qui dit au jeune Godefroid : « Il m’est maintenant permis de t’avouer ! Ta naissance est reconnue, tes droits sont sous la protection du Roi de France » [58], le romancier se permet, in fine, d’avouer que son personnage est Dante. Dans ces deux cas, la typographie, italique ou capitales, en soulignant le nom, vient consacrer sa nouvelle signification, qui n’expulse certes pas le sens qu’il pouvait avoir en dehors de la fiction, mais qui dote cette figure de nouveaux possibles. Enfin, on se rappelle que les noms de Marat et de Robespierre n’apparaissent qu’à la fin des Deux Rêves. On pourrait voir dans ces effets de narration un effet de suspense facile, un jeu quasi gratuit avec le lecteur, alors qu’il s’agit de constituer, à proprement parler, le personnage historique par la fiction : le nom paraît découler de la présentation, au lieu de signifier seulement par lui-même.
28L’autre procédé remarquable est celui de la constitution du personnage à ce point revendiquée qu’elle passe par une mise en avant de la fictionalisation : c’est le cas de l’apparition de Catherine à Robespierre. Catherine apparaît tout d’abord au jeune avocat comme une image d’Épinal : « Celle que je vis portait une robe de velours noir absolument pareille à celle dont est vêtue cette reine dans le portrait qu’en possède le Roi ; sa tête était couverte de ce bonnet de velours si caractéristique ; enfin, elle avait le teint blafard et la figure que vous lui connaissez. » [59] L’absence de description vient ici activer l’effet-cliché – « la figure que vous lui connaissez ». Mais il s’agit bel et bien de démentir cette apparence. Car la fictionalisation extrême dont résulte Catherine rêvée doit permettre l’émergence de ce qui se présente comme un discours de vérité : « [...] toutes les plumes ont été plus injustes envers moi que ne l’ont été mes contemporains. Nul n’a pris ma défense. » [60] Ici, l’opposition entre fictif et vrai apparaît véritablement dépassée, rendue non pertinente par ce dispositif romanesque [61].
29Cette constitution du personnage historique n’en fait pas pour autant un personnage romanesque comme un autre. En témoigne notamment la concurrence entre personnages historiques et personnages sinon fictifs, du moins simplement référentiels dans Le Martyr calviniste et Maître Cornélius. Georges d’Estouteville et Christophe Lecamus laissent peu à peu place à Louis XI et à Catherine de Médicis, à tel point qu’ils semblent parfois entièrement oubliés. La fin du Martyr calviniste fait réapparaître le personnage de Lecamus, mais Maître Cornélius se termine sans que le narrateur mentionne le personnage de d’Estouteville qui ouvrait la nouvelle. Si les grands personnages historiques étouffent les personnages de fiction, c’est peut-être parce qu’ils absorbent presque toute l’historicité du roman. Peut-être aussi parce que « les personnages de l’histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées ; on s’intéressera moins à Frédéric qu’à Lamartine », écrit ainsi Flaubert dans sa correspondance [62].
30C’est sans doute parce qu’il y a une réticence de Balzac à l’emploi de figures historiques que l’on observe dans ses romans des mises en fiction variées, comme autant de résolutions de ce qu’il ressentait comme un problème d’ordre poétique. Ces résolutions montrent à quel point la mise en récit du personnage historique est déterminante : l’étiquette « historique » recouvre des cas de figure bien différents, que l’on hésite à ranger dans la même catégorie, la seule opposition avec le fictif ne suffisant pas à les caractériser.
31Une telle réticence, que ne partagera pas un Dumas, trop heureux sans doute de puiser dans l’Histoire des personnages prêts à l’emploi, ce qui permet une plus grande rapidité dans la création littéraire [63], témoigne également d’une conception autoritaire de la fiction romanesque : si le déjà-connu, voire déjà-écrit de l’Histoire induit chez le lecteur des effets de sens qui échappent à l’auteur (tout le monde n’a pas la même connaissance de Louis XI), le réemploi de figures constituées par des romans précédents assurerait à Balzac une mainmise – peut-être illusoire, du moins désirée – sur les effets de connivence, sinon de réel [64].
Notes
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[1]
D. Cohn, Le Propre de la fiction (1999), Paris, Le Seuil, 2001. Voir surtout la mise au point de Th. Pavel, L’Univers de la fiction (1986), Paris, Le Seuil, 1988, p. 41 et s.
-
[2]
J. Searle, Sens et expression, Paris, Éd. de Minuit, 1982, p. 109-111.
-
[3]
« Le texte de fiction ne conduit à aucune réalité extratextuelle, chaque emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité [...] se transforme en élément de fiction, comme Napoléon dans Guerre et Paix ou Rouen dans Madame Bovary » (G. Genette, Fiction et diction [1991], Paris, Le Seuil, 2004, p. 115).
-
[4]
« Le roi Arthur de Chrétien de Troyes et le Robespierre de Victor Hugo doivent leur identité de personnage plus à la culture de leurs lecteurs qu’à l’ensemble de leurs occurrences textuelles » (V. Jouve, L’Effet-personnage, Paris, PUF, 1992, p. 29).
-
[5]
Z. Oldenbourg, « Le roman et l’histoire », in Le Roman historique, NRF, no 238, Paris, Gallimard, octobre 1972, p. 144.
-
[6]
V. Descombes, « Who’s who dans La Comédie humaine », Modern Language Notes, 1983, vol. 98, no 4, p. 675-701.
-
[7]
Th. Pavel, op. cit., p. 41-42.
-
[8]
J. Martineau, « Faire concurrence à l’état civil : immigrants et autochtones dans La Comédie humaine », in Le Personnage romanesque, Cahiers de Narratologie, no 6, Nice, Faculté des lettres, arts et sciences humaines, 1995, p. 307.
-
[9]
Cl. Bernard, Le Passé recomposé, Paris, Hachette, 1996, p. 238.
-
[10]
Vigny, Cinq-Mars (1826), Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 28-29.
-
[11]
« Les Eaux de Saint-Ronan par Sir Walter Scott » (1824), in OD, t. II, p. 106 ; « Olivier Brusson, par M. de *** » (1824), ibid., p. 122.
-
[12]
Ibid., p. 121-122.
-
[13]
« Les Eaux de Saint-Ronan par Sir Walter Scott », art. cité, p. 106.
-
[14]
« Richelieu, Chronique française, par M. James », in Feuilleton des journaux politiques du 14 avril 1830, OD, t. II, p. 704.
-
[15]
« Lettres sur la littérature » (1840), in Écrits sur le roman, anthologie, Paris, LGF, éd. de Stéphane Vachon, 2000, p. 170.
-
[16]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 983.
-
[17]
Ibid. Il reviendra à Mme de Mortsauf, en femme médiatrice, de rapprocher Félix du personnage historique qu’est Louis XVIII : « La femme qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté » (ibid.).
-
[18]
Illusions perdues, Pl., t. V, p. 538.
-
[19]
« Les personnes réelles, dans leurs marges floues, sont donc des piliers de l’effet de réel du texte » (J. Martineau, art. cité, p. 314).
-
[20]
R. Barthes, S/Z, Paris, Le Seuil, 1968, p. 109.
-
[21]
Ibid., p. 108.
-
[22]
On pense bien sûr à l’analyse de Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale (1956), I, trad. franç. Nicolas Ruwet et A. Adler, Paris, Éd. de Minuit, 1963.
-
[23]
Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Le Seuil, 1977, p. 122.
-
[24]
Pl., t. II, p. 1046.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
De là l’analyse de V. Descombes sur Napoléon et Laurence de Cinq-Cygne.
-
[27]
Pl., t. V, p. 369-370.
-
[28]
Ibid., p. 370.
-
[29]
Pl., t. VIII, p. 680. On peut souligner l’emploi systématique du possessif – alors que l’on aurait pu avoir, par exemple, « traversé par un grand cordon rouge » – dont le rôle semble double ici : il suppose que ces attributs sont consubstantiels à la figure historique, et active les souvenirs du lecteur (son cordon, celui que « vous lui connaissez »).
-
[30]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1110.
-
[31]
Ibid., p. 1191.
-
[32]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 110.
-
[33]
Éric Bordas, « Un stylème dix-neuviémiste. Le déterminant discontinu “un de ces... qui...” », L’Information grammaticale, no 90, Paris, juin 2001, p. 32-43.
-
[34]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 112.
-
[35]
Ibid., p. 114-115.
-
[36]
Physiologie du mariage, Pl., t. XI, p. 1022.
-
[37]
Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 595.
-
[38]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1107.
-
[39]
Ibid., p. 1108.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 112.
-
[42]
Pl., t. I, p. 1037.
-
[43]
Cité par D. Cohn, op. cit., p. 234.
-
[44]
Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 595.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Ibid., p. 596.
-
[47]
Ibid., p. 595.
-
[48]
Le Bal de Sceaux, Pl., t. I, p. 114.
-
[49]
R. Barthes, op. cit., p. 108.
-
[50]
Sur Catherine de Médicis, Pl., t. XI, p. 342.
-
[51]
Pl., t. XI, p. 55.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Ibid., p. 53.
-
[54]
Voir A. Déruelle, « L’Excommunié ou les apories du roman historique », in Balzac avant Balzac, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, à paraître.
-
[55]
M. Bardèche, Balzac romancier, Paris, Plon, 1940, p. 233.
-
[56]
Le Chef-d’œuvre inconnu, Pl., t. X, p. 420.
-
[57]
Les Proscrits, Pl., t. XI, p. 555.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
Sur Catherine de Médicis, Pl., t. XI, p. 447.
-
[60]
Ibid., p. 450.
-
[61]
Notons cependant qu’une telle fictionalisation est rendue possible avant tout par le dispositif narratif. C’est Robespierre qui raconte son rêve, récit enchâssé dans un récit à la première personne : l’apparition fantomatique de Catherine s’effectue dans une parole doublement dételée de l’énonciation du narrateur balzacien (qui prend en charge l’introduction et les deux premières parties de Sur Catherine de Médicis). Voir également dans Le Médecin de campagne le dispositif narratif qui permet la mise en scène – il est peu avant question de « spectacles » (Pl., t. IX, p. 515) – du « Napoléon du peuple » (ibid., p. 498).
-
[62]
Cité par Cl. Bernard, op. cit., p. 115.
-
[63]
À propos des personnages historiques, Cl. Bernard souligne : « Dans ces images toutes faites, le roman populaire puise à l’envi » (ibid.).
-
[64]
L’analyse de Jacques Martineau ne tient pas compte de cette différence, pourtant essentielle, dans la réception (supposée) du lecteur. Après avoir donné en exemple une mention de Rastignac dans Béatrix, il ajoute : « Si l’on avait eu M. de Lamartine à la place de Rastignac, il n’y aurait guère eu de différence de traitement. Le système du retour des personnages donne aux personnages autochtones un statut semblable à celui des personnages réels » (art. cité, p. 315).