Notes
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[1]
Lire l’étude philologique de Raymond Trousson (Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 1975, p. 13-15), mais aussi celle de Jean-Jacques Goblot qui lui est postérieure et qui, à partir d’un corpus différent, débouche sur les mêmes conclusions (« L’Utopie en débat », in Michèle Riot-Sarcey [éd.], L’Utopie en questions, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, p. 15-20).
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[2]
Article signé « Th. de M. » (probablement Théodore Muret, journaliste et écrivain), La Quotidienne, 15 septembre 1833. Nous citons le précieux dossier sur la réception de l’œuvre recueilli par Patrick Berthier dans son édition du Médecin de Campagne (Gallimard, « Folio », 1974, p. 412).
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[3]
Cette nouvelle tendance de l’utopie dans l’histoire – Renouvier parlera plus tard d’uchronie – suscite chez Ballanche l’emploi de l’expression « prophète du passé » à propos de De Maistre (voir Jean-René Derré, Dossier de « La Ville des expiations », CNRS Éditions, 1985, p. 125).
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[4]
« [...] la religion n’est-elle pas plus grande que la philanthropie ? Elle est divine, l’autre est purement humaine » (préface de la première édition du Curé de village, Pl., t. IX, p. 637).
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[5]
Max Andréoli, « Idéologie et narration dans Le Médecin de campagne », AB 1989, p. 206. Les éditions du Médecin de campagne et du Curé de village par Gérard Gengembre dans la collection « Pocket » (1994 et 1999) classent ces œuvres parmi les « utopies balzaciennes » (la mention figure en page de titre).
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[6]
Voir Mireille Labouret, « L’utopie dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village d’Honoré de Balzac », Sévriennes d’hier et d’aujourd’hui, no 96, juin 1979, p. 7.
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[7]
« À partir de cette opposition fondamentale entre le héros et le monde se constituent les composants premiers du romanesque : action, intrigue, péripéties, tension, dénouement d’une histoire, non plus extérieure à l’utopie, mais qui est son essence même » (Raymond Trousson, D’utopies et d’utopistes, L’Harmattan, 2000, p. 37).
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[8]
« Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir des villes que de les prendre » (Le Médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 481 ; dans la suite de l’article les références seront indiquées dans le texte, entre parenthèses). Les rôles de Benassis et de Napoléon Ier sont complémentaires : il faut d’abord détruire avant de reconstruire. Les phases organiques suivent les phases critiques. L’identification de Napoléon au « génie du mal » signale de la part de Balzac une bonne connaissance des thèses de Ballanche (voir F.-J. Fornasiero, « Balzac et Ballanche : autour du Médecin de campagne », AB 1985, p. 144).
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[9]
Bagatelle, 12 septembre 1833, article signé « H. de V. », c’est-à-dire très probablement Horace de Vieil-Castel (cité dans l’éd. de P. Berthier, p. 411).
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[10]
Dans Le Temps des prophètes, Paul Bénichou montre que la propension des utopistes à créer une « liaison autoritaire entre la société et l’art » n’a pas abouti à une collaboration des artistes avec les penseurs de l’utopie (Gallimard, 1977, p. 400).
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[11]
« En proposant leur doctrine comme une religion, et leur propre constitution de groupe comme le modèle d’une théocratie définitive, les saint-simoniens entrent en concurrence avec, entre autres catégories, la collectivité inorganisée mais montante des maîtres à penser et à sentir du romantisme. Entre les deux principaux cas de figure dessinés par la situation : l’absorption ou la subordination, ils ne choisissent pas mais mettent en forme et propagent une problématique tantôt historique, tantôt hiérarchique, qui semble avoir plus que toute autre contribué à structurer la représentation que les premiers intéressés – et leur public – se font de leur position » (Ph. Régnier, « Les Saint-Simoniens, le Prêtre et l’Artiste », Romantisme, no 67, 1990-1, p. 31).
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[12]
Voir l’éd. de P. Berthier, n. 24 de la p. 205 ; l’édition de la Pléiade ne signale pas cette variante, implicitement englobée dans la présentation générale de l’écart entre le manuscrit (tiré, pour ce passage, de l’article « Du gouvernement moderne ») et le texte définitif (voir p. 1487, début de la var. b de la p. 506).
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[13]
Voir éd. P. Berthier, p. 388 et n. 71 ; et OD, t. II, p. 1082 et n. 3.
-
[14]
Il n’est plus à démontrer qu’un certain nombre d’aspects de la pensée de l’émigration ont nourri la pensée saint-simonienne, très proche d’un certain point de vue de la pensée de Bonald. C’est notamment la théorie des époques critiques et organiques qui est énoncée d’abord par les contre-révolutionnaires. Nicole Mozet signale néanmoins que Balzac « refuse de suivre les saint-simoniens dès qu’ils en viennent à mettre la propriété en cause » (Introduction au Curé de village, Gallimard, « Folio », 1975, p. 8). Mireille Labouret note la « tentation saint-simonienne qui traverse par moments l’esprit de Balzac » (art. cité, p. 6).
-
[15]
Cité dans l’éd. P. Berthier, p. 411.
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[16]
La dérision du saint-simonisme dont a parlé Bruce Tolley est un thème à la mode (voir « Balzac et les saint-simoniens », AB 1966, p. 49-66). Reflète-t-elle vraiment la pensée profonde de Balzac ? Si les excès du saint-simonisme heurtent Balzac et jusqu’aux disciples eux-mêmes – il n’est à ce sujet que de lire les mémoires d’Édouard Charton –, il semble pertinent de reprendre, comme l’a fait Max Andréoli, la distinction opérée par Roland Chollet entre motifs balzaciens et pensée balzacienne (voir art. cité, p. 202).
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[17]
« Pour le pauvre, le vol n’est plus un délit, ni un crime, mais une vengeance » (p. 460).
-
[18]
Fourier aspire, à la période dite du « garantisme », à la garantie d’une vie décente pour tous, compensée, pour les riches, par l’assurance du remboursement du « Minimum copieux » procuré d’abord aux indigents, ainsi attirés dans les fermes sociétaires qui constitueront la première étape vers le phalanstère (Fourier, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Flammarion, « Nouvelle bibliothèque romantique », 1973, p. 46).
-
[19]
« [...] il faut, pour créer de nouvelles fortunes et accroître la richesse publique, faire à l’extérieur des échanges qui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale » (p. 425). La proscription des barrières douanières (p. 101) va dans le sens de la circulation de ce flux vital qu’est l’argent, tout comme la condamnation des thésauriseurs.
-
[20]
Voir Pierre Musso, Télécommunication et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, 1997, p. 63.
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[21]
Voir Charles Duveyrier, « La ville nouvelle ou le Paris des saint-simoniens », Le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat, t. VIII, 1832, p. 315-344.
-
[22]
« La rente sera un privilège d’oisiveté, haïe comme la noblesse le fut en 1790 » (« Du gouvernement moderne », OD, t. II, p. 1068). Et, dans Le Médecin : « La vie des oisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un vol social que de consommer sans rien produire » (p. 462).
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[23]
« “En cet endroit la civilisation est peu avancée, les religions du travail y sont en pleine vigueur, et la mendicité n’y a pas encore pénétré”, pensa Genestas » (p. 397).
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[24]
Voir, dans les Lettres d’un habitant de Genève, de Saint-Simon, l’invitation à souscrire à ce temple.
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[25]
Cette idée apparaît dans Louis Lambert et dans la correspondance de Balzac. Voir F. Sylvos, « Balzac et les intelligentiels. Politique et correspondance », Travaux et documents, no 13 [dir. Patrice Uhl], septembre 2000, p. 75-89.
-
[26]
Ibid., p. 87.
-
[27]
« On ne change pas l’homme dans ces villages, mais on construit à l’aide de ses intérêts un îlot de bonheur... libéralo-despotique » (Gérard Gengembre, « Balzac, Bonald et/ou la Révolution bien comprise ? », AB 1990, p. 202).
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[28]
OD, t. II, p. 1080.
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[29]
Le bourg s’est développé, dit Benassis, « en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les nécessités que nous créons et les moyens de les satisfaire. Tout est là. Les peuples sans besoins sont pauvres » (p. 413 ; nous soulignons). Le propos ne s’inspire-t-il pas de « l’attraction passionnelle », une expression de Fourier ? Des relations personnelles très suivies semblent avoir existé entre les fouriéristes et Balzac entre 1838 et 1840 (voir Pierre Barbéris, « Mythes balzaciens [II] : Le Curé de village », in Lectures du réel, Éditions Sociales, 1973, p. 211-243).
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[30]
Voir Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, Brionne, Gérard Monfort, 1988, p. 49.
-
[31]
Fourier critique les utopies qui ne prennent pas en compte les particularismes régionaux ; de même, Benassis étudie le terrain et ne pense pas que son modèle puisse être simplement imité. Il demande à être adapté à un environnement particulier.
-
[32]
Il eût d’ailleurs fallu mentionner ici également les accents mennaisiens de la version primitive et surtout le lien de ce texte avec les futures utopies napoléoniennes de Geoffroy (Louis-Napoléon Geoffroy-Château, Napoléon et la conquête du monde, 1812 à 1832. Histoire de la monarchie universelle [1836], Paulin, 1841) et de Théophile Gautier (Les Deux Étoiles, en feuilleton dans La Presse, septembre-octobre 1848, en librairie Partie carrée puis La Belle-Jenny).
-
[33]
« Religion veut dire LIEN, et certes le culte, ou autrement dit la religion exprimée, constitue la seule force qui puisse relier les Espèces sociales et leur donner une forme durable » (p. 447).
-
[34]
« L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au-delà de toutes les espérances » (Le Curé de village, Pl., t. IX, p. 835 et var. b).
-
[35]
Terme emprunté à Raymond Mahieu, « Le pli du texte balzacien », in Stéphane Vachon [éd.], Balzac, une poétique du roman, Montréal et Vincennes, XYZ et Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p. 52.
-
[36]
« Qu’il s’agisse d’une cité à créer ou d’une île imaginaire, le tableau de sa constitution et de ses structures correspond à ce que les juristes appellent la “lettre” de la loi. Or le législateur ne se contente pas des dispositions codifiées, tout texte de loi s’accompagne d’un “exposé des motifs” » (Michèle Le Dœuff, « Dualité et polysémie du texte utopique », in Maurice de Gandillac et Catherine Piron [éd.], Le Discours utopique, UGE, « 10/18 », 1978, p. 330).
-
[37]
Après avoir exposé les différents tableaux qui permettent de décrire les faits et gestes du XIXe siècle, Balzac évoque dans son « Avant-propos » de 1842 « l’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes » (Pl., t. I, p. 20).
-
[38]
Ainsi, l’épisode de la Transfiguration est convoqué lors de la description du paysage du bourg (p. 489).
-
[39]
L’Utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761, Voltaire’s Foundation, 1991, p. 20-21.
-
[40]
À l’image de son créateur, Benassis est un démiurge recréant « le monde social en miniature » (Mireille Labouret, art. cité, p. 7).
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[41]
Le terme est employé par Benassis lui-même : « Mes efforts ne cessaient d’animer cette naissante industrie » (p. 420).
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[42]
Titre du chapitre XV dans l’édition originale (voir p. 1465, var. c de la p. 454). Ici, Balzac joue sur les mots. Le « grand livre des pauvres » fait écho au Livre nouveau des saint-simoniens, à une réécriture de la Bible, et en même temps au sens financier du mot « Grand Livre », rattaché au versement de la rente. Ce trait d’esprit n’est sans doute pas sans ironie de la part de Balzac.
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[43]
Voir sa Préface à l’édition de P. Berthier, « Folio », notamment p. 25.
-
[44]
« Napoléon seul y avait jeté son nom, il y est une religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontent fabuleusement à ces gens simples les aventures de cet homme et de ses armées. Ce retour est d’ailleurs un phénomène inexplicable. Avant mon arrivée, les jeunes gens partis à l’armée y restaient tous » (p. 414).
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[45]
Un anonymat déjà souligné par Mireille Labouret (art. cité, p. 11).
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[46]
« La pureté de l’air entre pour beaucoup dans l’innocence des mœurs » (p. 448).
-
[47]
Nous avons déjà cité plus haut le commentaire de l’auteur sur « ce qu’il y a de magnifique dans le sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons » (p. 394) ; le texte se poursuit ainsi : « Ailleurs se trouve le Livre, le texte historié, brodé, découpé, couvert en moire, en tabis, en satin ; mais là certes était l’esprit du Livre » (ibid.).
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[48]
Citons parmi ces critiques Mireille Labouret (art. cité, p. 18-21), François-Xavier Mioche (« Le Médecin de campagne, roman politique ? », AB 1988, p. 318-319), André Vanoncini (« La représentation de l’utopie dans Le Médecin de campagne », ibid., p. 321-334).
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[49]
La mort de Julie semble diffractée dans plusieurs épisodes mortuaires des Scènes de la vie de campagne, notamment dans Le Lys dans la vallée et dans la confession de Véronique.
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[50]
Nicole Mozet, Introduction au Curé de village, éd. citée, p. 28.
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[51]
« En 1833, dans Le Médecin de campagne, Balzac avait créé le personnage de la Fosseuse, jeune fille un peu simple, installée dans une petite maison par la charité du docteur Benassis : signe, pour le romancier, que la rentabilité n’est pas tout, que la faiblesse, l’innocence et la poésie ont droit à la protection » (R. Trousson, D’utopies et d’utopistes, op. cit., p. 185).
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[52]
Le chant du cygne du petit poitrinaire mort en même temps que Benassis serait-il une parabole sur le statut précaire de l’art dans une société dominée par l’obsession du progrès ?
1Le Médecin de campagne prend acte d’un certain nombre d’événements qui ont marqué l’histoire de l’utopie depuis le tournant des XVIIIe et XIXe siècles : condamnation générale de la chimère qu’elle constitue aux yeux du plus grand nombre, comme en témoignent plusieurs études sur l’évolution péjorative du mot [1], saut qualitatif représenté par la pensée utopique de Fourier, bouleversement du chronotope utopique depuis l’émergence de l’idée de progrès, publication par morceaux de La Ville des expiations de Ballanche et retraite des saint-simoniens à Ménilmontant en 1832, promotion du style symbolique par Creuzer et réécritures de l’Évangile par les saint-simoniens, Lamennais, Esquiros. L’âge romantique ne fait que prolonger la crise de l’utopie amorcée par Mandeville et par Swift au XVIIIe siècle ; durant la décennie 1830, le cycle du Dériseur sensé de Nodier, puis Le Monde tel qu’il sera de Souvestre (1846) marquent l’évolution du genre vers l’anti-utopie, une projection du pire, et vers la contre-utopie, qui consiste en une autodestruction de l’utopie, visée comme genre. Entre les contraintes d’une tradition figée, celle de l’utopie classique, et la dissolution moderne des poétiques, l’époque romantique constitue pour le genre abordé un moment d’extraordinaire fécondité, marqué par la fusion de plusieurs formes entre elles ; l’utopie fait alliance avec la fable animalière, les mémoires, le roman, l’histoire, la vision prophétique. La forme littéraire et les idées développées dans Le Médecin de campagne sont indissociables de cette actualité. Alors que l’abstraction et la froide rationalité de l’utopie sont légendaires, Le Médecin de campagne représente une tentative inédite pour motiver, animer le récit utopique et lui donner de la vraisemblance. Loin d’être réductible à un « cadre imaginé pour le développement des théories de l’auteur sur l’administration, sur la morale, sur toutes les branches d’économie domestique, agricole et industrielle » comme le déclare un journaliste de La Quotidienne [2], le récit a une valeur sentimentale qui confère à l’habituelle fiction politique un supplément d’âme. Avec le romantisme et l’illuminisme, l’utopie, de rhétorique, devient poétique ; on opposera en effet les nouvelles prophéties aux utopies rationnelles héritières de l’âge classique – ainsi, La Ville des expiations de Ballanche, dont La Vision d’Hébal est un fragment détaché, constitue un état intermédiaire entre l’utopie rhétorique et la vision poétique [3]. Bien que Balzac ne s’oriente pas vers le prophétisme, il se situe dans une tradition et la renouvelle ; cette ambition poétique est servie par le parfait équilibre entre le romanesque et le discursif, équilibre qui tend à infléchir ce qu’un exposé doctrinal aurait eu de trop dogmatique. En devenant dialogue, la doctrine réactionnaire du médecin encourt quelques objections, notamment celles de Genestas, qui déparent la belle complaisance de l’auditoire soulignée avec agacement par les contemporains de Balzac. Si Le Médecin de campagne peut à bon droit s’inscrire dans La Comédie humaine, contrairement à ce que sa réception immédiate donne à penser, c’est à travers cette inflexion que se communique à une doctrine réactionnaire la dimension romanesque de l’œuvre. En effet, comme l’a souligné Balzac en opposant Le Médecin de campagne au Curé de village, la première des deux œuvres est une utopie foncièrement humaine [4].
2Si la pensée utopique de Balzac a fait l’objet de nombreux travaux, le rapport du Médecin de campagne au genre utopique n’a pas éveillé autant d’intérêt. Or, pour l’apprécier pleinement, il faut considérer cette œuvre non comme un mauvais roman, mais comme une utopie réussie. Cette inversion de perspective a été fermement amorcée par Max Andréoli dont on retiendra l’hypothèse suivante : « J’avancerai donc que c’est le jeu de l’utopie dans le texte, utopie elle-même engendrée par le système, qui opère l’effacement du récit. » [5]
3Selon Mireille Labouret, les limites de l’action tiennent dans Le Médecin de campagne à la situation exceptionnelle du canton, maintenu par Benassis en dehors des luttes et des intrigues de la comédie sociale [6] : Le Médecin de campagne est, dans La Comédie humaine, un roman à part, ses personnages et son cadre n’étant évoqués que très allusivement dans L’Envers de l’Histoire contemporaine. Cette singularité, qui fait exception à la loi des personnages reparaissants, est un premier argument en faveur d’une lecture utopique du Médecin de campagne ; on pourra en effet rattacher l’isolement du canton et du texte aux lois de l’utopie classique. L’horizon d’attente et l’exigence d’action ne sont évidemment pas les mêmes suivant que l’œuvre appartient à la catégorie romanesque ou bien à la catégorie utopique. L’utopie a la réputation d’entretenir des rapports conflictuels avec le roman et sa dimension rhétorique est pour ainsi dire aussi importante que son aspect romanesque. L’utopie n’acquiert vraiment une dimension narrative que lorsqu’elle devient anti-utopie à l’époque contemporaine. L’individu émerge alors et entre en conflit avec les lois de la communauté décrite [7]. Dans l’histoire du genre, Le Médecin de campagne et Le Curé de village jouent un rôle de transition. Ils accordent en effet une place fondamentale à deux individus dont l’énergie vitale sera littéralement transfusée à la cité et qui meurent pour ainsi dire des suites de ce transfert. Le médecin est peut-être le Napoléon de sa vallée mais il est aussi, en tant que bâtisseur, un anti-Napoléon [8]. Contrairement à La Peau de Chagrin, le bourg et Montégnac illustrent le bon emploi de l’énergie et des passions. Au lieu de s’étioler à l’image de la force vitale de Benassis et de Véronique Graslin, les deux cantons se nourrissent de leurs passions demeurées sans objet. Élevées et alimentées par deux individualités au destin romanesque, les deux utopies du Curé de village et du Médecin de campagne sont foncièrement humaines et charnelles, nonobstant la légendaire abstraction de ce genre. Mais la nécessaire contrepartie du développement social est le sacrifice de deux individus dont le dévouement est l’expiation de leur crime. Le crime, la mort sont à l’origine et à l’horizon d’une utopie qui exhibe ses failles et sa fragilité, la délicate alliance de l’âme romantique et de l’esprit utopique.
4Il serait peu pertinent de définir les traits originaux de cette utopie romantique sans s’être d’abord demandé dans quelle mesure Le Médecin de campagne satisfait aux codes du genre, dont le modèle abstrait est, dès l’époque classique, rarement réalisé dans son intégralité. Comme tous les textes appartenant à ce genre, l’œuvre met en action et en fiction une doctrine sociopolitique. En second lieu, Le Médecin de campagne reprend un certain nombre de topoï du genre utopique et en renouvelle le modèle classique. Enfin, cette recherche poétique, les sensibles modulations que le romanesque apporte à la foudroyante progression matérielle du canton nous amèneront à nous demander en quoi cette utopie est romantique.
5La forme que prend l’utopie est indissociable d’une idéologie. Bien que cette étape de la présente étude ne prétende ni à l’exhaustivité ni à la nouveauté, une mise au point sur les affinités du Médecin avec différentes doctrines sociales est donc nécessaire. Inversement, le choix d’une poétique peut être révélateur d’une idéologie : ainsi, la fusion que réalise Balzac entre l’utopie et le légendaire témoigne au centre même du roman d’un intérêt non dissimulé pour les croyances et la culture populaires. Succédant immédiatement au dîner des notables du bourg, la veillée dans la grange fait contrepoids au discours réactionnaire de Benassis par l’intérêt qu’elle dénote pour le folklore, les parlures et les légendes populaires. L’utopie est à définir dans son rapport à des doctrines sociales, cela fait partie de son essence : à des fins didactiques, elle transforme une doctrine en une narration illustrative. Dans d’autres cas, elle met en échec une doctrine – c’est alors une anti-utopie – ou la soumet à l’épreuve du récit : on l’appelle alors utopie narrative. L’utopie balzacienne est du troisième type : il s’agit moins d’une application concrète et d’un récit exemplaire que d’une expérimentation romanesque. Bien que les contemporains aient vu en lui un roman à thèse du « genre professeur et dogmatique, qui va catéchisant et instruisant » [9] (précieuse remarque qui nous incite à considérer dans le texte l’articulation du rhétorique et du fictionnel), Le Médecin de campagne n’est pas réductible à une interprétation unique. C’est ce que montre d’emblée la confrontation des multiples arrière-plans idéologiques orchestrés par Le Médecin de campagne sans que Balzac adhère totalement à aucun d’eux, réalisant ainsi sa propre synthèse. Comme l’ont montré Paul Bénichou [10] et Philippe Régnier [11], les romantiques n’avaient pas l’intention d’inféoder l’art à la propagande sociale et leur intérêt pour les doctrines des prophètes contemporains se doublait d’un désir d’indépendance.
6À un premier degré de lecture, l’article « Du gouvernement moderne » peut apparaître comme le noyau idéologique du Médecin. La profession de foi légitimiste annonce les idées préconisées par Benassis. Critique de l’individualisme et conception organiciste de la société expliquent plusieurs choix politiques conformes à la pensée contre-révolutionnaire : rejet de la discussion et donc du système électif, caractère théocratique du pouvoir local et alliance stratégique des notables placés à la tête de la commune. S’y adjoint la théorie de l’expiation, présente chez Joseph de Maistre puis chez Ballanche. Mais d’autres modèles de constitutions tel que l’Évangile le disputent à la pensée qu’exprime le médecin de campagne, et le dialogisme romanesque en tempère la portée réactionnaire. Balzac ajoute sur épreuves les répliques de Jacquotte et de Nicole (p. 509) [12] qui, tout en servant le souper, s’étonnent de ce que le médecin en appelle à l’écrasement du peuple. Le discours oppressif du médecin est en décalage avec ses actes et avec ses propres paroles lorsqu’il se veut « l’ami des pauvres » (p. 415).
7L’article « Du gouvernement moderne » sur lequel se greffe la fiction est en soi très ambigu – on se souvient du paragraphe dans lequel apparaît, introduite par une concessive, l’absurdité de la position légitimiste, que l’échec du soulèvement de la Vendée par la duchesse de Berry la même année rendait en effet difficile à soutenir [13]. En outre, l’aristocratie est la grande absente du Médecin et y est supplantée par les capacités. Balzac mésallie la doctrine contre-révolutionnaire avec les nouveaux utopismes. C’est d’abord la doctrine de Saint-Simon qui se superpose au noyau contre-révolutionnaire du récit [14]. Quand un journaliste de la revue Bagatelle soupçonne Balzac d’avoir succombé en écrivant Le Médecin de campagne à l’exemple des « fiévreux faiseurs de systèmes, implacables ennemis de notre repos, nous glissant leurs prospectus sous toutes les formes et par tous les moyens » [15], il ne peut pas ne pas avoir en tête la propagande saint-simonienne, alors objet de toutes les dérisions émanant de Balzac lui-même, de Charles Nodier, de Théophile Gautier ou encore de Musset : se moquer des saint-simoniens est dans l’air du temps et il est bien difficile de résister à ces « gaudisseries » récréatives auxquelles écrivains et caricaturistes se livrent en chœur [16]. La critique met sur le même plan Le Médecin de campagne et les conférences des saint-simoniens dispensées rue Taitbout, les messes célébrées en public à Ménilmontant tandis que les prêcheurs empruntaient les routes de France pour diffuser la bonne parole du « Père » Enfantin alors en prison. Dans quelle mesure l’analogie perçue par les contemporains se justifie-t-elle ? Bien qu’il n’ait pas ici la valeur dogmatique d’un récit exemplaire appelant une interprétation univoque, l’usage de la parabole a pu prêter à confusion. Par ailleurs, Benassis explique un certain nombre de délits et d’atteintes à la propriété en alléguant la situation désespérée du peuple [17], un discours fréquent chez les socialistes romantiques de tous bords qui exigent un honnête nécessaire pour tous [18]. Dans Le Curé de village, la critique antidémocratique de la division sociale et terrienne finira par rejoindre le point de vue des saint-simoniens : comme George Sand dans Le Compagnon du tour de France, les administrateurs du bourg et de Montégnac aspirent à une gestion rationnelle de l’espace. Celle-ci s’oppose à l’émiettement anarchique qu’engendre la petite propriété. L’organicisme et la critique de l’individualisme contre-révolutionnaires ont été repris en charge par le saint-simonisme. Cette vision organique se traduit par un imaginaire social du réseau : les travaux herculéens du médecin de campagne ont visé à rétablir les échanges dans le corps malade d’une société dolente, exsangue, « hâve » (p. 416), à l’image du vannier qui, le premier, a cru en Benassis : rétablir la circulation de l’eau, de l’air, des hommes et des échanges commerciaux [19], tel a été le but du traitement opéré. Ne l’oublions pas, l’apologie saint-simonienne des canaux, des chemins de fer et de la communication est liée à une découverte dans le domaine de la biologie : l’analyse des tissus humains par Bichat au début du XIXe siècle [20]. Aussi la métaphore de la ville comme corps est-elle présente aussi bien chez un Duveyrier [21] que chez Balzac, qui jette son dévolu sur un médecin afin de refermer les plaies sociales. La critique de l’oisiveté [22] et l’éloge de l’industrie, présentés comme une religion populaire [23], et notables à la fois dans l’article et dans le roman, pourraient être une variation sur la parabole des frelons et des abeilles qui, dans les années 1820, fit scandale et valut à Saint-Simon d’être emprisonné. Enfin, si L’Exposition de la doctrine saint-simonienne marque une désapprobation très nette à l’égard du dogme chrétien du péché et de l’expiation, omniprésent ici, la religion de l’humanité a bien des points communs avec celle qui s’illustre dans Le Médecin de campagne à travers les figures parentes de Benassis, de l’empereur et de Jésus-Christ. La pyramide élevée en mémoire de Benassis tient du panthéon révolutionnaire, du temple à Newton [24] et de l’obélisque égyptien, souvenir des campagnes impériales. On sait du reste que Balzac souhaitait que soit reconnue l’aristocratie de l’intelligence et qu’il l’affirma, l’année suivante, dans La Duchesse de Langeais. Il préconisait une fédération des « intelligentiels » [25] à même de régénérer une aristocratie en perte de vitesse et ambitionnait de créer une sorte de « Globe de droite » [26]. L’apologie des grandes individualités, le culte de l’Empereur qui conduit à la fusion de la légende et du romanesque avec l’utopie viennent tempérer le dévouement exclusif à la communauté que suppose la conception organique du social.
8C’est donc une dialectique entre communauté organique et individualité qui se met en place dans Le Médecin de campagne. Cette dialectique fait intervenir la philosophie de Fourier, qui a pris ses distances avec la prétention de la morale consistant à maîtriser, voire même à éradiquer les passions [27]. Butifer est la preuve vivante de l’impossibilité de circonvenir certaines passions. Après avoir tout essayé pour pacifier le hors-la-loi, le médecin en arrive à la conclusion : « Nous avons tous des penchants qu’il faut savoir ou combattre, ou rendre utiles à nos semblables » (p. 496). Butifer n’est ici qu’un cas particulier. Benassis entend bien étendre le principe consistant à prendre appui sur les passions faute de pouvoir en faire abstraction : « Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation [...] » (p. 430). Ces propos font écho à l’article « Du gouvernement moderne » dans lequel la politique est définie comme « l’art de coordonner les intérêts et les passions sociales » [28]. Benassis conjugue remèdes aux déséquilibres et combat du mal contre le mal. C’est ainsi qu’un individu combat l’individualisme, que les passions sont réinvesties au bénéfice de la société et que le profit devient l’instrument d’une cause altruiste. Fondée très ponctuellement sur les idées de Fourier dont Balzac reprend au moins une fois la terminologie [29], l’utopie se propose d’atteindre son idéal en abandonnant toute illusion sur la nature humaine ; il ne s’agit donc plus de nager contre le courant, mais bien plutôt de se laisser porter. De ce point de vue, Butifer n’est jamais qu’un double de Benassis dont l’énergie et l’affection désormais sans objet ont été reversées au profit d’une entreprise altruiste. Les nouvelles théories sociales bouleversent la logique ordinaire de l’utopie, traditionnellement liée à la topique du monde à l’envers [30]. Balzac réagit comme Fourier aux accusations portées contre l’utopie sociale, taxée de chimère ; il s’engage en faveur d’une utopie réaliste transigeant avec les passions, ancrée dans un terroir [31], et il subordonne son idéal à une morale de l’action. Ainsi, la mise en action et en situation narrative n’est pas pur artifice de séduction, elle est consubstantielle à cette volonté d’efficacité bien concrète qui anime les utopistes romantiques et Benassis. Le Médecin de campagne est « l’Évangile en action » pour un Balzac écrivain et penseur de l’utopie réaliste.
9Le Médecin de campagne est bien l’écrin fictif d’un exposé doctrinal dont l’originalité est de ne pas se cantonner dans une idéologie [32] mais d’en combiner plusieurs afin de les tenir en équilibre. Ainsi, la religion compense le caractère centrifuge de l’individualisme moderne et adoucit les inégalités en devenant le ciment de l’édifice social [33] ; le conservatisme politique se conjugue à un modernisme technocratique tandis que l’ascèse de quelques-uns fait contrepoids à un art de bien conduire les passions débordantes, annonçant celui de Gérard qui canalise les eaux surabondantes de Montégnac. Mais, à côté de cela, l’œuvre cadre avec la définition globale de l’utopie considérée comme genre littéraire. Elle comporte en outre un certain nombre de topoï propres à l’utopie qui ont évolué sous l’influence de représentations mentales ayant prévalu depuis la Révolution.
10Pour commencer, l’analepse qui a heurté les contemporains, loin d’être un défaut de composition, inscrit le texte dans une logique d’inversion propre à l’utopie. Ce trait disparaîtra dans Le Curé de village qui réalise une fusion plus achevée entre le roman et l’utopie lors même que l’œuvre s’oriente vers l’uchronie et se place dans la perspective d’un progrès linéaire qui excède la date de publication du roman [34]. D’autre part, la composition du Médecin rend compte de la dualité de l’utopie qui, dramatique par le dialogue comme le livre Ier de l’Utopie de More, narrative et rhétorique comme le livre II de ce même texte fondateur, appartient aux genres mixtes. Dans Le Médecin de campagne, une partie descriptive et rhétorique dans laquelle domine le dialogue s’étend jusqu’au « pli » [35] du texte – « le Napoléon du Peuple » – ; elle s’articule à une partie constituée de récits emboîtés et dominée par la monodie. On a mis en évidence le caractère juridique [36] de l’utopie qui associe l’exposition des lois sociales à un commentaire ; aussi un dialogue à valeur explicative accompagne-t-il souvent la représentation des lieux utopiques. Cette composition n’est pas sans liens avec l’architecture de La Comédie humaine fondée sur l’exposition des faits dans les Études de mœurs, de leurs causes morales dans les Études philosophiques et de leurs principes dans les Études analytiques [37]. Ayant expliqué son œuvre au cours de ses tournées dans le pays, Benassis développe ses idées lors du dîner, puis le lecteur voit exposées les causes morales de l’utopie dans les récits emboîtés situés sur le double plan de l’Histoire collective, dans « Le Napoléon du peuple », et de l’histoire privée dans les deux confessions. Une profonde unité est donc sensible dans cette composition apparemment hétéroclite qui articule comme l’utopie une rhétorique discursive et descriptive à un plan narratif, une exposition à un commentaire explicatif, un tableau presque idéal à une critique de la comédie sociale et des mœurs parisiennes.
11Le Médecin de campagne souscrit aux rites narratifs de l’utopie. Genestas et le médecin jouent respectivement deux rôles traditionnels, ceux du visiteur et du guide, qui ont rituellement pour mission, l’un de découvrir l’utopie avec le lecteur grâce à un point de vue naïf, l’autre d’en expliquer les principes au visiteur. La découverte du bourg s’effectue au terme d’un voyage, comme le veut la tradition ; mais la rencontre est ici volontaire et vraisemblable, alors que les naufrages de l’utopie ou les visions prophétiques de l’uchronie ne l’étaient pas. Balzac accomplit la prouesse de donner au voyage de Genestas une justification romanesque et de lui choisir pour guide un personnage dont les allées et venues sont motivées professionnellement. Au sempiternel vieillard oisif, Balzac substitue un homme actif : la cohérence est totale, tant sur le plan de l’idéologie que sur celui de la vraisemblance littéraire. L’entrée en utopie s’effectue graduellement et la rencontre avec la veuve charitable constitue l’un des seuils narratifs traditionnels qui permettent le premier contact avec la communauté utopique, mais Balzac transfigure cet épisode conventionnel en optant pour le style symbolique cher à son siècle :
« Sous ce toit, digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance, s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plus difficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli le plus profond ! Quelle richesse et quelle pauvreté ! Les soldats, mieux que les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a de magnifique dans le sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons » (p. 394).
12La métamorphose, au seuil du livre, de cette étape obligée de l’utopie en récit parabolique vaut à l’évidence consigne de lecture pour l’œuvre dans son entier ; elle reflète donc l’une des innovations balzaciennes dans le domaine de la poétique de l’utopie. Superposant à la composition de l’utopie une trame narrative empruntée aux paraboles de l’Évangile [38], Balzac confère au genre la fonction édifiante des récits bibliques, fonction quelque peu perturbée toutefois par l’aura peu orthodoxe du culte impérial. Quoi qu’il en soit, le style symbolique rompt en visière avec la dimension immanente et rationaliste de l’utopie traditionnelle.
13Ainsi, Balzac se réapproprie en les perfectionnant ou en les modernisant les codes et les règles du genre classique dont on énoncera avec Jean-Michel Racault un certain nombre de règles :
« [...] l’utopie narrative implique le recours au récit [...] Le monde utopique est habité par une collectivité [...] nettement individualisée et particularisée [...], formée d’êtres raisonnables. Cette collectivité est régie par une organisation explicite détaillée [...], saisie dans son fonctionnement concret [...]. » [39]
14Le Médecin de campagne comprend indéniablement une dimension narrative qui ne se limite ni aux préludes à l’utopie, caractérisés par une phase d’intrigues nécessaires, ni à sa possible dégradation annoncée par les stratagèmes de Taboureau. Le mouvement dramatique du récit s’ordonne autour de mystères – le premier d’entre eux est le visage de Benassis –, d’impostures (celle de Genestas-Bluteau), de rencontres soudaines (celle de Butifer), de révélations (la double confession), de coups de théâtre (la mort soudaine de Benassis). Le souffle épique réintroduit par les épisodes historiques, l’art du « contier » présent au cœur du récit pourraient également illustrer la dimension narrative de l’œuvre. Celle-ci met bien en scène une collectivité d’êtres raisonnables ou, pour moduler la définition de l’utopie classique, d’êtres capables de composer rationnellement avec les passions. Cependant, la fusion de l’utopie avec la parabole et avec la légende fait intervenir un nouveau type de causalité, étranger à l’utopie classique : le bourg apparaît comme un véritable miracle économique, au sens plein du terme. Son essor et sa prospérité illustrent et amplifient la parabole biblique de la multiplication des pains – y compris au sujet de la « fermentation » produite par les injustices. À l’image de Napoléon qui est sur tous les fronts à la fois, Benassis et ses doubles industrieux, tel Vigneau, semblent se multiplier. Par ailleurs, l’œuvre souscrit à l’exigence d’exhaustivité requise par la définition du genre, voué à rendre compte d’une organisation sociale complexe. Balzac détaille les mœurs et les rouages du bourg ressuscité par Benassis : communications, réformes agraires, développement du commerce et de l’artisanat, administration, éducation, religion, services font non seulement l’objet d’un exposé mais vivent concrètement sous les yeux de Genestas. Ils s’incarnent dans des personnages individualisés dotés d’un portrait physique, d’un patronyme et d’un environnement décrit avec précision. Alors que les figurants de l’utopie sont ordinairement des personnages plats, Balzac semble redonner consistance à un genre frappé d’abstraction, tout comme Benassis redonnant chair et vie à sa ville et à sa population [40]. On en voudra pour preuve la femme du tuilier Vigneau, rajeunie et embellie depuis que Benassis a créé les conditions nécessaires à la prospérité générale. Jamais, avant Le Médecin de campagne, l’univers utopique n’avait été animé [41] avec tant de vérité, n’avait en un mot été si humaine. Enfin, comme le veut la définition de l’utopie, cette collectivité est « nettement individualisée et particularisée ». Là est bien respecté le caractère exceptionnel des êtres qui peuplent les Scènes de la vie de campagne, tels que Balzac les envisage a posteriori dans son « Avant-propos ». Soit on nous dit en effet que le bourg se comporte comme une seule et même famille, soit on constate que les « cœurs blessés » forment une partie non négligeable des habitants, à commencer par les petits orphelins que Genestas découvre dès sa rencontre avec cette humanité à la fois singulière et emblématique. De la Fosseuse à Benassis en passant par le vétéran Butifer, par le fils de Genestas – sorte d’ébauche de Gérard – et par la femme veuve à demi ruinée qui ne sait plus où donner de la tête, les figures les plus marquantes du bourg ont connu la déchéance et une réhabilitation qu’autorisent l’hospitalité et l’humanité des habitants et du médecin. Dans cette communauté prévalent les principes de l’Évangile qui en sont comme la constitution. Balzac n’avait-il pas à l’origine intitulé un de ses chapitres « Le grand livre des pauvres » [42] ? Dès la rencontre de Genestas avec les habitants du bourg, Balzac exhibe l’absence-présence de la Bible. Dans le « système balzacien », Benassis, qui, redistribuant les capitaux, fait circuler l’or, est l’antithèse d’un père Grandet thésauriseur, personnage créé au même moment. C’est sur cet homme d’exception que se modèle la communauté dans laquelle s’introduit Genestas.
15Les souffrances morales de cette humanité charitable mais comme convalescente après tant d’avanies et de revers contrastent évidemment avec le tableau du progrès matériel que retrace l’utopie. Les vertus de ses habitants, le développement soudain du canton en font un espace privilégié. Quand bien même l’angélisme serait étranger à Balzac, qui refuse comme Benassis de faire des idylles avec ses gens, et affiche en Taboureau l’exception qui confirme la règle, Le Médecin de campagne pourrait satisfaire à l’acception de l’utopie, postulée par l’étymologie factice du genre, eu-topos. Le bourg est un espace que l’on pourrait qualifier de mélioratif et de superlatif, un canton qui étonne Genestas et que le militaire pose en modèle ; là, les Lumières et l’instruction, le bien-être se sont répandus. Non seulement la religion y exerce un contrepoids aux mœurs du nouveau régime économique, non seulement la vie est, dans ce havre, plus douce aux exclus, mais le village est l’image même de la prospérité. Le bourg est florissant ; en témoignent les chiffres qu’avance Benassis, et qu’Emmanuel Le Roy Ladurie qualifie d’irréalistes [43].
16Comme toute utopie qui se respecte, le bourg échappe dans une certaine mesure aux déterminations historiques ; à leur égard, il fait même figure de monde à l’envers, ce dont Balzac a bien conscience [44] ; dans cette enclave, les courants démographiques n’obéissent pas à l’inéluctable progression de l’exode rural. En cela, Benassis applique les idées des physiocrates ; ces derniers souhaitaient le retour des nobles et des propriétaires à la campagne, et par mépris de la vie urbaine, et dans l’intérêt de la population paysanne. Eux seuls prétendaient être à même d’appliquer les réformes techniques susceptibles de décupler les profits et d’enrichir aussi bien les fermiers que les propriétaires. C’est bien ce que fait Benassis dont les innovations agronomiques ont eu pour effet de repeupler un hameau en déclin, évitant du même coup que la désertification des campagnes ne vienne encore engorger les villes, ces autres déserts d’hommes. Il y a du René-Louis de Girardin chez Benassis de même que chez Gérard, qui, dans Le Curé de village, réalise un parc à l’anglaise doté de sa ferme suisse, de ses îles, répliques de l’île des Peupliers, et de sa « chartreuse » de plaisance.
17Le bourg est également un espace idéalisé en tant que pays de nulle part. Il correspond à l’autre étymon possible de l’utopie : ou-topos, le non-lieu. On mettra sur le compte de l’utopie les incohérences géographiques de ce pays de montagne dans lequel il ne neige jamais ; une telle montagne n’a rien à envier au fleuve Anhydre de Thomas More. À cette dimension ludique et fictive, on pourra également rattacher l’absence de dénomination et de toponyme attaché au bourg [45] – le toponyme étant l’un des marqueurs du roman dit réaliste – ainsi que la synthèse incongrue de coutumes régionales diverses soulignée par Emmanuel Le Roy Ladurie.
18L’essence utopique de l’œuvre tient donc à la synthèse spatio-temporelle qu’elle réalise. Le médecin de campagne est parvenu à concilier nature et civilisation, fantasme régressif et modernité. Cet espace résout les excès et les contradictions du réel : dépérissement de campagnes demeurées à l’écart de la civilisation, perversion d’une capitale qui apparaît comme un lieu corrupteur. Le lecteur est face à une contradiction à laquelle l’intrigue seule n’apporte pas de solution : Benassis stigmatise la ville car elle a été pour lui un lieu de perdition et l’occasion d’une descente aux enfers. Et pourtant, à peine s’est-il retiré au sein d’une nature consolatrice qu’il n’a de cesse d’y réintroduire le flux de la civilisation, et de prévoir sans crainte la transformation du petit village en une ville. Le bourg s’urbanise mais son paysage symbolise l’alliance réussie de la ville et de la campagne, le tout ventilé par le bon air de la montagne, source de vertu d’après Rousseau [46]. Balzac fusionne les topiques de l’idylle et de l’utopie, en se modelant peut-être sur Fourier chez qui l’industrie ne prend son essor que pour occuper l’hiver dans la société à dominante agraire qu’il imagine. Le paysage traduit visuellement l’harmonie poétique de cette ville à la campagne. En effet, l’habitat y est ponctué de bouquets d’arbres, serti dans les champs et enlacé par la verdure.
19Balzac se sert de certains topoï utopiques pour mieux signer l’appartenance de son œuvre à un genre mais s’empresse ensuite de les renouveler, d’où la synthèse de l’habituelle clôture autarcique et d’un espace qui a renoué avec le mouvement social. Le topos de l’Eldorado, de la vallée entourée de montagnes est dans tous les esprits à l’époque romantique. De Launay y a fait appel dans Le Vallon aérien au tournant du siècle ; Nodier y a eu recours dans Jean Sbogar en 1819. En arrivant dans la vallée, Genestas aperçoit un « pays bien cultivé, fortifié de tous côtés par les montagnes, et sans issue apparente » (p. 395). Ce pays semble « en dehors du mouvement social » (p. 396). Pourtant, le médecin a accompli un geste inverse de celui du premier fondateur d’utopies. L’Utopus de Thomas More avait transformé en île ce qui était initialement une presqu’île. Quant à Benassis, il trace une route qui désenclave le bourg et en assure le rayonnement. Le premier aperçu de Genestas est juste. Cet espace clos sur lui-même est relié à l’extérieur par « d’imperceptibles ramifications » (ibid.). La traditionnelle autarcie insulaire est d’emblée modulée par la pensée saint-simonienne du réseau. Cet espace concilie l’idéal régressif de l’utopie contre-révolutionnaire avec la modernité. Par voie de conséquence, la globalité du chronotope utopique est reconsidérée. Qui dit mouvement dit également possibilité d’un devenir. L’utopie est arrachée à sa perfection figée pour composer avec l’Histoire.
20C’est également en prenant des libertés avec le traditionnel récit de fondation que Balzac réintroduit le temps dans ce qui autrefois n’était pour ainsi dire qu’un espace, un Raumroman. Traditionnellement, l’écart temporel entre le récit de fondation et la visite de l’utopie est considérable. La fondation de l’utopie remonte à une époque immémoriale. Cet écart a trois conséquences : il dépersonnalise le fondateur qui devient un personnage mythique ; cet écart contribue à présenter au lecteur un espace définitif, figé dans sa perfection et hors de l’histoire ; enfin, la vraisemblance en souffre : le lecteur ne connaît que les résultats, non les moyens. Quant à Balzac, il aurait été préoccupé par les ressorts psychologiques et pratiques d’une telle entreprise au point de vouloir ajouter au Curé de village une troisième partie pour les expliciter – il privilégiera tout compte fait une poétique de la suggestion dans la préface de 1841. Dans Le Médecin, il réduit considérablement l’écart entre la fondation et le récit de la visite en utopie ; non content de focaliser la diégèse sur les commencements de la ville, il fait débuter l’action bien avant la fondation grâce aux analepses des confessions. Cette évolution du chronotope de l’utopie sera encore plus nette dans Le Curé de village ; dans ce récit, la renaissance de Montégnac intervient seulement à la fin de l’œuvre et correspond à l’apothéose de Véronique. Ce glissement contribue à humaniser le fondateur ; par les développements romanesques qu’elle détermine, cette dérive vers les origines met en évidence le rôle de l’individu dans l’édification de la communauté et inscrit la cité dans une perspective chère à Ballanche, celle de l’expiation. Balzac identifie la régénération d’une contrée à celle d’un individu. Il est évident que la rédemption ne passe pas comme chez Ballanche, dans La Ville des expiations, par la méditation et par la réclusion. Balzac fait primer la « prière active » sur la réclusion méditative préconisée par Ballanche. Benassis aurait pu entrer au monastère de la Grande-Chartreuse sur lequel Ballanche a écrit quelques lignes élogieuses. Mais il choisit de pratiquer l’Évangile plutôt que de le méditer. Autour de lui, les actes sont conformes à la Bible. Il choisit l’esprit contre la lettre [47].
21Ne pas mentionner un certain nombre d’hypothèques pesant sur l’utopie balzacienne reviendrait à fausser la lecture du Médecin de campagne. Nombreux sont les balzaciens à souligner les ombres que comporte ce beau tableau [48]. L’utopie romantique ne peut être qu’un cas limite, un mélange instable ; le frêle bonheur de Clarens échoit en partage aux habitants du bourg dont la relative félicité repose sur la générosité et sur l’exemple d’un individu qui, en disparaissant, a suscité un véritable culte, tout comme la défunte Julie d’Étanges [49]. Au fondement de l’énergie créatrice du médecin était la légende napoléonienne, mais elle communique aussi à ceux qui n’ont plus le courage de vivre depuis la disparition de l’Empereur une mélancolie apparemment contagieuse : la résignation du pontonnier Gondrin, qui n’a « plus goût à rien » depuis « que l’autre a été dégommé », communique une « tristesse noire » à Genestas (p. 459). À mêmes causes, mêmes effets : la disparition d’un Benassis solitaire dont nul ne sait si Genestas reprendra le flambeau est susceptible de décourager ses admirateurs. En outre, les contrepoints romanesques – et notamment la question de Genestas qui ne comprend pas que l’on prive les villageois du menu plaisir de danser – tempèrent la frénésie industrieuse qui s’empare des habitants, dans le sillage de Benassis. Le culte du travail qui fait du bourg une sorte de colonie pénitentiaire dans laquelle la mise en valeur des terres semble contribuer à solder une dette sociale et morale sera nettement critiqué dans Le Curé de village ; le polytechnicien Gérard a connu à son tour le « bagne » [50] des grandes écoles. En 1846, George Sand fera écho à cette critique de l’industrialisme à tous crins dans Le Péché de monsieur Antoine. Les « ruines humaines » doublent ici les vestiges du vieux bourg déserté qui nous rappellent tant, au seuil du texte, les ruines du village qui au début de Paul et Virginie grevaient à l’avance les chances de la pastorale exotique. Les ruines du vieux village sont l’image de certaines vertus humaines tombées en déshérence depuis l’éviction des crétins. L’esprit technocratique du médecin qui opère à vif lors de ce bannissement choque en comparaison de la solidarité émouvante des montagnards dont le dévouement était fondé, avant l’entrée en scène de Benassis, sur le principe de l’infirmité qualifiante. Rien ne dit que Balzac ait adhéré à ce geste inaugural dépourvu d’humanité et qui n’inscrit pas la modernité technicienne sous de bons auspices. La tolérance de Benassis à l’égard des infirmités de la Fosseuse [51] suffira-t-elle en effet à faire oublier la nouvelle tare originelle qui vient entacher la naissance de la cité ? À l’origine du bourg, à l’origine de Montégnac, il y avait un crime : l’abandon d’une amante et mère, le meurtre d’un avare. Malgré le désir d’expier ces fautes, l’éviction des crétins prouve la difficulté d’effacer l’empreinte mythique de Caïn, auteur du premier crime et fondateur de la première cité humaine. Comme les origines de l’humanité, celles de la ville sont entachées d’un péché originel. À côté du meurtre et d’un crime certes atténué, le bannissement des faibles, la mort figure en bonne place dans l’œuvre, personnifiée par la Fosseuse, alors que l’utopie occulte généralement cette dimension trop humaine de l’existence. Présente en Arcadie, moissonnant de bonne heure la jeunesse artiste [52], la mort est pour ainsi dire désirée par Benassis et par plusieurs de ses administrés. Si le texte a bien valeur de parabole, il met en question le modèle de progrès matériel que tend à construire la foi aveugle dans l’industrie et la perfection vertueuse de l’utopie chrétienne. Si la religion est appelée ici à tempérer la moderne inhumanité, elle se plie à un utilitarisme social généralisé et, pas plus que le travail, elle ne semble pourvoir au bonheur de l’humanité.
22Conforme à une topique spatiale et narrative très convenue, qui unit le tableau exhaustif de la contrée idéale à un commentaire critique très éloquent sur le contexte dans lequel est née cette ville, Le Médecin de campagne satisfait à la définition de l’utopie classique ; il déroge cependant à certains de ses principes. Le miracle économique et l’ouverture de l’utopie à la modernité, le rayonnement du bourg à l’extérieur des bornes qui lui sont d’abord assignées modifient profondément le chronotope du genre. L’utopie s’inscrit désormais dans une dimension historique et se réconcilie avec le temps humain grâce au roman dans la mesure où la contrée idéale contribue au salut du héros. Le légendaire et la conciliation des passions singulières, des intérêts privés avec la cause commune introduisent deux nouveautés dans l’histoire de l’utopie littéraire : tandis qu’elle accède à une dimension irrationnelle autrefois propre aux seuls voyages imaginaires, l’utopie rompt avec l’idéalisme qui lui était propre. Par ailleurs, le projet social du médecin se veut solidaire d’une dimension religieuse. L’humanité progressive, désireuse de rebâtir sur les ruines de la Révolution et de l’Empire, est déifiée en la personne de Benassis et le style du récit, parabolique, s’en ressent. Ces métamorphoses du genre utopique découlent de l’influence des doctrines sociales et romantiques contemporaines. Mais de tels changements ne suffisent pas à décrire le caractère romantique de cette utopie. Romantique, elle l’est aussi en tant qu’elle prolonge la crise de l’utopie amorcée au XVIIIe siècle. Balzac a prévu et formulé lui-même les objections que l’on pouvait opposer à son tableau idyllique, dont la force de proposition s’accompagne de prudentes réserves qui sont autant de critiques à l’égard du monde moderne et de ses utopies. Comme le montre la guérison d’Adrien, Benassis a su trouver la panacée contre le mal du siècle, si funeste aux habitants du bourg. Mais combien d’incurables mélancoliques pour un seul rescapé ? Par ailleurs, l’avenir de cette utopie qui résulte de l’équilibre entre la ville et la campagne, entre la religion et la politique, entre la modernité technocratique et la tradition patriarcale, entre les individus et la communauté, s’avère fragile. D’ailleurs, quel destin prouve mieux que celui du médecin de campagne l’inaptitude de l’homme au bonheur, une notion pourtant consubstantielle à l’utopie ? Nonobstant cette incertaine et éphémère victoire sociale, l’utopie balzacienne est une réussite sur le plan poétique. La dimension christique du roman n’est pas seulement affaire d’idées. Le culte de Jésus-Christ, l’incarnation ont déteint sur l’art utopique de Balzac. Le rôle de l’artiste n’est pas ici purement illustratif ; il est d’incarner des idées, de leur donner vie et chair, au risque d’usurper le pouvoir divin. Aussi les vertus poétiques du tableau balzacien l’emportent-elles sur ses vertus didactiques. Réconciliée avec le mouvement, avec l’Histoire et avec l’irrationnel, cette utopie n’a été méconnue que pour avoir perfectionné et modernisé les conventions d’un genre.
Notes
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[1]
Lire l’étude philologique de Raymond Trousson (Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 1975, p. 13-15), mais aussi celle de Jean-Jacques Goblot qui lui est postérieure et qui, à partir d’un corpus différent, débouche sur les mêmes conclusions (« L’Utopie en débat », in Michèle Riot-Sarcey [éd.], L’Utopie en questions, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, p. 15-20).
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[2]
Article signé « Th. de M. » (probablement Théodore Muret, journaliste et écrivain), La Quotidienne, 15 septembre 1833. Nous citons le précieux dossier sur la réception de l’œuvre recueilli par Patrick Berthier dans son édition du Médecin de Campagne (Gallimard, « Folio », 1974, p. 412).
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[3]
Cette nouvelle tendance de l’utopie dans l’histoire – Renouvier parlera plus tard d’uchronie – suscite chez Ballanche l’emploi de l’expression « prophète du passé » à propos de De Maistre (voir Jean-René Derré, Dossier de « La Ville des expiations », CNRS Éditions, 1985, p. 125).
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[4]
« [...] la religion n’est-elle pas plus grande que la philanthropie ? Elle est divine, l’autre est purement humaine » (préface de la première édition du Curé de village, Pl., t. IX, p. 637).
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[5]
Max Andréoli, « Idéologie et narration dans Le Médecin de campagne », AB 1989, p. 206. Les éditions du Médecin de campagne et du Curé de village par Gérard Gengembre dans la collection « Pocket » (1994 et 1999) classent ces œuvres parmi les « utopies balzaciennes » (la mention figure en page de titre).
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[6]
Voir Mireille Labouret, « L’utopie dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village d’Honoré de Balzac », Sévriennes d’hier et d’aujourd’hui, no 96, juin 1979, p. 7.
-
[7]
« À partir de cette opposition fondamentale entre le héros et le monde se constituent les composants premiers du romanesque : action, intrigue, péripéties, tension, dénouement d’une histoire, non plus extérieure à l’utopie, mais qui est son essence même » (Raymond Trousson, D’utopies et d’utopistes, L’Harmattan, 2000, p. 37).
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[8]
« Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir des villes que de les prendre » (Le Médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 481 ; dans la suite de l’article les références seront indiquées dans le texte, entre parenthèses). Les rôles de Benassis et de Napoléon Ier sont complémentaires : il faut d’abord détruire avant de reconstruire. Les phases organiques suivent les phases critiques. L’identification de Napoléon au « génie du mal » signale de la part de Balzac une bonne connaissance des thèses de Ballanche (voir F.-J. Fornasiero, « Balzac et Ballanche : autour du Médecin de campagne », AB 1985, p. 144).
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[9]
Bagatelle, 12 septembre 1833, article signé « H. de V. », c’est-à-dire très probablement Horace de Vieil-Castel (cité dans l’éd. de P. Berthier, p. 411).
-
[10]
Dans Le Temps des prophètes, Paul Bénichou montre que la propension des utopistes à créer une « liaison autoritaire entre la société et l’art » n’a pas abouti à une collaboration des artistes avec les penseurs de l’utopie (Gallimard, 1977, p. 400).
-
[11]
« En proposant leur doctrine comme une religion, et leur propre constitution de groupe comme le modèle d’une théocratie définitive, les saint-simoniens entrent en concurrence avec, entre autres catégories, la collectivité inorganisée mais montante des maîtres à penser et à sentir du romantisme. Entre les deux principaux cas de figure dessinés par la situation : l’absorption ou la subordination, ils ne choisissent pas mais mettent en forme et propagent une problématique tantôt historique, tantôt hiérarchique, qui semble avoir plus que toute autre contribué à structurer la représentation que les premiers intéressés – et leur public – se font de leur position » (Ph. Régnier, « Les Saint-Simoniens, le Prêtre et l’Artiste », Romantisme, no 67, 1990-1, p. 31).
-
[12]
Voir l’éd. de P. Berthier, n. 24 de la p. 205 ; l’édition de la Pléiade ne signale pas cette variante, implicitement englobée dans la présentation générale de l’écart entre le manuscrit (tiré, pour ce passage, de l’article « Du gouvernement moderne ») et le texte définitif (voir p. 1487, début de la var. b de la p. 506).
-
[13]
Voir éd. P. Berthier, p. 388 et n. 71 ; et OD, t. II, p. 1082 et n. 3.
-
[14]
Il n’est plus à démontrer qu’un certain nombre d’aspects de la pensée de l’émigration ont nourri la pensée saint-simonienne, très proche d’un certain point de vue de la pensée de Bonald. C’est notamment la théorie des époques critiques et organiques qui est énoncée d’abord par les contre-révolutionnaires. Nicole Mozet signale néanmoins que Balzac « refuse de suivre les saint-simoniens dès qu’ils en viennent à mettre la propriété en cause » (Introduction au Curé de village, Gallimard, « Folio », 1975, p. 8). Mireille Labouret note la « tentation saint-simonienne qui traverse par moments l’esprit de Balzac » (art. cité, p. 6).
-
[15]
Cité dans l’éd. P. Berthier, p. 411.
-
[16]
La dérision du saint-simonisme dont a parlé Bruce Tolley est un thème à la mode (voir « Balzac et les saint-simoniens », AB 1966, p. 49-66). Reflète-t-elle vraiment la pensée profonde de Balzac ? Si les excès du saint-simonisme heurtent Balzac et jusqu’aux disciples eux-mêmes – il n’est à ce sujet que de lire les mémoires d’Édouard Charton –, il semble pertinent de reprendre, comme l’a fait Max Andréoli, la distinction opérée par Roland Chollet entre motifs balzaciens et pensée balzacienne (voir art. cité, p. 202).
-
[17]
« Pour le pauvre, le vol n’est plus un délit, ni un crime, mais une vengeance » (p. 460).
-
[18]
Fourier aspire, à la période dite du « garantisme », à la garantie d’une vie décente pour tous, compensée, pour les riches, par l’assurance du remboursement du « Minimum copieux » procuré d’abord aux indigents, ainsi attirés dans les fermes sociétaires qui constitueront la première étape vers le phalanstère (Fourier, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Flammarion, « Nouvelle bibliothèque romantique », 1973, p. 46).
-
[19]
« [...] il faut, pour créer de nouvelles fortunes et accroître la richesse publique, faire à l’extérieur des échanges qui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale » (p. 425). La proscription des barrières douanières (p. 101) va dans le sens de la circulation de ce flux vital qu’est l’argent, tout comme la condamnation des thésauriseurs.
-
[20]
Voir Pierre Musso, Télécommunication et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, 1997, p. 63.
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[21]
Voir Charles Duveyrier, « La ville nouvelle ou le Paris des saint-simoniens », Le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat, t. VIII, 1832, p. 315-344.
-
[22]
« La rente sera un privilège d’oisiveté, haïe comme la noblesse le fut en 1790 » (« Du gouvernement moderne », OD, t. II, p. 1068). Et, dans Le Médecin : « La vie des oisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un vol social que de consommer sans rien produire » (p. 462).
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[23]
« “En cet endroit la civilisation est peu avancée, les religions du travail y sont en pleine vigueur, et la mendicité n’y a pas encore pénétré”, pensa Genestas » (p. 397).
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[24]
Voir, dans les Lettres d’un habitant de Genève, de Saint-Simon, l’invitation à souscrire à ce temple.
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[25]
Cette idée apparaît dans Louis Lambert et dans la correspondance de Balzac. Voir F. Sylvos, « Balzac et les intelligentiels. Politique et correspondance », Travaux et documents, no 13 [dir. Patrice Uhl], septembre 2000, p. 75-89.
-
[26]
Ibid., p. 87.
-
[27]
« On ne change pas l’homme dans ces villages, mais on construit à l’aide de ses intérêts un îlot de bonheur... libéralo-despotique » (Gérard Gengembre, « Balzac, Bonald et/ou la Révolution bien comprise ? », AB 1990, p. 202).
-
[28]
OD, t. II, p. 1080.
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[29]
Le bourg s’est développé, dit Benassis, « en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les nécessités que nous créons et les moyens de les satisfaire. Tout est là. Les peuples sans besoins sont pauvres » (p. 413 ; nous soulignons). Le propos ne s’inspire-t-il pas de « l’attraction passionnelle », une expression de Fourier ? Des relations personnelles très suivies semblent avoir existé entre les fouriéristes et Balzac entre 1838 et 1840 (voir Pierre Barbéris, « Mythes balzaciens [II] : Le Curé de village », in Lectures du réel, Éditions Sociales, 1973, p. 211-243).
-
[30]
Voir Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, Brionne, Gérard Monfort, 1988, p. 49.
-
[31]
Fourier critique les utopies qui ne prennent pas en compte les particularismes régionaux ; de même, Benassis étudie le terrain et ne pense pas que son modèle puisse être simplement imité. Il demande à être adapté à un environnement particulier.
-
[32]
Il eût d’ailleurs fallu mentionner ici également les accents mennaisiens de la version primitive et surtout le lien de ce texte avec les futures utopies napoléoniennes de Geoffroy (Louis-Napoléon Geoffroy-Château, Napoléon et la conquête du monde, 1812 à 1832. Histoire de la monarchie universelle [1836], Paulin, 1841) et de Théophile Gautier (Les Deux Étoiles, en feuilleton dans La Presse, septembre-octobre 1848, en librairie Partie carrée puis La Belle-Jenny).
-
[33]
« Religion veut dire LIEN, et certes le culte, ou autrement dit la religion exprimée, constitue la seule force qui puisse relier les Espèces sociales et leur donner une forme durable » (p. 447).
-
[34]
« L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au-delà de toutes les espérances » (Le Curé de village, Pl., t. IX, p. 835 et var. b).
-
[35]
Terme emprunté à Raymond Mahieu, « Le pli du texte balzacien », in Stéphane Vachon [éd.], Balzac, une poétique du roman, Montréal et Vincennes, XYZ et Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p. 52.
-
[36]
« Qu’il s’agisse d’une cité à créer ou d’une île imaginaire, le tableau de sa constitution et de ses structures correspond à ce que les juristes appellent la “lettre” de la loi. Or le législateur ne se contente pas des dispositions codifiées, tout texte de loi s’accompagne d’un “exposé des motifs” » (Michèle Le Dœuff, « Dualité et polysémie du texte utopique », in Maurice de Gandillac et Catherine Piron [éd.], Le Discours utopique, UGE, « 10/18 », 1978, p. 330).
-
[37]
Après avoir exposé les différents tableaux qui permettent de décrire les faits et gestes du XIXe siècle, Balzac évoque dans son « Avant-propos » de 1842 « l’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes » (Pl., t. I, p. 20).
-
[38]
Ainsi, l’épisode de la Transfiguration est convoqué lors de la description du paysage du bourg (p. 489).
-
[39]
L’Utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761, Voltaire’s Foundation, 1991, p. 20-21.
-
[40]
À l’image de son créateur, Benassis est un démiurge recréant « le monde social en miniature » (Mireille Labouret, art. cité, p. 7).
-
[41]
Le terme est employé par Benassis lui-même : « Mes efforts ne cessaient d’animer cette naissante industrie » (p. 420).
-
[42]
Titre du chapitre XV dans l’édition originale (voir p. 1465, var. c de la p. 454). Ici, Balzac joue sur les mots. Le « grand livre des pauvres » fait écho au Livre nouveau des saint-simoniens, à une réécriture de la Bible, et en même temps au sens financier du mot « Grand Livre », rattaché au versement de la rente. Ce trait d’esprit n’est sans doute pas sans ironie de la part de Balzac.
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[43]
Voir sa Préface à l’édition de P. Berthier, « Folio », notamment p. 25.
-
[44]
« Napoléon seul y avait jeté son nom, il y est une religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontent fabuleusement à ces gens simples les aventures de cet homme et de ses armées. Ce retour est d’ailleurs un phénomène inexplicable. Avant mon arrivée, les jeunes gens partis à l’armée y restaient tous » (p. 414).
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[45]
Un anonymat déjà souligné par Mireille Labouret (art. cité, p. 11).
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[46]
« La pureté de l’air entre pour beaucoup dans l’innocence des mœurs » (p. 448).
-
[47]
Nous avons déjà cité plus haut le commentaire de l’auteur sur « ce qu’il y a de magnifique dans le sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons » (p. 394) ; le texte se poursuit ainsi : « Ailleurs se trouve le Livre, le texte historié, brodé, découpé, couvert en moire, en tabis, en satin ; mais là certes était l’esprit du Livre » (ibid.).
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[48]
Citons parmi ces critiques Mireille Labouret (art. cité, p. 18-21), François-Xavier Mioche (« Le Médecin de campagne, roman politique ? », AB 1988, p. 318-319), André Vanoncini (« La représentation de l’utopie dans Le Médecin de campagne », ibid., p. 321-334).
-
[49]
La mort de Julie semble diffractée dans plusieurs épisodes mortuaires des Scènes de la vie de campagne, notamment dans Le Lys dans la vallée et dans la confession de Véronique.
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[50]
Nicole Mozet, Introduction au Curé de village, éd. citée, p. 28.
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[51]
« En 1833, dans Le Médecin de campagne, Balzac avait créé le personnage de la Fosseuse, jeune fille un peu simple, installée dans une petite maison par la charité du docteur Benassis : signe, pour le romancier, que la rentabilité n’est pas tout, que la faiblesse, l’innocence et la poésie ont droit à la protection » (R. Trousson, D’utopies et d’utopistes, op. cit., p. 185).
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[52]
Le chant du cygne du petit poitrinaire mort en même temps que Benassis serait-il une parabole sur le statut précaire de l’art dans une société dominée par l’obsession du progrès ?