Notes
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[1]
Préface à son édition du Médecin de campagne, Garnier-Flammarion, 1965, p. 23.
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[2]
Gérard Bœly observe qu’à partir du chapitre IV, « le livre n’est plus qu’une suite quasi ininterrompue de récits autobiographiques ou attendrissants » (« Le Médecin de campagne et Le Curé de village. Étude comparée de leur composition », AB 1968, p. 2-43). Dans son ouvrage capital, Bernard Guyon remarque, à propos du récit de Goguelat : « L’insertion de ce hors-d’œuvre répondait à une inquiétude que nous avons déjà vue se manifester chez Balzac, celle de lasser, par l’abondance excessive de développements idéologiques, la patience du lecteur le plus bienveillant. Il fallait à tout prix animer l’œuvre, l’illustrer d’un de ces morceaux de bravoure dont ce conteur-né avait le secret » (La Création littéraire chez Balzac. La genèse du « Médecin de campagne », Armand Colin, 1951, p. 173). Rappelons que le récit de Goguelat a été révélé au public pour la première fois dans L’Europe littéraire du 19 juin 1833.
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[3]
Tim Farrant, Balzac’s Shorter Fictions. Genesis and Genre, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 206.
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[4]
Le Médecin de campagne, edited with notes and introduction by V. Payen-Payne, Cambridge, Cambridge University Press, 1911, p. XVIII. Une même incertitude caractérise la réaction critique à l’époque de Balzac. Ainsi, H. de V[iel-Castel ?] proclame : « [...] personne ne pourrait dire si c’est un roman d’économie politique et d’enseignement moral, comme nous avons des romans maritimes et des romans historiques, ou bien une dissertation morale sur la manière de faire pousser des populations et d’improviser en quelques années un village, voire même des villes, par le moyen de l’industrie et du commerce combinés » ; tandis que pour Th. de M. [Théodore Muret ?] « c’est une œuvre singulière que le nouveau roman de M. de Balzac ; encore ne savons-nous si c’est du nom de roman qu’il faut l’appeler » (jugements cités par Patrick Berthier dans l’édition Folio du roman, quatrième édition revue, 1999, p. 411-412).
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[5]
Sur la hantise du récit militaire chez le Balzac des premières années de la monarchie de Juillet, voir le chapitre III de l’ouvrage de Bernard Guyon déjà cité ( « La Bataille avant toute chose » ), et surtout la page 39. À consulter également : Patrick Berthier, « Absence et présence du récit guerrier dans l’œuvre de Balzac », AB 1984, p. 225-246.
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[6]
Nonobstant cette précaution de l’auteur, c’est sans doute à juste titre que Bernard Guyon constate : « Beaucoup de lecteurs du roman le trouvent aujourd’hui encore long et ennuyeux » (op. cit., p. 227).
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[7]
Le Médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 351. Désormais tout chiffre entre parenthèses renverra à cette édition.
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[8]
C’est Benassis qui prétend : « Tous les paysans sont fils de saint Thomas, l’apôtre incrédule, ils veulent toujours des faits à l’appui des paroles. »
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[9]
Ici se mesure la distance entre les scènes de la vie domestique du Médecin de campagne et celles qui figurent dans Le Vicaire des Ardennes d’Horace de Saint-Aubin.
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[10]
Toujours est-il que Balzac a également recours à des descriptions qu’il attribue au narrateur. Il pourrait sembler légitime d’y percevoir des éléments communs avec la célèbre description de la maison Grandet à Saumur, témoin le détail suivant : « Ce portail, rongé par les vers, tacheté par le velours des mousses, est presque détruit par l’action alternative du soleil et de la pluie » (p. 397), qui rappelle ce « logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil » (Eugénie Grandet, Pl., t. III, p. 1028). Et pourtant, ce n’est qu’à partir de l’édition Furne que cette dernière expression fait son apparition dans la description de la maison Grandet.
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[11]
Précisons que la formule est du narrateur balzacien lui-même.
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[12]
De l’Empereur, Goguelat dira : « Il se subdivisionnait comme les cinq pains de l’Évangile » (p. 522).
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[13]
Pour une autre interprétation de la signification politique du roman, voir l’article de François-Xavier Mioche, « Le Médecin de campagne, roman politique ? », AB 1988, p. 305-319.
1Selon Pierre Citron, Le Médecin de campagne serait un roman dont la structure s’avère « un peu simpliste » [1], jugement qui n’a rien de choquant au premier abord et qui pourrait même paraître une évidence. Ne s’agit-il pas d’un simple enfilage de contes, dont quelques-uns, du moins, pourraient fort bien se détacher des autres, voire être publiés séparément, comme ce fut le cas pour l’ « Histoire de Napoléon racontée dans une grange » [2] ? C’est à partir d’une telle perspective que Tim Farrant, par exemple, au cours de l’étude riche en aperçus qu’il a récemment consacrée aux shorter fictions de Balzac, reproche à l’auteur du Médecin de campagne d’accorder une place par trop visible à ces contes, ce qui aurait pour conséquence un roman qui, à la différence de César Birotteau, précise-t-il, manque d’unité [3]. On s’accorde à dire, en plus, que cette absence apparente de structure relève de l’ambition balzacienne de réduire l’élément romanesque au minimum. Ainsi lit-on dans l’introduction d’une édition du roman à l’intention des collégiens anglais du début du siècle dernier : « Judged as a novel one might say it was a bad one, for there is hardly any action at all. [...] But it is better than a novel – it is a magnificent study of applied sociology. » [4]
2Or, une telle insistance sur l’insouciance de l’auteur à l’égard de la structure de sa composition est parfaitement de mise tant qu’on se fait une idée plutôt traditionnelle du genre romanesque. Et dans la mesure où toute lecture est en premier lieu tentative d’appropriation, il convient de reconnaître d’entrée de jeu que l’économie fort peu classique de cette composition qui a précisément la science économique pour sujet ne se conforme guère aux espérances du lecteur. Mais il me semble tout aussi légitime de proposer une autre élucidation de la structure de ce roman, lequel semble osciller, en outre, entre les exigences d’une « scène de la vie de campagne » et celles d’une « scène de la vie militaire » [5]. Dans la lecture qui suit, mon propos sera donc de mettre en évidence la façon dont cette composition renferme une réflexion approfondie sur le statut du récit lui-même, réflexion d’autant plus ponctuelle qu’elle n’hésite pas, à la rigueur, à inscrire au sein de la diégèse l’ennui éventuel de l’auditoire (ou du lecteur) [6].
3Dans Le Médecin de campagne, Mme Fortassier l’a bien dit, « tout le monde [...] raconte peu ou prou » [7]. Mais ce qu’il importe de préciser, c’est que le narrateur balzacien met constamment en relief les circonstances relatives à l’acte de conter, ainsi que la manière dont l’histoire est racontée et les effets des divers récits sur l’auditoire. Et avec une telle insistance que cette activité, selon l’analyse que je vais proposer, finit par devenir le principal élément structural du roman.
4Constatons avant d’aller plus loin que le rapport quelque peu ambigu que tout récit entretient avec la vérité est mis en évidence dans Le Médecin de campagne dès l’épisode qui lui sert d’exorde. Car les premiers « récits » du roman ou bien sont menteurs, ou semblent tels aux yeux du destinataire, ce qui est susceptible de provoquer de la part du lecteur la conclusion que lui-même il doit lire en « fils de saint Thomas » (p. 415) [8]. Rappelons qu’il s’agit, au début du roman, de la méfiance, en fait mal placée, du capitaine Genestas devant la réponse que lui donne la paysanne à propos du chemin qu’il lui reste à faire pour arriver à la maison de M. Benassis. Ensuite, par une de ces ironies dont Balzac est friand, c’est le récit introducteur de Genestas qui se révèle mensonger à cause de la fausse identité que celui-ci juge bon d’assumer. Le comportement de l’officier rencontre, à son tour, son écho dans le récit par lequel Taboureau réussit à se jouer de Benassis, à force justement de renverser malicieusement les rôles des deux protagonistes de son scénario autobiographique.
5Nous verrons également non seulement que l’acte de raconter est à chaque occasion parfaitement motivé – et souvent de manière bien révélatrice –, mais que les différents récits auxquels nous assistons s’enchaînent selon une logique qui, tout en pourvoyant le roman d’une structure essentielle, donne accès à un champ de signification – lequel gagne sensiblement à ne pas être explicité. Ici, conter, et encore plus l’envie ou le besoin de conter, sont loin d’être des activités dont la signification s’enferme dans une perspective d’ordre purement technique. Au contraire, il s’agit d’une activité qui entretient des rapports essentiels, pour ne pas dire « existentiels », non seulement avec le conteur lui-même, mais souvent aussi avec celui ou celle qui provoque le récit en question. Nous aurons à nous interroger, en particulier, sur l’ordre dans lequel les récits se succèdent, car nous verrons que c’est là, plutôt que dans la reconstitution d’une chronologie strictement historique des faits autobiographiques, que résiderait le sens profond de cette composition superficiellement anecdotique.
6Il faut insister d’ores et déjà sur le fait que l’aspect formel de ces récits varie sensiblement d’un exemple à l’autre. Il existe dans Le Médecin de campagne toute une gamme de récits, qui va de la simple ébauche jusqu’au récit artistement travaillé, même si celui-ci se donne au niveau de la diégèse pour une improvisation. Il est évident que, pour Balzac, conter est une activité complexe et multiforme. Les catégories auxquelles ces différents contes appartiennent sont donc multiples. Sans prétendre nullement à l’exhaustivité, nous en avons distingué quatre. Mais s’il est vrai qu’une telle pluralité ne nuit aucunement au charme esthétique du roman, elle ne signifie pas que ces récits ne présentent que des oppositions nettes entre eux. Au contraire, il sera question de mettre en évidence, à l’intérieur de ces catégories différentielles, un enchevêtrement de différences et de rapprochements. Il convient aussi de s’arrêter sur le fait que les conteurs eux-mêmes se différencient nettement les uns des autres, se situant sur un axe qui va de l’homme bavard à l’homme silencieux, pour se trouver prolongé, en quelque sorte, par celui qui est incapable de parler, à savoir le crétin qui n’arrive qu’à pousser un gloussement dénué de signification. Mais si la conversation de Benassis ne risque guère de tarir et s’il faut voir en Genestas un « orateur malgré lui », il n’est pas du tout certain que le bavardage de l’un est à préférer, sur le mode esthétique, à la parole brève et hésitante de l’autre. (Toujours est-il que nous nous trouvons ici devant un témoignage évident de l’évolution du roman balzacien, dans la mesure où le bavardage plus original de Benassis impose le silence à celui, bien plus stéréotypé, de la gouvernante Jacquotte [9].)
7Des quatre catégories de récit que nous avons pu identifier, celle du récit documentaire, représenté par le discours fourni par Benassis en guise de hors-d’œuvre, est évidemment la plus simple et reste celle de base. Il s’agit, bien entendu, d’une description, pour ainsi dire scientifique, de la transformation du bourg, complétée par la visite guidée que le médecin propose ensuite à son hôte. Ce récit répond tout simplement au besoin de renseignements prêté à Genestas et relève d’une volonté de combler la curiosité de l’ « étranger » et, à travers lui, celle du lecteur. Il correspond en cela à ces longues descriptions d’ouverture confiées plus souvent dans les romans balzaciens de cette période au narrateur [10]. Mais il convient d’ajouter que si le récit documentaire est censé ne pas mettre trop l’accent sur le côté artistique du récit, il peut tout de même aboutir parfois à un récit plus achevé, tel que celui par lequel Benassis raconte les origines de la Fosseuse, et qui est précédé d’une formule banale en apparence mais qui, dans le contexte, fait pourtant réfléchir : « Oh ! c’est toute une histoire » (p. 486).
8Quant aux récits qui s’inscrivent dans le contexte de la « veillée », ils remplissent, pour l’auditoire diégétique du moins, un rôle diamétralement opposé à celui joué par le récit documentaire, car il s’agit cette fois de répéter une histoire déjà connue. « Nous les connaissons pour vous les avoir vu dire bien des fois, mais ça fait toujours plaisir à entendre », dit le garde champêtre (p. 520). Mais – illustration de la richesse de la réflexion balzacienne sur le récit –, ces contes archiconnus pour l’auditoire principal sont débités en présence d’un auditoire supplémentaire dont la présence doit rester secrète pour ne pas altérer le caractère authentique du conte oral. Qui plus est, ce deuxième public se divise à son tour en Benassis, qui a une certaine expérience des veillées, et Genestas qui, à l’instar du lecteur, assiste au spectacle pour la première fois. Par un, ou plutôt deux coups de génie, Balzac réussit à nous faire vivre un récit dont la valeur provient de son statut de récit répété, tout en satisfaisant le besoin qu’éprouve tout lecteur pour le nouveau. Et cela d’abord par la décision de commencer le premier récit in medias res. Il n’importe nullement que Benassis et Genestas manquent le début de l’histoire de la « femme bossue ». Exception faite, éventuellement, pour les événements outrés de la conclusion, tout est dans la manière de raconter, dans ce que ce récit laisse voir de cette vieille tradition des « veillées ». Deuxièmement, ce même récit, du moins par son côté générique, ainsi que le récit historique de Goguelat, qui participe de la mode des anecdotes relatives à la vie du défunt empereur, est dans un certain sens déjà connu de nous. Pour le lecteur, qui, en ceci, est donc en quelque sorte un amalgame de Benassis et de Genestas, le plaisir, moins naïf que celui des paysans assemblés dans la grange, consisterait en un savant mélange du connu et du nouveau. Si le plaisir du médecin et de l’officier est doublé de celui qu’ils tirent de l’occasion de constater l’effet du récit sur une autre catégorie de spectateurs, le nôtre se trouve donc doublé à deux reprises.
9Mais il existe d’autres aspects de ces deux récits de la « veillée » qui témoignent de la riche diversité de cette réflexion balzacienne sur l’art de conter. À première vue, le récit fantaisiste qui relève des légendes traditionnelles présente un contraste évident avec le récit historique genre « choses vues », dont on pourrait dire qu’il atteste le fait que la paysannerie se modernise en préférant le « Napoléon » non seulement au récit de la « femme bossue » mais à tout autre récit par lequel Goguelat se propose de le remplacer. Pourtant ces deux récits se ressemblent par plus d’un côté, et notamment par le fait que le récit historique empiète de façon évidente sur le domaine de la fiction. Il est vrai que Balzac accorde à Goguelat plusieurs moyens de s’imposer auprès de son auditoire et d’authentifier les événements décrits. Ainsi est-il toujours question de dates précises. Goguelat reconnaît aussi les limites de sa connaissance face à certains « on-dit ». Et si, à la différence des souvenirs militaires de Genestas, il s’éclipse derrière l’Empereur (ce n’est qu’en passant qu’il fait allusion à sa croix ou qu’il précise qu’il arrive le premier au ravin), l’emploi discret des pronoms personnels « je » et « nous » a évidemment pour fonction de garantir la vérité de son récit. Mais, par un autre côté, Balzac s’ingénie à prêter à son personnage, sur certaines convictions, une insistance exagérée qui finit par mettre en doute la fiabilité de cette histoire prétendue véridique. Citons surtout la foi réitérée dans l’existence de l’Homme rouge, le démenti formel de la mort de l’Empereur et même le véritable refrain selon lequel Goguelat demande si ses exploits doivent être jugés « bien naturels », avant de répondre à sa propre question par cette autre partie de son refrain : « non, c’était écrit là-haut ! ». C’est ici, à travers cette qualité « de l’impossible presque croyable » (p. 516) [11], que le récit de Goguelat rejoint celui de la « femme bossue » et répond ainsi aux exigences de la « veillée ». Mais loin d’être un simple exercice dans le pittoresque, cette mise en parallèle de deux récits apparemment en opposition entre eux fait preuve d’une appréciation de l’impertinence de toute distinction trop nette entre fiction et Histoire, et cela justement à force de démontrer que toutes deux dépendent d’un art du récit plus ou moins conventionnel, lequel doit nécessairement obéir aux règles du jeu.
10À côté de ces deux premières catégories de récit, il en existe au moins deux autres. Et d’abord les récits plus « littéraires » que ceux de la veillée mais dans lesquels le récitant ne s’accorde aucune prétention dans l’art de conter, pour se contenter plus ou moins de faits bruts. Tels sont les premiers récits, anecdotes historiques, de Genestas, qui s’excuse le premier de son peu d’habileté en la matière. Ensuite il y a les « récits-confessions », qui se rapprochent, plus que toute autre catégorie, de la « vraie » littérature, et qui, à cause justement de la profondeur de leur côté pathétique, peuvent paradoxalement avoir l’air d’être inventés. Ils sont encore plus à l’opposé de ceux de la « veillée » que ne l’est le récit documentaire, car si ce sont eux aussi des récits qui ne se répètent pas, c’est pour des raisons qui dépassent celle de la simple redondance. « Vous connaissez seul, capitaine, le secret de ma vie », dit Benassis (p. 575) ; « Gardons-nous le secret de tout cela », dira à son tour Genestas (p. 583). Le récit-confession de Benassis, ainsi que les derniers récits, « personnels » cette fois, de Genestas, sont suivis d’une séparation et d’un départ. Le départ de Genestas inaugure une absence ininterrompue de huit mois, tandis que dans le cas de Benassis il s’agit évidemment d’un départ bien plus décisif. Nous y reviendrons.
11Plutôt qu’à un simple enfilage d’histoires, nous avons donc affaire ici à une véritable machine à fabriquer des contes, machine qui bénéficie d’une quantité de différents moyens pour assurer sa remise en marche chaque fois que le dernier récit d’une série touche à sa fin. Ainsi l’acte de raconter est maintenu en vigueur d’un bout à l’autre d’un roman qui pourrait afficher comme avertissement : « Un récit peut en cacher un autre. » Nous assistons, en fait, à une espèce de multiplication qui n’a rien à envier à la croissance économique du bourg. Si Le Médecin de campagne naît en quelque sorte sous les signes conjoints de la prolifération et de la subdivision (c’est bien à l’Empereur, d’ailleurs, que Vigneau ressemble lorsque Benassis dit à propos de lui qu’ « il paraissait se multiplier », p. 472 [12]), la production des récits ne fait pas exception.
12Même une catégorisation aussi sommaire que celle que nous avons proposée est capable de donner une idée de l’enchevêtrement de ces récits à la fois fort distincts entre eux et pourtant présentés de façon à inviter à apprécier ce que, contre toute attente, ils ont en commun. Il nous reste, cependant, à souligner le fait que ces récits sont toujours motivés, c’est-à-dire qu’ils relèvent chaque fois d’un besoin impératif de raconter.
13C’est sur un mode plutôt conique qu’à l’occasion de la « veillée » Genestas interrompt le récit de Goguelat pour amorcer le sien, lequel naît de son irrésistible envie de mettre en valeur le rôle de la cavalerie. Il s’agit d’une interruption que l’officier reconnaît tout de suite pour une bêtise. Le récit de l’autre l’avait transporté à la manière, dirait-on, d’une représentation cinématographique : « Ces aigles, ces canons, ces campagnes !... je ne savais plus où j’étais » (p. 537). Il n’en reste pas moins que l’effet du récit de Goguelat est d’en provoquer une autre version (et éventuellement deux, si l’on est prêt à identifier dans l’interruption bien plus brève de Gondrin une troisième version, fût-ce à l’état virtuel). S’il est vrai que le récit esquissé par Genestas part d’une simple réaction de lecteur (« Et la cavalerie, donc ! [...] Hé ! mon ancien, tu oublies les lanciers rouges de Poniatowski », p. 537), cela sert justement à souligner le lien étroit entre lire et écrire.
14Dans le cas de la Fosseuse, personnage proche de Genestas par sa réticence innée, qui relève de la conviction que sa vie n’a rien d’intéressant, le récit autobiographique qu’elle est amenée à débiter fait partie d’un contrat. Par la suite, elle n’hésite pas à rappeler à l’officier qu’il lui doit un récit à son tour. Mais non pas n’importe lequel. La Fosseuse s’avère une lectrice difficile. L’histoire de la femme bossue lui a déjà déplu. (« Je n’aime point ces histoires-là, elles me font rêver. [...] J’aime mieux les aventures de Napoléon », p. 520). Cette fois, l’anecdote impériale que Genestas lui offre en retour lui déplaît pour une tout autre raison : « [...] vous ne m’avez rien dit de vous » (p. 593). La loi du troc exige que les récits échangés soient d’une valeur égale. Puisque, pour sa part, la Fosseuse a offert un récit intime, elle est en droit d’attendre un récit du même gabarit.
15Il est même question dans Le Médecin de campagne d’un récit qui a pour fonction d’imposer le silence à un discours invalide. Dans ce roman où des interruptions sont assez fréquemment signalées, il convient de noter que le début de l’histoire de la « femme bossue » (début qui n’en est pas un, nous l’avons vu) interrompt, évidemment à l’insu du conteur lui-même, un récit de Genestas, dont la langue semble avoir été déliée par ce délicieux vin de l’Hermitage dont il sera question par la suite. Le récit de Genestas est déjà « le récit d’un récit », car il raconte comment la déroute de Moscou avait été « racontée en farce par un vieux maréchal des logis à des conscrits qui avaient peur de la guerre » (p. 515). C’est le « chut » de Benassis qui nous indique que le statut de ce souvenir apparemment débité pour faire passer le temps ne doit pas passer inaperçu. Car si ce monosyllabe prononcé par le médecin est évidemment motivé par le fait que les deux personnages arrivent à la grange, il sert, à un niveau plus secret de la composition, à imposer le silence à un discours qui ne convient pas, car ici le pauvre Genestas se trompe une fois de plus dans ses conclusions. Il s’imagine que les récits auxquels ils vont assister à la « veillée » seront dans le genre des « gaudrioles comiques » du maréchal des logis, supposition que Benassis, qui évidemment goûte en vrai amateur l’art du conteur des veillées, trouve sans doute scandaleuse. Et comme pour souligner l’impertinence de Genestas, Balzac met dans la bouche du vieux paysan un récit destiné non à faire rire mais bien à faire peur.
16C’est tout de même la motivation des récits personnels de Benassis et de Genestas qui dote la structure du roman de sa principale articulation. Si, au début, il est permis au lecteur d’imaginer que la parole expansive du docteur est mise en marche par le fait qu’il se trouve devant un homme du monde plutôt que devant un simple habitant de la vallée, le rapport qu’il noue avec l’officier se développe très précisément à travers des récits échangés. Genestas n’est pas le seul destinataire possible du récit que le docteur a bien voulu taire jusqu’ici. Il suffit de penser à cet autre pensionnaire qui l’a précédé, à savoir M. Gravier. Si celui-ci ne s’est pas trouvé le confident du médecin, il s’ensuit que l’officier doit posséder pour ce dernier des qualités que le grand propriétaire n’a pas. Inutile de souligner que celles-ci ne sont pas à rechercher du côté de l’intelligence ou d’une éducation supérieure. Le statut privilégié dont jouit l’officier résiderait ailleurs, et d’abord dans le fait qu’il incarne une énigme. Benassis trouve assez facilement une explication banale au fait que l’officier, en s’entendant interpeller par son faux nom de « capitaine Bluteau », « ne p[eut] réprimer une légère grimace » (p. 538), mais il n’en reste pas moins que celui-ci est pour lui un objet de fascination, dans la mesure justement où sa présence inattendue chez lui sort de l’ordinaire. Rappelons que le texte balzacien est souvent fort curieux, et au point non seulement de laisser le lecteur perplexe mais de susciter l’accusation de « lèse-vraisemblance ». Parmi les exemples qui parsèment Le Médecin de campagne, signalons le retard avec lequel Benassis demande à savoir l’identité de son hôte. Pourtant, plutôt qu’une inadvertance de la part de Balzac, il conviendrait de voir dans ce détail curieux, qui s’accompagne, bien évidemment, d’un refus, non moins curieux, de la part de Genestas d’obéir au plus rudimentaire des préceptes de l’étiquette sociale, l’indication que Benassis a un pressentiment que cette rencontre apparemment fortuite se développera d’une façon inattendue. Genestas confirme cette indication en reconnaissant en lui-même une capacité de se lier intimement avec des personnes, qu’il trouve sympathiques dès la première poignée de main. À cet égard il convient de souligner également que le stratagème prêté à Genestas pourrait sembler bien oiseux, étant donné la bonne opinion que M. Gravier a du docteur et dont il a déjà fait part à l’officier. Mais c’est précisément là où naît un sentiment d’invraisemblance que le texte met en relief d’autres possibilités de lecture. Ce qui ici ne s’explique guère de façon satisfaisante au niveau de base de la diégèse finit par faire d’autant mieux ressortir cette espèce d’attraction magnétique qui, en rapprochant les deux hommes, les amène vers une confession réciproque, sans que ce rapport intime qui les attache nécessite de la part de Balzac un commentaire explicite.
17Car il s’agit ici d’une motivation qui provient de la découverte de l’auditeur idéal, autrement dit d’un frère spirituel. Ou peut-être d’un frère doublement spirituel dans la mesure où cette idéalisation, en premier lieu, revêt la forme d’une complémentarité. Mais si ces deux hommes se complètent à bien des égards, cette idéalisation dépend également de la situation qu’ils ont en commun. Le roman est dûment construit de façon à révéler progressivement ce qui dans le passé des deux personnages les rapproche l’un de l’autre. Il est donc de la plus haute signification qu’après la mort du docteur, Genestas se donne la tâche de se substituer à son ami dès que possible : « Dès que j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmi vous » (p. 602). On constatera aussi que Genestas se croit obligé de révéler sa vraie identité avant de commencer ce récit plus intime que ceux qu’il a débités auparavant.
18Avant de mettre son cœur à nu, il faut savoir que l’on va être compris. Et là, il faudrait s’arrêter un instant sur la réaction provoquée par le dernier récit de Genestas, et qui est un silence absolu. Non seulement les deux auditeurs, Benassis et la Fosseuse, ne disent rien, mais le narrateur balzacien n’ajoute aucun commentaire. En ouvrant un nouveau paragraphe, celui-ci se contente de noter : « Ils étaient arrivés chez Benassis, qui monta promptement à cheval et disparut » (p. 594). Que faut-il conclure ? Sans doute ceci, que le récit intime doit atteindre une forme d’expression qui comble totalement l’auditoire.
19Ce dernier récit de Genestas mérite en effet de retenir notre attention. On dirait qu’il remplit mal la fonction qu’il est censé assumer pour récompenser la déception partielle dont la Fosseuse a fait part au conteur à la suite de son récit précédent à propos de l’Empereur. N’est-ce pas Genestas lui-même qui le caractérise comme une « drôlerie » (p. 593) ? On dirait que l’unique rôle de ce récit est, une fois de plus, de faire passer le temps. Il n’apporte aucun élément nouveau à la compréhension du personnage. Il serait même tentant de le qualifier de récit gratuit, et à double reprise parce qu’il aboutit à un non-événement : une passion inassouvie. Mais il existe une autre lecture possible de ce récit dont l’effet, à première vue, serait disproportionné par rapport aux renseignements qu’il renferme, une lecture qui suggère que ce dernier récit de Genestas dépasse largement le statut d’une simple anecdote et justifie pleinement la position terminale qu’il occupe dans cette composition à récits multiples.
20Il s’agit en premier lieu d’un récit qui possède un lien très étroit avec la « confession » du même Genestas. Il est vrai que, par rapport à elle, il pourrait sembler d’une signification plutôt mince. Moins développé que la confession, il apparaît comme un moment autobiographique qui, à la différence des événements de la confession, a été sans conséquences pour la vie ultérieure de l’officier. Il appartient en outre à une période antérieure à celle de la rencontre avec la Juive polonaise. Mais si on lit attentivement ce nouveau récit, il devient évident que Le Médecin de campagne est structuré selon un ordre qui n’est pas celui de l’Histoire. Car le dernier récit de Genestas ne saurait avoir de sens que par rapport à l’histoire, préalablement racontée, de Judith. Vu ainsi, il se révèle, en effet, comme la réécriture de celle-ci. Si les deux récits mettent en scène un maréchal des logis, le beau Renard du récit-confession se transforme ici en un maréchal anonyme qui est caractérisé précisément par sa laideur. Quant à l’action, tout y est mis en place pour favoriser un dénouement qui compense l’échec déjà raconté. Le nouveau scénario permet à Genestas de supprimer lui-même l’individu qui se place entre lui et la femme de ses rêves. En étendant le nouveau maréchal des logis par terre (s’il ne meurt pas, il ne sera plus question de lui, ce qui constitue un trou bien curieux dans la narration, trou néanmoins porteur de sens), c’est comme s’il cherchait à usurper rétrospectivement le rôle de l’Histoire, qui aurait trop attendu pour se débarrasser du perfide Renard, même si celui-ci ne survit que quelques mois. Pourtant, la réussite esthétique et psychologique de ce deuxième récit de Genestas provient dans une grande mesure de son caractère auto-ironique. Non seulement la défense de la comtesse menacée de viol érige le personnage de Genestas, du moins d’après sa manière de la raconter, en émule de don Quichotte, mais l’Histoire prend de nouveau le dessus en l’empêchant de s’attirer sur le champ de bataille cette légère blessure qui aurait nécessité les soins de sa princesse. Dépourvue de ce rival supérieur en charmes qu’a été Renard, l’aventure sentimentale devait sans doute connaître un autre dénouement, mais elle ne livre, en fait, que l’acquisition d’ « une sœur et d’une amie dévouée » (p. 594). Le récit a donc pour effet de mettre en évidence la conviction que toute histoire de ce genre dans laquelle le malheureux Genestas puisse figurer finira par un échec. D’autres récits ne feraient que le confirmer. Le « voilà » terminal prononcé par le personnage, ainsi que le silence qui s’ensuit, constitue donc une réaction parfaitement logique. Selon une telle lecture, le récit de 1805 ne peut se situer qu’après celui de 1812. Ce n’est sans doute pas par hasard que, si l’exigeante Fosseuse spécifie : « quelque aventure de guerre » (p. 593), et que Benassis renchérit en précisant : « une affaire intéressante, comme celle de votre poutre, à la Bérézina » (ibid.), la bataille d’Austerlitz n’y est pour rien. Au contraire, ce que ce récit terminal nous permet de comprendre, c’est la raison pour laquelle l’entourage de Genestas s’obstine à tirer des contes de ce conteur apparemment peu doué pour cette activité. Car ses différents récits sont autant d’étapes sur le chemin qui remonte vers ce récit primitif qui les fonde tous et en permet ainsi la lecture.
21Mais le dernier récit de Genestas, tout en portant en lui la justification de son rôle de « récit qui clôt la série », nous montre également que la réflexion sur le récit dont est composé Le Médecin de campagne se laisse lire comme une réflexion sur le rapport entre Histoire et fiction. Car ce récit d’Austerlitz, qui n’en est pas un, laisse trop percer un côté symbolique ou fantasmatique pour s’insérer tranquillement dans une série d’anecdotes prétendues historiques. Au contraire, c’est presque comme si l’on était censé voir dans ce récit une histoire inventée par ce personnage en mal de récits personnels authentiques. Rappelons qu’il est précédé de l’aveu : « J’ai bien peu de souvenirs. [...] Il se rencontre des gens auxquels tout arrive, et moi, je n’ai jamais pu être le héros d’aucune histoire » (p. 593). Toujours est-il que l’interrogation oblique de Balzac sur le statut du récit, grâce à laquelle est progressivement mise en relief la transformation du fait divers historique en élément de l’imagination créatrice, finit par se donner pour une contemplation du phénomène de l’invention romanesque. Qui plus est, il s’agit d’une réflexion sur la fiction qui s’étend bien au-delà du simple acte d’écrire, pour faire de l’acte créateur l’activité qui regroupe l’auteur et ses personnages principaux. Car pareillement au Napoléon de la plume qui signe la page de titre de cette composition, le Dr Benassis est pour Goguelat « le Napoléon de notre vallée » (p. 601). La Fosseuse est sa créature, tout comme, bien qu’à un moindre degré, tous les autres habitants du bourg.
22Ce que ce roman plutôt méconnu réussit donc bien à nous montrer, c’est le mystère de cette opération par laquelle l’anecdote devient un texte qui en dit plus long sur l’auteur qu’il ne pense. Autrement dit, toute histoire inventée est infailliblement « confession », ou, du moins, autobiographie, c’est-à-dire un texte dont les secrets sont à surprendre. Et au lieu de constituer cette structure faible ou décousue que l’on a tendance à reprocher à l’auteur, l’enchevêtrement des multiples anecdotes à partir desquelles Le Médecin de campagne est fabriqué crée entre elles des liens qui situent la signification du texte bien au-delà des limites des choses vues. Ainsi, loin d’être un roman en quelque sorte documentaire, Le Médecin de campagne se révèle être un roman hanté par le phénomène du désir bloqué. C’est à ce niveau-là non seulement que les histoires de Benassis et de Genestas se rejoignent, mais que bien d’autres détails de cette composition, simples faits divers curieux au premier abord, sont transformés en éléments de signification.
23Une telle conclusion aurait sans doute dû nous suffire. Pourtant, si Le Médecin de campagne se veut réflexion sur la transformation de l’anecdote historique en discours poétique, l’Histoire n’en fait pas moins sa rentrée par le biais symbolique du texte. Car c’est en connaissance de cause que Balzac a choisi de situer la rencontre entre Genestas et Benassis en 1829. Depuis la perspective adoptée par l’auteur en 1832, il est impossible de ne pas représenter cette année autrement qu’à la lumière de l’agonie de la Restauration. Le Médecin de campagne, constatons-le, est un roman dans lequel la mort joue un rôle primordial. On n’oubliera pas, évidemment, que 1829 est l’année de la mort du père du romancier. Mais le petit Jacques Colas, poitrinaire, a précisément l’âge de la monarchie restaurée si l’on fait remonter celle-ci à l’entrée de Louis XVIII à Paris en mai 1814. Sa chanson est désignée comme un « chant du cygne », ce qui nous invite à y voir une annonce prémonitoire de la chute imminente du dernier des Bourbons. Mais Le Médecin de campagne se constitue également, et bien moins secrètement, en « chant du cygne » d’un autre régime, celui de l’Empereur. Il convient de constater que parmi les tâches que Balzac se donne dans cette composition figure celle de démentir une fois pour toutes le bruit selon lequel Napoléon, en 1829, était toujours vivant et n’attendait que le moment propice pour rentrer sur le sol français et faire la joie de ses anciens combattants. De manière assez révélatrice, Balzac, en la personne de Genestas, campe le portrait d’un officier féru de souvenirs de l’Empereur et qui néanmoins, à la différence de Goguelat, est suffisamment réaliste, d’abord pour insister sur la mort incontestable de l’Empereur (« nous n’avons plus notre père », p. 459) et ensuite pour reconnaître que cela ne sert à rien de bouder les Bourbons : « Maintenant il nous faut servir les Bourbons, et loyalement, monsieur, car, après tout, la France est la France » (p. 481). Autrement dit, sur le plan de l’Histoire, à partir de juillet 1830, il s’agira d’une double « mort » [13].
24Quant à Benassis, l’ultime signification de son récit ne sera précisée qu’après l’énonciation, prêtée à Goguelat, d’une équivalence avec l’Empereur, « sauf les batailles » bien entendu. L’équivalence se trouve consacrée dans le « NOTRE PèRE à TOUS » (p. 601) gravé sur la croix qui domine son tombeau. Mais ce « Napoléon de notre vallée » (ibid.) n’hésite pas à saluer le « gouvernement prospère des Bourbons » (p. 506). Il meurt, et ce n’est pas du tout fortuit, début 1830, c’est-à-dire huit à neuf mois après cette « jolie matinée de printemps » de 1829 dont il est question à la toute première ligne du roman. Comme dans la chronique stendhalienne de 1830, il n’est nullement question de la révolution de Juillet. Les Trois Glorieuses se trouvent en quelque sorte remplacées ici par les trois jours qui suivent la mort du médecin et qui aboutissent à cette espèce de pyramide en terre, haute de vingt pieds, érigée par la population du bourg. Autrement dit, les événements dont il s’agit dans le roman de Balzac ne s’ouvrent pas sur la possibilité d’un nouveau régime, mais se lisent rétrospectivement comme le dernier chapitre d’un moment de l’Histoire révolu, ou plus précisément de deux moments consécutifs, ceux de l’Empire et de la Restauration, qui se trouvent enterrés avec ce docteur symbole d’un pouvoir fort, représenté, indifféremment, par l’Empereur et, du moins en principe, par la Monarchie, mais qui ne trouvera nullement sa continuation dans le régime de Juillet. Si, à la suite de la mort de Benassis, Genestas se propose de prendre la relève à partir d’un certain moment, l’avenir ne promet que la possibilité d’une répétition bien moins dynamique de cette prodigieuse activité du docteur qui a abouti à la transformation du bourg. Benassis, lui, n’a pas d’héritiers. C’est avec lui que s’achève la ligne. Si l’officier a donné son nom au fils de la Juive polonaise, rien n’indique l’orientation du jeune Adrien, qui, en survivant à son « mal », est en quelque sorte la contrepartie de cet autre adolescent mortellement atteint, Jacques Colas. L’avenir du bourg à la suite de la mort de son bienfaiteur n’est l’objet d’aucun présage.
25En revenant à notre propos principal, soulignons que c’est justement sous la forme d’un récit que Genestas et Goguelat imaginent la vie de Benassis :
« Ne sera-ce pas une belle vie à raconter ? dit Genestas.
— Oui, reprit Goguelat, c’est, sauf les batailles, le Napoléon de notre vallée » (p. 600-601).
26Il s’agit évidemment d’un récit en possession duquel se trouve déjà le lecteur, mais qui ne correspond pas à l’art du récit tel que les deux partisans de Napoléon l’auraient conçu. Le récit autobiographique à la première personne se trouve ainsi complété non seulement par un commentaire dû au narrateur balzacien mais aussi par de nombreux renseignements livrés par une remarquable quantité de comparses. En d’autres termes, ce que, en dernière analyse, Le Médecin de campagne illustre parfaitement, c’est la manière dont le roman balzacien est, à peu d’exceptions près, construit d’après le constat qu’un récit simple, de quelque type que ce soit, finira toujours par se révéler inadéquat, ce qui l’oblige à engendrer d’autres récits ou bribes de récits, lesquels s’associeront pour instaurer un processus de signification à partir précisément de cette réflexion soutenue qu’ils induisent sur la nature du récit lui-même.
Notes
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[1]
Préface à son édition du Médecin de campagne, Garnier-Flammarion, 1965, p. 23.
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[2]
Gérard Bœly observe qu’à partir du chapitre IV, « le livre n’est plus qu’une suite quasi ininterrompue de récits autobiographiques ou attendrissants » (« Le Médecin de campagne et Le Curé de village. Étude comparée de leur composition », AB 1968, p. 2-43). Dans son ouvrage capital, Bernard Guyon remarque, à propos du récit de Goguelat : « L’insertion de ce hors-d’œuvre répondait à une inquiétude que nous avons déjà vue se manifester chez Balzac, celle de lasser, par l’abondance excessive de développements idéologiques, la patience du lecteur le plus bienveillant. Il fallait à tout prix animer l’œuvre, l’illustrer d’un de ces morceaux de bravoure dont ce conteur-né avait le secret » (La Création littéraire chez Balzac. La genèse du « Médecin de campagne », Armand Colin, 1951, p. 173). Rappelons que le récit de Goguelat a été révélé au public pour la première fois dans L’Europe littéraire du 19 juin 1833.
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[3]
Tim Farrant, Balzac’s Shorter Fictions. Genesis and Genre, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 206.
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[4]
Le Médecin de campagne, edited with notes and introduction by V. Payen-Payne, Cambridge, Cambridge University Press, 1911, p. XVIII. Une même incertitude caractérise la réaction critique à l’époque de Balzac. Ainsi, H. de V[iel-Castel ?] proclame : « [...] personne ne pourrait dire si c’est un roman d’économie politique et d’enseignement moral, comme nous avons des romans maritimes et des romans historiques, ou bien une dissertation morale sur la manière de faire pousser des populations et d’improviser en quelques années un village, voire même des villes, par le moyen de l’industrie et du commerce combinés » ; tandis que pour Th. de M. [Théodore Muret ?] « c’est une œuvre singulière que le nouveau roman de M. de Balzac ; encore ne savons-nous si c’est du nom de roman qu’il faut l’appeler » (jugements cités par Patrick Berthier dans l’édition Folio du roman, quatrième édition revue, 1999, p. 411-412).
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[5]
Sur la hantise du récit militaire chez le Balzac des premières années de la monarchie de Juillet, voir le chapitre III de l’ouvrage de Bernard Guyon déjà cité ( « La Bataille avant toute chose » ), et surtout la page 39. À consulter également : Patrick Berthier, « Absence et présence du récit guerrier dans l’œuvre de Balzac », AB 1984, p. 225-246.
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[6]
Nonobstant cette précaution de l’auteur, c’est sans doute à juste titre que Bernard Guyon constate : « Beaucoup de lecteurs du roman le trouvent aujourd’hui encore long et ennuyeux » (op. cit., p. 227).
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[7]
Le Médecin de campagne, Pl., t. IX, p. 351. Désormais tout chiffre entre parenthèses renverra à cette édition.
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[8]
C’est Benassis qui prétend : « Tous les paysans sont fils de saint Thomas, l’apôtre incrédule, ils veulent toujours des faits à l’appui des paroles. »
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[9]
Ici se mesure la distance entre les scènes de la vie domestique du Médecin de campagne et celles qui figurent dans Le Vicaire des Ardennes d’Horace de Saint-Aubin.
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[10]
Toujours est-il que Balzac a également recours à des descriptions qu’il attribue au narrateur. Il pourrait sembler légitime d’y percevoir des éléments communs avec la célèbre description de la maison Grandet à Saumur, témoin le détail suivant : « Ce portail, rongé par les vers, tacheté par le velours des mousses, est presque détruit par l’action alternative du soleil et de la pluie » (p. 397), qui rappelle ce « logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil » (Eugénie Grandet, Pl., t. III, p. 1028). Et pourtant, ce n’est qu’à partir de l’édition Furne que cette dernière expression fait son apparition dans la description de la maison Grandet.
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[11]
Précisons que la formule est du narrateur balzacien lui-même.
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[12]
De l’Empereur, Goguelat dira : « Il se subdivisionnait comme les cinq pains de l’Évangile » (p. 522).
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[13]
Pour une autre interprétation de la signification politique du roman, voir l’article de François-Xavier Mioche, « Le Médecin de campagne, roman politique ? », AB 1988, p. 305-319.