Couverture de BALZ_003

Article de revue

« A propos d'un éventail »

Pages 315 à 326

Notes

  • [1]
    Édité pour la première fois en librairie chez Pétion d’avril à octobre 1847, le roman était alors divisé en 77 chapitres pourvus de titres et comprenant la conclusion qui n’était pas numérotée. Les chapitres disparaissent dans l’édition Furne du 18 octobre 1848.
  • [2]
    Pl., t. VII, p. 54.
  • [3]
    La peau de chagrin fait face au portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël et semble faire signe au héros qui choisit de vivre avec excès en la saisissant (Pl., t. X, p. 85).
  • [4]
    La même question mérite d’être posée, avec moins d’acuité peut-être, à propos du cachet d’argent de Steinbock dans La Cousine Bette. C’est pourquoi nous devrons élargir notre étude aux deux épisodes des Parents pauvres.
  • [5]
    Les Parents pauvres, Pl., t. VII, p. 54.
  • [6]
    Le Cousin Pons, ibid., p. 512.
  • [7]
    Ibid., p. 91.
  • [8]
    Ibid., p. 514.
  • [9]
    La Cousine Bette, ibid., p. 90.
  • [10]
    Ibid., p. 93.
  • [11]
    Voir ibid., p. 124.
  • [12]
    Voir à ce sujet H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trad. de C. et M. Raymond, Gérard Montfort (éd.), 1992. Dans son étude sur l’art baroque, il écrit que celui-ci fait voir toutes choses comme en suspens et que l’objet représenté est lui-même doué d’une vie puissante. Balzac, quant à lui, ne limite pas ce pouvoir à une époque déterminée mais y voit une tendance constante.
  • [13]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 451.
  • [14]
    Ibid., p. 119. Caliban symbolise l’élément amoral, dangereux, violent, celui de la confusion morale mais indispensable à la création selon Shakespeare et Balzac. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce monstre mythique qui incarne en raccourci toute la théorie du monstrueux est un mélange paradoxal d’aveuglement et de perspicacité, tout comme Bette dont le diminutif à lui seul est éloquent. Ces deux « sauvages » illustrent la spirale descendante et l’intensification du désir mimétique en poursuivant la destruction violente de l’obstacle modèle de manière obsessionnelle (voir René Girard, Shakespeare. Les feux de l’envie, Grasset, 1990, chap. XXVIII).
  • [15]
    Pl., t. XII, p. 266.
  • [16]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 486.
  • [17]
    Le Système des objets, Gallimard, « Tel », rééd., 2001, p. 108.
  • [18]
    Ibid., p. 104. Nous verrons que pour Balzac, en revanche, il est là non seulement pour signifier mais qu’il a une incidence pratique.
  • [19]
    Pl., t. I, p. 616.
  • [20]
    Voir à ce sujet l’article de Juliette Frølich, « Balzac, l’objet et les archives romantiques de la création », AB 2000, p. 145 et s.
  • [21]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 488. Obtenir le premier prix de Rome, c’était conquérir l’aisance pour cinq ans : le lauréat, qui séjournait deux ans en Italie, un an en Allemagne puis deux ans en France, recevait chaque année 3 000 F. Berlioz concourut à quatre reprises avant d’obtenir en 1830 le premier prix.
  • [22]
    Le Cousin Pons, loc. cit.
  • [23]
    Ibid., p. 584.
  • [24]
    Chose qu’il avait déjà faite dix ans plus tôt dans La Confidence des Ruggieri, avec plus de prudence toutefois puisqu’il concédait à la prédiction de l’avenir une certaine marge d’incertitude (voir Sur Catherine de Médicis, Pl., t. XI, p. 434-435).
  • [25]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 586.
  • [26]
    Ibid., p. 587.
  • [27]
    Le concept leibnizien d’harmonie préétablie se retrouve chez Lavater et chez Swedenborg, penseurs que Balzac admirait profondément.
  • [28]
    Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Gauthier-Villars, 1814, p. 3.
  • [29]
    Le Système balzacien, Lille III, 1984, t. I, p. 185 et s.
  • [30]
    « La liaison des causes et des effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever » (Leibniz, Théodicée, I, 55, Paris, 1875, p. 90).
  • [31]
    Introduction à Ecce Homo (Chronique de Paris, 9 juin 1836). Rappelons que ce texte n’a pas été conservé lorsque Balzac l’a réutilisé pour Les Martyrs ignorés.
  • [32]
    Balzac ne cesse d’osciller entre le matérialisme de Diderot comme dans Z. Marcas, qui fait apparaître une conception mécaniste du monde où tout s’enchaîne dans le rapport déterminant entre le nom du héros et sa sombre destinée, et une Providence qui intervient à point comme dans Ursule Mirouët.
  • [33]
    Voir à ce sujet notre étude sur le fatum qui pèse sur les Marana, dans L’Expérience du sacré dans les « Études philosophiques » de Balzac, thèse Univ. Paris IV, 2000, à paraître en 2003 (consultable à la Maison de Balzac).
  • [34]
    Comme chez Hegel pour qui l’Histoire a un sens : « La seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la Raison – l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement » (La Raison dans l’Histoire, éd., « 10/18 », 1965, p. 47-48).
  • [35]
    Comme chez de Maistre et Tocqueville. De Maistre voit dans la Révolution française un instrument de la Providence (Écrits sur la Révolution, PUF, « Quadrige », 1989), tandis que Tocqueville la considère comme la conséquence quasi logique de l’Ancien Régime : « Tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu’on peut espérer ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt les précipite vers la destruction de l’aristocratie » (L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, coll. « Idées », 1967, p. 50).
  • [36]
    « Les philosophes, qui ont fait ce dilemme : la cause de la détermination est-elle hors de nous ou en nous ? c’est ou le fatalisme ou la liberté, ont oublié que c’est l’un et l’autre » (Catéchisme social, Le Club français du livre, 1964, t. XIV, p. 1331).
  • [37]
    Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 651-652.
  • [38]
    La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 87. Françoise Gaillard, dans Nouvelles lectures de « La Peau de chagrin » (Actes du colloque de l’École normale supérieure, 1981), note que la peau est située en face du Christ de Raphaël et que son rayonnement symbolise par conséquent le culte de l’or des temps modernes, par opposition au culte chrétien de l’amour et du sacrifice. Elle représente les pouvoirs terrestres à cause du cachet de Salomon.
  • [39]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 124.
  • [40]
    Le Cousin Pons, ibid., p. 485.
  • [41]
    Voir Jean Genet, Le Funambule, L’Arbalète, 1983.
  • [42]
    Le pouvoir de choix, chez Balzac, peut également se fixer dans une image, comme celle de l’incipit de Sarrasine par exemple : le narrateur-Balzac y est partagé entre un jardin funèbre et une scène de bal animée. Il peut aussi s’incarner dans un personnage comme Vautrin, figure de la tentation pour Rastignac, et pour Lucien qui se laisse porter par des événements qu’il choisit à peine.
  • [43]
    Jean Nabert, Éléments pour une éthique, Aubier, 1943, p. 21.
  • [44]
    Pl., t. VII, p. 765.
  • [45]
    Dans sa Lettre à Hippolyte Castille, Balzac prend ses précautions et déclare à celui-ci : « Vous verrez peu de gens, ayant perdu le sentiment de l’honneur bien finir dans La Comédie humaine ; mais comme la Providence se permet, dans notre société, cette affreuse plaisanterie assez souvent, le fait y sera représenté » (La Semaine, 11 octobre 1846).
  • [46]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 591.
English version

1« 19. À propos d’un éventail » constituait primitivement une des têtes de chapitre du Cousin Pons, paru en feuilletons du 18 mars au 10 mai 1847 dans Le Constitutionnel [1]. Ce titre, pour abandonné qu’il soit, orientera pourtant notre recherche, et nous nous proposons de sonder le statut et la valeur de cet éventail admirable peint par Watteau, tant il est vrai que chez Balzac, l’objet n’est jamais là par hasard. Riche de virtualités, il semble posséder un pouvoir et figurer le destin. De fait, son importance nous est confirmée par la dédicace des Parents pauvres, de 1846, où l’auteur écrit : « Homo duplex, a dit notre grand Buffon, pourquoi ne pas ajouter : Res duplex ? » [2] Cela amène le lecteur à se demander si l’éventail du cousin Pons ne trouverait pas, dans La Peau de chagrin, une ascendance avec le talisman mystérieux que choisit Raphaël pour, croit-il, assouvir ses désirs [3]. Ces objets [4] posent en effet le problème de la liberté morale et il convient de s’interroger sur leur rôle dans le déclenchement du drame, tout autant que sur la symbolique qui s’y rattache et sur l’énergie qui somnole dans les choses. Il faudra enfin se demander s’ils ne figurent pas à eux seuls un destin et la problématique annoncée dans la dédicace : « Tout est double même la vertu. » [5] C’est d’ailleurs ce à quoi nous invite Pons lui-même qui s’écrie à propos de l’éventail : « Moi, je crois à l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les appellent, ils leur font : Chit ! chit [...]. » [6]

Énergie des objets

2Si nous examinons le statut des deux objets (cachet et éventail), nous découvrons qu’il est double. À la fois décoratifs et fonctionnels, l’un sert à cacheter les lettres, et l’autre à éventer les dames. Le cachet, bien que copie « sans défaut » [7] de la Renaissance, est une œuvre contemporaine d’un sculpteur encore inconnu ; l’éventail est ancien, a été peint par Watteau et présente une telle perfection qu’ « on n’en voit pas le travail », dit Pons [8]. D’autre part, tous deux figurent le mouvement, le premier s’utilise sur un axe vertical du haut vers le bas, le second oscille sur un axe horizontal d’un côté puis de l’autre, de sorte qu’à eux deux ils couvrent la totalité de l’espace. Le cachet possède sur son axe un endroit et un envers : l’endroit, c’est-à-dire le haut de l’objet, représente les trois vertus cardinales, la Foi, l’Espérance et la Charité reposant sur « des monstres qui s’entredéchiraient et parmi lesquels s’agitait le serpent symbolique » [9]. L’envers figure sans doute les armes de la baronne Hulot puisqu’il lui est destiné. Véritable chef-d’œuvre, nous dit Balzac, le cachet plonge l’affectivité d’Hortense dans un régime passionné et exerce sur elle un pouvoir quasi surnaturel :

« Le cachet qu’elle tenait à la main, espèce d’Annonciation où le génie éclatait comme une lumière, eut la puissance d’un talisman. Hortense se sentait si heureuse, qu’elle se prit à douter que ce conte fût de l’histoire ; son sang fermentait, elle riait comme une folle pour donner le change à sa cousine. » [10]

3Nous apprendrons un peu plus tard que le cachet étend également son emprise sur les rêves d’Hortense puisqu’elle va jusqu’à le cacher sous son oreiller [11]. Mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’à la vue du cachet elle tombe instantanément amoureuse de Steinbock qu’elle ne connaît pas : elle provoque ainsi la vengeance de Bette dont elle vole l’amoureux. Il est impossible dans ces conditions de réduire le pouvoir du cachet à un produit de l’imagination. Une puissance [12] objective loge dans l’objet duquel émane une énergie : celle-ci induit l’amour d’Hortense et éveille les mauvais penchants qui sommeillaient dans l’âme de Bette et ne demandaient qu’à éclore. Aussi ce cachet n’est-il pas seulement un gage d’amour, un simple objet que les personnages tiennent tour à tour dans leurs mains, mais bien plutôt une puissance qui les tient en son pouvoir en vertu d’un renversement dont Balzac est coutumier. De fait, si nous examinons l’axe sur lequel sa force s’exerce, nous constatons que le cachet, de par sa symbolique déjà évoquée, participe pleinement au drame qui se joue. Et, considérant qu’Adeline est représentée par ses armes sur l’envers de l’objet, il nous faut admettre que, contrairement à ce qui se passe dans l’allégorie figurée sur l’endroit (le dessus), c’est elle et non le serpent symbolique qui est écrasée par le poids des monstres qui s’entredéchirent. Or, telle est bien la terrible histoire qui va nous être contée, puisque la « férocité du Vice » triomphe de « la patience de l’Ange », nous dit Balzac à la fin du récit [13] : le cachet matérialise ainsi par sa fonction même le renversement des valeurs, le mal triomphant du bien, absolument. Hulot piétine en effet sans vergogne et sans aucun remords la foi, l’espérance et la charité prodiguées avec excès par sa femme à son endroit, et la vertu, loin d’être récompensée, semble disparaître dans un ciel lointain, tandis que le mal règne sans partage sur l’enfer parisien. Cette inversion des valeurs n’est d’ailleurs pas pour nous surprendre dans la mesure où Balzac place le récit sous le règne de Caliban : « C’était enfin La Tempête de Shakespeare renversée, Caliban maître d’Ariel et de Prospero. » [14]

L’objet, matérialisation du destin

4Avec l’éventail de la Pompadour, c’est bien moins l’objet en son existence matérielle qui importe, que ce qui advient de lui. Sous le regard de Balzac, l’objet se met en effet à recéler de prodigieuses possibilités qui germent, pourvu que l’auteur leur prête vie, car, comme il l’écrit dans la Théorie de la démarche, « il y a de l’infini dans le moindre gramen » [15]. Objet du siècle de Louis XV lancé à travers l’espace et le temps jusque dans les mains de Mme Camusot en 1846, l’éventail est tout d’abord un mystère. Nous savons seulement dans l’incipit que Pons transporte un objet « précieux » avec « une précaution maternelle » [16] jusque chez sa cousine. C’est seulement lorsqu’il le lui remet en signe d’allégeance, pour s’assurer quelques bons repas, que nous en apprenons la nature : il s’agit d’un éventail peint par Watteau et ayant probablement appartenu à la Pompadour. Jean Baudrillard, dans Le Système des objets (1978), fait remarquer que « le simple fait que tel objet ait appartenu à quelqu’un de célèbre, de puissant, lui confère une valeur » [17] : l’objet ancien suscite dans l’imagination une filiation sublime. De plus, observe le même critique, il y a un statut de l’objet ancien dans la mesure où il est là pour conjurer le temps et où il est vécu comme signe. Il signifie de fait une totalité, une présence authentique, définitive, accomplie : « L’objet ancien est, lui, purement mythologique dans sa référence au passé. Il n’a plus d’incidence pratique, il est là uniquement pour signifier » [18] ce qui a lieu dans le présent comme ayant eu lieu jadis. Or, c’est précisément ce rapport au temps qui intéresse notre auteur. C’est le mythe d’origine qu’il cherche sans relâche dans ses études anthropologiques. C’est pourquoi, l’éventail, ce « divin chef-d’œuvre », symbolise une époque qui est cause de la Révolution française, écrit-il, dans Modeste Mignon :

« Les dissipations du règne de Louis XV, les orgies de ce temps égoïste et funeste ont produit la génération étiolée chez laquelle les manières seules survivent aux grandes qualités évanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles. Aussi, à part quelques exceptions, peut-on expliquer l’abandon dans lequel Louis XVI a péri, par le pauvre reliquat du règne de Mme de Pompadour. » [19]

5Et tout comme le règne de Louis XV est cause de la mort de Louis XVI, Balzac nous montre, en une superbe analogie, que l’éventail de Watteau est le véritable responsable de la mort de Pons : c’est en effet parce qu’on en offre 6 000 F à Mme Camusot aux Tuileries que celle-ci prend tout à coup la mesure, non pas de l’œuvre, mais de l’erreur commise en fermant sa porte à Pons et qu’elle décide de l’accueillir à nouveau, ce qui mène à la tragédie finale.

6Mais l’objet est encore bien davantage [20] puisque l’auteur a pris soin de nous dire que, si Pons a la passion des œuvres d’art, c’est au frère de la Pompadour qu’il le doit. De cause seconde, l’objet devient alors cause première, originaire ; il conjugue le rétrospectif et le prospectif dans une sorte de diachronie fulgurante. Que nous dit en effet l’auteur ? Qu’une grande partie des malheurs de Pons provient du fait qu’il est prix de Rome. Or, ce concours, inventé par Poisson de Marigny lorsqu’il était ministre des Beaux-Arts en 1746 (cent ans avant le début du drame), est tout à fait funeste selon notre écrivain, car il fabrique artificiellement des artistes pour les abandonner ensuite à leur sort : « La France [...] une fois le statuaire, le peintre, le graveur, le musicien obtenus par ce procédé mécanique, elle ne s’en inquiète pas plus que le dandy ne se soucie le soir des fleurs qu’il a mises à sa boutonnière. » [21]

7Aussi bien, Pons impuissant à créer des œuvres d’art, se contente-t-il à son retour de Rome de les collectionner, ce qui déclenche la convoitise de son entourage et provoque sa fin. Pour autant, il convient de ne pas oublier un fait tout premier qui condamne Pons au célibat et, dans l’esprit de Balzac, au malheur : il est monstre né, et désespéré de ne jamais être aimé car la nature lui interdit à cause de sa laideur « d’exprimer sa tendresse sous peine de faire rire une femme ou de l’affliger » [22]. Il semble cependant que ce désolant portrait soit plutôt une justification à la compensation recherchée dans la collection, la gourmandise, cause naturelle, venant s’ajouter à la cause sociale. Il convient, en effet, de ne pas oublier que le roman contient une scène de voyance pivotale pour la marche de l’histoire tout autant que pour le sens à lui attribuer. La Cibot, avant de détruire moralement le pauvre Pons, veut s’assurer de l’issue « heureuse » d’une pareille entreprise. Aussi consulte-t-elle Mme Fontaine, l’ « oracle du Marais » [23]. À cette occasion, l’auteur se lance dans une digression assez longue et dans un éloge des sciences occultes. Après avoir réclamé la création d’une chaire d’ « Anthropologie », c’est-à-dire d’enseignement de « philosophie occulte » à la Sorbonne, il s’emploie en effet à nous en démontrer l’utilité [24]. Il procède de fait par affirmations successives dans Le Cousin Pons et écrit, semble-t-il, sans hésiter, que « certains êtres ont le pouvoir d’apercevoir les faits à venir dans le germe des causes, comme le grand inventeur aperçoit une industrie » [25]. En effet, tout s’enchaîne dans l’univers et « tout mouvement y correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble [...]. Tout est fatal dans la vie humaine, comme dans la vie de notre planète » [26]. Faut-il admettre qu’à la fin de sa vie, Balzac est tout acquis à une conception mécaniste de l’univers et à un déterminisme absolu ? Rappelons qu’il a pu trouver la notion de causalité chez Leibniz [27] et dans l’Éthique de Spinoza, ouvrage qu’il a commencé de traduire dans sa jeunesse et qui est le livre de chevet de Louis Lambert. Pour Spinoza comme pour Balzac, l’homme est nature et s’y inscrit dans un système de causes et d’effets, dans le déterminisme cosmique : le système spinoziste exprime l’idée d’une chaîne de causes et d’effets inhérente au Tout. Mais rappelons également que Balzac est un fervent admirateur de Laplace, l’homme qui affirme le principe du déterminisme universel et absolu dans l’Essai philosophique sur les probabilités, de 1814 :

« Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent [...] embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » [28]

8Or, notre auteur ne parle pas, lui, au conditionnel et demeure convaincu de posséder cette faculté de déduction, tout du moins au sein de sa fiction. Il est encore plus persuadé du pouvoir immense des astrologues et des cartomanciennes sur le peuple, puisque dans Le Cousin Pons, il conclut son discours sur les devins, non sans ironie, en disant que la vie et la mort du pauvre Pons dépendaient aux yeux de la Cibot de l’horoscope de Mme Fontaine. En vérité, ainsi que le fait remarquer Max Andréoli [29], Balzac distingue, comme Leibniz, fatalité [30] (déterminisme) et fatalisme :

« Le fatalisme est une conviction qui s’appuie sur ce raisonnement d’une irréfragable vérité, que tout effet a sa cause. Beaucoup de ces fatalistes entrevoient le résultat en germe dans les causes ; aussi certains d’entre eux sont-ils des hommes prodigieux, en quelque zone du monde moral qu’ils apparaissent. Cette discussion explique combien je ne crois pas à ce qu’on nomme les hasards de la vie. » [31]

9On pourrait multiplier les exemples [32] où l’évocation répétée de la fatalité congédie souvent hasard et nécessité pour se masquer dans une providence noire. Comme avec la peau de chagrin, l’éventail et le cachet semblent transfigurer les événements en produits d’une volonté agissante. L’éventail, tout comme le cachet, sorte de sceau qui marque d’infamie la famille Hulot, instrumentalise une énergie, une force manifeste et insondable à la fois, une anankè à l’œuvre qui pourrait renvoyer à un Dieu mystérieux [33] condamnant ses créatures par une sorte de fatalité logique [34] ou providentielle [35]. Examiner tous les cas où Balzac se contredit à ce sujet nous entraînerait trop loin et serait vain, car, comme l’indique Max Andréoli, il opère des changements de perspective constants dans son œuvre : aussi bien le point de vue « fataliste » de la Cibot n’est-il point celui de Séraphîta pour qui deux et deux peuvent faire cinq, etc. En cette affaire, Balzac ne tranche pas [36]. Peut-être est-ce Louis Lambert qui pose la vraie question, la seule qui vaille : « Si l’homme n’est plus libre, que devient l’échafaudage de sa morale ? Et s’il peut faire sa destinée, s’il peut par son libre arbitre arrêter l’accomplissement du plan général, que devient Dieu ? » [37] De fait, si, comme la peau de chagrin, le cachet et l’éventail « font signe » à la fois au personnage et au lecteur, on peut se demander où se situe la marge de liberté et de choix pour le héros. Peut-il résister à la force du destin qu’ils matérialisent ainsi ?

« Res duplex »

10Matérialiser de la sorte une destinée particulière en faisant d’un objet le lieu de sa généalogie secrète, même si elle est dérisoire dans le cas du cachet, n’est-ce point peser davantage encore sur le déterminisme de l’existence ?

11Il semble que la peau de chagrin puisse donner un début de réponse à cette question. En effet, on doit noter que cet objet magique ne fait qu’accompagner en réalité les désirs de Valentin sans aucunement les exaucer, son rétrécissement allant simplement de pair avec la consommation d’énergie de Raphaël. En revanche, comme nous l’avons déjà souligné, nul doute qu’elle ne figure, pour notre auteur, le moment du choix dans le cabinet de l’Antiquaire lorsque le héros s’écrie en la saisissant : « Eh bien, oui, je veux vivre avec excès. » [38] Aussi convient-il de se demander si le cachet et l’éventail ne figureraient pas, mais d’une autre manière, cette part de liberté, si minime soit-elle. Elle est à chercher, nous semble-t-il, dans les couples de contraires que leur fonction et leur nature offrent aux yeux du lecteur. Certes, ils calquent avant tout l’idée exposée dans la dédicace, de res duplex, et, à travers l’objet, s’appréhende une vertu discutable qui, lorsqu’elle est en excès, devient néfaste : « [...] les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices » [39] ; tandis que de l’autre côté, la bonté, le dévouement se transforment en duperie chez un être comme Pons : « Ce nez exprime, ainsi que Cervantes avait dû le remarquer, une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie. » [40] Mais cela ne saurait épuiser les prodigieuses puissances qui somnolent dans les choses et dont l’auteur nous fait entrevoir les sources de significatio.

12Si Balzac fixe la ratio cognoscendi dans l’objet et dans son pouvoir-être, il le dote aussi d’un pouvoir-faire, ce qui le place, dirait Jankélévitch, à califourchon sur l’être et le non-être, sur le réel et le possible. Riche de virtualités, l’objet présente alors au personnage ce qu’il redoute ou ce qu’il espère, comme le funambule de Genet [41]. Caliban ou Ariel, le bien ou le mal, la vertu ou le vice, il faut choisir et tous les personnages des Parents pauvres y sont condamnés. Le mot duplex ne signifie-il pas également partagé en deux ? Lorsque le cachet présente à Hortense un possible amour, elle choisit de voler son fiancé à sa cousine sans hésiter, et Adeline choisit alors d’encourager Hector dans son vice avec une indulgence coupable. Hulot choisit-il le vice, ou obéit-il à une manie compulsive ? Cela fait assurément partie des « discussions » évoquées dans la dédicace. En revanche, Mme Camusot se voit offrir une chance de se racheter grâce à l’éventail, et de reconnaître enfin les mérites de son cousin. Elle n’en fait rien naturellement, pas plus que Pons qui rechute dans la gourmandise par une manie discutable. Non seulement l’objet annonce, figure, aiguise l’immanence de l’imminence, mais encore il induit en tentation. Peu importe qu’il n’y ait pas de dernier mot à l’existence, l’objet dans ces deux œuvres condense symboliquement le pouvoir de choix [42], d’adhésion ou de transgression par ce qu’il désigne comme possible pour l’homme. Il propose des options selon une marge étroite de liberté, ce que Jean Nabert appelle dans Éléments pour une éthique, une « causalité libre » [43]. Le jeu des lois de la nature et de la société semble rendre compte d’un très grand nombre de maux pour Balzac, d’où la causalité originaire qu’il souligne grâce à l’objet. Il ne laisse cependant pas de considérer que la volonté humaine peut s’y insérer : il n’est que de voir l’acharnement des Crevel, celui de la Cibot et de Fraisier dans le mal pour le constater, et il n’est que de lire la clôture ironique du Cousin Pons où il est fait état d’une fin « qui prouve en faveur de la Providence » [44], pour s’apercevoir que dans aucune des deux œuvres, la mauvaise action [45] n’est rattrapée par la justice.

13Les faits s’enchaînent selon une progression quasi implacable dans Les Parents pauvres et Balzac se plaît à souligner les liens de causalité à travers les deux objets qui s’échangent. Ils sont le lieu d’un jeu d’échos et de répons qui accentue encore dans l’espace-temps la conviction balzacienne selon laquelle rien n’est hasard. Pour l’écrivain, les actions humaines dépendent de tout un ensemble de motivations diverses des plus mesquines aux plus sublimes, de causalités naturelles et sociales que l’on peut connaître et pronostiquer. Mais ce fatalisme philosophique ne saurait nier la décision humaine, ce que résume assez bien la scène chez Mme Fontaine où celle-ci déclare à la Cibot : « Allez, ma fille, vous êtes libre d’agir ou de rester tranquille. » [46] Comme dans La Peau de chagrin, c’est par l’objet que se matérialise le choix pour le personnage. Balzac accomplit à nouveau le tour de force de désigner en même temps au lecteur causalité et liberté, les deux faces de l’humaine condition pour notre auteur.


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/balz.003.0315

Notes

  • [1]
    Édité pour la première fois en librairie chez Pétion d’avril à octobre 1847, le roman était alors divisé en 77 chapitres pourvus de titres et comprenant la conclusion qui n’était pas numérotée. Les chapitres disparaissent dans l’édition Furne du 18 octobre 1848.
  • [2]
    Pl., t. VII, p. 54.
  • [3]
    La peau de chagrin fait face au portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël et semble faire signe au héros qui choisit de vivre avec excès en la saisissant (Pl., t. X, p. 85).
  • [4]
    La même question mérite d’être posée, avec moins d’acuité peut-être, à propos du cachet d’argent de Steinbock dans La Cousine Bette. C’est pourquoi nous devrons élargir notre étude aux deux épisodes des Parents pauvres.
  • [5]
    Les Parents pauvres, Pl., t. VII, p. 54.
  • [6]
    Le Cousin Pons, ibid., p. 512.
  • [7]
    Ibid., p. 91.
  • [8]
    Ibid., p. 514.
  • [9]
    La Cousine Bette, ibid., p. 90.
  • [10]
    Ibid., p. 93.
  • [11]
    Voir ibid., p. 124.
  • [12]
    Voir à ce sujet H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trad. de C. et M. Raymond, Gérard Montfort (éd.), 1992. Dans son étude sur l’art baroque, il écrit que celui-ci fait voir toutes choses comme en suspens et que l’objet représenté est lui-même doué d’une vie puissante. Balzac, quant à lui, ne limite pas ce pouvoir à une époque déterminée mais y voit une tendance constante.
  • [13]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 451.
  • [14]
    Ibid., p. 119. Caliban symbolise l’élément amoral, dangereux, violent, celui de la confusion morale mais indispensable à la création selon Shakespeare et Balzac. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce monstre mythique qui incarne en raccourci toute la théorie du monstrueux est un mélange paradoxal d’aveuglement et de perspicacité, tout comme Bette dont le diminutif à lui seul est éloquent. Ces deux « sauvages » illustrent la spirale descendante et l’intensification du désir mimétique en poursuivant la destruction violente de l’obstacle modèle de manière obsessionnelle (voir René Girard, Shakespeare. Les feux de l’envie, Grasset, 1990, chap. XXVIII).
  • [15]
    Pl., t. XII, p. 266.
  • [16]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 486.
  • [17]
    Le Système des objets, Gallimard, « Tel », rééd., 2001, p. 108.
  • [18]
    Ibid., p. 104. Nous verrons que pour Balzac, en revanche, il est là non seulement pour signifier mais qu’il a une incidence pratique.
  • [19]
    Pl., t. I, p. 616.
  • [20]
    Voir à ce sujet l’article de Juliette Frølich, « Balzac, l’objet et les archives romantiques de la création », AB 2000, p. 145 et s.
  • [21]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 488. Obtenir le premier prix de Rome, c’était conquérir l’aisance pour cinq ans : le lauréat, qui séjournait deux ans en Italie, un an en Allemagne puis deux ans en France, recevait chaque année 3 000 F. Berlioz concourut à quatre reprises avant d’obtenir en 1830 le premier prix.
  • [22]
    Le Cousin Pons, loc. cit.
  • [23]
    Ibid., p. 584.
  • [24]
    Chose qu’il avait déjà faite dix ans plus tôt dans La Confidence des Ruggieri, avec plus de prudence toutefois puisqu’il concédait à la prédiction de l’avenir une certaine marge d’incertitude (voir Sur Catherine de Médicis, Pl., t. XI, p. 434-435).
  • [25]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 586.
  • [26]
    Ibid., p. 587.
  • [27]
    Le concept leibnizien d’harmonie préétablie se retrouve chez Lavater et chez Swedenborg, penseurs que Balzac admirait profondément.
  • [28]
    Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Gauthier-Villars, 1814, p. 3.
  • [29]
    Le Système balzacien, Lille III, 1984, t. I, p. 185 et s.
  • [30]
    « La liaison des causes et des effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever » (Leibniz, Théodicée, I, 55, Paris, 1875, p. 90).
  • [31]
    Introduction à Ecce Homo (Chronique de Paris, 9 juin 1836). Rappelons que ce texte n’a pas été conservé lorsque Balzac l’a réutilisé pour Les Martyrs ignorés.
  • [32]
    Balzac ne cesse d’osciller entre le matérialisme de Diderot comme dans Z. Marcas, qui fait apparaître une conception mécaniste du monde où tout s’enchaîne dans le rapport déterminant entre le nom du héros et sa sombre destinée, et une Providence qui intervient à point comme dans Ursule Mirouët.
  • [33]
    Voir à ce sujet notre étude sur le fatum qui pèse sur les Marana, dans L’Expérience du sacré dans les « Études philosophiques » de Balzac, thèse Univ. Paris IV, 2000, à paraître en 2003 (consultable à la Maison de Balzac).
  • [34]
    Comme chez Hegel pour qui l’Histoire a un sens : « La seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la Raison – l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement » (La Raison dans l’Histoire, éd., « 10/18 », 1965, p. 47-48).
  • [35]
    Comme chez de Maistre et Tocqueville. De Maistre voit dans la Révolution française un instrument de la Providence (Écrits sur la Révolution, PUF, « Quadrige », 1989), tandis que Tocqueville la considère comme la conséquence quasi logique de l’Ancien Régime : « Tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu’on peut espérer ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt les précipite vers la destruction de l’aristocratie » (L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, coll. « Idées », 1967, p. 50).
  • [36]
    « Les philosophes, qui ont fait ce dilemme : la cause de la détermination est-elle hors de nous ou en nous ? c’est ou le fatalisme ou la liberté, ont oublié que c’est l’un et l’autre » (Catéchisme social, Le Club français du livre, 1964, t. XIV, p. 1331).
  • [37]
    Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 651-652.
  • [38]
    La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 87. Françoise Gaillard, dans Nouvelles lectures de « La Peau de chagrin » (Actes du colloque de l’École normale supérieure, 1981), note que la peau est située en face du Christ de Raphaël et que son rayonnement symbolise par conséquent le culte de l’or des temps modernes, par opposition au culte chrétien de l’amour et du sacrifice. Elle représente les pouvoirs terrestres à cause du cachet de Salomon.
  • [39]
    La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 124.
  • [40]
    Le Cousin Pons, ibid., p. 485.
  • [41]
    Voir Jean Genet, Le Funambule, L’Arbalète, 1983.
  • [42]
    Le pouvoir de choix, chez Balzac, peut également se fixer dans une image, comme celle de l’incipit de Sarrasine par exemple : le narrateur-Balzac y est partagé entre un jardin funèbre et une scène de bal animée. Il peut aussi s’incarner dans un personnage comme Vautrin, figure de la tentation pour Rastignac, et pour Lucien qui se laisse porter par des événements qu’il choisit à peine.
  • [43]
    Jean Nabert, Éléments pour une éthique, Aubier, 1943, p. 21.
  • [44]
    Pl., t. VII, p. 765.
  • [45]
    Dans sa Lettre à Hippolyte Castille, Balzac prend ses précautions et déclare à celui-ci : « Vous verrez peu de gens, ayant perdu le sentiment de l’honneur bien finir dans La Comédie humaine ; mais comme la Providence se permet, dans notre société, cette affreuse plaisanterie assez souvent, le fait y sera représenté » (La Semaine, 11 octobre 1846).
  • [46]
    Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 591.

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