Notes
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[1]
Actes et paroles, in Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jacques Seebacher assisté de Guy Rosa, Robert Laffont, « Bouquins », tome Politique, p. 326. (Cette édition sera désormais désignée par le sigle B, suivi de la tomaison et de la pagination.)
-
[2]
Ibid., p. 327.
-
[3]
« Avant-propos » de La Comédie humaine, Pl., t. I, p. 13.
-
[4]
Baroche se distingua par cette parole historique à propos de Balzac : « C’était un homme distingué », ce qui lui attira la réplique magnifique de Hugo : « C’était un génie. » Rappelons que Hugo n’a prononcé le mot de génie à propos d’un de ses contemporains que pour Balzac et Chateaubriand.
-
[5]
Un exemple entre autres, exemple limite il est vrai dans son incompréhension et son étroitesse, celui d’André Wurmser dans son ouvrage La Comédie inhumaine (Gallimard, éd. définitive, 1970, p. 698) : « Enfin parle Victor Hugo. Il parle d’éternité et c’est ce qu’il dira de moins bon. »
-
[6]
Voir B, Politique, p. 324-325 et p. 327-328.
-
[7]
Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, t. VII, 1971, p. 1206. (Cette édition sera désormais désignée par le sigle M, suivi de la tomaison et de la pagination.)
-
[8]
M, t. VII, p. 1205.
-
[9]
Ibid., p. 1206.
-
[10]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1200.
-
[11]
M, t. VII, p. 1207.
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[12]
Ibid., p. 1205.
-
[13]
Ibid., p. 1206, ainsi que les citations suivantes.
-
[14]
B, Politique, p. 327.
-
[15]
M, t. VII, p. 1207.
-
[16]
Voir la première strophe de « Mardoche » où Musset, entassant espièglement toutes sortes de lieux communs du romantisme, écrit à propos de son héros : [...] quand il avait fini De souper, se couchait précisément à l’heure Où (quand par le brouillard la chatte rôde et pleure) Monsieur Hugo va voir mourir Phœbus le blond.
-
[17]
Ce poème a paru pour la première fois le 12 janvier 1862.
-
[18]
Pl., t. X, p. 755.
-
[19]
B, Politique, p. 327. Baudelaire dans son étude sur Madame Bovary reprendra l’image en lui donnant une ampleur carrément cosmique, lorsqu’il fera de Balzac un « prodigieux météore qui couvrira notre pays d’un nuage de gloire, comme un orient bizarre et exceptionnel, comme une aurore polaire inondant le désert glacé de ses lumières féeriques » (Œuvres complètes, Cl. Pichois (éd.), Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. II, 1976, p. 78).
-
[20]
Là-dessus, voir mon étude « Matière et misère » in Gavroche. Études sur « Les Misérables », SEDES, 1994, p. 133-162, et notamment p. 142.
-
[21]
B, Politique, p. 327.
-
[22]
Cf. Les Misérables, IV, VII, 1 ; B, Roman II, p. 775-776. Sur le rapport entre Les Misères et Splendeurs et misères des courtisanes, voir l’étude de N. Basevic, « Les échos balzaciens dans Les Misérables », in Centenaire des « Misérables », 1862-1962. Hommage à Victor Hugo, Strasbourg, 1962.
-
[23]
Les Misérables, III, VII, 1, B, vol. cité, p. 747.
-
[24]
Ibid., IV, VI, 1, éd. citée, p. 747.
-
[25]
Ibid., IV, VII, 1, éd. citée, p. 775.
-
[26]
Lors de son avant-dernière visite Hugo rapporte : « Nous avions beaucoup causé et disputé politique. Il me reprochait “ma démagogie”. Lui était légitimiste. Il me disait : “Comment avez-vous pu renoncer avec tant de sérénité à ce titre de pair de France, le plus beau après le titre de roi de France !” » (M, t. VII, p. 1206).
-
[27]
Sur le rapport entre romantisme et réalisme, au moins dans le domaine de la peinture, voir Charles Rosen et Henri Zerner, Romantisme et réalisme. Mythes de l’art au XIXe siècle, Albin Michel, 1986, notamment p. 24 : « Le réalisme est à la fois une conséquence directe du romantisme et une réaction contre ce mouvement [...]. On pourrait aller jusqu’à considérer le réalisme comme un simple prolongement naturel du romantisme, qui avait été précisément conçu pour permettre l’assimilation de tous les extrêmes. »
-
[28]
Exposé au Salon de 1850-1851.
-
[29]
Là-dessus, voir Graham Robb, Baudelaire lecteur de Balzac, Corti, 1988, p. 299-343, ainsi que mon étude « Baudelaire, Balzac et le romantisme (1846-1859) », in Balzac lu, imité, contesté (1850-1914), Littérature et nation, no 17, 1997.
-
[30]
B, Politique, p. 326.
1Hugo et Balzac : sujet immense et complexe, qui excède le cadre d’une communication et dont le traitement ne saurait être limité à l’esquisse de quelques linéaments ; ce serait faire injure à ces deux écrivains qui, avec Chateaubriand et Michelet, dominent le siècle. C’est pourquoi, préférant ne pas commencer, je me bornerai à conclure, et pour cela j’envisagerai uniquement une très courte période de temps, deux jours en fait, les 18 et 21 août 1850 : le 18, Hugo rend une ultime visite à Balzac mourant et déjà inconscient, et le 21, il prononce au Père-Lachaise le grand discours que l’on sait. En cette occasion, quelques belles phrases sont dites, que la mémoire collective a définitivement enregistrées :
« Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond [...] ; livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais » [1],
2ou encore cet autre jugement si célèbre, qui a eu une telle importance dans l’orientation des études balzaciennes au XXe siècle : « À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. » [2] Et l’on pourrait multiplier les citations, tant il est clair que l’on est en présence de pages d’anthologie. Mais il est préférable de ne pas insister, car on risquerait de se méprendre singulièrement sur la signification, non pas le sens, de ce discours. Prononcé en une période politique extrêmement troublée, il s’inscrit à la suite des autres discours de Hugo en 1850, et le dernier jugement qui vient d’être cité s’éclaire, en partie, du contexte politique : il s’agit manifestement de ne pas laisser Balzac, l’homme qui a prétendu écrire « à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie » [3], aux mains de la droite, laquelle a délégué aux obsèques un de ses représentants officiels, le ministre Baroche [4]. Il n’est bien sûr pas question de minimiser la portée des paroles de Hugo, qui, pour circonstancielles qu’elles soient, sont aussi profondément vraies ; il faut juste admettre ce qu’il y a de convenu dans ces paroles précisément, et Hugo est le premier à le reconnaître lorsque, dans sa péroraison, si souvent mal comprise [5], il se réfère implicitement à ce qu’il avait dit quelques années auparavant sur la tombe de Frédéric Soulié [6]. Autrement dit, pour apprécier avec quelque justesse ce qui se joue dans ce discours, et, par-delà, pour se faire une idée de ce qui s’y dit réellement, il vaut peut-être mieux pour le moment s’en détourner.
3Tournons-nous donc vers un texte qui n’était pas destiné à la publication et que Hugo a conservé par-devers lui-même dans les papiers qui constituent une espèce de journal de ces années-là, dont ses éditeurs posthumes ont rassemblé les fragments sous le titre de Choses vues. Ces pages, que Hugo a selon toute vraisemblance écrites très peu de temps après la mort et l’enterrement de Balzac, sont pour l’essentiel une évocation de sa dernière visite au romancier, le 18 août 1850. La différence de régime d’écriture entre les deux textes est flagrante : dans un cas, c’est un discours public adressé aux contemporains et à la postérité, l’homme est sinon absent, du moins effacé derrière son œuvre et à la réalité de la mort est opposée la certitude de l’immortalité ; dans l’autre cas, on a affaire à un récit privé, dont la matière narrative est tout entière tournée vers le présent, et enfin il n’existe, si l’on peut dire, qu’un homme à l’agonie, qui n’est plus lui-même, et rien d’autre, et c’est à peine si Hugo de retour chez lui annonce que « l’Europe va perdre un grand esprit » [7]. De l’esprit il n’aura pas été question dans le récit, et il ne pouvait d’ailleurs en être question, puisque ce que retranscrit Hugo c’est la vision qu’il a eue, sous ses yeux de visiteur, d’un corps en train de devenir cadavre. Balzac ici n’est plus Balzac ou il n’est que Balzac. C’est cela qui rend ces pages extraordinaires, mais empêche de les lire, et effectivement il y a quelque chose d’insupportable dans cette présence nue d’un corps, et dont la présence littéralement investit tout le texte. Même si l’épreuve est pénible, j’aimerais faire entendre ce récit, parce qu’il me semble qu’à travers ces pages macabres, bien plus que morbides, on peut comprendre pourquoi Hugo a prononcé trois jours plus tard le discours qu’il a prononcé au Père-Lachaise, et comprendre du même coup ce qui est alors en jeu relativement à Balzac et à Hugo lui-même, une certaine idée du romantisme en 1850.
4C’est d’abord la servante accueillant Hugo qui lui dit :
« Il a une plaie à la jambe gauche. La gangrène y est. Les médecins ne savent ce qu’ils font. Ils disaient que l’hydropisie de Monsieur était une hydropisie couenneuse, une infiltration, c’est leur mot, que la peau et la chair étaient comme du lard et qu’il était impossible de lui faire une ponction. Eh bien, le mois dernier, en se couchant, Monsieur s’est heurté à un meuble historié, la peau s’est déchirée, et toute l’eau qu’il avait dans le corps a coulé. Les médecins ont dit : “Tiens !” Cela les a étonnés et depuis ce temps-là ils lui ont fait la ponction. Ils ont dit : “Imitons la nature.” Mais il est venu un abcès à la jambe. C’est M. Roux qui l’a opéré. Hier on a levé l’appareil. La plaie, au lieu d’avoir suppuré, était rouge, sèche et brûlante. Alors ils ont dit : “Il est perdu !” et ne sont plus revenus. On est allé chez quatre ou cinq, inutilement. Tous ont répondu : “Il n’y a rien à faire”. » [8]
5C’est ensuite Hugo en personne qui raconte : « Il avait la face violette, presque noire, inclinée à droite, la barbe non faite, les cheveux gris et coupés courts, l’œil ouvert et fixe. Je le voyais de profil, et il ressemblait ainsi à l’empereur. » [9]
6Et revient par deux fois dans le récit la mention de l’ « odeur ». On imagine les variations auxquelles Balzac se serait livré en une telle circonstance ; sans doute il aurait glissé le « jam foetet » de l’Évangile ou parlé, comme il le fait à propos de la mort de Mme de Mortsauf, du « quelque chose sans nom de Bossuet » [10]. Car c’est une évidence, le récit de l’agonie de Balzac qui est fait par Hugo est entièrement sorti d’un roman de Balzac, n’importe lequel, on n’a guère que l’embarras du choix. En l’espace de deux pages tout l’imaginaire balzacien de la mort est non seulement rassemblé, mais convoqué, avec pour conséquence un effet frappant de balzacianité. Rien de l’aspect médical, dans sa dimension nosologique en particulier, n’est passé sous silence, il ne manque que Bianchon. Et encore, si Bianchon avait été là, peut-être Hugo se serait-il épargné de mentionner les détails qui vont suivre. Ils sont de nouveau affreusement crus et leur narration ne frise plus l’insupportable, mais devient vraiment insupportable :
« Giraud, le jour même de sa mort, avait fait son portrait. On voulait faire mouler son masque, mais on ne le put, tant la décomposition fut rapide. Le lendemain de la mort, le matin, les ouvriers mouleurs qui vinrent trouvèrent le nez tombé sur la joue. » [11]
7Ce n’est ni par un attrait nécrophilique, qu’il n’a jamais cultivé, ni par goût de l’horrible que Hugo a consigné ces faits ; il les a, bien plutôt, fait participer à une stratégie textuelle très concertée. Quelle stratégie ? celle qui vise à ménager une place à l’image elle-même de Balzac. Tout le texte, en effet, se fonde sur une opposition entre le corps de Balzac qui n’est pas Balzac, ou qui n’est que lui, et Balzac en personne tel que son œuvre en donne la représentation idéale. D’un côté, un grand malade mourant, puis un mort ; de l’autre, la statue de Balzac. C’est la première chose que voit Hugo en pénétrant rue Fortunée : « Le buste colossal en marbre de Balzac par David » [12], et c’est la dernière chose qu’il verra : « Je redescendis, emportant dans ma pensée cette figure livide ; en traversant le salon, je retrouvai le buste immobile, impassible, altier et rayonnant vaguement, et je comparai la mort à l’immortalité. » [13]
8Entre-temps, il aura vu Balzac sur son lit de mort et aura aussi rappelé le souvenir qu’il gardait de son avant-dernière visite, où Balzac le raccompagnant avait crié à sa femme : « Surtout, fais bien voir à Hugo tous mes tableaux. » Au passage, on se rappellera la fugitive notation d’ « un portrait d’homme jeune, rose et souriant, suspendu près de la cheminée » que la lampe de chevet du mourant éclairait. On peut le constater, c’est un véritable montage qui est mis en place dans ces pages, tout prenant sens dans cette opposition tendue entre un corps se décomposant et une statue de marbre, des peintures et un tableau. Avec ce résultat, que l’on ne peut mouler le visage de Balzac, et la conclusion obligée, que l’image de Balzac, son masque, c’est dans le discours même de Hugo qu’elle se donne à voir. En elles-mêmes les pages de Choses vues expliquent le parti adopté trois jours plus tard par Hugo : célébrer l’œuvre dans son idéalité supra-humaine et transfigurer l’homme par l’immortalité. Est ainsi dressée la statue de Balzac :
« Voilà ce qu’il a fait parmi nous. Voilà l’œuvre qu’il nous laisse, œuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument ! œuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal ; l’avenir se charge de la statue. » [14]
9L’avenir, le 21 août 1850, c’est par la voix de Hugo qu’il est rendu présent, qu’il est mis au présent.
10Continuons de nous détourner des propos de Hugo au Père-Lachaise, et finissons de lire le récit de Choses vues. Après avoir décrit la mort de Balzac comme Balzac l’aurait fait lui-même, Hugo raconte dans les deux derniers paragraphes l’enterrement en une scène tout à fait balzacienne :
« On descendit le cercueil dans la fosse, qui était voisine de Charles Nodier et de Casimir Delavigne. Le prêtre dit la dernière prière et je prononçai quelques paroles.
« Pendant que je parlais, le soleil baissait. Tout Paris m’apparaissait au loin dans la brume splendide du couchant. Il se faisait, presque à mes pieds, des éboulements dans la fosse, et j’étais interrompu par le bruit sourd de cette terre qui tombait sur le cercueil. » [15]
11Comment ne pas penser immédiatement à ce qui est peut-être la page la plus connue de tout Balzac : Rastignac au Père-Lachaise enterrant le père Goriot ? Hugo se livre-t-il à une réécriture, à un démarquage conscient ? La question n’a que peu de sens ; ce qui compte bien davantage, c’est le caractère balzacien même de ces lignes, avec le vaste panorama de Paris au soleil couchant, dont on trouve tant d’exemples dans La Comédie humaine – à moins que peut-être on ne soit aussi sensible au caractère tout hugolien de ces mêmes lignes, bien reconnaissable dans la coloration philosophique du commentaire, avec un discret éclairage latéral venu de Pascal. C’est dire que le plus remarquable dans ces quelques lignes, c’est la rencontre de deux écritures au point que l’on ne sait plus si c’est du Hugo ou du Balzac que l’on est en train de lire, les deux ensemble sans doute.
12Reste la mention à première vue déconcertante dans sa brièveté : « Je prononçai quelques paroles », alors que ce discours se trouve être l’un des plus incontestables titres de gloire de Hugo et de Balzac confondus. Est-ce modestie d’auteur ? pourquoi pas ? Mais de toute façon Hugo n’avait pas à recopier dans cette narration destinée d’abord à lui-même son propre discours, et surtout, dans l’économie d’ensemble de cette narration, ce discours lui-même n’avait pas sa place, il n’avait pas sa raison d’être. Tout se passe dans la coïncidence aboutie entre deux imaginaires, opérant leur conjonction « dans la brume splendide du couchant ». Nous nous attarderons un peu sur ce coucher de soleil. En 1850, les couchers de soleil, c’est un peu, et même beaucoup, anachronique. Car si, autour de 1830, dans Les Orientales, Les Feuilles d’automne et La Femme de trente ans, par exemple, se lisent de beaux « soleils couchants », d’un romantisme éclatant, pyrotechnique, ce qui faisait déjà ricaner un Musset [16], vingt ans plus tard, ces couchers de soleil sont une fois pour toutes passés à l’état de clichés, de cartes postales pourrait-on dire, et le temps n’est pas loin où Baudelaire intitulera un de ses poèmes « Le coucher du soleil romantique » [17]. En un mot, ce que Hugo écrit là, en ce mois d’août 1850, quand l’époque romantique n’est plus qu’un souvenir depuis si longtemps, une éternité, c’est la « Tristesse d’Olympio » du romantisme lui-même. Et de fait, bien avant le grand poème d’hommage à Théophile Gautier, c’est à un enterrement du romantisme historique qu’il procède, sauf qu’au lieu de Dumas et de Lamartine, qui seront cités en 1872, c’est en 1850 Nodier et Casimir Delavigne qui accompagnent Balzac. Seulement, en ce mitan du XIXe siècle, ni Hugo ni Balzac ne sont dans la situation de Rastignac, et le spectacle superbe de ce coucher de soleil sur Paris vu du Père-Lachaise n’est la promesse d’aucune conquête, il colore mélancoliquement ce qui est désormais révolu. Vision de gloire, mais en ce sens que la gloire, comme l’a écrit magnifiquement Balzac lui-même dans La Recherche de l’absolu, c’est le « soleil des morts » [18].
13C’est dans cette optique que nous aborderons enfin le grand discours de Hugo sur la tombe de Balzac. Clairement, on est en présence d’une apothéose et peu s’en faut que Balzac ne soit transformé en un soleil, au moins devient-il une étoile : « Il va briller désormais au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de la patrie ! » [19] Ce n’est néanmoins pas dire que les propos de Hugo se perdent dans l’idéalisme le plus outrancier, la relation de sa visite à Balzac est là, au contraire, pour démentir pareille lecture idéaliste. Ce qui domine, c’est une conception spiritualiste, laquelle chez Hugo n’est que l’envers du matérialisme [20]. Et c’est ainsi que peut se comprendre l’analyse qui est faite de Balzac romancier dans les lignes suivantes :
« Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau. » [21]
14L’analyse de Hugo est merveilleusement pertinente, puisqu’elle arrive à rendre compte de l’œuvre de Balzac en se plaçant aussi bien à un point de vue balzacien qu’à un point de vue hugolien. Témoin la métaphore médicale employée pour expliquer le travail accompli sur la société par Balzac dans ses romans. Cette métaphore se rencontre très précisément dans le deuxième état des Misérables, Les Misères, au chapitre « L’argot », datant en grande partie de 1847 (donc exactement contemporain de la dernière partie de Splendeurs et misères des courtisanes) [22], et qui pareillement décrit le « troisième dessous » de la société [23], ce que Hugo appelle aussi dans son roman la « contre-société » [24]. Quant à lui, le romancier qui explore les gouffres sociaux est assimilé dans ce chapitre à un médecin qui sonde les plaies, et Hugo fait alors une mention explicite de Balzac, désigné comme « un profond observateur du cœur humain » [25]. Trois ans après, le 21 août 1850, cette métaphore revient et elle est d’autant moins gratuite, si jamais métaphore le fut, que s’est offert à Hugo trois jours auparavant un spectacle où elle était tristement prise au pied de la lettre. Mais au terme de son analyse Hugo tire cette conclusion : « Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études », et la référence anatomo-pathologique connaît ainsi une conversion spiritualiste grandiose. Certes, il y a pas mal de récupération de la part de Hugo dans ce détournement au sens propre psychosomatique de Balzac et de son œuvre, et l’on admirera notamment avec quelle ingéniosité il parvient à transformer le providentialisme balzacien, marqué du sceau du néo-légitimisme, en une Providence révolutionnaire à laquelle Balzac n’a évidemment jamais adhéré [26] ; mais l’essentiel, c’est que soit affirmé avec une si grande force l’enjeu critique d’une telle œuvre. Les moyens utilisés par Hugo pour formuler cette évidence, qui n’était peut-être pas évidente alors, paraîtront peut-être un peu contournés, le résultat n’en est pas moins convaincant. Spécialement remarquable à mes yeux l’espèce de dialectique mise en place, de manière souterraine, entre le discours et le récit, où sont problématisés conjointement matérialisme, spiritualisme et romantisme. Car matérialisme et spiritualisme ne s’opposent que pour autant qu’on les pense en dehors de la référence au romantisme, mais dès lors que l’on introduit celui-ci en tiers ces deux termes se révèlent complémentaires, et ils ne l’ont jamais été davantage qu’à propos de Balzac romantique, de Balzac résumant dans son œuvre une conception romantique du réel, où la réalité est reproduite en même temps qu’une autre est inventée.
15Le discours au Père-Lachaise du 21 août n’est pas séparable, on le voit, du récit de la visite du 18 août, l’un et l’autre ces deux beaux textes forment un diptyque où chacun des panneaux fait la preuve de l’autre, cependant qu’ensemble ils inscrivent dans leur confrontation antithétique et complémentaire une interrogation fondamentale sur le romantisme vingt ans après son apparition. Balzac, l’homme-et-l’œuvre, comme on disait autrefois, en des temps très anciens, Balzac, corps et âme, est le lieu de cette interrogation. Qu’en est-il du romantisme de 1850 ? Pour parodier une formule célèbre, on pourrait répondre : romantisme pas mort. Il n’a même jamais été aussi vivant paradoxalement que ce 21 août 1850. Tout le pittoresque clinquant qui avait pu le caractériser en 1830 a disparu et il apparaît enfin pour ce qu’il est véritablement : une poétique de la réalité, qui travaille philosophiquement à l’intelligibilité du réel pour promouvoir l’idéal. D’ici très peu de temps il connaîtra une mutation déterminante et recevra, sans changer véritablement d’identité, un autre nom : le réalisme [27]. Et ce sera encore une fois à l’occasion d’un enterrement, l’Enterrement à Ornans de Courbet [28], que se produira cette mutation. Nous ne poursuivrons pas davantage sur cette voie, tant est compliquée l’histoire de Balzac, « Balzac » en fait, dans la décennie 1850-1860, où il devient un élément clef de la polémique entre réalisme et antiréalisme [29] et se voit qualifié tantôt de visionnaire, tantôt d’observateur, selon une opposition qui a pesé pendant plus d’un siècle sur les études qui lui ont été consacrées. Mieux vaut, me semble-t-il, enfin lire Balzac pour ce qu’il est : un romantique. Le romantisme de Balzac : nul n’en aura parlé avec davantage d’intelligence et de sympathie que Hugo évoquant le livre, presque au sens mallarméen, de Balzac,
« [...] livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal » [30].
Notes
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[1]
Actes et paroles, in Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jacques Seebacher assisté de Guy Rosa, Robert Laffont, « Bouquins », tome Politique, p. 326. (Cette édition sera désormais désignée par le sigle B, suivi de la tomaison et de la pagination.)
-
[2]
Ibid., p. 327.
-
[3]
« Avant-propos » de La Comédie humaine, Pl., t. I, p. 13.
-
[4]
Baroche se distingua par cette parole historique à propos de Balzac : « C’était un homme distingué », ce qui lui attira la réplique magnifique de Hugo : « C’était un génie. » Rappelons que Hugo n’a prononcé le mot de génie à propos d’un de ses contemporains que pour Balzac et Chateaubriand.
-
[5]
Un exemple entre autres, exemple limite il est vrai dans son incompréhension et son étroitesse, celui d’André Wurmser dans son ouvrage La Comédie inhumaine (Gallimard, éd. définitive, 1970, p. 698) : « Enfin parle Victor Hugo. Il parle d’éternité et c’est ce qu’il dira de moins bon. »
-
[6]
Voir B, Politique, p. 324-325 et p. 327-328.
-
[7]
Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, t. VII, 1971, p. 1206. (Cette édition sera désormais désignée par le sigle M, suivi de la tomaison et de la pagination.)
-
[8]
M, t. VII, p. 1205.
-
[9]
Ibid., p. 1206.
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[10]
Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1200.
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[11]
M, t. VII, p. 1207.
-
[12]
Ibid., p. 1205.
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[13]
Ibid., p. 1206, ainsi que les citations suivantes.
-
[14]
B, Politique, p. 327.
-
[15]
M, t. VII, p. 1207.
-
[16]
Voir la première strophe de « Mardoche » où Musset, entassant espièglement toutes sortes de lieux communs du romantisme, écrit à propos de son héros : [...] quand il avait fini De souper, se couchait précisément à l’heure Où (quand par le brouillard la chatte rôde et pleure) Monsieur Hugo va voir mourir Phœbus le blond.
-
[17]
Ce poème a paru pour la première fois le 12 janvier 1862.
-
[18]
Pl., t. X, p. 755.
-
[19]
B, Politique, p. 327. Baudelaire dans son étude sur Madame Bovary reprendra l’image en lui donnant une ampleur carrément cosmique, lorsqu’il fera de Balzac un « prodigieux météore qui couvrira notre pays d’un nuage de gloire, comme un orient bizarre et exceptionnel, comme une aurore polaire inondant le désert glacé de ses lumières féeriques » (Œuvres complètes, Cl. Pichois (éd.), Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. II, 1976, p. 78).
-
[20]
Là-dessus, voir mon étude « Matière et misère » in Gavroche. Études sur « Les Misérables », SEDES, 1994, p. 133-162, et notamment p. 142.
-
[21]
B, Politique, p. 327.
-
[22]
Cf. Les Misérables, IV, VII, 1 ; B, Roman II, p. 775-776. Sur le rapport entre Les Misères et Splendeurs et misères des courtisanes, voir l’étude de N. Basevic, « Les échos balzaciens dans Les Misérables », in Centenaire des « Misérables », 1862-1962. Hommage à Victor Hugo, Strasbourg, 1962.
-
[23]
Les Misérables, III, VII, 1, B, vol. cité, p. 747.
-
[24]
Ibid., IV, VI, 1, éd. citée, p. 747.
-
[25]
Ibid., IV, VII, 1, éd. citée, p. 775.
-
[26]
Lors de son avant-dernière visite Hugo rapporte : « Nous avions beaucoup causé et disputé politique. Il me reprochait “ma démagogie”. Lui était légitimiste. Il me disait : “Comment avez-vous pu renoncer avec tant de sérénité à ce titre de pair de France, le plus beau après le titre de roi de France !” » (M, t. VII, p. 1206).
-
[27]
Sur le rapport entre romantisme et réalisme, au moins dans le domaine de la peinture, voir Charles Rosen et Henri Zerner, Romantisme et réalisme. Mythes de l’art au XIXe siècle, Albin Michel, 1986, notamment p. 24 : « Le réalisme est à la fois une conséquence directe du romantisme et une réaction contre ce mouvement [...]. On pourrait aller jusqu’à considérer le réalisme comme un simple prolongement naturel du romantisme, qui avait été précisément conçu pour permettre l’assimilation de tous les extrêmes. »
-
[28]
Exposé au Salon de 1850-1851.
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[29]
Là-dessus, voir Graham Robb, Baudelaire lecteur de Balzac, Corti, 1988, p. 299-343, ainsi que mon étude « Baudelaire, Balzac et le romantisme (1846-1859) », in Balzac lu, imité, contesté (1850-1914), Littérature et nation, no 17, 1997.
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[30]
B, Politique, p. 326.