Couverture de BALZ_001

Article de revue

Portrait de Balzac en écrivain romantique

Le balzac de Davin (1834-1835)

Pages 7 à 23

Notes

  • [1]
    C’est ce que Balzac confie dans une lettre à Mme Hanska, le 4 janvier 1835 (LHB, t. I, p. 222). Mais Balzac n’a pas dû se contenter de « serinetter » ; il a dû aussi corriger et augmenter sur épreuves. Ce dont témoigne, à défaut desdites épreuves, l’existence pour l’ « Introduction » aux Études de mœurs au XIXe siècle, d’un manuscrit offrant un texte bien plus court que la version publiée. Cela nous autorise, dans la suite de cette étude, à parler parfois de « Balzac-Davin ».
  • [2]
    La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 54.
  • [3]
    OD, t. II, p. 687.
  • [4]
    Félix Davin, « Introduction » aux Études de mœurs au XIXe siècle [désormais IÉM], Pl., t. I, p. 1170-1171. Datée par Davin du 27 avril 1835, cette « Introduction » est parue en tête du t. I de l’ouvrage de Balzac, dont la publication est enregistrée le 4 juillet par la Bibliographie de la France.
  • [5]
    Dans les propos de Balzac, on aura reconnu cette célèbre formule de la « Préface » de Cromwell (Victor Hugo, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1967, t. III, p. 70).
  • [6]
    Balzac est l’ennemi déclaré de l’esthétique que Vigny défend dans la Préface de Cinq-Mars : « Réflexions sur la vérité dans l’art » [publiée en 1829] : « Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le POSITIF, pour apporter L’IDéAL jusque dans les annales, je crois qu’à plus forte raison l’on doit s’abandonner à une grande indifférence de la réalité historique pour juger les œuvres dramatiques, poèmes, romans ou tragédies, qui empruntent à l’histoire des personnages mémorables. L’ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports avec sa BEAUTé IDéALE » (A. de Vigny, Œuvres complètes, éd. F.  Baldensperger, « Pléiade », t. I, 1965, p. 25). Balzac critique l’esthétique vignyenne dans un compte rendu d’Hernani (OD, t. II, p. 684-685) et dans celui du Richelieu de Georges James (OD, t. II, p. 702).
  • [7]
    « Balzac, le saint-simonisme et la politique de l’artiste », communication au colloque de Saint-Denis, organisé par le Groupe international de recherches balzaciennes (GIRB), 1984, « Balzac et le politique », à paraître.
  • [8]
    « Portrait de Balzac en conteur “phosphorique” », Balzac. Une poétique du roman, sous la direction de Stéphane Vachon, Montréal, 1996, p. 89-108.
  • [9]
    « De l’artiste à l’écrivain, ou Comment devenir l’auteur de La Comédie humaine ? », Balzac, Œuvres complètes. Le « Moment » de « La Comédie humaine », textes réunis par Claude Duchet et Isabelle Tournier, Presses de l’université de Vincennes, coll. « L’imaginaire du texte », 1994, p. 113-135.
  • [10]
    Félix Davin rappelle que « certaines personnes auxquelles l’auteur de la Physiologie du mariage était inconnu attribuaient ce livre à un vieux médecin ou à quelque vieillard enfin veuf ! » (Félix Davin, « Introduction » aux Études philosophiques [désormais IÉPh], Pl., t. X, p. 1204-1205). Datée par Davin du 6 décembre 1834, cette « Introduction » est parue en tête du t. I de l’ouvrage qu’elle précède, dont la publication est enregistrée le 3 janvier 1835 par la Bibliographie de la France.
  • [11]
    Démarche dont on perçoit très nettement l’amorce dès sa lettre du 3 décembre 1832 à Amédée Pichot, qui le pressait de donner libre cours à son talent de conteur, et de répondre ainsi à la demande du public comme à son propre intérêt d’éditeur : « Quant à ne faire que des contes, quoique ce soit à mon avis, autre hérésie peut-être, l’expression la plus rare de la littérature, je ne veux pas être exclusivement un contier » (Corr., t. II, p. 185).
  • [12]
    Préface d’Eugénie Grandet, septembre 1833, Pl., t. III, p. 1026.
  • [13]
    IÉPh, p. 1201.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Voir le titre de l’article que A. Barchou de Penhoën (condisciple de Balzac au collège de Vendôme) consacre à Ballanche dans la Revue des Deux Mondes, en 1831 : « Essai d’une formule générale de l’histoire de l’humanité, d’après les idées de M. de Ballanche » (2e vol.).
  • [17]
    Voir la lettre à Émile Régnault où Sand lui annonce Indiana, un roman qui n’est « ni romantique, ni mosaïque, ni frénétique ». Et d’ajouter : « C’est de la vie ordinaire, c’est de la vraisemblance bourgeoise. Mais malheureusement, c’est beaucoup plus difficile que la littérature boursouflée » (27 février 1832, Correspondance, éd. G. Lubin, Garnier, t. II, 1966, p. 46). Balzac, lui aussi, a fait, et à la même époque approximativement, le même constat et il a entrepris la même rupture d’avec le romantisme frénético-« mosaïque ». Bien sûr, dans ce mot de « mosaïque » ne cherchons pas Moïse, comme était tenté de le faire G. Lubin, visiblement dérouté pour une fois, mais bien à la fois le titre d’un recueil de nouvelles de Mérimée, et une image qui revient constamment dans le camp du romantisme artiste pour dire la séduction qu’exercent les œuvres en habit d’Arlequin (voir par exemple André Imberdis, L’Habit d’Arlequin. Chronique d’hier, Paris, Chamerot, Locard et Davi, 1832).
  • [18]
    IÉPh, p. 1201.
  • [19]
    « Note de l’éditeur » (inspirée par Balzac lui-même, mais signée « L. Mame-Delaunay ») en tête de La Femme de trente ans, au t. IV de la 2e édition des Scènes de la vie privée, Paris, Mame-Delaunay, Pl., t. II, p. 1587.
  • [20]
    IÉPh, p. 1202.
  • [21]
    Ibid., p. 1203.
  • [22]
    « Sous peine d’affaissement, l’auteur ne pouvait suivre, comme un ouvrier qui taille son bloc de granit, une ligne tracée au cordeau. La régularité du travail aurait tué chez lui l’inspiration, aurait lassé la verve » (ibid., p. 1202).
  • [23]
    Ibid., p. 1207.
  • [24]
    Voir à cet égard les moqueries de George Sand dans une lettre à Jules Boucoiran, du 7 mars 1831 : « On veut du neuf et pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir peint l’amour d’un soldat pour une tigresse et celui d’un artiste pour un castrato » (Correspondance, éd. G. Lubin, Garnier, t. I, p. 825).
  • [25]
    IÉM, p. 1170.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Ibid., p. 1166.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Préface d’Eugénie Grandet, septembre 1833, CH, t. III, p. 1025.
  • [30]
    IÉM, p. 1170.
  • [31]
    À moins qu’on ne voie pure dénégation dans la crainte ironique que manifeste l’auteur de La Peau de chagrin d’être pris pour un « viveur », tel son héros, Raphaël de Valentin – de même qu’a été pris pour un physiologiste l’auteur de la Physiologie du mariage : « Il est [...] bien difficile de persuader au public qu’un auteur peut concevoir le crime sans être criminel !... Aussi, l’auteur, après avoir été jadis accusé de cynisme, ne serait pas étonné de passer maintenant pour un joueur, pour un viveur, lui, dont les nombreux travaux décèlent une vie solitaire, accusent une sobriété sans laquelle la fécondité de l’esprit n’existe point » (Préface de La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 50).
  • [32]
    Philarète Chasles, « Introduction » aux Romans et contes philosophiques, septembre 1831, CH, t. X, p. 1196.
  • [33]
    Selon Ph. Chasles, La Peau de chagrin est « un livre de fantaisie, épopée, satire, roman, conte, histoire, drame, folie aux mille couleurs » qu’il compare à l’œuvre de Rabelais, « immense arabesque, fille du caprice accouplé avec l’observation » (ibid., p. 1190).
  • [34]
    La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 103.
  • [35]
    Ibid., p. 195. Ces gens sont incapables, nous dit Raphaël, le narrateur, de comprendre la « théorie de cette large vie » qu’est la débauche.
  • [36]
    Balzac s’en prend à la « superbe littérature de Paris » qui veut « son drame tout fait », parce que ses membres sont incapables de créer un drame nouveau par un « acte viril » qui « exciterait des émeutes dans une république où, depuis longtemps, il est défendu, de par la critique des eunuques, d’inventer une forme, un genre, une action quelconque » (Préface d’Eugénie Grandet, septembre 1833, Pl., t. III, p. 1026).
  • [37]
    IÉM, p. 1171.
  • [38]
    Ibid., p. 1172.
  • [39]
    IÉPh, p. 1206.
  • [40]
    « Note » de la première édition des Scènes de la vie privée, 1830, Pl., t. I, p. 1175.
  • [41]
    IÉM, p. 1166.
  • [42]
    IÉPh, p. 1217.
  • [43]
    IÉPh, p. 1209.
  • [44]
    IÉM, p. 1171.
  • [45]
    Ibid., p. 1159.
  • [46]
    Ibid., p. 1170.
  • [47]
    Ibid., p. 1150.
  • [48]
    Ibid., p. 1172.
  • [49]
    Texte de 1847, Pl., t. VII, p. 1713.
  • [50]
    Dans une lettre de juillet 1830 à Victor Ratier, on sait que Balzac rêvait de « mener une vie de Mohican » : « [...] Oh ! que j’ai conçu le sauvage ! oh ! que j’ai admirablement compris les corsaires, les aventuriers, les vies d’opposition. » Mais renonçant à cette vie d’aventure, il se moquait de lui-même en ces termes : « Revenu ici sans argent, l’ex-corsaire est devenu marchand d’idées, et il s’est mis en devoir de pêcher ses goujons pour en vendre » (Corr., t. I, p. 461). Se faire aventurier des lettres, ce serait donc pour Balzac réussir à concilier ses deux existences, la réelle et l’imaginaire.
  • [51]
    Voir J.-L. Diaz, « “Artistes dans le cœur”, “brigands de la pensée”, “lazzaroni de l’intelligence” : le scénario auctorial des Jeune-France », Textuel, no 22, 1989, « Images de l’écrivain », p. 67-81.
  • [52]
    IÉPh, p. 1202.
  • [53]
    Dans ses œuvres, « nulle fantaisie, nulle exagération, nul mensonge ; ses portraits sont d’une scrupuleuse vérité », plaide F. Davin, tentant ainsi de repousser l’image de conteur fantaisiste qui colle à Balzac (IÉM, p. 1171).
  • [54]
    « Quel mouvement dans cette œuvre [Une double famille] ! quelle jeunesse de talent ! » (ibid., p. 1168).
  • [55]
    Davin salue « cet homme à la constante volonté duquel ceux qui le connaissent rendent un éclatant hommage, et qu’on estimera, certes, un jour autant que son talent » (IÉPh, p. 1202).
  • [56]
    « Aussi est-ce un phénomène curieux et digne d’observation que l’enfantement des Œuvres de M. de Balzac » (IÉPh, p. 1201).
  • [57]
    IÉM, p. 1152.
  • [58]
    Voir entre autres : « [...] la critique sera muette devant l’une des plus audacieuses constructions qu’un seul homme ait osé entreprendre » (ibid., p. 1172).
  • [59]
    « Là, l’auteur s’est pris corps à corps avec la difficulté, et l’a vaincue » (ibid., p. 1169).
  • [60]
    Dans Racine et Shakespeare, Stendhal fait du courage et du sens du risque une qualité romantique : « Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder. » Au contraire, le « classique prudent ne s’avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d’Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron ». Chez ce dragon de légende, la métaphore militaire est tout à fait explicite : « Il me semble qu’il faut du courage à l’écrivain presque autant qu’au guerrier » (GF, p. 72).
  • [61]
    IÉPh, p. 1209.
  • [62]
    Préface de la première édition d’Histoire des Treize, Première partie, Ferragus, 1833, Pl., t. V, p. 788.
  • [63]
    Selon Raphaël, dans La Peau de chagrin, la débauche « est une perpétuelle étreinte de toute la vie ». Le débauché se crée lui-même une seconde fois, « comme pour fronder Dieu ! », Pl., t. X, p. 197.
  • [64]
    IÉM, p. 1168.
  • [65]
    Ibid., p. 1171.
  • [66]
    Ibid., p. 1165.
  • [67]
    Ibid., p. 1158.
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    Ibid., p. 1154.
  • [70]
    Dans l’ « Introduction » aux Études philosophiques, voir l’ample citation de Philarète Chasles à la p. 1211, qui vient conforter un long développement de Davin visant à donner la « pensée intime » des Études philosophiques.
  • [71]
    IÉPh, p. 1215.
  • [72]
    Ibid., p. 1209.
English version

1La question à laquelle je vais essayer de répondre est la suivante : dans quelle mesure Balzac se comporte-t-il en romantique dans sa manière de construire son identité d’écrivain, ou bien, si l’on préfère employer un langage plus abrupt mais plus précis qui m’est familier, dans sa manière de définir son scénario auctorial. Dans le peu de temps qui m’est imparti, je ne prétends pas traiter cette vaste question en général, ni de manière exhaustive, mais en me contentant de braquer le projecteur sur une date et sur un corpus précis : celui constitué par les deux « Introductions » que rédige Félix Davin, en 1834-1835 – abondamment « serinetté » [1] par Balzac, on le sait – pour les Études philosophiques, et pour les Études de mœurs au XIXe siècle. Dans ces deux textes où, grâce à la distance que lui procure son truchement préfaciel, Balzac peut se mettre en scène de manière plus confortable que s’il tenait lui-même la plume, on a l’impression qu’il essaie de fixer d’une façon à la fois dirigiste et « statufiante » son image d’écrivain telle que désormais il voudrait qu’on la reçût pour servir de caution aux deux monuments dont il se déclare l’architecte. Façon pour lui de se saisir dans le miroir, et de tendre aussitôt ce cliché à ses contemporains pour servir d’image rectrice à leur lecture. Lire d’un peu près ces deux introductions va donc nous permettre de savoir où en est le rapport de Balzac avec le romantisme à un moment précis de sa traversée : non certes au niveau de ses thèmes ou de sa poétique, mais à celui de ses imaginaires auctoriaux – composante déterminante, on le sait, en ces temps de « sacre de l’écrivain », de ce « roman » collectif qu’a été aussi le romantisme.

2Nous aurons sans doute l’occasion de le dire les uns après les autres tout au long de ce colloque, les rapports de Balzac avec le romantisme ne sont pas simples. Ils ont été longtemps de suspicion et de déni. Le préfacier de La Peau de chagrin qui, par-delà les poncifs du romantisme ambiant, veut retourner à la « littérature franche de nos ancêtres », et se moque des « auteurs contemporains dont les préfaces étaient de petits pèlerinages de petits Childe-Harold » [2], en porte témoignage parmi bien d’autres ; mais aussi le critique qui, dans la recension d’Hernani que publie Le Feuilleton des journaux politiques en mars-avril 1830, fait le procès en règle de la poétique vague et convenue, « contraire au bon sens », sur laquelle se fonde le drame hugolien, qui manifeste, dit-il, une « rare accumulation d’invraisemblances et un profond dédain pour la raison qui l[e] font ressembler à un drame enfantin de Calderón ou de Lope de Vega » [3].

3À la fin de l’ « Introduction » aux Études de mœurs au XIXe siècle, on retrouve de semblables résistances, explicitées dans une page qui mérite notre attention. À mots pas trop couverts, Balzac, grâce à son « porte-pensée », s’y démarque en bloc de Hugo, accusé d’être un faux réformateur, et des clichés de la littérature frénético-excentrique (dont il n’a pas été lui-même exempt dans la période antérieure) :

« [...] il fallait être neuf. M. de Balzac a su l’être en ramassant tout ce que dédaignait la littérature au moment où elle faisait plus de théories que de livres. Il ne s’est jamais proclamé réformateur. Au lieu de crier sur les toits : “Ramenons l’art à la nature !” il accomplissait laborieusement dans la solitude sa part de révolution littéraire, tandis que la plupart de nos écrivains se perdaient en des efforts infructueux, sans suite ni portée. Chez beaucoup, en effet, une nature de convention succédait au faux convenu des classiques. Ainsi, en haine des formules, des généralités, de la froide stéréotypie de l’ancienne école, ils ne s’attachaient qu’à certains détails d’individualité, à des spécialités de forme, à des originalités d’épiderme ; en un mot, c’était une exagération substituée à une autre, et toujours du système. Ou bien, pour arriver au nouveau, d’autres faisaient des passions à leur usage, ils les arrangeaient et les développaient selon les caprices de leur poétique ; s’ils évitaient le connu, ils rencontraient l’impossible. Ceux-ci partaient d’un principe vrai ; puis l’imagination les emportait sur ses ailes, et les livrait à des illusions d’optique, à des verres grossissants, à des rayonnements prismatiques. Ils empâtaient un trait d’abord pur, anéantissaient les demi-teintes, jetaient çà et là les crudités, puis l’énergie, la passion, la poésie à pleines mains et produisaient une dramatique et grandiose caricature. Ceux-là abandonnaient les individualités, combinaient des symboles, effaçaient les contours, et se perdaient dans les nuées de l’insaisissable, ou dans les puériles merveilles du pointillé. Complètement étranger à tout ce qui était coterie, convention, système, M. de Balzac introduisait dans l’art la vérité la plus naïve, la plus absolue [...]. » [4]

4Un tel texte mériterait un commentaire fort attentif, et fort utile à la question du jour, mais dont la conclusion ne saurait être que celle-ci : que Balzac, en 1834-1835, continue de résister aux ravages dont sont responsables, selon lui, certains théoriciens de la « nouvelle école », accusés de céder à une esthétique idéalisante : Hugo qui fait du drame un « miroir de concentration » [5], et exagère les effets dramatisés du contraste, ou Vigny, que Balzac prend aussi pour cible, et qui, à la vérité vraie et à ses infinis détails, préfère le « beau idéal » [6].

5La question pourrait donc être la suivante : si en garde qu’on le voie ici contre les effets de coterie, les conventions, la stéréotypie qui déjà menacent la « nouvelle école », Balzac est-il aussi vigilant en ce qui concerne non plus les lois de sa poétique, mais sa propre scénographie auctoriale ? Serait-il tenté de dénoncer la propension qu’ont les écrivains romantiques à se mettre en scène avantageusement ? Et lui-même fait-il acte de contrition à cet égard ou, tout au contraire, profite-t-il de ces préfaces par délégation que Félix Davin lui écrit pour se composer une stature romantique, et poser au héros de roman ?

6Pour répondre à ces questions, c’est le moment de se demander d’abord où en est, en 1834, le rapport de Balzac à ses imaginaires d’écrivain. Dans d’autres études, complémentaires de celle-ci, j’ai envisagé la façon dont Balzac a réglé ces questions de protocole auctorial à divers autres moments de son parcours : au moment où il écrit la série d’articles intitulée « Des artistes », au printemps 1830 [7] ; au moment où, après la publication de La Peau de chagrin, il se fait portraiturer en conteur excentrique ou « phosphorique », par Philarète Chasles, Jules Janin ou Émile Deschamps [8] ; au moment où il rédige l’ « Avant-propos » de la « grrrrrande » Comédie humaine, en 1842 [9]. Comprendre la stratégie médiatique de Balzac en 1834-1835, et donc aussi les services qu’il escompte des « Introductions » de Davin, cela ne se peut que si on reprend brièvement le fil de cette histoire.

7À l’évidence les deux introductions de Davin participent pour une large part, non seulement d’une sorte d’apologie « médiatique » en faveur d’un écrivain constamment accablé par la critique, mais aussi d’une tentative de correction que Balzac éprouve le besoin de faire subir aux images de lui-même qu’il a fait répandre auparavant. De même que la Préface de La Peau de chagrin essayait de faire justice des images défavorables – de physiologiste sec ou de médecin libidineux [10] – qui s’étaient mises à entourer l’auteur peu anonyme de la Physiologie du mariage, les introductions de Davin ont cette fois pour mission de corriger cette identité de « conteur » excentrique qu’avait contribué à lui donner l’ « Introduction » que Philarète Chasles avait rédigée, en septembre 1831, pour les Romans et contes philosophiques. Stratégie qui n’est pas nouvelle en cette fin de 1834, puisque c’est en fait depuis la fin de 1832 que Balzac manifeste une vive impatience à l’idée de n’être pris que pour un « contier » [11]. La rédaction rapprochée de la Notice biographique sur Louis Lambert, du Médecin de campagne, puis d’Eugénie Grandet, manifeste en effet de telles mutations – différentes mais convergentes – par rapport à l’esthétique de La Peau de chagrin, que Balzac éprouve alors le besoin de se démarquer de ses images de conteur excentrique. Cela, au moment même où le reflux de la mode fantastique hoffmannienne l’invite, tout comme l’auteur d’Indiana, à chercher ailleurs sa voie : dans le roman de mœurs contemporaines non « fantastiqué ». Le voici donc se composant une nouvelle attitude dans la préface d’Eugénie Grandet : celle d’un patient observateur des insipides mœurs de la province qui, délaissant les contes, ces « créations les plus vivaces de l’art », s’est risqué à « descendre aux mesquines proportions de l’histoire, l’histoire vulgaire, le récit pur et simple de ce qui se voit tous les jours en province » [12].

8Dans ses introductions, Félix Davin continue cette stratégie. Lui aussi tente de contester ces images incommodes de conteur qui désormais engoncent Balzac. Et pour essayer d’effacer l’ardoise, il s’en prend nommément à celui qui a lancé cette campagne publicitaire désormais gênante parce que trop bien réussie, Philarète Chasles :

« Le critique ingénieux qui nous a devancé dans l’appréciation de cet ouvrage [...] en a cru lui-même sur parole l’humble étiquette que M. de Balzac avait, sur le vœu d’un libraire, primitivement attachée à ses œuvres, et s’était borné à examiner en lui le talent du conteur, sous toutes ses faces et avec toutes ses qualités sans doute, mais en le réduisant nécessairement à d’étroites proportions. » [13]

9Conteur peut-être, mais aussi philosophe, tel est désormais le message : l’œuvre de Balzac offre le rare exemple de « l’élaboration progressive d’une idée qui, d’abord indécise en apparence et formulée par de simples contes, a pris tout à coup une extension qui la place enfin au cœur de la plus haute philosophie » [14]. Et pour mieux ancrer encore cette accession du frivole conteur à une sorte de respectabilité épistémique, Davin insiste longuement sur l’armature philosophique de l’œuvre de Balzac : « [...] le germe d’une haute synthèse était depuis longtemps en lui-même » [15], nous dit-il. Et il va jusqu’à attribuer à Balzac la découverte d’une « formule générale » : ce qui revient à lui donner la dignité d’un philosophe tel que Ballanche [16].

10Jusqu’ici, rien de bien inattendu, dira-t-on ; et rien qui nous fasse sortir du romantisme, malgré quelques apparences. On pourrait dire qu’il ne s’agit pour Balzac que d’essayer de changer de romantisme ; d’abandonner le romantisme excentrique, ironique, dandy, artiste et « mosaïque » (comme dit joliment G. Sand dans une de ses lettres) [17], le romantisme-Revue de Paris qui était celui des Contes philosophiques et de La Peau de chagrin, pour accéder lui aussi à ce statut idéal de « penseur » dont s’emparent avec succès, à la même époque, les futurs « mages » romantiques, Hugo, Vigny et Lamartine. Entreprise plus difficile pour un ci-devant « contier » : d’où le recours aux exposés de Davin pour essayer de se hausser à la dignité philosophique.

11Les introductions de Davin ont aussi une autre fonction : non plus revêtir Balzac de la toge du philosophe, mais donner à ses récits fragmentaires, tailladés par les conditions de production de la littérature industrielle, la dignité esthétique d’une œuvre, et à leur auteur le statut de grand architecte d’un monument en gestation, dont seuls pour l’heure les esprits avertis peuvent deviner le plan ambitieux. En filant la métaphore architecturale, tout comme en excusant Balzac du fait qu’en raison de la « dévorante précipitation de notre siècle » il n’ait pu conquérir d’emblée une de « ces belles unités que les artistes d’autrefois mettaient toute une vie à concevoir » [18], Davin renonce, au nom de Balzac, à ces « pensées plus artistes » qui conduisaient encore, en mai 1832, l’auteur de la future Femme de trente ans à ne pas vouloir « coordonn[er] avec régularité » les diverses parties de son ouvrage [19]. Désormais, c’est l’unité de l’œuvre qui est revendiquée, malgré les « lacunes de sa construction couverte de fresques » [20].

12Soit donc, sur le plan esthétique, une sorte de retour au classicisme, qu’on est tenté de lire aussi dans ce vœu d’achèvement d’une œuvre qui pourrait un jour conquérir sa tranquille autonomie, gommant ainsi les aléas de sa production et devenant, dans les siècles des siècles, indépendante de son auteur. Rêve de survie sur le mode « classique » que, sur un registre plus solennel, reprendra l’ « Avant-propos » de La Comédie humaine. Car ce qui oppose classicisme et romantisme, c’est bien d’abord, on le sait, cette question de l’auteur : une œuvre classique se doit d’être indépendante de son scripteur comme de ses conditions de production, tandis que l’œuvre romantique désigne elle-même la particularité historico-biographique de son créateur et fait de lui le héros indispensable du processus mythologico-romanesque qu’elle se doit de construire.

13En fait, le Balzac de Davin ne va pas très loin dans la voie classique, avouons-le. La passion hante ses rêves de constructeur. S’il est architecte, c’est une « cathédrale » qu’il édifie, et tel Michel-Ange sur ses échafaudages, on perçoit l’ombre portée de l’ouvrier sur sa tremblante fresque. Ce surhomme sur ses planches a ses humeurs et ses malheurs. Davin jette un jour nouveau sur sa studieuse jeunesse, « moment le plus poétique » [21] de sa vie. La tentation classique se trouve ainsi romantisée d’emblée : d’autant qu’on ne nous cache pas que ce fantasque « artiste » ne peut s’astreindre à la régularité d’un « ouvrier » [22].

14Une autre façon qu’a Balzac-Davin de tourner le dos au romantisme, en tout cas à ce romantisme idéaliste, imitateur et conventionnel qu’il dénonce, consiste pour lui, on l’a aperçu, à se donner pour le champion du vrai. C’est l’attitude qui était celle de Balzac dans la préface d’Eugénie Grandet ; c’est celle que reprend Davin dans le passage de son « Introduction » aux Études de mœurs au XIXe siècle que nous avons cité en commençant. Comme pour démontrer l’importance nouvelle de ce mot d’ordre du « vrai dans l’art », l’introduction aux Études philosophiques enfonçait d’avance le clou :

« [...] un des traits distinctifs de M. de Balzac est d’avoir, le premier, ramené le roman moderne à la vérité, à la peinture des infortunes réelles, tandis que de toutes parts on n’exploitait que des bizarreries et des exceptions, émouvantes sans doute à la manière des topiques, mais qui ne touchaient point et laissaient peu de souvenirs dans l’âme. En un mot, lorsqu’on ne s’occupait que des images, lui s’est occupé des idées. » [23]

15Où se met en place cette dichotomie esthétique centrale (idées/images) que Balzac ne va cesser de travailler, jusqu’à en venir, dans son article sur La Chartreuse de Parme, à se donner pour un éclectique en la matière. Pour l’heure, comme il s’agit d’effacer en lui les remugles gênants du romantisme « artiste », c’est du côté de l’idée qu’il penche. Et quant à son insistance sur la vérité moyenne, sur les infortunes réelles, au détriment des bizarreries et des exceptions, c’est là pour lui une manière de se démarquer de Hugo et de son goût pour les monstruosités grotesques – mais aussi de ses excentricités propres, celles que ses contemporains choqués ont dénoncées dans Sarrasine ou dans Une passion dans le désert [24]. À l’évidence, c’est bien le Balzac qu’on appellera un jour « réaliste » qui se met ici en ordre de marche, et qui rompt avec le « fantastiqueur » des années Peau de chagrin. Et c’est bien en prenant le contre-pied du romantisme, de sa propension aux singularités, de son goût pour les images luxuriantes et les contrastes, qu’il se définit une nouvelle identité.

16S’agit-il pour autant d’une rupture absolue avec le romantisme ? C’est la question que désormais il me reste à affronter. L’impression qu’on a, c’est que, d’une part, Balzac, tout en rompant avec les déviations idéalisantes de certain romantisme, se flatte en fait d’être le véritable novateur, le vrai éclaireur de la « nouvelle école » ; c’est, d’autre part, que cette conquête du vrai dans l’art est loin de se faire pour l’instant, comme ce sera le cas chez Flaubert puis chez Zola, au détriment de la personnalité de l’artiste et de sa mythologie personnelle : chez Balzac, tout au contraire, la conquête de la vérité est une aventure haletante, qui fait de lui un héros romantique sui generis.

17Remarquons plutôt la façon dont Félix Davin le congratule, lui donnant stature de novateur : Balzac est selon lui ce pionnier qui, le premier, a « ramené le roman moderne à la vérité ». Faisant cela, il a produit du « neuf », s’est conduit en inventeur, qualité romantique entre toutes, « aujourd’hui surtout que l’individualité disparaît, dans les lettres comme dans les mœurs » [25]. Enfin, ce pionnier est aussi un conquérant, comme le dit par ailleurs Davin : « Sa conquête à lui est le vrai dans l’art. » [26] Pionnier, conquérant, inventeur : Balzac continue bien de se décliner dans le paradigme héroïque. Et c’est lui, et non l’auteur de la « Préface » de Cromwell, qui a fait la véritable révolution, celle qui affecte ce genre véritablement moderne qu’est devenu le roman : « Eugénie Grandet a imprimé le cachet à la révolution que M. de Balzac a portée dans le roman. Là s’est accomplie la conquête de la vérité absolue dans l’art [...]. » [27] Mais ce « roman tel qu’il doit être », bien différent de celui des « romanciers ordinaires », n’est pas un roman sec ni purement objectif : le drame est là palpitant derrière la moindre description : « [...] M. de Balzac n’a encore décrit que l’intérieur d’une cuisine, d’une arrière-boutique, d’une chambre à coucher, que sais-je ? et déjà l’intérêt arrive, le drame palpite, l’action est entamée [...]. » [28] Dire le vrai, ce n’est donc pas enregistrer le réel avec la tranquille minutie d’un huissier ou d’un copiste ; cela ne se peut qu’à force de passion pour la vérité : celle-là même qui animait déjà l’auteur d’Eugénie Grandet, choisissant la province pour territoire sans « relief, ni saillie », mais se proposant pourtant de « sonder [cette] nature creuse en apparence » [29]. Par là, ce qu’on finira pourtant par appeler – non sans bien de dangereux parasites notionnels – le « réalisme balzacien » marque ses attaches natives avec certaine passion dénudée et quasi excessive pour la vérité, qui se rattache à la logique romantique de l’effraction. Le prétendu « réaliste » balzacien est lui aussi de ceux qui veulent aller tragiquement derrière le voile d’Isis : il est de la famille de Lorenzaccio.

18En accord avec cette structure fondamentale, c’est bien dans les repères de ce qu’il convient d’appeler le « romantisme de l’énergie » que Félix Davin va situer pour l’essentiel le nouveau Balzac. Certes, on l’a vu, le Balzac désireux de respectabilité est tenté aussi de se donner pour un « penseur », rejoignant ainsi à sa manière le romantisme que j’appelle « paternel », celui des grands mages romantiques « à charge d’âme ». On pourrait dire que, par ailleurs, il n’a pas renoncé à poser au martyr, se lovant ainsi dans les repères imaginaires du romantisme « mélancolique » : non pas certes en « poète mourant », à la Lamartine, mais en paria : « [...] il marche seul, à l’écart, comme un paria, que la tyrannie de son talent a fait mettre au ban de la littérature » [30], note Félix Davin. Mais dans cet amalgame de romantismes divers dont nos deux « Introductions » chatouillent agréablement le visage de leur héros, c’est bien le romantisme de l’énergie qui l’emporte. Du paradigme du caprice, de la fantaisie, de l’arabesque, de la discontinuité, de l’irresponsabilité, du jeu, il s’agit de faire passer Balzac au paradigme de la force, du courage, de la conquête, de l’invention, pour tout dire de l’énergie – et donc aussi de la dépense.

19Là encore, la stratégie n’est pas nouvelle : déjà l’auteur de La Peau de chagrin avait mis en roman le tragique de la dissipation de l’énergie, et sans se donner à lui-même la stature de ce toréador des lettres façon Michel Leiris qu’aurait pu être alors le « viveur » [31], s’était laissé représenter par Philarète Chasles sous les traits d’un écrivain qui a « vaincu la formaliste apathie de son temps, et qui, dans La Peau de chagrin, a donné preuve de cette énergie, de cette fécondité, de cette verve hardie et poignante que l’on réclame aujourd’hui, comme un palais blasé veut de l’orpiment et de l’alcool » [32]. Mais alors que Chasles compliquait ce portrait en lui ajoutant des traits de fantaisie et d’arabesque [33], il semble que Davin a reçu commande de se situer dans un entre-deux entre le sérieux responsable du penseur et l’énergie du conquérant. Mais c’est bien pourtant l’énergie qui l’emporte.

20De Balzac, il s’agit de faire l’antithèse du « bourgeois » honni, que représentent à la Chambre ces « trois cents bourgeois, assis sur des banquettes » [34] ou encore ces « hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers » [35] ... Équivalents littéraires de ces gagne-petit de la vie : ces critiques « eunuques » que dénonce la préface d’Eugénie Grandet [36], cette foule d’ « embryons littéraires » [37] ou encore ces aristarques myopes dont se moque Davin : gens « dont la mesure est trop petite » pour comprendre « les beautés de l’ensemble » lorsqu’ils sont confrontés à une œuvre en état de gestation épique comme celle de Balzac [38].

21Principale qualité esthétique reconnue à ce héros de l’énergie : la « puissance de création » [39], le don d’invention, « marque distinctive du talent » [40], un « train d’imagination pétulante » [41]. Son « inépuisable verve », sa vitalité sont mises aussi en valeur : à l’évidence, il s’agit, nous dit Davin, « du génie le plus chaud, le plus vivace, le plus fécond de notre époque » [42]. Qualités qui se déclinent volontiers dans le registre calorique, tant au plan personnel qu’au plan intellectuel et au plan esthétique : Balzac jouit ainsi d’une « fécondante chaleur de cœur » [43] ; il a « décomposé fibre à fibre » la pensée puis l’a reconstruite par un « chaud galvanisme » [44] ; et, chez lui, « le drame, comme la resplendissante lueur du soleil, domine tout » [45]. Mais pour l’auteur mythologique de l’Essai sur les forces humaines, c’est bien proprement le langage physicien de l’énergétique qui convient pour dire son héroïque grandeur : et Davin de saluer les « forces exorbitantes qui font de lui le plus rude athlète de notre littérature » [46]. Balzac a beau avoir entrepris une « œuvre immense », il « oppose une puissance, une énergie égales à la longueur et à la difficulté de son entreprise » [47]. Pour reprendre une formule célèbre, lui aussi est une « force qui va » : « Qu’il marche donc, qu’il achève son œuvre [...] ! qu’il marche, il sait bien où il va » [48], dit de lui Félix Davin. Ce que plus tard le rédacteur publicitaire de l’ « Avant-propos  » du Provincial à Paris (sans doute Balzac en personne...) complétera sous cette forme : « C’est sa nature, d’ailleurs, d’être hardi, aventureux, d’aller en avant toujours, cherchant sans trêve des chemins ignorés. » [49] Ce qui revient à enrégimenter Balzac dans le mythe romantique de l’aventurier [50], à faire quasiment de lui un autre de ces « brigands de la pensée » que, Benvenuto Cellini et Salvator Rosa aidant, se sont rêvés les Jeune-France [51].

22Cette énergie peut bien connaître des sautes, être une sorte de « furie française » [52], elle n’est plus soumise au principe infantile et ludique de la pure fantaisie [53]. Chez Balzac, le fait qu’il y ait « jeunesse de talent » [54] n’entrave pas l’action de ce principe adulte et viril qui garantit la continuité de ses entreprises : la volonté [55]. Ainsi cette énergie libre est aussi une énergie liée : Balzac fait preuve d’une force volontaire, qui se décline aisément dans le registre masculin, voire phallique : car, si l’idée de « fertilité » et la métaphore de l’enfantement sont aussi présentes [56], la force dont il s’agit est bien cette force virile qui, à coup sûr, mènera un jour l’auteur à s’implanter comme un « cèdre ou comme un palmier » au milieu d’ « une littérature de sables mouvants » [57]. Virilité qu’on retrouve dans le paradigme militaire du courage, de l’audace [58], de la conquête, de la lutte « corps à corps » [59], qui caractérise ce Titan, aussi viril dans ses entreprises que le Samson hugolien ou que l’artiste moderne tel que le définissait Stendhal [60] : autres avatars du romantisme de l’énergie.

23Mais ce que l’énergie balzacienne a de plus caractéristique, c’est qu’elle est une énergie effractive, irrespectueuse des digues, franchissant les limites. Le Balzac de Davin a « des facultés exorbitantes, des idées qui débordent » [61]. S’il ne fait pas sienne l’audacieuse question que posait le préfacier de l’Histoire des Treize en 1833 (« Faire croire à la vie de René, de Clarisse Harlowe, n’est-ce pas usurper sur Dieu ? » [62]), s’il ne veut pas explicitement « fronder Dieu » comme le débauché de La Peau de chagrin [63], c’est bien dans ce registre de révolte prométhéenne qu’il se situe lui aussi. Rivalisant mieux encore avec la Création depuis que, grâce au retour des personnages, « cette société fictive » qu’il a créée « sera comme un monde complet » [64], Balzac est de ces passionnés impies qui usent du scalpel pour analyser fibre à fibre l’œuvre de Dieu : « Observateur sagace et profond, il épiait incessamment la nature [...] », nous dit Félix Davin [65]. Ainsi a-t-il « plong[é] son scalpel dans le sentiment de la maternité » [66], « sondé tous les chastes et divins mystères de ces cœurs si souvent incompris » que sont les femmes [67], pénétré « intimement dans les mystères de l’amour » [68], « fouill[é] sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes » [69] qu’offre la vie de famille.

24Comme chez lui la vérité est une passion fouineuse, qu’on ne s’étonne pas qu’elle soit risquée, voire même mortelle. C’est ce que Davin nous dit en reprenant l’antienne de la « pensée qui tue », et en en faisant – après Philarète Chasles qu’il cite et avec lequel il concorde sur ce point [70] – le centre névralgique de l’œuvre, mais aussi en nous laissant entendre que son auteur est la première victime en puissance de ce tragique-là. Bien sûr, la mort programmée de ce héros de l’énergie n’est pas ici mise sur le devant de la scène, puisqu’il s’agit pour Davin, tout au contraire, de parier que Balzac aura la force de mener à bien son entreprise, et de répondre sur ce point aux médisances. Mais c’est bien là malgré tout l’univers tragique dans lequel il inscrit toute l’épopée de son héros, la grande Fable qui nimbe en arrière-plan la traversée mondaine de cet Hercule des temps nouveaux. De quoi inscrire Balzac dans une lignée romantique qui a d’autres lettres de noblesse que le romantisme hugolien, celle de Goethe et de Byron. En effet, nous dit Davin, la « pensée tuant le penseur », c’est là un « fait cruellement vrai que M. de Balzac a suivi pas à pas dans le cerveau, et dont Manfred est la poésie, comme Faust en est le drame » [71].

25On le voit assez à ces quelques analyses qui gagneraient à être systématisées, le rapport de Balzac au romantisme apparaît ici pour le moins paradoxal. Ses critiques contre les conventions où s’empêtre déjà la « nouvelle école », contre le carton-pâte du drame hugolien, contre les propos matamoresques des faux novateurs, ne l’empêchent pas de poser lui-même au vrai révolutionnaire. Sans le dire aussi clairement, c’est bien au nom d’un romantisme plus vrai, plus absolu, plus tragique qu’il procède : celui qu’un jour pas si lointain de 1846 un Baudelaire saura enfin reconnaître, en éclaireur. Un romantisme moderne, tel que pouvant convenir à ce nouveau Shakespeare qui, aussi passionnément que l’autre, élève audacieusement son propre speculum mundi [72]. Car si Balzac s’est choisi parfois des identités moins héroïques, volontairement plus ternes, celle de faiseur de mosaïque, celle de copiste, celle de secrétaire de son époque, c’est bien ce prodige que tente de réaliser Davin : faire que l’ambition « réaliste » de ce Prométhée moderne s’inscrive dans le « roman du romantisme ».


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/balz.001.0007

Notes

  • [1]
    C’est ce que Balzac confie dans une lettre à Mme Hanska, le 4 janvier 1835 (LHB, t. I, p. 222). Mais Balzac n’a pas dû se contenter de « serinetter » ; il a dû aussi corriger et augmenter sur épreuves. Ce dont témoigne, à défaut desdites épreuves, l’existence pour l’ « Introduction » aux Études de mœurs au XIXe siècle, d’un manuscrit offrant un texte bien plus court que la version publiée. Cela nous autorise, dans la suite de cette étude, à parler parfois de « Balzac-Davin ».
  • [2]
    La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 54.
  • [3]
    OD, t. II, p. 687.
  • [4]
    Félix Davin, « Introduction » aux Études de mœurs au XIXe siècle [désormais IÉM], Pl., t. I, p. 1170-1171. Datée par Davin du 27 avril 1835, cette « Introduction » est parue en tête du t. I de l’ouvrage de Balzac, dont la publication est enregistrée le 4 juillet par la Bibliographie de la France.
  • [5]
    Dans les propos de Balzac, on aura reconnu cette célèbre formule de la « Préface » de Cromwell (Victor Hugo, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1967, t. III, p. 70).
  • [6]
    Balzac est l’ennemi déclaré de l’esthétique que Vigny défend dans la Préface de Cinq-Mars : « Réflexions sur la vérité dans l’art » [publiée en 1829] : « Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le POSITIF, pour apporter L’IDéAL jusque dans les annales, je crois qu’à plus forte raison l’on doit s’abandonner à une grande indifférence de la réalité historique pour juger les œuvres dramatiques, poèmes, romans ou tragédies, qui empruntent à l’histoire des personnages mémorables. L’ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports avec sa BEAUTé IDéALE » (A. de Vigny, Œuvres complètes, éd. F.  Baldensperger, « Pléiade », t. I, 1965, p. 25). Balzac critique l’esthétique vignyenne dans un compte rendu d’Hernani (OD, t. II, p. 684-685) et dans celui du Richelieu de Georges James (OD, t. II, p. 702).
  • [7]
    « Balzac, le saint-simonisme et la politique de l’artiste », communication au colloque de Saint-Denis, organisé par le Groupe international de recherches balzaciennes (GIRB), 1984, « Balzac et le politique », à paraître.
  • [8]
    « Portrait de Balzac en conteur “phosphorique” », Balzac. Une poétique du roman, sous la direction de Stéphane Vachon, Montréal, 1996, p. 89-108.
  • [9]
    « De l’artiste à l’écrivain, ou Comment devenir l’auteur de La Comédie humaine ? », Balzac, Œuvres complètes. Le « Moment » de « La Comédie humaine », textes réunis par Claude Duchet et Isabelle Tournier, Presses de l’université de Vincennes, coll. « L’imaginaire du texte », 1994, p. 113-135.
  • [10]
    Félix Davin rappelle que « certaines personnes auxquelles l’auteur de la Physiologie du mariage était inconnu attribuaient ce livre à un vieux médecin ou à quelque vieillard enfin veuf ! » (Félix Davin, « Introduction » aux Études philosophiques [désormais IÉPh], Pl., t. X, p. 1204-1205). Datée par Davin du 6 décembre 1834, cette « Introduction » est parue en tête du t. I de l’ouvrage qu’elle précède, dont la publication est enregistrée le 3 janvier 1835 par la Bibliographie de la France.
  • [11]
    Démarche dont on perçoit très nettement l’amorce dès sa lettre du 3 décembre 1832 à Amédée Pichot, qui le pressait de donner libre cours à son talent de conteur, et de répondre ainsi à la demande du public comme à son propre intérêt d’éditeur : « Quant à ne faire que des contes, quoique ce soit à mon avis, autre hérésie peut-être, l’expression la plus rare de la littérature, je ne veux pas être exclusivement un contier » (Corr., t. II, p. 185).
  • [12]
    Préface d’Eugénie Grandet, septembre 1833, Pl., t. III, p. 1026.
  • [13]
    IÉPh, p. 1201.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Voir le titre de l’article que A. Barchou de Penhoën (condisciple de Balzac au collège de Vendôme) consacre à Ballanche dans la Revue des Deux Mondes, en 1831 : « Essai d’une formule générale de l’histoire de l’humanité, d’après les idées de M. de Ballanche » (2e vol.).
  • [17]
    Voir la lettre à Émile Régnault où Sand lui annonce Indiana, un roman qui n’est « ni romantique, ni mosaïque, ni frénétique ». Et d’ajouter : « C’est de la vie ordinaire, c’est de la vraisemblance bourgeoise. Mais malheureusement, c’est beaucoup plus difficile que la littérature boursouflée » (27 février 1832, Correspondance, éd. G. Lubin, Garnier, t. II, 1966, p. 46). Balzac, lui aussi, a fait, et à la même époque approximativement, le même constat et il a entrepris la même rupture d’avec le romantisme frénético-« mosaïque ». Bien sûr, dans ce mot de « mosaïque » ne cherchons pas Moïse, comme était tenté de le faire G. Lubin, visiblement dérouté pour une fois, mais bien à la fois le titre d’un recueil de nouvelles de Mérimée, et une image qui revient constamment dans le camp du romantisme artiste pour dire la séduction qu’exercent les œuvres en habit d’Arlequin (voir par exemple André Imberdis, L’Habit d’Arlequin. Chronique d’hier, Paris, Chamerot, Locard et Davi, 1832).
  • [18]
    IÉPh, p. 1201.
  • [19]
    « Note de l’éditeur » (inspirée par Balzac lui-même, mais signée « L. Mame-Delaunay ») en tête de La Femme de trente ans, au t. IV de la 2e édition des Scènes de la vie privée, Paris, Mame-Delaunay, Pl., t. II, p. 1587.
  • [20]
    IÉPh, p. 1202.
  • [21]
    Ibid., p. 1203.
  • [22]
    « Sous peine d’affaissement, l’auteur ne pouvait suivre, comme un ouvrier qui taille son bloc de granit, une ligne tracée au cordeau. La régularité du travail aurait tué chez lui l’inspiration, aurait lassé la verve » (ibid., p. 1202).
  • [23]
    Ibid., p. 1207.
  • [24]
    Voir à cet égard les moqueries de George Sand dans une lettre à Jules Boucoiran, du 7 mars 1831 : « On veut du neuf et pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir peint l’amour d’un soldat pour une tigresse et celui d’un artiste pour un castrato » (Correspondance, éd. G. Lubin, Garnier, t. I, p. 825).
  • [25]
    IÉM, p. 1170.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Ibid., p. 1166.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Préface d’Eugénie Grandet, septembre 1833, CH, t. III, p. 1025.
  • [30]
    IÉM, p. 1170.
  • [31]
    À moins qu’on ne voie pure dénégation dans la crainte ironique que manifeste l’auteur de La Peau de chagrin d’être pris pour un « viveur », tel son héros, Raphaël de Valentin – de même qu’a été pris pour un physiologiste l’auteur de la Physiologie du mariage : « Il est [...] bien difficile de persuader au public qu’un auteur peut concevoir le crime sans être criminel !... Aussi, l’auteur, après avoir été jadis accusé de cynisme, ne serait pas étonné de passer maintenant pour un joueur, pour un viveur, lui, dont les nombreux travaux décèlent une vie solitaire, accusent une sobriété sans laquelle la fécondité de l’esprit n’existe point » (Préface de La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 50).
  • [32]
    Philarète Chasles, « Introduction » aux Romans et contes philosophiques, septembre 1831, CH, t. X, p. 1196.
  • [33]
    Selon Ph. Chasles, La Peau de chagrin est « un livre de fantaisie, épopée, satire, roman, conte, histoire, drame, folie aux mille couleurs » qu’il compare à l’œuvre de Rabelais, « immense arabesque, fille du caprice accouplé avec l’observation » (ibid., p. 1190).
  • [34]
    La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 103.
  • [35]
    Ibid., p. 195. Ces gens sont incapables, nous dit Raphaël, le narrateur, de comprendre la « théorie de cette large vie » qu’est la débauche.
  • [36]
    Balzac s’en prend à la « superbe littérature de Paris » qui veut « son drame tout fait », parce que ses membres sont incapables de créer un drame nouveau par un « acte viril » qui « exciterait des émeutes dans une république où, depuis longtemps, il est défendu, de par la critique des eunuques, d’inventer une forme, un genre, une action quelconque » (Préface d’Eugénie Grandet, septembre 1833, Pl., t. III, p. 1026).
  • [37]
    IÉM, p. 1171.
  • [38]
    Ibid., p. 1172.
  • [39]
    IÉPh, p. 1206.
  • [40]
    « Note » de la première édition des Scènes de la vie privée, 1830, Pl., t. I, p. 1175.
  • [41]
    IÉM, p. 1166.
  • [42]
    IÉPh, p. 1217.
  • [43]
    IÉPh, p. 1209.
  • [44]
    IÉM, p. 1171.
  • [45]
    Ibid., p. 1159.
  • [46]
    Ibid., p. 1170.
  • [47]
    Ibid., p. 1150.
  • [48]
    Ibid., p. 1172.
  • [49]
    Texte de 1847, Pl., t. VII, p. 1713.
  • [50]
    Dans une lettre de juillet 1830 à Victor Ratier, on sait que Balzac rêvait de « mener une vie de Mohican » : « [...] Oh ! que j’ai conçu le sauvage ! oh ! que j’ai admirablement compris les corsaires, les aventuriers, les vies d’opposition. » Mais renonçant à cette vie d’aventure, il se moquait de lui-même en ces termes : « Revenu ici sans argent, l’ex-corsaire est devenu marchand d’idées, et il s’est mis en devoir de pêcher ses goujons pour en vendre » (Corr., t. I, p. 461). Se faire aventurier des lettres, ce serait donc pour Balzac réussir à concilier ses deux existences, la réelle et l’imaginaire.
  • [51]
    Voir J.-L. Diaz, « “Artistes dans le cœur”, “brigands de la pensée”, “lazzaroni de l’intelligence” : le scénario auctorial des Jeune-France », Textuel, no 22, 1989, « Images de l’écrivain », p. 67-81.
  • [52]
    IÉPh, p. 1202.
  • [53]
    Dans ses œuvres, « nulle fantaisie, nulle exagération, nul mensonge ; ses portraits sont d’une scrupuleuse vérité », plaide F. Davin, tentant ainsi de repousser l’image de conteur fantaisiste qui colle à Balzac (IÉM, p. 1171).
  • [54]
    « Quel mouvement dans cette œuvre [Une double famille] ! quelle jeunesse de talent ! » (ibid., p. 1168).
  • [55]
    Davin salue « cet homme à la constante volonté duquel ceux qui le connaissent rendent un éclatant hommage, et qu’on estimera, certes, un jour autant que son talent » (IÉPh, p. 1202).
  • [56]
    « Aussi est-ce un phénomène curieux et digne d’observation que l’enfantement des Œuvres de M. de Balzac » (IÉPh, p. 1201).
  • [57]
    IÉM, p. 1152.
  • [58]
    Voir entre autres : « [...] la critique sera muette devant l’une des plus audacieuses constructions qu’un seul homme ait osé entreprendre » (ibid., p. 1172).
  • [59]
    « Là, l’auteur s’est pris corps à corps avec la difficulté, et l’a vaincue » (ibid., p. 1169).
  • [60]
    Dans Racine et Shakespeare, Stendhal fait du courage et du sens du risque une qualité romantique : « Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder. » Au contraire, le « classique prudent ne s’avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d’Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron ». Chez ce dragon de légende, la métaphore militaire est tout à fait explicite : « Il me semble qu’il faut du courage à l’écrivain presque autant qu’au guerrier » (GF, p. 72).
  • [61]
    IÉPh, p. 1209.
  • [62]
    Préface de la première édition d’Histoire des Treize, Première partie, Ferragus, 1833, Pl., t. V, p. 788.
  • [63]
    Selon Raphaël, dans La Peau de chagrin, la débauche « est une perpétuelle étreinte de toute la vie ». Le débauché se crée lui-même une seconde fois, « comme pour fronder Dieu ! », Pl., t. X, p. 197.
  • [64]
    IÉM, p. 1168.
  • [65]
    Ibid., p. 1171.
  • [66]
    Ibid., p. 1165.
  • [67]
    Ibid., p. 1158.
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    Ibid., p. 1154.
  • [70]
    Dans l’ « Introduction » aux Études philosophiques, voir l’ample citation de Philarète Chasles à la p. 1211, qui vient conforter un long développement de Davin visant à donner la « pensée intime » des Études philosophiques.
  • [71]
    IÉPh, p. 1215.
  • [72]
    Ibid., p. 1209.

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