Notes
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Lieu où sont conservés en tonneaux les vins ou les eaux-de-vie.
1À perte de vue, des vignes – le paysage parle pour la région.
2Ici, à Pauillac, un peu plus de 4 800 habitants, quarante-cinq minutes de Bordeaux en TER, la culture viticole règne en maître. Alors que le Médoc prend la forme d’un modeste bout de terre coincé entre estuaire et océan, son nom sonne comme un guide touristique : c’est qu’il résonne, dans le monde entier, grâce au prestige de ses vins et de ses châteaux. Pauillac compte trois des cinq plus grands crus de vins rouges : les châteaux Lafite et Mouton (tous deux possédés par différentes branches de la famille Rothschild) et le château Latour détenu par le milliardaire François-Henri Pinault.
3L’envers de ce décor luxueux est moins reluisant. Certaines gares se retrouvent régulièrement portes closes, la fréquence de passage des trains va diminuant et la menace d’une fermeture définitive plane depuis le rapport Spinetta de février 2018 sur l’avenir du transport ferroviaire. La population a chuté d’un quart depuis les années 1970 ; le taux de chômage dépasse de loin la moyenne nationale ; la ville a perdu ses deux principales industries, Shell en 1986 et l’usine textile de Lamont, à 25 kilomètres, au début des années 1990.
4Joëlle a 59 ans. Née dans la région, elle y est restée. Cheveux argent en carré plongeant ; sa tenue est soignée, presque coquette, robe légère à pois et chaussures plates. Ses lunettes noires, plus qu’un accessoire, dissimulent son regard. Rien ne laisse deviner la douleur, alarme silencieuse, qui s’est sournoisement logée dans sa colonne vertébrale. Tenir une position, qu’elle soit debout ou assise, est devenu pour elle une épreuve quotidienne : la fatigue creuse les lignes de son front comme le contour de ses yeux. Joëlle est d’une nature timide et observatrice, mais sa langue se délie pour parler de son handicap : « Quand tu es malade, que tu souffres et que tu rajoutes à ça toutes les tracasseries administratives, ben, ça use. Mon moral est usé. J’ai eu des périodes compliquées… » Dans la douleur, il y a ce que l’on ressent et la façon dont on l’exprime – qui n’est jamais la bonne –, surtout quand par pudeur on voudrait d’abord la taire aux yeux de ses proches.
5Elle tient à ce que nous remontions aux débuts de ce qui est devenu un parcours de combattante. Ses parents étaient ouvriers agricoles, elle est l’aînée d’une fratrie de quatre. « J’ai toujours ressenti qu’on traitait différemment les enfants d’ouvriers agricoles à l’école », confie-t-elle. Elle poursuit néanmoins des études après le collège : « J’ai eu un CAP industrie de l’habillement. » L’usine Lamont, qui fabriquait de grandes pièces de tissu pour les entreprises, assurait alors des débouchés aux titulaires du diplôme. Mais la jeune fille avait un rêve : « J’aurais bien voulu aller à Bordeaux et apprendre la couture un peu plus "mode". J’avais bien travaillé pour ça pendant mes trois années de CAP. » Il n’en sera rien. Joëlle rappelle la condition du monde rural de l’époque, surtout lorsque l’on est une femme : « Mes parents n’avaient pas les moyens de m’envoyer là-bas. Et puis est arrivé le moment où je me suis mariée. Tu vois les choses un peu plus autour de toi, tu ne vas pas trop loin, surtout à l’époque. Faut se remettre dans le contexte, on est quarante ans en arrière. » Quarante ans en arrière, donc ; elle rencontre son mari – à cet instant, en fond sonore, Les Mots bleus de Christophe résonnent. Elle a seize ans et demi, lui dix-huit. Ils convainquent leurs parents de les laisser se marier. Trois enfants s’ensuivront. Deux filles, d’abord, en 1980 et 1983, et puis un garçon, en 1989.
6Après une période de petits boulots, Joëlle trouve un travail de retoucheuse dans un magasin de prêt-à-porter. « C’était mieux que faire des ménages dans les grands châteaux. » Elle apprend sur le tas un métier qu’elle exercera durant treize années. Sur demande d’une collègue vendeuse, elle prend d’abord les mesures des clientes pour ajuster à leur taille le vêtement qu’elles ont choisi. Elle dispose pour cela d’un espace à l’étage du magasin, bien loin du brouhaha des machines à coudre alignées dans un atelier industriel. « Pourtant, l’industrie de l’habillement, à l’heure actuelle, on en a bien besoin », fait-elle remarquer alors que la pandémie du Covid-19 n’a pas encore atteint son pic et que les rares usines de textile encore localisées en France se mettent tout juste à fabriquer des masques. Elle en confectionnera pour tout son entourage, avec une machine semi-professionnelle, des tissus wax et quelques rouleaux d’élastiques.
7De 1979 à 1992, Joëlle est donc retoucheuse. Ce travail lui plaît ; la camaraderie qui règne dans l’équipe aussi. Mais les patrons sont tyranniques. C’est un tout autre aspect du travail qu’elle évoque cependant à propos de cette période : « La relation aux clientes était compliquée car on avait affaire à deux mondes différents. D’un côté, il y avait les épouses des employés de la raffinerie Shell, qui s’habillaient pour un oui, pour un non, pour se donner de l’importance. Il fallait faire des ronds de jambe et des courbettes à ces dames, épouses des "shellistes", et si elles pouvaient te faire engueuler, elles le faisaient. Il m’arrive encore aujourd’hui d’en rencontrer, et je me dis qu’elles m’en ont bien fait baver. » L’autre monde, c’est celui dont elle est issue, les travailleurs de la vigne, cette masse d’ouvriers agricoles dont le niveau de vie est fort modeste. Elle a fait l’expérience de ces deux univers dès l’enfance : ses parents ont pu, grâce au prêt accordé par le grand château pour lequel ils travaillaient, acheter un pavillon à Pauillac, un îlot au milieu des familles d’employés de la raffinerie.
8En 1986, le groupe Shell décide de délocaliser. Les ministres de l’Industrie et de l’Économie de l’époque, Alain Madelin et Édouard Balladur, autorisent la fermeture du site « dans le but d’adapter son outil de raffinage à l’évolution du marché pétrolier et d’assainir sa situation financière, de restructurer son outil industriel » – une prose libérale qui n’a pas pris une ride. Elle sonne la fin d’une période faste pour le Médoc. Lorsqu’une région s’engage dans l’engrenage des délocalisations industrielles, c’est tout le corps social qui en sort broyé : les ouvriers au chômage ; les sous-traitants, suivis des commerçants, mettent la clé sous la porte ; des familles entières tombent dans la précarité ; les jeunes partent pour la grande ville ; l’économie locale survit grâce à des secteurs à faible valeur ajoutée (agriculture, tourisme, services à la personne) ou la viticulture, devenue un monopole. Dans le magasin de Joëlle, les clientes se font de plus en plus rares et achètent moins. Et quand les patrons prennent leur retraite, aucun repreneur ne se présente. Le licenciement économique de l’ensemble des employées est prononcé.
9Joëlle se retrouve au chômage, sans réelles perspectives. « Quand je suis allée m’inscrire à l’ANPE, il n’y avait pas toutes les formations qui existent aujourd’hui. On m’a dit : "Mais madame, qu’est-ce que vous voulez faire ? À votre âge, avec trois enfants…" Je n’avais que tout juste trente-trois ans ! D’après la conseillère, j’étais déjà finie. Ça m’a remontée et je me suis dit : "Ça ne peut pas rester comme ça, je vais faire bouger les choses !" Ils ne me proposaient rien. Mais je me suis débrouillée toute seule. » Au bout d’un an et demi de chômage, une exploitation viticole accepte de l’embaucher. Pour Joëlle, cette reconversion est une sorte de retour aux sources : « Pour moi, travailler à la vigne n’a jamais été un déshonneur, je m’y sentais même plus que bien. Si je pouvais encore y travailler, j’en serais la plus heureuse ! »
10La voilà donc vigneronne.
11Quelques mois plus tard, une opportunité se présente : une place dans un petit château situé à moins de deux kilomètres de son domicile. Dans de telles exploitations de taille modeste, il est courant que les employés quittent les rangs de vigne pour assurer l’élevage du vin dans le chai [*] ou l’expédition des bouteilles. Le plus souvent, c’est le grand air, bien loin du ronron de la machine à coudre et des clientes trop exigeantes. Joëlle se plaît à observer la vigne, comme elle aime regarder la nature évoluer à la faveur des saisons. Mais très vite, l’histoire se répète : « Encore une fois, c’était l’environnement de travail qui était compliqué. Un patron qui, au passage aux 35 heures, voulait nous payer 35 heures et pas 39 comme prévu par la loi. Il a fallu qu’on fasse grève, qu’on recourt à l’inspection du travail. Et puis la paie qui ne tombait jamais le même jour, souvent tard dans le mois… » Si elle n’est pas du genre à rechigner à la tâche, elle peine parfois à tenir les cadences. Son dos encaisse, craque, puis lâche. Une sciatique irradie jusqu’au bout de sa jambe gauche – un courant douloureux qui lui parcourt une grande partie du corps en permanence, par moment de manière intense.
12Joëlle se retrouve alors paralysée par des crises intermittentes. D’abord nocturne, la douleur s’installe et devient omniprésente, lancinante. Elle limite, empêche, diminue, prive, bride, exténue. « Peut-être que j’avais une prédisposition, je ne sais pas, mais il est sûr que le travail au château n’a pas arrangé les choses. Quand tu déplaces des caisses en bois toute la journée, à bout de bras, que tu enchaînes avec la vigne le lendemain, tu sais que ça n’est pas très bon pour ton dos ! » Elle a 44 ans quand on lui découvre une série de hernies discales, dont l’une nécessite une intervention en urgence. D’arrêts maladie en opérations chirurgicales, l’état de santé de Joëlle se dégrade. L’ hernie discale revient. Trois ans après la première intervention, les médecins décident de la lui retirer une nouvelle fois et de lui poser une arthrodèse, qui vient souder deux de ses vertèbres. Avant, c’était la douleur qui l’immobilisait ; désormais, c’est ce corps étranger qui bloque ses mouvements. Mais Joëlle refuse qu’on la mette dans le même sac que ceux qui « se mettent au ticket » – entendre, qui vivent des allocations : un stigmate insupportable dans l’imaginaire des ouvriers agricoles. Elle alterne périodes de reprise du travail à la vigne, arrêts maladie prescrits par son médecin et passages à l’hôpital.
13Après une douzaine d’années à serrer les dents, il lui faut s’y résoudre : elle ne peut plus exercer ce métier qu’elle aime tant. La médecine du travail est catégorique, mais la Mutuelle sociale agricole (MSA) tergiverse, le médecin-conseil laissant entendre à Joëlle qu’elle pourrait reprendre le travail. Alors elle attend. Un mois, puis deux, puis trois. Les avis médicaux concordent enfin : elle est reconnue inapte. La procédure classique du licenciement pour inaptitude peut démarrer. C’est sans compter sur le patron, mauvais payeur.
14Au moment de lui annoncer qu’il ne peut pas lui trouver un nouveau poste, la « recycler » comme on dit dans le jargon des « ressources humaines », la situation s’envenime. « J’avais su la nouvelle par courrier recommandé, mais il m’a reçue. Très vite c’est devenu un moment tendu. Faut dire qu’il n’avait trouvé rien d’autre à me dire que : "Joëlle, vous n’êtes pas en train de me dire que c’est à cause de moi que vous avez ces problèmes de santé !" Je me suis levée et je lui ai répondu directement : "Si ! En partie, si ! Vous n’avez jamais aménagé notre travail, notamment au chai. Vous avez préféré nous laisser faire des choses qu’on n’aurait pas dû faire ! On n’a jamais été équipés comme il fallait. Et puis, mes soucis de dos, ils ont été déclarés maladie professionnelle, ce n’est pas pour rien quand même !" » Le patron refuse de payer le montant des indemnités de licenciement pour inaptitude. Joëlle ne cédera pas : nouveau recours à la CGT, saisine des prud’hommes. Et la veille de l’audience, elle reçoit un chèque posté en recommandé du montant total des indemnités qui lui sont dues.
15On lui accorde un taux d’incapacité permanente (IPP) de 20 % : insuffisant pour vivre sans travailler. Aidée par l’Association de défense des droits des accidentés et handicapés (ADDAH), elle obtient le statut de travailleuse handicapée. Mais les offres d’emploi sont rares. Joëlle a rendez-vous avec un organisme sous-traitant de Pôle emploi, dédié aux projets de reconversion professionnelle : rien, pas une piste. Son âge, son genre, son handicap, son lieu de résidence, ses compétences dans les secteurs agricole et industriel « inadaptées » au marché actuel du travail : tous ces paramètres composent ce que les économistes appellent pudiquement des « freins à l’emploi ». Joëlle n’est pourtant pas décidée à lâcher : par éthique de vie comme par nécessité matérielle. Elle décide de devenir assistante maternelle. Elle adore les enfants ; elle a élevé les siens et, en partie, ses petits-enfants. Après quelques mois d’une formation financée par le Conseil départemental, elle obtient l’agrément nécessaire. Il a fallu faire quelques aménagements dans la maison familiale pour respecter les critères de la Protection maternelle et infantile (PMI), se former aux premiers secours. Quelques années de bonheur s’ensuivront, rythmées par l’arrivée de nourrissons et par leurs départs, quelques années plus tard, pour l’école. Jusqu’à ce que son dos la fasse de nouveau souffrir.
16« Toutes ces années d’assistante maternelle, ça allait, j’ai eu du répit. En 2015, j’ai recommencé à avoir mal au dos, je ne pouvais plus avancer ni porter les petits. Encore des arrêts de travail… Quand tu as des bons rapports avec les parents, les lâcher du jour au lendemain, c’est difficile. Eux ne l’ont pas pris comme ça, heureusement, mais pour moi c’était vraiment compliqué de les abandonner. » Aux problèmes de santé s’ajoutent des tracasseries administratives sans nom. Sa dernière reconversion a entraîné un changement de caisse d’assurance maladie. Le médecin-conseil de son ancienne mutuelle agricole a beau l’avoir déclarée en invalidité, la décision finale doit être prise par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM)… Les deux caisses se renvoient la balle pendant des mois. « J’étais quand même encore loin de la retraite… et puis c’est usant d’être toujours en train de réclamer, d’échanger avec les uns et les autres, même aidée par l’association. Dans cette année d’attente, renvoyée d’une caisse à l’autre, je pouvais rester des matinées entières au téléphone sans avoir d’information, passer quelquefois des centaines d’appels ! » Quinze mois après l’intervention médicale, la décision tombe enfin : le médecin-conseil de la CPAM s’aligne sur son confrère et consent à déclarer Joëlle en invalidité totale. Seulement, le délai légal entre une opération et la déclaration d’invalidité doit être inférieur à un an… Nullité administrative de la décision médicale. Pour Joëlle, à presque 56 ans, c’est le retour à la case chômage, contre l’avis même des médecins.
17Le service public de l’emploi ne l’entend pas de cette oreille : sans invalidité déclarée et validée sur le plan administratif, chercher un emploi reste une obligation légale. Absurdité du système bureaucratique, et une situation qui n’est pas sans rappeler celle vécue par le protagoniste du film I, Daniel Blake de Ken Loach. Trente ans que les prestations sociales sont soumises à conditions, trente ans de traque des chômeurs, de routine bureaucratique, de numérisation des procédures, de fonctionnaires zélés ou fliqués par leur direction.
18Dans son récit, Joëlle insiste néanmoins sur la bienveillance dont les agents de Pôle emploi ont fait preuve à son égard – une bonne volonté qui n’aura hélas pas suffi à combler un vide juridique… En août 2020, elle a épuisé ses droits au chômage. La retraite est encore loin et le couple gagne « trop bien » sa vie pour qu’elle ait le droit à une aide sociale – son mari, ancien ouvrier spécialisé à la retraite, perçoit pourtant une pension inférieure au revenu médian. « La solution serait qu’on divorce, mais on n’en arrivera pas là ! », blague-t-elle. Ce qu’elle ne dit pas, c’est combien lui coûte le sentiment de ne pas apporter sa part, de dépendre encore et toujours de son conjoint. « Mon mari me dit qu’on a toujours réussi à s’en sortir, donc on va continuer, mais j’aurais voulu être un peu plus tranquille avant d’affronter la vieillesse. » Et d’ironiser, comme toujours : « Il faudra que je vive de mes rentes, mais on ne possède rien ! »
19Obtenir la retraite à 60 ans pour pénibilité, c’est bien ce que vise Joëlle – si une nouvelle réforme injuste n’intervient pas entre-temps. Et décembre 2021, c’est encore loin… Mais le plus difficile pour elle n’est pas tant d’attendre : « Ce qui est très compliqué, c’est de te dire que t’as un parcours professionnel, que t’as travaillé, tout fait pour que ça marche comme il faut. Et au bout, on te dit "Vous n’êtes plus rien !" Et comme je n’ai toujours gagné que le SMIC, avec ces conneries administratives, je vais être pénalisée jusqu’à la fin de ma vie ! » Le sentiment de ne pas être reconnue, de n’entrer dans aucune case, de passer entre les mailles de l’État-providence crée parfois un tel vide…
20Mais, tel Sisyphe, Joëlle continuera inlassablement à remonter son rocher et à se battre, consciente de la chance qu’elle a de tenir debout et d’avoir gardé son énergie. Après tout, peut-être qu’un jour le rocher arrêtera de retomber inlassablement, et elle pourra alors s’accorder un peu de répit.
21Voici que l’été brille sur la région.
22Toute « sa » tribu se retrouve autour d’elle. Même ceux qui habitent loin sont là. Les enfants courent et jouent dans le jardin autour du dernier-né. Une source d’énergie qui aidera Joëlle à passer à une autre étape de sa vie. Bientôt viendra l’automne et son lot d’averses et de grisaille ; elle sait qu’il lui faudra puiser dans ses réserves et compter patiemment jusqu’à la délivrance promise, cette retraite tant attendue. Un peu de repos après tant de combats.
Notes
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Lieu où sont conservés en tonneaux les vins ou les eaux-de-vie.