Ballast 2020/1 N° 9

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Article de revue

Hirak algérien, An I

Les chants d’une révolution populaire

Pages 156 à 169

Notes

  • [1]
    L’Algérie est, depuis novembre 2019, divisée en cinquante-huit wilayas : des collectivités publiques territoriales. Elle en comptait auparavant quarante-huit.
  • [2]
    Une animation visuelle créée par les supporters d’une équipe de football, le plus souvent dans les tribunes d’un stade.
  • [3]
    Une reproduction de la photographie des six chefs du FLN prise à la veille du déclenchement de la guerre d’indépendance en 1954. Hassiba Ben Bouali et Taleb Abderrahmane, militants du FLN, ont été tués par l’État français en 1957 et 1958.
  • [4]
    Colonel de l’Armée de libération nationale, chef de la Wilaya III pendant la guerre d’indépendance, en Kabylie ; il a été tué en 1959.
  • [5]
    Ali Ammar, surnommé « Ali la Pointe », militant du FLN, tué en 1957 dans la bataille d’Alger au côté de Hassiba Ben Bouali.
  • [6]
    Ce chant fait référence aux cinq candidats aux présidentielles.
  • [7]
    Tebboune a dirigé plusieurs ministères sous Bouteflika à partir de 1999, avant d’être nommé chef du gouvernement en 2017, le temps de quelques mois.
  • [8]
    Rassemblement pour la culture et la démocratie, fondé en 1989.
  • [9]
    Au printemps 2019, le militant mozabite (population berbère de la région du Mzab) Kamel Eddine Fekhar est emprisonné pour ses propos dénonçant la répression. Il entame une grève de la faim de plusieurs semaines. Négligé par les autorités, il décède le 28 mai 2019.
  • [10]
    Ce chant, inspiré de l’air d’une chanson de l’artiste Chibane, est celui de deux étudiantes à Alger, diffusé sur Facebook mardi (jour des manifestations étudiantes) 17 décembre 2019
  • [11]
    Ce chant fait référence à la cérémonie des obsèques de Gaïd Salah, à laquelle quelques milliers de personnes venues de plusieurs régions du pays ont assisté, objet d’une mise en scène spectaculaire et d’une couverture médiatique en direct. Le général Chengriha est depuis le remplaçant de Gaïd Salah, dans la fonction de chef d’état-Major de l’Armée nationale populaire par intérim.
  • [12]
    Au pluriel, « ceux qui brûlent ». Ce terme désigne les migrants clandestins qui se rendent en Europe par la mer Méditerranée
  • [13]
    Le soulèvement est survenu après une guerre intérieure suivie de vingt années de Bouteflika, lesquelles ont participé à déstructurer toute forme d’organisation politique de la société.
  • [14]
    La formule est du sociologue français Albert Ogien
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Photographies d’Awel Haouati
Alger, octobre 2019

1Chaque vendredi depuis plus d’un an, nous quittons vers midi la petite ville où nous habitons, à une trentaine de kilomètres d’Alger, pour « faire la marche » dans le centre de la capitale. Jour de prière ouvrant le week-end, vendredi était une journée calme, sinon vide. Jusqu’au 22 février 2019.

2Depuis, des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes sortent manifester ; le vendredi rythme l’ensemble de la vie politique du pays. Si leur nombre a diminué au regard des centaines de milliers de personnes dans la rue les premiers mois, le soulèvement populaire – el Hirak (« le mouvement ») – a sans conteste bouleversé durablement nos vies. Jusqu’à notre façon même d’être au monde.

3Nous nous garons dans le parking à étages situé près du port pour commencer la marche au quartier de Bab El Oued. Depuis le début du soulèvement, il y a deux autres points de départ de la manifestation : la place du 1er Mai, où affluent les quartiers populaires de la banlieue est d’Alger, et la rue Didouche Mourad, qui accueille les quartiers situés sur les hauteurs et l’ouest algérois. À l’occasion de rendez-vous importants, et ce malgré le blocage des routes par la gendarmerie, des manifestants originaires d’autres wilayas[1] que celle d’Alger se rendent à la capitale. Les trois affluents se rejoindront place de la Grande-Poste. Le parcours s’est dessiné d’une semaine à l’autre, en écho aux manifestations comme aux rassemblements du passé ; en réponse, aussi, à la stratégie d’une police dont les barrages changent de position en fonction de la masse des manifestants et des ordres reçus. Au fil des mois, un rituel collectif s’est mis en place dans plusieurs régions. Des milliers d’Algérien·nes, qui pour beaucoup n’étaient jamais descendu·es dans la rue, se préparent chaque semaine à manifester. Pour dire leur ras-le-bol d’un système, se réapproprier un pays et une souveraineté qui leur ont été confisqués cinquante-sept ans plus tôt.

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« L’blad bladna, ou n’dirou rayna. »
[Ce pays est le nôtre, et nous y faisons
ce que bon nous semble]

513 heures. C’est l’heure de la prière. Une certaine quiétude règne sur la ville, recouverte par le bourdonnement d’un, bientôt deux hélicoptères qui stationnent au-dessus de nos têtes. Les policiers sont postés à leur place habituelle le long de l’avenue du 1er Novembre, boucliers et casques à terre. Des hommes et des femmes de tous âges, seuls ou en groupe, en famille avec enfants et petits-enfants, commencent à arriver. Certains s’arrêtent à la place des Martyrs, d’autres s’enfoncent dans les larges artères pour avoir le meilleur point de vue sur la vague humaine qui s’apprête à déferler des quartiers environnants. Des visages sont devenus familiers à force de les côtoyer chaque semaine ; des manifestant·es sont reconnaissables à des signes ou des rituels particuliers, composés au fil du temps. Un vêtement, un bob aux couleurs de l’Algérie, l’écharpe d’un club de football, la forme ou la couleur d’une pancarte dont le message change chaque vendredi, une gestuelle ou une position dans la géographie de la ville, toujours la même. Ainsi un homme, la soixantaine, a-t-il pour habitude de grimper sur « son » arbre pour surplomber la manifestation. Souvent muni d’un drapeau, il accompagne les chants de grands gestes comme s’il coordonnait à lui seul un orchestre. Ils sont quelques-uns à être juchés sur un arbre à chaque marche ; nous les avons affectueusement surnommés les « hommes-arbres » du Hirak.

6Un autre manifestant, identifiable à une écharpe « Algérie » blanche et verte enroulée autour du front, se poste chaque vendredi à son balcon : marmite et louche en main, prêtes à s’entrechoquer à l’arrivée du cortège. Un homme vient quant à lui tous les vendredis de Koléa, à une quarantaine de kilomètres de la capitale, avec sa pancarte en contreplaqué noir, comme un tableau d’école, portant un message écrit à la craie blanche en arabe, en italien et en anglais. Nous nous sommes salués et souri durant plusieurs semaines, mais je n’avais pas encore osé lui parler : il s’appelle Boumediene B., il est professeur d’anglais. Un autre, encore, casquette vissée sur la tête, brandit chaque semaine une grande pancarte blanche où sont inscrits des messages adressés au pouvoir algérien et au néocolonialisme français. Un vendredi, alors que j’avais emprunté un itinéraire différent de la semaine précédente, il m’a demandé : « Tu n’es pas venue vendredi passé ? Je m’attendais à te voir ! » Une manifestante que je n’avais encore jamais croisée m’a soumise à une sorte de quiz dans lequel je devais reconnaître tous ces personnages-clés de la manifestation d’Alger – les « irréductibles », comme les nommera un journaliste.

7La prière à peine terminée, des hommes font retentir les premiers slogans dans la rue : « État civil, non militaire ! » (« Doula madania machi ‘askariya »). Dans un groupe, un homme insiste sur l’importance de maintenir la silmiya, cette entente collective portant sur la nécessité d’une mobilisation pacifique : jusqu’ici, elle fait l’objet d’un consensus. Des jeunes sont postés sur les toits des immeubles afin de guetter l’arrivée du cortège tandis que des familles patientent sur leur balcon, drapeau accroché sur le rebord, smartphone à la main, prêtes à filmer. La scène est comme suspendue. Tous attendent, regards et corps littéralement orientés vers la direction d’où doivent arriver « Ouled Bab El Oued », les enfants de Bab El Oued, quartier populaire majeur de la capitale. Et soudain la rumeur du plus gros des cortèges de cette dernière se fait entendre. Il arrive, et au pas de course. Alors on déploie les banderoles, on hisse les drapeaux nationaux. D’immenses étendards en noir et blanc, semblables à des tifos [2], portant les figures emblématiques de Hassiba Ben Bouali, « La Benjamine », de Taleb Abderrahmane ou encore des « six » [3] flottent au-dessus des milliers de corps qui se mettent en mouvement.

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Alger, septembre 2019

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« Nous sommes les enfants d’Amirouche[4]. Nous ne ferons pas marche arrière. Nous obtiendrons la liberté. La roue tournera, nchallah  ! Et nous les enlèverons zkara [de force], nchallah ! »

9Le chant est entonné et repris par des milliers de voix. « Oh Ali Ammar[5], mon pays est en danger. Nous prolongerons la bataille d’Alger. Il n’y a pas de marche arrière, ce régime est bon pour la fourrière. La main dans la main, nous obtiendrons l’Indépendance ! » Parler d’indépendance cinquante-sept ans après le départ de la France a pu déplaire à certains. Pourtant, pour nombre d’Algérien·nes, cela signifie la confiscation de cette indépendance à tout un peuple par le pouvoir en place. Un autre slogan interroge : « Est-ce un État ou le colonialisme ? » (« Hadi doula wela isti’mar ? »).

10L’enchaînement des événements et la succession des hommes au pouvoir ont, chaque semaine, été accompagnés de slogans et de chants différents ; certains sont toujours d’actualité. La plupart ont été écrits collectivement, souvent par des groupes de jeunes aidés de poètes de quartiers, fins connaisseurs de châabi (musique populaire) et de qsidate (forme poétique, souvent dotée d’une morale ou d’un message politique). Ils reprennent généralement des airs issus des stades pouvant remonter aux années 1990. Le chant « La roue tournera nchallah » (Dour ena’ora nchallah !) est par exemple celui des supporters de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA), lequel, à l’origine, ne dit pas « Nous les enlèverons de force ! » (Nehouhoum zkara !) mais « Nous les gagnerons de force ! » (Nerebhouhoum zkara !). Ces slogans circulent sous forme de messages vocaux et de vidéos à travers tout le territoire. Ils sont une réponse à chaque manœuvre du régime algérien ; ils creusent d’innombrables passerelles entre le passé et le présent de l’Algérie pour faire ressurgir des figures et des moments historiques et populaires. Un an après le début du soulèvement, ce répertoire de chants politiques, que nous sommes nombreux à apprendre par cœur ou à enregistrer, n’en finit pas d’être alimenté.

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« Oh ya issaba [la bande] !
On nous a sorti cinq chacals[6].
Nous rejetons le vote.
Pour elle [l’Algérie] nous vivrons,
et pour elle nous mourrons. »

12Sourd, le pouvoir algérien tente d’accomplir une nouvelle mue. Son imagination limitée le pousse à recycler des acteurs de la période Bouteflika, à bricoler un discours sur cette nouvelle ère qui aurait miraculeusement débuté après l’intronisation du nouveau président Abdelmadjid Tebboune, ministre sous Bouteflika, le 19 décembre 2019 [7]. Du fait de son implication dans une affaire de blanchiment d’argent liée à la saisie de plusieurs centaines de kilos de cocaïne au port d’Oran, son fils passe près de dix-huit mois en prison, avant d’être acquitté en février 2020. Cela vaut au nouveau président le surnom de « Tebboune la cocaïne ». Pour beaucoup d’Algérien·nes, Tebboune a été placé par Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major et principal protagoniste du pouvoir depuis le départ de Bouteflika – le militaire est mort le 23 décembre, à peine trois jours après la cérémonie d’investiture. Les deux hommes s’étaient alors donné une chaleureuse embrassade, face aux caméras, symbole d’une passation feinte.

13Contraint de reporter les élections présidentielles à deux reprises au cours de l’année 2019 (prévues en avril, elles ont été programmées pour juillet puis, crise politique oblige, annulées une nouvelle fois), le pouvoir a fait le choix de les faire passer en force le 12 décembre 2019. Au mépris des revendications de centaines de milliers d’Algérien·nes. Dans un contexte de rejet généralisé, le maintien du vote a été présenté par Gaïd Salah comme le seul moyen de maintenir un cadre constitutionnel. Lors de la campagne électorale, les meetings et les déplacements des cinq candidats – les « cinq chacals » ou les « enfants de Bouteflika » (tous ont été ministres ou députés au cours de son mandat) – ont été systématiquement chahutés par des rassemblements anti-élections. Quand ils n’ont pas été détruits, les panneaux destinés à accueillir leurs portraits ont été détournés : on les tague d’un « Non au cinquième mandat » (en référence au projet avorté de Bouteflika, dont les élections de décembre sont perçues comme une prolongation) ; on y colle les photographies des détenus ; on y accroche des sacs-poubelles censés représenter les candidats. Les manifestations et les rassemblements, quotidiens, se sont même tenus de nuit. La stratégie de la contestation est alors de maintenir la pression pour que le vote n’ait pas lieu. Dans certaines villes et villages de Kabylie, les bureaux des élections ont été scellés, les urnes subtilisées et détruites.

14Ces actions directes, pourtant efficaces, ont fait l’objet de critiques de la part d’une partie des contestataires : ils estiment qu’elles dépassent le cadre fixé par la silmiya, la mobilisation pacifique. Le taux de participation dans deux wilayas de Kabylie n’aurait pas dépassé les 0,18 % – et, sur l’ensemble du pays, 39,93 % (chiffres officiels). Soit le taux le plus faible de l’histoire de l’Algérie. Pendant les élections, les arrestations connaissent un pic. Des hommes et des femmes sont interpellés pour avoir participé aux rassemblements protestataires – à Oran, Tlemcen, El Oued, Tamanrasset, Chlef, pour ne citer qu’elles. C’est là l’une des vagues d’arrestations les plus importantes depuis le début du soulèvement. Des dizaines de jeunes hommes ont ainsi été raflés et placés en détention préventive. Certains sont en prison depuis le 1er mars, dans l’attente de leur procès. El Harrach détient le plus grand nombre de détenus sur le territoire depuis le début de la contestation, avec plus d’une centaine de prisonniers dénombrés par le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) et le collectif des familles des détenus – tous deux fondés en 2019.

15En juin de la même année, de nombreuses interpellations ont eu lieu après un discours de Gaïd Salah interdisant l’affichage du drapeau amazigh (berbère). S’ensuivront des condamnations pour port de ce dernier – ce délit n’existe pourtant nulle part dans les textes de loi – et « atteinte à l’unité nationale » : jusqu’à un an de prison, dont six mois ferme. Auprès des prisonniers d’opinion, les détenus « du drapeau » ont été jugés en novembre au terme d’une détention préventive de plus de quatre mois : ainsi, ils n’ont pu quitter la prison avant la tenue des élections. D’autres prévenus ont été accusés d’attroupement, d’offense au président (comme le dessinateur Nime) ou encore d’« atteinte au moral de l’armée ». C’est notamment le cas d’une jeune étudiante de Tlemcen, Nour El Houda Oggadi, condamnée à six mois de prison, dont un ferme, pour de simples publications Facebook. Samira Messouci, 26 ans, élue du parti du RCD [8], a quant à elle été condamnée pour port du drapeau amazigh. Ainsi que l’étudiante Yasmine Nour El Houda. Depuis, toutes sont sorties de prison.

16La campagne électorale a également vu le retour d’une répression policière particulièrement violente, après plusieurs mois de baisse relative de la tension. Plusieurs blessés ont été signalés à la suite d’affrontements avec la police. Pour la presse, il s’agit de « dérapages », d’« émeutes », quasiment jamais de « répression ». En Kabylie, une dizaine de jeunes hommes sont éborgnés par les balles en caoutchouc de la police ; ces mutilations provoquent un grand choc et donnent lieu à une large campagne de soutien sur les réseaux sociaux et dans les manifestations, ainsi qu’à des collectes de fonds. L’un d’eux, Kader Ait Amari, raconte dans une vidéo comment un policier l’a sciemment visé à la tête, et réaffirme que « Le combat doit continuer, nchallah silmiya ».

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Béjaïa, septembre 2019

17À la même période, Mohamed Ouamara, père de famille asthmatique originaire de la région des Issers, décède par asphyxie après avoir inhalé des gaz lacrymogènes. C’est la cinquième victime des violences policières dans le cadre des manifestations [9]. En septembre 2019, au moins deux décès sont signalés dans la région de Relizane, à l’ouest, dans un contexte de colère et de heurts avec la police suite au décès de Mohamed Amine Serrar, un vendeur de fruits d’à peine 15 ans, percuté par une voiture de police. Les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles. Le 19 avril de la même année, Ramzi Yettou, 23 ans, pizzaiolo à Sidi Moussa, meurt après une semaine de coma : il a reçu des coups de matraque sur le crâne en marge d’une marche, à Alger. Avant eux, Hassan Benkhedda, 60 ans, l’un des fils de l’ancien président Benyoucef Benkhedda, décède le 1er mars. La symbolique ainsi que les circonstances de sa mort – il aurait reçu un bloc de pierre pendant un mouvement de foule, suite à des heurts provoqués par une charge violente de police – susciteront un grand désarroi. Les situations dans lesquelles les manifestants ont été blessés ou tués ne sont pas toujours connues avec précision. Leur signalement et leur recensement ne sont pas systématiques. Des enquêtes ont bien été ouvertes à la demande des familles de Benkhedda et Yettou mais leur suivi, aléatoire, ne trouve que très peu d’écho dans la presse. Néanmoins, à mesure que la lutte mûrit et s’affine, la parole autour de ces violences est relayée ; une organisation collective prend forme pour faire face à la répression, notamment à travers la fondation et la consolidation de collectifs citoyens rassemblant les familles des détenus, les avocats et d’anciens prisonniers.

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« Comment dialoguer avec vous,
alors que les libres sont en prison,
que le juge reçoit ses ordres au téléphone ?
D’ailleurs, nous n’avons même pas voté !
Oh oh oh !
Le policier réprime en toute légalité.
Vous avez imposé votre rejeton Tebboune.
Votre président ne nous dirige pas !
Oh oh oh !
La farce est manifeste !
Aucune légitimité !
Ya système dégage !
Oh oh oh !
Notre marche est pacifique,
nos revendications légitimes.
Ya système dégage[10] ! »

19L’acharnement du pouvoir à casser la mobilisation au moyen d’une police et d’une justice aux ordres – la justice « du téléphone » – ne semble pas inquiéter ceux qui en appellent au « dialogue » ou se hâtent de décréter l’échec d’un soulèvement populaire qui se maintient pourtant depuis plus d’un an. Certains journalistes et politiciens s’accordent pour lui reprocher son incapacité à se structurer en vue de négocier avec un pouvoir qui prétend se montrer prêt à le faire. De telles considérations font mine d’ignorer l’écart existant entre le discours avancé par les vitrines successives du pouvoir algérien et la réalité de ses pratiques. Le procès est adressé au Hirak, rarement aux forces qui, depuis des mois, s’appliquent à saper la lutte. Lorsque la répression est dénoncée par les manifestants, ce sont les mêmes qui disent qu’il ne faut pas « crier au loup », que la répression est quand même « modérée ». À l’annonce de la mort de Gaïd Salah, certains ont même tenu à lui rendre hommage, lui attribuant le mérite d’avoir été le général qui n’aura pas tiré sur le peuple – en comparaison avec ses prédécesseurs en activité en 1988 puis dans les années 1990 !

20L’Histoire se voit érigée en épouvantail pour maintenir la population dans un rapport traumatique aux violences du passé, pour la convaincre que la situation présente est « moins pire » que ce que le pays a traversé. « L’Algérie, ce n’est pas non plus la Suisse ! » a-t-on pu lire à plusieurs reprises – entendre : il ne faut pas non plus trop en demander ou en attendre ! Dans les heures et les jours qui ont suivi les obsèques de Gaïd Salah, la colère, mêlée au sarcasme, a opposé des réponses assurément cinglantes. Un homme a ainsi écrit sur sa pancarte verte (clin d’œil à l’institution militaire) : « Merci à ceux qui ne nous ont pas tiré dessus, et nous nous excusons d’être vivants ». « La la zidou tiriw a’lina ! » [« Tirez-nous dessus, pendant que vous y êtes ! »], chantaient déjà avec ironie les Ouled El Bahdja, ce collectif de supporters de l’USMA, au printemps dernier.

21

« Vous ne nous ferez pas peur, avec
la décennie [les années 1990] !
Car la misère nous a éduqués ! »

22Parmi ceux qui ont vu dans la politique de Gaïd Salah un exemple de bonne gestion de la crise et de clémence, certains mettent en avant leur expérience des années 1980 et 1990. Ils reprochent à la nouvelle génération de ne pas prendre la mesure de la puissance du système auquel elle fait face, une « machine » qui, à les croire, pourrait les broyer à sa guise. Puis, dans la foulée, ceux-là de reconnaître à ce pouvoir la volonté de gérer la crise sans effusion de sang… Faut-il en conclure que leurs expériences passées, douloureuses et marquantes, les conduisent à se montrer plus tolérants vis-à-vis du régime ? Ou bien cette tendance à s’accommoder de ce dernier trahit-elle un aveuglement, feint ou sincère, face à l’exigence de dignité et de reconquête de sa souveraineté telle qu’elle est formulée par le soulèvement populaire ? Je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse. Il suffit de prêter attention à la composition de la contestation pour saisir que cette exigence est partagée par toutes les catégories sociales, toutes générations et tendances politiques confondues.

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Alger, novembre 2019

23

« Est-ce un enterrement ou un marathon ?
Ils ont ramené trois cents personnes, ils ont compté
un million. Avec si peu, ils ont fait un téléthon.
Une caméra cachée.
Tebboune, el ‘afyoune [littéralement "l’opium",
une rime qui fait référence à la cocaïne] !
Oh oh oh ! Chengriha, tire sur nous !
Des lécheurs de bottes, nous sommes fatigués[11] ! »

24Le soulèvement populaire algérien aura plus d’un an à la parution du présent texte. Le nombre de manifestants chaque vendredi et chaque mardi, jour des étudiants, a diminué, certes : de quoi donner à certains l’occasion tant attendue de balayer d’un revers de main cette année de lutte et de résilience. Mais peut-on réduire la conscience politique à la présence dans la rue ? La manifestation n’est après tout qu’une modalité de dissidence parmi d’autres. Dans un contexte où le simple fait de manifester dans sa propre ville, même pacifiquement, est loin d’être un acquis, occuper l’espace public par milliers en dépit d’une forte présence policière et du risque de se faire arrêter est en soi une victoire.

25Les Algérien·nes n’ont de cesse de le répéter depuis des mois : « Rana s’hina, bassitou bina », « Nous sommes désormais conscients, éveillés. On ne vous lâchera plus ». Si les magouilles du pouvoir algérien lui ont permis, cette fois encore, de se maintenir et de remettre en marche la « machine » – avec ses cérémonies d’apparat, ses mensonges et ses artifices –, ses rouages n’ont jamais été aussi visibles. Son inaptitude légendaire à gouverner autrement que par la peur, la répression, l’emprisonnement et le sabotage du moindre détail de nos vies quotidiennes est désormais mise à nue. Exemple de mépris parmi tant d’autres, le blocage habituel des accès à la capitale chaque fois qu’un politicien important, un chef d’État ou un ministre étranger effectue une visite, s’est maintenu, au mépris des impératifs, des déplacements et de la vie de chacun. Dans une vidéo postée sur Facebook, un automobiliste interroge : « Pourquoi avez-vous toujours peur de votre peuple ? Est-ce que vous avez déjà vu ça ailleurs ? Vous aviez dit qu’il y aurait un changement, que vous avez ramené Tebboune… Je vous jure que vous êtes pire que la issaba [la bande] précédente, parce que vous êtes illégitimesVous nous traitez comme des poulets, pas comme un peupleEt le Hirak continue ! »

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Béjaïa, septembre 2019

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« La moitié de la issaba est en prison, et l’autre moitié est avec Tebboune. Les médias divisent le Hirak, pendant que le juge, ce traître, est au téléphone. »

27Si la tenue des élections présidentielles en décembre 2019 a pu diviser l’opinion en convainquant une partie de la population que la crise pouvait trouver une issue dans le vote, l’heure de la désillusion est proche. Les propositions de Tebboune sont toutes plus vides et ahurissantes les unes que les autres. À peine placé, il nomme un « nouveau » gouvernement dont plus du tiers des membres a déjà officié sous Bouteflika. Il décide de créer un ministère dédié aux start-up et à la microfinance et s’apprête à réviser la Constitution, entouré de neuf « experts », tous professeurs de droit, sans prendre la peine de concerter le peuple, premier concerné. Lors d’une conférence de presse, il affirme sans s’encombrer d’arguments que les personnes qui s’opposent à l’exploitation du gaz de schiste – dont les ravages environnementaux, tout comme les appétits impérialistes qu’il attise, sont avérés – sont tout simplement mal informées. Ce à quoi les manifestants répondront : « Ni pétrole, ni gaz de schiste. Dites à la France qu’elle n’a qu’à l’exploiter sur son propre sol. » Évoquant les harraga[12], il propose que l’État algérien envoie ces jeunes passer « une ou deux semaines » dans un pays européen : ils reviendront d’eux-mêmes après avoir pris conscience que leur place se trouve dans leur pays… Le titre d’une pièce de théâtre intemporelle disait en 1983 : Le Bateau a coulé (Babor ghraq). Ceux-là mêmes qui prétendent être au gouvernail n’ont plus la vue claire depuis trop longtemps. La question, commune à tant de peuples, est : comment procéder afin de ne pas être entraîné dans ce naufrage ? C’est que le décalage est grand, aussi, entre la population et les acteurs politiques de l’opposition classique, celle des partis, héritière de la brève ouverture du champ politique, entre 1989 et 1992, après vingt-cinq années de parti unique. Certains d’entre eux prônent le dialogue avec le président en dépit du refus formulé par les dissidents de négocier sans préalables aucuns (arrêt des emprisonnements arbitraires qui continuent jusqu’à aujourd’hui, ouverture du champ médiatique, justice indépendante…). Des initiatives voient le jour, à l’instar des forces du Pacte de l’alternative démocratique (PAD), créé en 2019, qui rassemble partis et associations et propose une transition démocratique ainsi qu’une assemblée constituante. Si le PAD reprend en partie les exigences formulées dans la rue, comme le refus de tout dialogue si la libération de tous les détenus d’opinion n’est pas préalable, certains de ses membres semblent oublier qu’ils ont fait, ou font encore partie du système qu’ils prétendent vouloir changer. Ainsi, Zoubida Assoul, présidente de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), a-t-elle été membre du Conseil national de transition aux côtés d’un ancien chef d’État par intérim. Ce « pacte » compte également dans ses rangs le parti du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), représenté, entre autres, par trois ministres sous Bouteflika entre 1999 et 2001. De quelle alternative s’agit-il exactement ?

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« Nous savons conduire, personne ne nous
représente. Dites à celui qui surfe sur la vague
de s’éloigner de nous. »

29Ces alliances sont marquées par un modèle vertical, un entre-soi coupé de la population et, il faut le dire, de la jeunesse. En plus d’être précipitée, l’attente vis-à-vis d’un mouvement encore jeune [13] trahit une certaine paresse à essayer de comprendre des formes singulières de dissidence. Une formule utilisée dans le titre d’un article de presse dévoile ironiquement cette posture : « Le Hirak doit travailler avec tout le monde, y compris avec les partis d’opposition. » Ne serait-ce pas plutôt aux partis de faire l’effort d’écouter ce que le soulèvement dit depuis un an ? Cette tendance à vouloir enfermer le Hirak dans des cases et à le chapeauter n’est d’ailleurs pas spécifique au contexte algérien. Face à l’imagination politique du soulèvement populaire (el Hirak echâabi), c’est l’expression de « pratiques politiques autonomes [14] » qui me revient à l’esprit. Loin d’être le mouvement monolithique auquel d’aucuns veulent le réduire, le Hirak est avant tout une « école » du politique, de la dignité et de la solidarité. Il est l’affaire de tous et toutes, une « affaire de principe » (qadiyate mabda). À lui de se donner le temps et les moyens de mettre en pratique ses exigences.

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« Maranache habssine : Nous ne nous arrêterons pas. »

31À l’heure où j’écris ces mots, les marches ont repris depuis plusieurs semaines dans une quarantaine de wilayas, y compris celles où la répression et la perspective d’une solution par les urnes avaient contribué à tarir le mouvement. Le discours rouillé du régime n’a pas eu l’effet escompté ; alors que la continuité avec la période de Bouteflika n’est plus à prouver, jamais les divisions entre les différents clans du pouvoir n’ont été aussi criantes. Les appels à rejoindre la capitale depuis les autres wilayas les 21 et 22 février 2020, marquant symboliquement les un an du soulèvement, ont donné lieu à une marche impressionnante, en dépit du blocage des routes. Un élan nouveau paraît gagner la contestation ; les revendications sont plus clairement énoncées, plus aiguisées. Le mouvement décante, se renforce ; le débat politique se fait constant.

32Je discute avec Mohamed Tadjadit, jeune poète de 26 ans condamné à dix-huit mois de prison en décembre 2019 ; il a été relâché, avec d’autres, au début de l’année. Il me raconte qu’il a plusieurs fois tenté de « brûler la mer » avant que l’espoir ne lui revienne l’an passé. « Ce Hirak est une bonne chose, vraiment, me dit-il. Tu y apprends beaucoup de choses, tu rencontres des gensPar exemple : quand est-ce qu’un simple citoyen avait l’occasion de rencontrer un ingénieur ou un docteur, de discuter des heures en sa compagnie, l’un apprenant de l’autre ? Ça n’existait pas, ça. On ne fréquentait et n’écoutait que celui qui vous ressemblait. Maintenant c’est plus pareil, ça s’est unifiéLa façon dont je vis aujourd’hui n’a rien à voir avec celle d’autrefois. » Il rit d’employer ce mot pour désigner quelque chose qui remonte à un an. « Lorsqu’on s’est unis, ça a provoqué un séisme au sein de leur système, un clan en fait tomber un autreOn se rend compte qu’on a gagné avec la silmiya et l’unité. Et on ne change pas une équipe qui gagne. »

33Si la capacité du Hirak à rassembler n’efface pas les inégalités sociales, lesquelles persistent bien évidemment depuis le début du soulèvement, elle représente certainement l’une de ses forces. Reste à demeurer vigilants : cette aptitude à fédérer ne doit pas donner l’occasion de gommer la question sociale, encore marginale dans les débats, au nom du salut de la « nation ». Février 2020.


Date de mise en ligne : 11/06/2020

https://doi.org/10.3917/ball.009.0156

Notes

  • [1]
    L’Algérie est, depuis novembre 2019, divisée en cinquante-huit wilayas : des collectivités publiques territoriales. Elle en comptait auparavant quarante-huit.
  • [2]
    Une animation visuelle créée par les supporters d’une équipe de football, le plus souvent dans les tribunes d’un stade.
  • [3]
    Une reproduction de la photographie des six chefs du FLN prise à la veille du déclenchement de la guerre d’indépendance en 1954. Hassiba Ben Bouali et Taleb Abderrahmane, militants du FLN, ont été tués par l’État français en 1957 et 1958.
  • [4]
    Colonel de l’Armée de libération nationale, chef de la Wilaya III pendant la guerre d’indépendance, en Kabylie ; il a été tué en 1959.
  • [5]
    Ali Ammar, surnommé « Ali la Pointe », militant du FLN, tué en 1957 dans la bataille d’Alger au côté de Hassiba Ben Bouali.
  • [6]
    Ce chant fait référence aux cinq candidats aux présidentielles.
  • [7]
    Tebboune a dirigé plusieurs ministères sous Bouteflika à partir de 1999, avant d’être nommé chef du gouvernement en 2017, le temps de quelques mois.
  • [8]
    Rassemblement pour la culture et la démocratie, fondé en 1989.
  • [9]
    Au printemps 2019, le militant mozabite (population berbère de la région du Mzab) Kamel Eddine Fekhar est emprisonné pour ses propos dénonçant la répression. Il entame une grève de la faim de plusieurs semaines. Négligé par les autorités, il décède le 28 mai 2019.
  • [10]
    Ce chant, inspiré de l’air d’une chanson de l’artiste Chibane, est celui de deux étudiantes à Alger, diffusé sur Facebook mardi (jour des manifestations étudiantes) 17 décembre 2019
  • [11]
    Ce chant fait référence à la cérémonie des obsèques de Gaïd Salah, à laquelle quelques milliers de personnes venues de plusieurs régions du pays ont assisté, objet d’une mise en scène spectaculaire et d’une couverture médiatique en direct. Le général Chengriha est depuis le remplaçant de Gaïd Salah, dans la fonction de chef d’état-Major de l’Armée nationale populaire par intérim.
  • [12]
    Au pluriel, « ceux qui brûlent ». Ce terme désigne les migrants clandestins qui se rendent en Europe par la mer Méditerranée
  • [13]
    Le soulèvement est survenu après une guerre intérieure suivie de vingt années de Bouteflika, lesquelles ont participé à déstructurer toute forme d’organisation politique de la société.
  • [14]
    La formule est du sociologue français Albert Ogien

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