Notes
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[1]
Créé en 1999 et très actif à Calais depuis 2002, le réseau No Borders réunit des collectifs et individus luttant pour la liberté de circulation et l’abolition des frontières, contre les politiques de contrôle de l’immigration et pour la régularisation des étrangers en situation irrégulière, la fermeture des centres de rétention administrative et l’arrêt des expulsions.
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[2]
Commune limitrophe de Dunkerque, à 40 kilomètres de Calais.
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[3]
Un site classé Seveso comprend des zones industrielles dangereuses utilisant des produits chimiques, des gaz ou des produits explosifs.
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[4]
Secours islamique français.
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[5]
Agence d’aide à la coopération technique et au développement.
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[6]
Mandatée par l’État, l’association gère, avec cinquante salariés, le centre d’accueil de jour Jules Ferry pour les populations réfugiées et l’hébergement pour 300 femmes et enfants.
128 novembre 2015, 18 heures.
2Je quitte le camp pour retrouver Amin dans une brasserie de l’artère commerciale qui traverse « Calais, cœur de vie », non loin de l’auberge de jeunesse devenue point de ralliement des acteurs associatifs. Succession de moues désapprobatrices des passants à la vue de mes godasses maculées de boue : suspicion de solidarité, voire de « noborderisme [1] » ; l’ambiance est chaude et le climat électrique sous les rafales glacées de la Manche.
3Calais : sa lande, sa « Jungle », son camp, son bidonville. Depuis la fermeture des squats et campements du centre-ville, sans proposition de relogement, entre mai et juillet 2014, la New Jungle a poussé en quelques jours sur le lieu de distribution des repas, culminant à 8 000 réfugiés au plus fort de l’été. Fin octobre, le chiffre aurait été ramené à 6 000 suite à l’envoi quotidien et massif de groupes de cinquante personnes, sans toujours prendre soin de maintenir les liens de fratrie, dans des centres de rétention administrative éparpillés sur l’Hexagone : Nîmes, Mesnil-Amelot en Seine-et-Marne, Cornebarrieu près de Toulouse, Rouen, Marseille, Metz…
4Calais : dernier arrêt avant l’Eldorado britannique. La première chose qui frappe, au départ de la gare du Nord comme à l’arrivée en gare de Calais-Fréthun, c’est que le contrôle de billets par la SNCF. Est doublé d’un autre, au faciès, par les hommes en armes : tout individu de couleur en accoutrement de type « Au vieux campeur » est systématiquement mis sur le côté puis embarqué. Ils sont pourtant toujours plus nombreux à parvenir à rejoindre le cloaque de bâches et de boue du « Chemin des dunes ». La géographie des « quartiers » du camp raconte les différentes phases d’émigration et d’installations successives, au gré des soubresauts géopolitiques : Iran, Irak, Afghanistan au centre, puis Soudanais, Somaliens, Éthiopiens et Érythréens ; désormais, Libyens, Syriens et Kurdes…
5Calais : près de vingt hectares de honte d’État, de loi du plus fort, de solidarité et de survie, de froid et de fêtes, d’assauts de camions et d’attaques cardiaques, de morts brutales et de passages miraculeux, de coups de foudre et de matraque, de familles et de mafias. Vingt hectares qui gonflent à l’est de la ville, constituant désormais le plus grand bidonville d’Europe, et qui se déploient sur quarante kilomètres le long de la côte, jusqu’à Dunkerque où la croissance exponentielle du camp de Grande-Synthe [2] laisse présager, en termes d’effectifs, un « second Calais » dans quelques semaines. Ordures entassées dans la boue, lambeaux de tentes qui flottent au vent… La lande était encore arborée cet été – on y ramassait même des mûres –, mais les feux s’amenuisent avec l’avancée de l’hiver : plus aucun bois à brûler. L’usage intensif de bougies et réchauds menace pourtant toujours tentes et caravanes. Le 14 novembre, au lendemain des attentats parisiens, un incendie a ravagé près de 2 500 mètres² d’abris et de lande, heureusement sans faire de blessés, mais entraînant les plus folles rumeurs sur une origine criminelle par des milices d’extrême droite. Cela n’a fait que renforcer l’omniprésence de CRS et de journalistes, qui pénètrent dans le camp en terrain conquis, Flash-Ball ou téléobjectif en bandoulière.
6Dans le dernier bistrot-kiosque sur la route du camp, la discussion tourne autour des « unes » de La Voix du Nord et de Nord Éclair, qui viennent de prendre position dans la campagne des élections régionales, en démontant, chiffres à l’appui, les arguments du Front national. L’assemblée dénonce les carabistouilles médiatiques, avant de revenir à nos voisins les migrants : « On les a vus, les reportages : c’est peut-être pas le Club Med là-bas [cet horizon lointain se trouvant à quelques minutes à pied], mais ils ont quand même des restos, des discothèques et tout… Et eux, on vient pas leur parler de la taxe professionnelle. » Une centaine de commerçants rassemblés dans le Collectif des entreprises et commerces du Calaisis dénonce en effet l’épouvantail touristique et médiatique du bidonville, installé dans une zone Seveso [3] et laissé à l’abandon, qui entraînerait une forte baisse de leur activité. Ils réclament, outre un moratoire sur les taxes et charges pour « refaire leur trésorerie », que le camp soit déplacé dans une zone non contaminée et géré par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Toute chose que réclament également les associations depuis des mois. De l’exaspération, donc, mais plus souvent de la lassitude ou de l’indifférence. Une démocratie en hibernation.
7Rue Royale. Amin est déjà attablé : solide carrure du ceinture noire « multi-danée » de karaté, avec ce sourire confiant, calme mais déterminé, qu’arborent généralement les champions d’arts martiaux. Une Chouffe pour moi, un thé à la menthe pour Amin-Alain Trouvé-Bagdouche. Patronyme composé, deux traits d’union entre Orient et Occident, passerelles qu’il ne cesse d’arpenter en tous sens. Responsable de missions internationales pour Médecins du Monde (MDM), Amin a débarqué à Calais il y a exactement deux mois, le 28 septembre 2015, pour la première mission en France de sa longue carrière. « Mais Calais a tous les aspects d’une mission d’urgence internationale. J’ai été sur l’ensemble des zones des premières grandes vagues de réfugiés, durant des mois avec le SIF [4], à la frontière libanaise, jordanienne, auprès de familles qui avaient fui la Syrie… À l’époque, je me souviens qu’il était reproché à l’État libanais, y compris par la France, de ne pas reconnaître officiellementles camps humanitaires de réfugiés syriens pour de basses manœuvres politiciennes. Les besoins urgents, tant au niveau de l’hygiène que de la protection de l’enfance, la forte présence dans les camps de personnes vulnérables, de nourrissons, d’enfants, de personnes âgées… Tout cela est très similaire à ce que nous connaissons ici et qu’il est nécessaire de mettre en place. Sauf que ce ne sont pas des camps gérés et normés par les critères minimums déclinés par le HCR, qui font, entre autres, bénéficier les réfugiés de conteneurs et tentes aménagés, mais aussi de points d’eau, de douches et de toilettes… que nous ne verrons pas ici avant mi-janvier. Et encore, uniquement pour un nombre limité à 2 000 personnes sur l’ensemble du camp de Calais ! »
8MDM a installé son dispositif de soins durant l’été : deux tentes, trois chalets de bois, une caravane, une équipe d’une douzaine de médecins, psychologues, infirmiers, kinésithérapeutes… Une « opération d’urgence » dans l’un des pays les plus riches du monde, montée en partenariat avec Médecins Sans Frontières, qui, d’habitude, n’intervient qu’à l’étranger, en zone de conflit et de catastrophe naturelle.
9Dans la nuit du 20 novembre, la clinique de MDM a été vandalisée pour la première fois. Saccagée à coups de hache, portes défoncées, tables et chaises volées. Tentative d’intimidation des passeurs et réseaux qui « tiennent » le camp ; Amin n’est pas dupe, mais a préféré laisser la mission fermée quelques semaines : « Il a fallu reposer les bases : il y a un protocole de sécurisation à mettre en place, exactement comme à l’international. Nous avons d’abord changé d’emplacement : c’était un vrai coupe-gorge ! Il y avait déjà eu des tentatives d’intrusion, des couteaux tirés à plusieurs reprises… Ça, en tant que prof de karaté, je gère. » Combatif, Amin poursuit la lutte engagée par l’ancienne coordinatrice, Cécile Bossy, fer de lance du référé déposé en octobre par le Secours Catholique, Médecins du Monde et plusieurs demandeurs d’asile, ayant abouti à la condamnation de l’État et de la ville de Calais à aménager la « Jungle » le 23 novembre. Une première, en France. Le tribunal a ordonné de commencer à mettre en place, dans les huit jours, des points d’eau, des toilettes et des dispositifs de collectes d’ordures supplémentaires, à procéder à un nettoyage du site, à créer des accès pour les services d’urgence… La ville de Calais a reçu 5 millions d’euros de l’État et ACTED [5]a été mandaté pour ces aménagements, qui restent toutefois encore discrets, de crainte de faire « appel d’air ».
10Début décembre, seuls soixante « WC LOC » sont installés (mais, non fixées, les toilettes chimiques tombent régulièrement dans la boue sous les bourrasques de vent). Soixante chiottes et trois rampes d’eau pour 6 000 migrants bloqués dans le cul-de-sac de l’Europe, alors que la charte humanitaire exige un robinet pour deux cent cinquante personnes et une latrine pour cinquante… Encore quelques efforts (et quelques lettres) pour parvenir à écrire « WELCOME »… « L’État travaille dans l’urgence et l’improvisation ; il se comporte comme une association, résume Amin. Pourtant, on lui fournit tous les éléments pour anticiper : le projet d’un camp “acceptable” à Grande-Synthe est porté depuis des mois par le maire. » Deux cents enfants sur le camp, cent vingts mères de familles : la proposition du déménagement du campement sur un site plus adapté doit être actée en ce début d’année 2016. Amin est formel : « Il ne faut pas que MDM soit assimilé à l’État, donc à l’action de La Vie active [6]. Et MDM ne veut surtout pas se substituer à l’État, mais que celui-ci fasse son boulot : on se contente donc d’identifier les manques et besoins. »
11Et de pointer l’incohérence : « L’État dépense des millions dans la surveillance et l’élévation de barrières toujours plus hautes. Mais tous ces réfugiés ont déjà traversé des dizaines de milliers de kilomètres au péril de leur vie. Ce n’est pas ce petit bras de Manche qui va les arrêter. L’immigration de guerre est incontrôlable, point barre. » Centrafrique, Syrie, Liban, Jordanie, Irak… le coordinateur est un « voltigeur » : depuis des années, il décolle chaque fois qu’une crise apparaît sur un point chaud du globe, posant un cadre d’intervention sécurisé aux équipes médicales en quelques semaines, avant de décoller pour une autre urgence. Objectif atteint quelques jours après son arrivée dans la « Jungle » : « Je reviens juste de Bangui, avec une situation des plus tendues, mais je n’avais pourtant jamais vu ça, une forme de fatalité dans l’équipe… J’ai commencé par un debrief de chacun des volontaires (pas de salariés à Médecins du Monde, à l’exception du coordinateur), et une résignation générale affleurait : “On sait que ça va péter, on sait qu’on va y passer… on ignore juste quand.” »
12« On n’est pas dans un monde de Bisounours : l’État n’ayant jamais assumé ses responsabilités, les dominants ont pris le pouvoir sur le camp. Les “restaurants” et “boîtes de nuit” que les médias se complaisent à mettre en avant comme la façade d’une vie “normale” supposent un cadre mafieux et dissimulent un système esclavagiste. » Il y a aussi la prostitution, les viols (y compris de jeunes hommes), les dépendances diverses, l’alcool fort vendu en quantité, les passeurs qui gèrent trafics et contrebandes, des traumas de guerre, des psychoses. Ajoutez à cela des descentes de « riverains en colère » et le fait que le camp ait été installé sur un ancien terrain de chasse (des réfugiés ont déjà été shootés volontairement). « Avec ce cocktail explosif, le pire est possible. Même les plus anciens bénévoles de l’Auberge des migrants ont peur, désormais, ou ne se sentent plus en sécurité. Certes, la clinique de MDM a été vandalisée, mais le plus frappant, c’est que c’était un affrontement entre bandes de migrants – certains voulant la défendre et la protéger, avec des armes de fortune confectionnées dans le camp. »
13Les associations assurent la distribution alimentaire depuis les premiers jours du camp, en substitution d’abord, puis en parallèle des 2 500 repas par jour distribués par la Vie active depuis janvier 2015 (via des sachets repas avec double ration calorique). Trois heures de queue au cul des camions dans le froid, pour se remettre, le plus souvent, aussitôt dans la file. Parmi ces bénévoles, Thomas, érythréen ; Hamed, soudanais ; Erbanola, afghan ; ou Ramadjan, qui vient d’être embauché pour coordonner la préparation des sachets repas pour l’Auberge des migrants (pain, pomme, banane, biscuit, parfois un plat chaud). Le samedi, Ramadjan vient en courant depuis Calais. Vingt kilomètres : il prépare le marathon.
14De 2011 à 2015, Amin a été directeur des programmes et des opérations à l’international dans le cadre de l’urgence et du développement du Secours islamique français. Il était en mission en Syrie en 2012, alors que l’armée de Bachar el-Assad continuait de bombarder les civils et que les « rebelles » commençaient à être dénoncés par les ONG pour leur comportement contre des soldats de l’armée régulière. Il a vu par flux énormes les victimes civiles fuir le pays dès qu’elles le pouvaient, et les retrouve aujourd’hui, pour certaines, encore acculées dans l’impasse calaisienne.
15Avec les placements en foyers d’urgence gérés par ACTED depuis cet été, le nombre de campeurs aurait été ramené (conditionnel de rigueur, la comptabilité par vue aérienne étant approximative, les réfugiés employant parfois plusieurs tentes : une pour dormir, une pour stocker vivres et vêtements) de 8 000 à 4 500 réfugiés. Mais le chiffre grimpe de jour en jour, la sécurisation du tunnel interdisant tout passage. Les familles se plaignent de ne pas savoir où on les emmène quand on les fait monter dans le bus, mais le responsable des placements se dédouane : « Pour pouvoir les informer, encore faudrait-il qu’on ait les informations. » La préfète reconnaît : « Si on leur disait où on les emmène, ils n’iraient jamais… » Enfants séparés de leurs parents, frères, sœurs, cousins envoyés dans différents centres de rétention : « Il s’agit là d’une utilisation détournée de la procédure qui entraîne des atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes ainsi privées de liberté », constate Adeline Hazan, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Amin estime qu’il faut pourtant nommer les choses : faire embarquer des familles par la police, sans leur donner la destination du bus ou de l’avion, « c’est une déportation ».
16*
17Ce 1er janvier 2016, Amin rentre sur Paris retrouver ses deux enfants qui vivent du côté de Barbès. Cet été, les réfugiés, venus principalement de la corne de l’Afrique, avaient été expulsés du camp sauvage et insalubre de la Chapelle, qui avait vu le jour, comme son grand-frère calaisien, à l’été 2014 sous le métro aérien. Quatre cents personnes campaient à même le sol ou sous des tentes données par MDM, au cœur de la Ville Lumière. Amin les retrouve aujourd’hui à Calais et va pouvoir les accompagner : il vient d’accepter la coordination générale de la mission pour une année au moins. Affrontement au corps à corps, sur sol accidenté, contre bâtons, contre plusieurs adversaires… Le champion de katas sait que la solidarité est un sport de combat, et qu’il lui faudra plusieurs rounds sur le tatami défoncé de Calais et de Grande-Synthe pour redonner du sens aux mots refuge et espoir.
Notes
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[1]
Créé en 1999 et très actif à Calais depuis 2002, le réseau No Borders réunit des collectifs et individus luttant pour la liberté de circulation et l’abolition des frontières, contre les politiques de contrôle de l’immigration et pour la régularisation des étrangers en situation irrégulière, la fermeture des centres de rétention administrative et l’arrêt des expulsions.
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[2]
Commune limitrophe de Dunkerque, à 40 kilomètres de Calais.
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[3]
Un site classé Seveso comprend des zones industrielles dangereuses utilisant des produits chimiques, des gaz ou des produits explosifs.
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[4]
Secours islamique français.
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[5]
Agence d’aide à la coopération technique et au développement.
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[6]
Mandatée par l’État, l’association gère, avec cinquante salariés, le centre d’accueil de jour Jules Ferry pour les populations réfugiées et l’hébergement pour 300 femmes et enfants.