Notes
-
[1]
Voir A.-C. Wagner, Les Classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2007, pp. 76-83.
-
[2]
P. Bourdieu, Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 11.
-
[3]
Ibid., p. 18.
-
[4]
Ibid., p. 20.
-
[5]
A. Bernier, La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Paris, Seuil, 2014, pp. 129-132.
-
[6]
Ibid., p. 11.
-
[7]
Voir, entre autres, J. Le Bohec, Sociologie du phénomène Le Pen, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2005, et Marine Turchi, « En finir avec les idées reçues sur le “FN, parti des ouvriers” », Mediapart, 26 février 2014, [http://www.mediapart.fr/journal/france/260214/en-finir-avec-les-idees-recues-sur-le-fn-parti-des-ouvriers].
-
[8]
A. Bernier, op. cit., p. 129.
-
[9]
Voir P. Corcuff, « Nos prétendues “démocraties” en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site libertaire Grand Angle, 5 mai 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/nos-pretendues-democraties-en-questions-libertaires-philippe-corcuff/].
-
[10]
A. Bernier, op. cit., p. 129.
-
[11]
M. Merleau-Ponty, « Complicité objective » (1ère édition : juillet 1948), repris dans Parcours. 1935-1951, Verdier, 1997, p. 113.
1 Qu’est-ce à dire ? En deux mots : limiter le libre-échange, relocaliser la production et définanciariser l’économie. Le terme, contrairement à ce qu’on lit souvent, n’a pas été créé par le sociologue philippin Walden Bello, avec l’essai Deglobalization (2002), mais par Bernard Cassen, ancien directeur général du Monde diplomatique, en 1996. Si l’idée est désormais sur bien des lèvres – de J. Sapir à A. Montebourg en passant par J.-C. Michéa, F. Lordon, S. Latouche, J.-L. Mélenchon ou encore E. Todd –, elle suscite aussi l’hostilité : ses partisans sont accusés de faire le jeu de la démagogie, du repli, du « souverainisme » et de la « lepénisation des esprits par la gauche » (R. Enthoven). Notre agora fait la part belle au débat, aux échanges de vues – volontiers discordantes et contradictoires – et aux démêlés qui agitent le champ socialiste. Nous avons dès lors voulu interroger Philippe Corcuff, membre du Conseil scientifique d’ATTAC France et de la Fédération anarchiste, et Aurélien Bernier, ancien militant d’ATTAC et auteur du très polémique La Gauche radicale est ses tabous (2014), que tout, sur cette question, semble opposer.
Philippe Corcuff
2 Avec son dernier ouvrage, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », octobre 2014), le sociologue Philippe Corcuff prolonge la réflexion qu’il avait entamée dans les colonnes du Monde libertaire six mois plus tôt : l’appel à la démondialisation, en ce qu’elle fétichise « l’État-nation comme principal cadre pour résister à la logique néolibérale du capitalisme », ne brouillerait-il pas tous les repères, en ces temps troubles ? Explications.
3 Dans ce livre, j’essaie de prendre la mesure globale de différents sites favorisant l’air du temps néoconservateur et la progression du « postfascisme » incarné par le Front national. La première partie commence à approfondir l’analogie avec les années 1930, en puisant dans des travaux sociologiques et historiques, afin de mieux saisir la portée des parentés entre idéologie « révolutionnaire conservatrice » et fascismes d’hier, d’une part, et idéologie néoconservatrice et « postfascisme » d’aujourd’hui, d’autre part. La deuxième partie ouvre les couvercles des marmites peu ragoûtantes d’une mangeaille idéologique néoconservatrice xénophobe-sexiste-homophobe-nationaliste en phase de cuisson en France aujourd’hui. Deux pôles sont identifiés : l’un, plutôt porté sur les propos à connotations antisémites (comme Alain Soral) ; l’autre, sur les interventions à connotations islamophobes et négrophobes (Éric Zemmour). La troisième partie s’intéresse à l’installation, à travers des écrits diversifiés (dont Élisabeth Lévy et Alain Finkielkraut), d’une tyrannie du « politiquement incorrect » dans les espaces publics, facilitant la progression des discours néoconservateurs et participant à détourner la critique sociale à leur profit. La quatrième partie s’arrête sur des ambiguïtés et des imprudences cultivées à gauche, productrices d’interférences dommageables avec le néoconservatisme. La cinquième et dernière partie explore la dynamique propre du Front national et les réponses qui pourraient lui être apportées d’un point de vue de gauche. Je m’arrêterai ici sur un morceau de la quatrième partie, consacrée à des auteurs (successivement Arnaud Montebourg, Emmanuel Todd, Frédéric Lordon, François Ruffin et Cédric Durand) qui contribuent à fétichiser la nation et à diaboliser l’Europe et le monde.
4 Un repli national périlleux dans le contexte de la montée d’un nationalisme xénophobe
5 Les auteurs dont je traite ne sont pas du tout amalgamés aux néoconservateurs xénophobes comme Zemmour et Soral. Ils sont bien envisagés comme des humanistes de gauche, mais je les qualifie de “désarmeurs imprudents” de la gauche (avec parfois d’inquiétants dérapages germanophobes, comme chez Montebourg, Todd ou Lordon). Je note leur insensibilité à ce que le sociologue Max Weber appelait une éthique de responsabilité, c’est-à-dire un souci du contexte dans lequel tombent leurs paroles et qui peut donner un sens différent, voire opposé, à leurs intentions initiales. Le danger, c’est, à partir d’un petit ruisseau de gauche, pourtant clairement arrimé à une vision républicaine de la nation et pas à sa version ethnicisante d’extrême droite, de participer à la dynamique du fleuve du repli national risquant de principalement profiter, dans le rapport des forces idéologiques, au « postfascisme ». Je crains que les tenants à gauche de la sortie de l’euro et du protectionnisme national ne jouent aux apprentis sorciers de manière incontrôlée, par rapport au contexte. Est-ce à dire qu’il ne faille même pas discuter des solutions « techniques » possibles dans le domaine de la politique économique, proposant des protections nationales et/ou un retrait de l’euro, de crainte de nourrir les adversaires des idéaux humanistes et démocratiques ? Non.
6 Il s’agit, encore une fois, d’éthique de responsabilité dans l’acception de Weber. Or, du fait des caractéristiques de la conjoncture idéologico-politique (en France et dans d’autres pays d’Europe), il me semble qu’on ne peut plus avancer des mesures nationales qui ne soient pas liées à un volet consistant de coopérations internationales.
7 Par exemple, il apparaît tout à fait envisageable d’explorer la sortie de l’euro comme une des hypothèses possibles, mais en dessinant alternativement une zone de solidarités renforcées entre des pays s’efforçant de décrocher des logiques néolibérales en Europe et ailleurs. Et/ou en faisant de la construction de mouvements sociaux européens et mondiaux un des axes principaux de l’action politique, en l’articulant avec des engagements locaux et nationaux.
Boussole cosmopolitique et explorations pragmatiques
8 A-t-on oublié un des axes de l’émancipation qui pourtant revient à chaque fois que l’on entonne L’Internationale, chanson phare du mouvement ouvrier écrite en 1871, au cœur de la Commune de Paris : « L’Internationale sera le genre humain » ? Est-ce que cela n’a pas encore davantage d’actualité dans un moment trouble comme le nôtre ? Le cosmopolitisme, entendu comme l’horizon d’émancipation de l’humanité à l’échelle mondiale, a encore plus un rôle de boussole dans la conjoncture. Bien sûr, l’Internationale ne sera pas à court terme, et même à moyen terme, le genre humain, mais nos engagements locaux, nationaux et internationaux ont à enrichir les connexions avec un horizon mondial d’émancipation, et non à les enrayer, ce que tendent à faire les plus récentes propositions sur ce plan de Montebourg, Todd, Lordon, Ruffin et Durand.
9 Pour cela, nous avons à inventer un pragmatisme imaginatif. Il ne s’agit donc ni de choisir le protectionnisme contre le libre-échange, ni le libre-échange contre le protectionnisme, mais plutôt de sortir de cette polarité par différents moyens. J’incite ceux qui mettent leurs espoirs dans des politiques publiques alternatives à partir des institutions existantes (ce qui n’est plus mon cas, mes réflexions et mes engagements libertaires m’ayant éloigné de cette perspective) à se saisir des différents niveaux de l’action (local-national-international) et de leurs contradictions, plutôt que de s’enfermer dans un seul niveau (le cadre national). J’appelle les militants des mouvements sociaux à déployer la mise en réseau des groupements d’individus solidaires du local au mondial, à développer des jumelages dynamiques (entre communes, mais aussi sections syndicales, associations, coopératives, AMAP, etc.), à préparer des grèves européennes et, au-delà, des marches internationales pour la dignité. J’invite le milieu associatif à donner une portée politique aux ressources cosmopolites (comme le bilinguisme, le maintien de liens familiaux et culturels, les échanges associatifs, etc.) présentes dans des classes populaires travaillées par plusieurs vagues d’immigration, comme l’a mis en évidence la sociologue Anne-Catherine Wagner [1]. Ce qui ouvre sur une cosmopolitique populaire, altermondialiste – et non pas démondialisatrice ou antimondialiste – comme un des outils principaux de la lutte contre la mondialisation capitaliste.
10 L’espace européen ne doit pas être abandonné comme un des lieux d’accrochage entre le local, le national et le mondial. Ainsi, Pierre Bourdieu se donnait « pour fin », dans les dernières années de sa vie, de lutter « pour la transformation démocratique des institutions profondément antidémocratiques [2] » de l’Europe.
11 Il défendait l’invention d’un « syndicalisme européen » en « rupture avec les particularismes nationaux, voire nationalistes, des traditions syndicales, toujours enfermées dans les limites des États [3] ». Il proposait de « développer en chaque citoyen les dispositions internationalistes qui sont désormais la condition de toutes les stratégies efficaces de résistance [4] ». Le contraire des tenants actuels du repli national à gauche. Est-ce que cet horizon cosmopoltique s’oppose à des formes de relocalisation de l’économie portées par des expériences alternatives ? Non, en tout cas si l’on s’efforce d’échapper, encore une fois, au manichéisme. On peut relocaliser l’économie pour des raisons cosmopolitiques de lutte mondiale contre les dérèglements climatiques et contre les pollutions. Et on peut relocaliser l’économie en développant des solidarités internationales. C’est fort différent de la logique de repli national et de dénigrement du Monde.
Quand le nationalisme de gauche capture l’internationalisme
12 Par rapport à ceux que j’ai évoqués jusqu’à présent, Aurélien Bernier, dans son livre La Gauche radicale et ses tabous, est un des rares à tenter d’accrocher stratégie nationale et « nouvelle coopération internationale [5] ». Cependant, cela s’effectue en mode mineur, car la réévaluation du protectionnisme national, la lutte contre « le tabou européen » et la mise en avant de « la souveraineté nationale » sont largement hégémoniques dans son discours, en ne faisant au final de la référence à l’internationalisme qu’une sorte de cerise sur un gâteau largement nationaliste.
13 Cela est appuyé par divers artifices nationalistes. Tout d’abord, il procède à une homogénéisation nationaliste fantaisiste de la progression électorale du FN depuis 1983 – « La cause principale de la montée de Jean-Marie Le Pen : la destruction de la souveraineté au profit de l’oligarchie financière [6] » – ce qui ne correspond pas aux connaissances acquises au sein de la science politique sur la diversité des intentions et des logiques sociales à l’œuvre dans ce vote [7]. Ensuite, il tend à confondre pour un temps indéterminé souveraineté populaire et souveraineté nationale : « L’exercice de la démocratie ne fonctionne aujourd’hui qu’au niveau national [8] ». Cela l’amène à idéaliser implicitement le fonctionnement démocratique dans les cadres nationaux existants et ayant existé. N’est-ce pas assimiler de manière erronée les régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques que nous connaissons, avec leurs fortes tendances oligarchiques, et l’exercice démocratique de la souveraineté populaire [9] ? Par ailleurs, il fige de manière essentialiste les peuples dans les cadres nationaux : « Il n’existe pas de peuple européen, encore moins de peuple mondial [10] ». Les peuples ne sont-ils pas aussi des processus, des mouvements ? Pourquoi récuser à l’avance l’émergence d’amorces de peuple européen et de peuple mondial ? Pourquoi ne pas explorer les possibilités d’une souveraineté populaire davantage dispatchée entre des niveaux locaux, nationaux, européens et mondiaux ?
14 Quant à la défense du protectionnisme national, elle n’est pas autant en rupture avec la mondialisation néolibérale que Bernier veut bien le dire. S’il s’agit, par exemple, de déshabiller Pedro (espagnol) pour habiller Pierre (français), dans le cadre de la compétition instable et aléatoire pour « gagner des parts de marché », n’est-ce pas justement le cadre même du néolibéralisme sur le plan mondial ? Comment s’offusquer, alors, que l’Espagne fasse de même dans la compétition, en essayant de déshabiller Pierre (français) pour rhabiller Pedro (espagnol) ? Qu’ont à gagner à terme, hors d’une « victoire » ponctuelle et réversible à la Pyrrhus dans tel ou tel secteur, les salariés français et espagnols à cette compétition entre intérêts nationaux sur un marché mondial capitaliste, arbitrée par la logique du profit ? N’a-t-on pas affaire, au bout du compte, à une lutte des « peuples » nationaux entre eux plutôt que la lutte des classes ? La forme historique de l’État-nation apparaît comme un dogme indépassable chez Bernier, l’empêchant de poser toute une série de questions importantes.
15 Enfin, les propositions de Bernier sont entourées par une rhétorique qui a des intersections avec la rebellitude néoconservatrice des Soral, Zemmour, Lévy et autres Finkielkraut. Le thème de la lutte contre « les tabous » apparaît typique de la pression actuelle du « politiquement incorrect » à la place du déploiement d’une critique sociale émancipatrice. Il peut y avoir quelque chose d’une pensée magique, quand on exhibe ainsi de prétendus « tabous ».
16 Automatiquement, ceux-ci vont apparaître suspects et vont doter leur critique d’une lucidité courageuse, bien avant d’avoir développé des arguments ou présenté des résultats d’enquête sur des faits. Une des grandes difficultés pour mettre en cause la logique du « politiquement incorrect », c’est la circularité qui tend à protéger des interrogations critiques cette tyrannie idéologique. Car, dans le cadre de son jeu d’évidences, la distanciation que je propose ici ne peut être inspirée que par le « politiquement correct », ce qui constitue un i ndice supplémentaire de sa puissance et de la nécessité de le combattre…
17 Ainsi passe en « loucedé » la progression d’un air du temps nationaliste, dont la composante gauche se présente comme une béquille du pôle néoconservateur !
Dangers et possibilités de « l’époque »
18 Le philosophe Maurice Merleau-Ponty orientait notre regard sur « l’époque » dans un beau texte de juillet 1948 : « L’époque, c’est notre temps traité sans respect, dans sa vérité insupportable, encore collé à nous, encore sensible au jugement humain qui le comprend et qui le change, interrogé, critiqué, interpellé, confus comme un visage que nous ne savons pas encore déchiffrer, mais comme un visage aussi gonflé de possibles [11]. »
19 Dans l’indépassable incertitude, le flou et les confusions, nous avons à nous coltiner un enjeu difficile : comment penser et agir de telle façon que « le côté obscur de la force » néoconservatrice et « postfasciste » ne gâche pas les potentialités émancipatrices de « l’époque » ? Si les réponses à inventer ne peuvent être que tâtonnantes, expérimentales, partielles et coopératives, l’identification de l’impasse du repli national à gauche constitue un repère important pour entamer ces cheminements.
Aurélien Bernier
20 La réflexion que vous engagez depuis quelques années fait débat au sein du mouvement social, notamment dans les cercles altermondialistes, trotskistes et anarchistes. Vous vous positionnez pour une « réhabilitation de l’État » et de la Nation. À quelles fins ?
21 C’est une position tout à fait pragmatique. Je ne suis pas un fétichiste de la Nation ou de l’État. Mais il faut bien comprendre l’histoire récente de la mondialisation. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les grandes puissances capitalistes ont été traumatisées par les avancées sociales du Conseil national de la résistance en France, ou des travaillistes britanniques. Dès lors, il fallait impérativement les défaire et empêcher que cela puisse un jour se reproduire. La stratégie utilisée fut celle de la supranationalité : déconnecter l’espace de la décision politique et l’espace de l’expression démocratique pour affaiblir les États.
22 Quand je dis « affaiblir les États », il faut bien comprendre : détruire le pouvoir que le peuple pourrait avoir au niveau national, sans le remplacer, évidemment, par une démocratie supranationale. On a donc construit la Communauté européenne, devenue Union européenne, avec un droit supranational. On a construit, avec le GATT puis l’OMC, une législation commerciale qui impose le libre-échange, avec un tribunal d’arbitrage. Il ne peut donc plus y avoir de débats et de décisions vraiment démocratiques dans ce cadre.
23 Pour mettre fin à ce scandale, il y a deux solutions : réformer l’OMC et l’Union européenne, ou bien restaurer la primauté du cadre national. Je ne crois plus, à court terme, à la première solution, et je milite donc pour la seconde.
24 Mais vous connaissez les analyses en la matière : côté communiste, Marx appelle au dépérissement de l’État, Lénine écrit qu’il faut le « démolir » et Besancenot fait entendre qu’il « maintient notre exploitation » en tant qu’« instrument de domination de classe le plus redoutable qui soit » ; côté anarchiste, Bakounine le définit comme « l’exploitation politiquement organisée de la majorité par une minorité » et Gaston Leval note que le socialisme est « incompatible » avec l’État. Comment abordez-vous cette querelle théorique et, donc, pratique ?
25 Lénine, Marx ou Bakounine n’ont pas connu l’OMC ou l’Union européenne ! Ils n’ont pas connu le chantage aux délocalisations permis par le libre-échange ! Ils n’ont pas connu la spéculation à haute fréquence permise par les progrès de l’informatique et la dérégulation de la finance ! Leur apport théorique, comme n’importe quelle production intellectuelle, est lié à une époque. Il est donc très dangereux d’en faire une vérité définitive, comme le fait Olivier Besancenot.
26 L’État est un outil que les citoyens se donnent pour faire fonctionner la société. Si le NPA se présente aux élections nationales, c’est que, comme le Front de Gauche, il pense pouvoir le transformer. Et il a raison. Je crois que la gauche radicale, si elle acceptait de restaurer une souveraineté nationale, pourrait, et devrait, changer la nature de l’État. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les résistances terribles auxquelles nous devrions faire face de la part des grandes puissances financières.
27 Vous estimez, dans votre dernier ouvrage, que cet abandon de la question nationale à la gauche radicale a fait le jeu du Front national. Et si vous rappelez que ce parti est « plus dangereux que jamais », vous refusez pourtant « l’antilepénisation des esprits ». C’est-à-dire ?
28 Ce que j’ai appelé « l’antilepénisation des esprits » est une maladie de la gauche radicale, qui consiste à dire systématiquement l’inverse du Front national, par principe. Si le Front national dit qu’il faut du protectionnisme, une partie de la gauche dira qu’il est stupide et dangereux de contrôler les flux de marchandises.
29 Même chose pour l’euro : si le FN veut un retour aux monnaies nationales, ces mêmes personnes défendront la monnaie unique avec une totale mauvaise foi.
30 Ce n’est plus de la réflexion, c’est une réaction allergique ! Or, la mondialisation s’est faite sur la dérégulation, et nous devons réguler à nouveau.
31 Cette régulation doit être commerciale, financière, monétaire. Et il n’y a rien de « rouge-brun » dans le fait de défendre du protectionnisme ou la sortie de l’euro, car l’objectif politique poursuivi par la gauche radicale est à l’exact opposé de celui du Front national : il s’agit d’en finir avec le capitalisme.
32 Vous pensez que le FN mène en effet un double jeu : il n’aurait pas le même discours en public et dans ses programmes, sur la question européenne…
33 Lorsque Marine Le Pen s’exprime dans les médias, on a l’impression qu’elle est prête à tout, immédiatement, pour restaurer la souveraineté nationale. C’est pour cette raison que son discours est aussi convaincant pour les premières victimes de la mondialisation, que sont les classes populaires. Mais quand on lit le programme du Front national, on constate qu’il propose une sortie concertée de l’euro (à plusieurs pays) et qu’il ne se dit pas prêt à modifier la Constitution française pour mettre fin à la primauté du droit européen – ce qui est la condition indispensable à toute désobéissance européenne. Ce qui sauve le Front national, c’est que plus personne ne lit les programmes politiques dans le détail, et qu’ils donnent l’impression (à tort) d’être au summum de la radicalité en matière de rupture avec l’Union européenne et la mondialisation.
34 Le FN se targue d’être un parti « antisystème » – Marine Le Pen s’est même présentée, lors d’une d’une émission de télévision, comme une « révolutionnaire ». Vous écrivez dans un article que cette formation politique n’œuvre en réalité « qu’à protéger le capitalisme français ». Vous ne croyez pas à son virage, hostile, pour reprendre les formules de sa présidente, aux « banksters » et au « fascisme doré » ?
35 Pas du tout. Marine Le Pen attaque ce qu’elle présente comme étant des excès du capitalisme, qu’elle impute à un capitalisme « supranational », ce qu’il faut traduire chez elle par « étranger ». Mais tout le projet porté par Marine Le Pen consiste à préserver les intérêts du capitalisme français, et à redresser sa compétitivité dans la concurrence internationale. Marine Le Pen s’attaque aux « multinationales », aux « financiers apatrides », mais elle oublie de préciser que Total, la Société générale ou Carrefour sont des multinationales bien françaises, dont les comportements n’ont rien à envier aux grands groupes américains ou britanniques. Que compte-t-elle faire ? Les démanteler ? Les obliger à changer leurs méthodes dans les pays en développement qu’elles exploitent ? Pas du tout. Elle aspire au contraire à faire grimper leurs profits pour redistribuer quelques miettes aux salariés et acheter ainsi la paix sociale. Elle cherche à en finir avec la lutte des classes et à lui substituer une prétendue cause commune : celle de « l’intérêt national ». C’est cela qu’il faut combattre dans son projet, et non le protectionnisme ou la sortie de l’euro !
36 Dans un précédent livre, Désobéissons à l’Union européenne, vous affirmez qu’il faut « quitter la zone euro ». Emmanuel Todd a déclaré qu’« une sortie de l’euro provoquerait certes une désorganisation temporaire mais, surtout, des effets économiques bénéfiques et rapides, avec en prime une révolution sociale, le nettoyage d’élites mal formées, vieillissantes, archaïques, quelque chose de comparable à ce qui s’est passé en 1945 ». Vous confirmez ?
37 C’est une vision très optimiste, et je n’y adhère pas vraiment. D’ailleurs, il y a de plus en plus de gens de droite qui soutiennent la sortie de l’euro, sans vouloir le moins du monde une révolution sociale. Ce qui produirait des effets rapides et révolutionnaires, c’est de restaurer la primauté du droit national et de mener un vrai programme de gauche : contrôle et taxation des capitaux, redistribution, expropriation des grands actionnaires et socialisation de plusieurs secteurs d’activité (dont les banques et les assurances), mesures fortes de solidarité internationale… Dans la vision de gauche radicale qui est la mienne, la sortie de l’euro est une condition nécessaire, mais qui est loin d’être suffisante.
38 Parmi les « tabous » que vous voulez soulever, il y a le protectionnisme – accusé de repli frileux, identitaire et xénophobe. Le NPA assure que « ça va juste renforcer le pouvoir des capitalistes et des actionnaires, dresser les travailleurs les uns contre les autres », et Lutte ouvrière explique qu’il faut le « combattre ». Qu’avez-vous à dire pour sa défense ?
39 Évidemment, si François Hollande ou l’Union européenne se mettaient à faire du protectionnisme, ce serait le cas. Mais, encore une fois, « mon » protectionnisme n’a rien à voir : il n’est qu’un outil pour pouvoir mener d’autres politiques. Si vous devez restaurer une maison en ruines et que vous n’avez qu’un marteau à votre disposition, vous ne pourrez rien faire. Mais si vous n’avez pas de marteau, vous serez également coincé. Là, c’est la même chose. Le protectionnisme a deux fonctions : empêcher les délocalisations (puis relocaliser) et empêcher la fuite des capitaux. Mais ces mesures de régulation doivent toucher les grandes puissances industrielles et financières, et pas les peuples des pays étrangers. Il faut donc « démondialiser » grâce à ce protectionnisme et, en parallèle, lancer un vrai programme de coopération internationale. Dirigé par la gauche radicale, l’État français annulerait la dette des pays pauvres, investirait en Grèce, en Espagne, au Portugal, pour les aider à sortir de la crise, aiderait les pays africains à développer une industrie pharmaceutique indépendante…
40 L’équation « protectionnisme = repli » est, là encore, une réaction allergique. Quand on prend le temps de réfléchir, on comprend que le protectionnisme n’est qu’un outil, et qu’il peut être utilisé contre les autres peuples (c’est le protectionnisme de droite) ou contre les capitalistes (c’est « mon » protectionnisme).
41 La Gauche radicale et ses tabous entend expliquer le succès du Front national pour les raisons que nous avons évoquées. Mais vous ne parlez pas de ce qui constitue l’un des noyaux durs de cette mouvance : son obsession de « l’immigration », de la « délinquance » et de « l’islamisation ». Pensez-vous que le gros de ses électeurs soit avant tout mû par le protectionnisme, l’euro et la souveraineté populaire ?
42 Ce n’est pas ce que j’ai écrit, même si je n’ai sans doute pas été assez clair à ce sujet. Après la trahison du Parti socialiste en 1982-1983, le Front national a très vite atteint 15 % des voix à la présidentielle (1988), et il l’a fait grâce à son discours sur l’immigration, l’insécurité, le « tous pourris ». À cette époque, il tenait une ligne tout à fait ultralibérale et pro-européenne. Je cite dans mon livre le tract de Jean-Marie Le Pen en 1988 qui explique que la construction européenne est une chance qui va permettre de moderniser l’État français, de le libéraliser. Puis, en 1992, arrive le traité de Maastricht, qui accélère brutalement la mondialisation ultralibérale en Europe, et qui est défendu tant par les socialistes que par la droite et les médias dominants. Le Front national comprend alors qu’il a bien plus à gagner à devenir anti-mondialiste qu’à continuer à tenir les positions de Reagan ou Thatcher.
43 Il fait donc un virage idéologique incroyable. Le résultat est perceptible très rapidement : dès la présidentielle de 1995, le FN commence à gagner des voix dans des zones géographiques où, jusque-là, personne ne votait pour lui. Il débute sa conquête de cette partie de l’électorat ouvrier qui votait à gauche.
44 Aujourd’hui, Marine Le Pen achève cette transformation, en allant bien plus loin dans le discours « social ». Je ne dis donc pas que l’immigration, la délinquance et l’islam n’expliquent plus le vote Front national. Je dis que la progression actuelle du Front national est due à son positionnement « antisystème », anti-mondialisation, et que le protectionnisme et la sortie de l’euro en sont les deux ressorts principaux.
45 Dans un débat qui vous opposait au philosophe Alain Badiou, ce dernier, après avoir rappelé que « les prolétaires n’ont pas de patrie », en appelait à une « mondialisation émancipatrice ». Vous prônez, quant à vous, une « démondialisation » afin de « rendre le pouvoir aux peuples ». Un « autre monde » ne serait donc plus possible ?
46 Si, bien sûr. Finalement, la seule divergence entre Alain Badiou et moi-même concerne la méthode. Il pense que la transformation de l’État est impossible, que la gauche radicale ne parviendra pas au pouvoir, et que la seule solution est donc de mener des luttes sociales qui convergeraient à l’international.
47 À l’inverse, je pense que la gauche radicale peut gagner si elle redonne l’espoir du changement, et, pour cela, il lui faut un programme de rupture concrète. Je crois ensuite qu’elle peut changer la nature actuelle de l’État, mener des politiques de gauche, et servir de point d’appui aux mouvements sociaux dans d’autres pays pour générer d’autres prises de pouvoir de la gauche radicale. C’est de cette façon que nous construirons cet « autre monde » : par un effet domino.
48 La notion de « souveraineté » fait controverse, puisqu’elle est portée, le plus souvent, par des figures comme Marine Le Pen, Dupont-Aignan ou de Villiers. Vous tenez pourtant, à l’instar de Frédéric Lordon, à la défendre dans une perspective socialiste : qu’entendez-vous par là ?
49 Les souverainistes de droite ou d’extrême droite défendent seulement la souveraineté nationale. Mais cette souveraineté nationale peut très bien déboucher sur un système oligarchique, et bien des périodes de l’Histoire le montrent. Frédéric Lordon et moi défendons la souveraineté populaire, qui est tout à fait autre chose. La souveraineté nationale est la condition nécessaire mais non suffisante à la souveraineté du peuple.
50 Il faut recouvrer la souveraineté nationale en démondialisant, mais aussi changer les institutions nationales pour avoir une véritable démocratie : redonner le pouvoir au Parlement, s’appuyer sur le référendum, avoir des mandats limités et révocables… Il faut également imposer, par la loi, la démocratie dans l’entreprise.
51 À ce sujet, la droite et l’extrême droite sont évidemment muettes.
52 L’idéal internationaliste semble vous être cher. Quelle forme devrait-il prendre, à vos yeux ?
53 L’internationalisme dans le discours de la gauche radicale n’est plus qu’un mot. Il y a une véritable lacune théorique et programmatique à ce sujet. Comment le Front de gauche ou le NPA, une fois au pouvoir, s’y prendraient pour passer d’une politique française clairement impérialiste à une politique de coopération ? Personne ne répond à ce problème. Or, ce n’est pas simple.
54 Actuellement, de façon schématique, nous exportons des armes et des services financiers pour payer nos importations d’énergies fossiles. Nos multinationales exploitent les pays du Sud de façon scandaleuse. Comment changer cela ? Je pense qu’il faut à la fois apporter des réponses commerciales et politiques. Il faut remplacer les exportations d’armes par d’autres choses : des produits utiles aux populations, des connaissances, des services de santé, d’éducation, de la recherche, des investissements… Il faut également exproprier les multinationales françaises. Une fois nationalisées, nous pourrons les utiliser pour mener d’autres politiques et véritablement coopérer.
55 Vous redoutez, sauf sursaut, la disparition de la gauche radicale. Craignez-vous le pire ou pensez-vous qu’il soit encore possible de construire une autre alternative ?
56 Je suis encore optimiste, mais le temps presse. La gauche radicale est en train de sortir de ce formatage idéologique qui la poussait à refuser, par principe, toute rupture nationale. À présent, elle doit aussi assumer une rupture claire avec les sociaux-démocrates.
57 Et, bien sûr, les deux sujets sont liés : si le PCF veut continuer à s’allier au Parti socialiste à certaines élections locales, il doit être fréquentable et il ne peut pas prôner la sortie de l’euro ou la primauté du droit national. Il faut donc choisir. Mais je pense que la gauche radicale viendra sur mes positions et celles de Frédéric Lordon, car elle n’aura pas le choix : elle devra assumer la démondialisation pour être crédible.
58 Vous apportez un soutien critique au Front de Gauche et espérez son accession au pouvoir. En admettant qu’il y parvienne, pensez-vous réellement qu’il aurait la possibilité d’appliquer son programme ? On se souvient du virage de Mitterrand, élu sur un programme de rupture avec le grand capital, en 1983. Ou, plus récemment, d’Arnaud Montebourg…
59 Le discours anticapitaliste de François Mitterrand était de la pure stratégie. On ne peut pas dire que ce sont les pressions internationales qui ont fait échouer ce programme, c’est plutôt le manque de courage des dirigeants socialistes de l’époque.
60 Par exemple, les nationalisations de 1982 n’étaient pas « de gauche », encore moins anticapitalistes. Il s’agissait seulement de sauver quelques entreprises stratégiques, de les relancer dans la concurrence internationale, tout en laissant aux dirigeants une complète autonomie de gestion. C’était du redressement économique, pas du socialisme !
61 S’il avait voulu mener une vraie politique de gauche, Mitterrand aurait dû sortir du système monétaire européen, mettre en place du protectionnisme, définir une politique industrielle de reconquête du marché intérieur, contrôler strictement les mouvements de capitaux…
62 Or, il a fait tout l’inverse, avec l’appui de Jacques Delors. En ce qui concerne Arnaud Montebourg, par charité, je préfère ne pas en parler… L’échec du Parti socialiste des années 1980 est souvent utilisé pour donner raison à Margaret Thatcher : il n’y aurait “pas d’alternative”. Le retournement de Montebourg sera analysé de la même manière. Mais l’explication est tout autre. C’est parce que les dirigeants socialistes des années 1980 ont manqué de courage qu’ils ont échoué. C’est parce que François Hollande et Manuel Valls n’ont plus rien de socialiste qu’ils échouent aujourd’hui.
63 La seule leçon qu’il faut en tirer, c’est qu’une politique de gauche ne peut pas se faire à moitié.
Notes
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[1]
Voir A.-C. Wagner, Les Classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2007, pp. 76-83.
-
[2]
P. Bourdieu, Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 11.
-
[3]
Ibid., p. 18.
-
[4]
Ibid., p. 20.
-
[5]
A. Bernier, La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Paris, Seuil, 2014, pp. 129-132.
-
[6]
Ibid., p. 11.
-
[7]
Voir, entre autres, J. Le Bohec, Sociologie du phénomène Le Pen, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2005, et Marine Turchi, « En finir avec les idées reçues sur le “FN, parti des ouvriers” », Mediapart, 26 février 2014, [http://www.mediapart.fr/journal/france/260214/en-finir-avec-les-idees-recues-sur-le-fn-parti-des-ouvriers].
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[8]
A. Bernier, op. cit., p. 129.
-
[9]
Voir P. Corcuff, « Nos prétendues “démocraties” en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site libertaire Grand Angle, 5 mai 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/nos-pretendues-democraties-en-questions-libertaires-philippe-corcuff/].
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[10]
A. Bernier, op. cit., p. 129.
-
[11]
M. Merleau-Ponty, « Complicité objective » (1ère édition : juillet 1948), repris dans Parcours. 1935-1951, Verdier, 1997, p. 113.