Couverture de BALKA_013

Article de revue

Les compositeurs serbes et le nationalisme musical. L’évolution des approches créatrices aux XIXe et XXe siècles

Pages 125 à 144

Notes

  • [1]
    1  Le premier orchestre était La troupe princière serbe (Kragujevac, 1831). La première chorale était La chorale ecclésiastique serbe de Pančevo, fondée en 1838 dans cette ville voisine de la frontière sud de l’Autriche-Hongrie, et en Serbie La première chorale belgradoise (1853) qui existe toujours. Parmi les premières institutions, on trouve le théâtre national de Belgrade dans lequel se jouaient les « pièces avec chants » et les opéras (1868) ainsi que l’école nationale de musique (1899).
  • [2]
    2  R. Pejović, Critiques, articles et publications spéciales de l’Histoire de la musique serbe (1825-1918), Faculté de musique, Belgrade, 1994, p. 39.
  • [3]
    3  Ibid., p. 161.
  • [4]
    4  Moins de Serbes ont vécu dans le royaume de Serbie que dans les empires voisins, turc et austro-hongrois.
  • [5]
    5  Stevan Hristić et Milenko Paunović à Leipzig, Milenko Živković à Leipzig et à Paris, Stanislav Binički et Miloje Milojević à Munich, Kosta Manojlović à Munich et à Oxford, Bozidar Joksimovic et Petar Konjovic à Prague, Petar Krstić à Vienne, Isidor Bajić à Budapest, Sava Selesković à Stuttgart, Genève et Paris, Josip Slavenski à Budapest et Prague, Marko Tajčević à Prague et Vienne.
  • [6]
    6  M. Milojević, « L’idéologie artistique de Stevan Mokranjac », Le messager littéraire serbe, LIII, n. 3, p. 201.
  • [7]
    7  Voir P. Konjović, Stevan St. Mokranjac, Novi Sad, 1984 (première édition : Belgrade, 1956) pp. 44-47.
  • [8]
    8  Ibid., p. 44.
  • [9]
    9  Ibid., p. 48. Voir aussi : M. Milojević, « La personnalité artistique de Stevan St. Mokranjac », in : Études et articles en musique, livre I, Belgrade, 1962, p. 9.
  • [10]
    10  Cette opinion est défendue par Petar Bingulac dans Stevan Mokranjac et ses Bouquets, Écrits sur la musique, Belgrade, 1988, pp. 99-100.
  • [11]
    11  Voir M. Milojević, Le folklore dans la musique. Son importance culturelle et artistique, Études et articles en musique, livre I, Belgrade, 1926, p. 137.
  • [12]
    12  Un exemple parmi beaucoup d’autres : M. Milojević, « La musique moderne chez les Yougoslaves », Le messager littéraire serbe, vol. 47 (1936), fasc. 5, p. 350.
  • [13]
    13  Voir P. Konjović, « Débats sur « Kostana « », Le livre de la musique serbe et slave, Novi Sad, 1947, p. 109. (« Mon œuvre Kostana prouve que le folklore des Slaves du Sud est capable d’apporter de l’exotisme, un fort caractère par une musique pure, des conceptions artistiques et un langage accessible »).
  • [14]
    14  P. Konjović, « Deux courants dans la musique slave », Le livre de la musique, Novi Sad, 1947, p. 122.
  • [15]
    15  « Il est incontestable que l’importance de la musique nationale est en bas de l’échelle des valeurs artistiques si nous l’estimons par rapport aux critères artistiques généraux. Elle a une physionomie individuelle ou sociale mais n’a pas de portée universelle. », tiré de M. Milojević, Du nationalisme musical, Études et articles en musique, livre III, Belgrade, 1933, p. 36.
  • [16]
    16  J. Bandur, « Comment j’ai vécu la musique tchèque », Le messager musical, 8/9 (1938), p. 170.
  • [17]
    17  S. Hristić, « De la musique nationale », Étoile, n. 5, Belgrade, 1912, p. 316-317.
  • [18]
    18  Josip Slavenski (1896-1955), compositeur croate arrivé jeune à Belgrade (1925) où il vécut jusqu’à sa mort. C’est un exemple des compositeurs qui appartiennent à l’Histoire de la musique croate et serbe.
  • [19]
    19  Le Zagorje est une région de Croatie faisant partie à l’époque de l’Autriche-Hongrie.
  • [20]
    20  Voir la réponse de Kosta Manojlović à l’enquête sur le nationalisme musical dans la revue Musique, 1928, cahiers 5 et 6, pp. 154-155 et l’article de M. Milojević, « «Morana» , opéra de Gotovac », Études et articles en musique, livre II, Belgrade, 1933, p. 88.
  • [21]
    21  Cela s’applique aux plus jeunes compositeurs, les membres de la « génération de Prague », nés autour des années 1910.
  • [22]
    22  Balkanophonie se compose de : Danse serbe, Chant albanais, Danse turque, Chant grec, Danse roumaine, Mon Chant (de Medjumurje, région natale du compositeur) et Danse bulgare.
  • [23]
    23  Les quatre danses balkaniques se composent de : Kokonješće, Prespanka, Užičanka et Teskoto.
  • [24]
    24  Tajčević n’a pas précisé l’origine exacte de ces danses, mais nous pouvons aisément la deviner.
  • [25]
    25  À propos de « l’expression artistique balkanique », voir : N. Mosusova, « Das balkaniche Element in der südslawischen Kunstmusik », Balcanica, VIII (1977), pp. 779-785.
  • [26]
    26  Nom d’un mouvement d’avant-garde yougoslave issu du futurisme.
  • [27]
    27  Voir à ce propos : M. Milin, « Les tons de la complainte, de la mélancolie et de la nature sauvage – rébellion zénithiste et musique », Musicologie, n. 5 (2005), pp. 131-144.
  • [28]
    28  M. Milojević, « Regards sur la musique. Pour l’idée de l’art et le patriotisme dans l’art en Serbie. A l’occasion du concert de Lisinski, Opus et Gusla », Le messager littéraire serbe, 1935, livre 45, cahier 11, p. 66. 29 31
  • [29]
    29  Tiré de V. Peričić, Les créateurs de musique en Serbie, Belgrade, 1969, p. 487.
  • [30]
    30  L’emploi du terme « primitivisme » était répandu dans l’entre-deux-guerres chez les artistes et les compositeurs serbes. Par ce terme, ils désignaient un style artistique basé sur la simplicité, la modalité, l’archaïsation et qui s’opposait consciemment aux chromatismes raffinés et aux fluidités impressionnistes typiques de la musique occidentale des premières décennies du XXe siècle. Milojević, par exemple, considérait l’opéra Morana du compositeur croate J. Gotovac comme primitiviste (Morana, opéra de Gotovac, Etudes et articles de musique, livre II, Belgrade, 1933, p. 89). Dans le même article (p. 91), il écrit que ce terme peut être interprété de deux manières : il désigne soit l’impuissance de création d’un compositeur, soit le talent et le savoir-faire d’un compositeur qui a adopté « le style primitiviste ». Dans le deuxième cas de figure, le résultat est pleinement artistique. Ce terme est lié au terme « naturalisme » que K. Manojlović utilise pour qualifier les œuvres de J. Slavenski, en parlant des « capacités naturalistes » de cet auteur. Voir son article : « Josip Slavenski », La société de musique « Stanković », n. 7 (1930), p. 127 et M. Milojević, « De la musique serbe avec un regard particulier sur les courants modernes », Le messager littéraire serbe, 1936, livre 48, cahier 7, p. 509. Dans cet article, Milojević écrit que « l’idée nationale a mûri et se rapproche de plus en plus du naturalisme. Ce naturalisme est parfois sauvagement gauchiste, parfois plus calme, plus stylisé et utilisé dans les reprises de chants populaires (Konjović, Manojlović, Živković, Bingulac, Pascan) ».
  • [31]
    31  P. Konjović, « Deux courants dans la musique slave », in : Le livre de la musique, Novi Sad, 1947, pp. 117-126.
  • [32]
    32  P. Konjović, « Les influences entre la musique populaire et la musique sacrée », in : Le livre de la musique, Belgrade, 1947, p. 36.
  • [33]
    33  Srevan Hristić a distingué le nationalisme descriptif du nationalisme psychologique (voir : « De la musique nationale », Étoile, 1912) et Miloje Milojević a écrit sur les courants subjectivistes et folkloristes dans la musique nationale (voir : « L’idéologie artistique de Stevan Mokranjac », L’association littéraire serbe, Belgrade, 1938, pp. 192-201).
  • [34]
    34  Ibid.
  • [35]
    35  M. Milojević, « Regards sur la musique. Pour l’art et le patriotisme dans l’art en Serbie. A l’occasion du concert de Lisinski, Opus et Gusla », Le messager littéraire serbe, 1935, livre 45, cahier II, p. 63-64.
  • [36]
    36  M. Milojević, « Du nationalisme dans l’art musical », Musique slave, 3 (1940), p. 17.
  • [37]
    37  Voir : P. Bingulac, Stevan Mokranjac et ses bouquets, Les écrits sur la musique, Belgrade, 1988, p. 94-122, (première édition : 1956) ; N. Mosusova, « La place de Stevan Mokranjac dans les écoles nationales de musique européenne », in : Recueil d’études sur Stevan Mokranjac, Belgrade, 1971, pp. 111-135, (surtout les pages 112-115) ; V. Peričić, « Stevan Mokranjac », in : Œuvres réunies de Stevan Mokanjac, Belgrade, 1992, pp. XX-XXIII ; D. Despić, « Langage harmonique et la factura chorale dans les œuvres de Mokranjac », Œuvres réunies de Stevan Mokranjac, livre X, Belgrade, 1999, pp. 141-200.
  • [38]
    38  P. Krstić, « De l’harmonisation des mélodies populaires », Le messager musical, n. 5 (1922), p. 2.
  • [39]
    39  À propos de l’harmonisation de l’achèvement au deuxième degré de la gamme, voir : K. Babić, « Les quintes de Mokranjac », in : Recueil d’études sur Stevan Mokranjac, Belgrade, 1971, pp. 153-157.
  • [40]
    40  Voir N. Mosusova, L’influence des éléments folkloriques sur la structure du romantisme dans la musique serbe (Thèse de doctorat), Ljubljana, 1971, pp. 79-81 ; N. Mosusova, « Das balkanische Element in der südslawischen Kunstmusik », Balcanica, VIII (1977), pp. 779-785 ; D. Despić, « Le langage harmonique et la factura chorale dans les œuvres de Mokranjac », in : Œuvres réunies de Stevan Mokranjac, Belgrade, 1999, pp. 161-166.
  • [41]
    41  N. Mosusova, « Die modale Harmonik in den Werken jugoslawicher Komponisten », Kolloquium Probleme der Modalität, Brno, 1988, pp. 95-99.
  • [42]
    42  À propos de la technique d’harmonisation des chants populaires, voir : N. Mosusova, « L’approche du folklore de Milojevic dans son opus tardif », Le compositeur Miloje Milojević, Belgrade, 1998, pp. 178-193.
  • [43]
    43  Božidar Joksimović a écrit sur « les fatales influences étrangères ». Voir : R. Pejović, Essais et critiques musicales à Belgrade (1919-1941), Belgrade, 1999, p. 165.
  • [44]
    44  Voir P. Konjović, « L’influence entre la musique populaire et la musique sacrée », in : Le livre de la musique, Belgrade, 1947, p. 30.
  • [45]
    45  D’après Konjović, le Xe « bouquet » de Mokranjac était « un idéal de pureté » dans la musique populaire (ibi d., p. 35).
  • [46]
    46  P. Konjović, « Débats sur « Kostana» », art. cit., p. 109.
  • [47]
    47  Ibid., p. 108.
  • [48]
    48  Z., « M. Stevan K. Hristić à propos de soi », Le messager musical, n. 4 (avril 1933), p. 78-80. Sur la façon dont M. Milojevic cite les chants populaires, voir : N. Mosusova, L’approche du folklore de Milojević dans son opus tardif, Le compositeur Miloje Milojević, Belgrade, 1998, pp. 182-183, 186.
  • [49]
    49  S. Djurić-Klajn, « Les chemins de notre courant moderne », Le messager musical, n 1 (janvier 1938), pp. 7-8.
  • [50]
    50  Voir M. Milin, « L’application du folklore dans la musique serbe après la Seconde Guerre mondiale », in : Le folklore et sa transposition artistique, Belgrade, 1987, pp. 205-218. Idem., Le traditionnel et le moderne dans la musique serbe après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), Belgrade, 1998.
  • [51]
    51  Mot venu du perse, « la tour des crânes » est l’effroyable monument de la barbarie ottomane près de Niš (sud de la Serbie) que les Turcs ont érigé avec des crânes de soldats serbes morts en 1809 lors du siège de la ville.
  • [52]
    52  Le sentiment national (nationaliste) était présent dans la sphère de la musique pop et pop folk serbe qui ne fait pas partie de notre sphère d’intérêt.
  • [53]
    53  La musique religieuse était complètement marginalisée durant la période communiste de Tito et l’intérêt pour ce genre musical n’a été ravivé qu’après sa mort en 1980.
  • [54]
    54  T. W. Adorno, Filozofija nove muzike (La philosophie de la nouvelle musique), Belgrade, 1961, p. 61.

1 La position géographique spécifique des Serbes, aux confins de deux empires, l’empire ottoman et l’empire habsbourgeois entre le XVe et le XXe siècle, a été déterminante pour leur destin historique. Le « long » XIXe siècle surtout, entre 1804, l’année des premiers grands soulèvements contre les Turcs, et 1914, lors de la résistance face à l’Autriche-Hongrie. Tandis qu’une partie des Serbes vivait soumise à l’autorité ottomane, l’autre partie était intégrée dans les structures sociales développées de la monarchie austro-hongroise. Ce deuxième fait, l’engagement patriotique des Serbes de Voïvodine (région du sud de la Hongrie, faisant partie de la Serbie depuis 1918) et de ceux des grandes villes importantes telles que Vienne ou Budapest, ponts culturels entre les compatriotes du sud de la Save et du Danube a contribué à une modernisation relativement rapide de l’État serbe au cours de son émancipation progressive du pouvoir turc. Cet engagement a été couronné par la proclamation de l’État serbe comme royaume indépendant au Congrès de Berlin en 1878. Les gardiens de l’identité nationale serbe durant les longs siècles d’esclavage, l’église orthodoxe serbe et la tradition populaire ont représenté les fondements pour l’établissement de la culture moderne dans ce jeune État indépendant. De ce fait, la volonté des compositeurs serbes de la deuxième moitié du XIXe et des premières décennies du XXe siècle apparaît comme naturelle. Ils voulaient donner forme à leur propre musique à partir du folklore musical local, une tradition encore vivante à l’époque, en suivant l’exemple des représentants nationaux des écoles européennes (slaves en premier lieu).

2 Les phases de développement dans le rapport des compositeurs serbes avec la tradition musicale du pays en tant que base de création coïncident dans l’ensemble avec celles des autres écoles nationales tout en conservant leurs particularités propres. Les événements marquants de ce processus jusqu’à 1914 ont chronologiquement été les suivants :

3 — L’apparition des premières partitions de chants populaires serbes dans Le recueil de chants populaires publié par le grand ethnographe et réformateur linguistique Vuk Karadzic (Vienne, 1815). Six mélodies ont été notées et harmonisées par le musicien polonais Franciszek Mirecki à partir des chants interprétés par Vuk Karadzic.

4 — Emanuil Kolarović de Sremski Karlovci (Voïvodine) note une centaine de chansons populaires serbes et en publie dix dans la revue Annales de la Matica Srpska (Novi Sad, IV, 1828).

5 — Josif Slezinger, musicien originaire de Voïvodine et chef de l’orchestre serbe du prince Milos dans la capitale de Kragujevac (de 1831), et dans la nouvelle capitale de Belgrade (après 1839), harmonise un grand nombre de chants populaires serbes, surtout pour voix et guitare. Il compose également des airs pour les « pièces avec chants », genre théâtral qui connaît un grand succès à l’époque.

6 — Alojz Kalauz, musicien autrichien venu vivre en Serbie, publie Les chants serbes pour piano (Vienne, 1850 et 1852) et beaucoup d’arrangements de chants populaires qu’il a recueillis en voyageant en Serbie et en Voïvodine. Dans sa préface, il explique quels étaient ses critères de choix de chants et rappelle les différences qui existent entre les chants de la ville et ceux de la campagne, entre les chants anciens et les chants récents ayant reçu une influence étrangère.

7 — Kornelije Stanković, compositeur serbe de Budapest ayant d’abord étudié la musique dans sa ville natale, puis à Vienne, publie les Chants populaires serbes en trois tomes (Vienne, 1859-1863). Les harmonisations des chants qu’il a recueillis lors de ses voyages en Serbie ont été écrites pour voix et piano, pour piano seul ou bien pour chœur. Nikolaï Rimski-Korsakov s’était servi de ces recueils pour sa Fantaisie des chants populaires serbes pour orchestre. Stanković compose des œuvres de salon virtuoses pour piano à partir de chants populaires.

8 — Davorin Jenko, d’origine slovène, compose des ouvertures pour les « pièces avec chants » basées sur des chants populaires. Elles sont considérées comme exemplaires lorsque l’on parle de « style national ». Cela s’applique tout particulièrement aux ouvertures Vračara (1882) et Djido (1892).

9 — Outre ses arrangements de chants populaires pour voix ou piano, Josif Marinković compose onze « rondes », onze suites pour chœur (1881- 1897) à partir de chants populaires. Certaines ne se basaient pas sur des chants précis mais ont été composées dans l’esprit du folklore serbe.

10 — Stevan Mokranjac, le compositeur serbe le plus important jusqu’à la Première Guerre mondiale, crée quatorze « bouquets » pour chœur (1883- 1909), plus inventifs et plus approfondis que le genre voisin, la « ronde » de Marinković. Mokranjac fait dans ce même genre Les chants du littoral, Les chants populaires hongrois et Les chants populaires roumains.

11 — En 1902, naissent les premiers opéras serbes, Le mariage de Milos Obilic de Božidar Joksimović et Promenade à l’aube de Stanislav Binički. Le premier opéra joué est Promenade à l’aube, un an après sa création. Les deux œuvres sont des opéras nationaux typiquement romantiques.

12 — Petar Konjović commence à composer les chants du recueil Lyrique pour voix et piano (1903-1922). La moitié des chants appartiennent au type de « sevdalinka » (chants orientalisés des villes), à la tonalité populaire et avec un air de complainte. Plus tard, paraissent les premiers chants de son recueil en cinq tomes, Mon pays (1905-1925). En tout, cent mélodies populaires de toute la Yougoslavie pour voix et piano arrangées de façon artistique et raffinée.

13 — Petar Konjović compose la première symphonie serbe conservée (1907), de conception romantique. Les principaux thèmes de l’ouverture s’inspirent des chants populaires, que nous retrouvons aussi à la finale de l’œuvre.

14 Cette courte rétrospective de l’évolution de la musique serbe à tendance nationale jusqu’à la Première Guerre mondiale témoigne d’un développement extrêmement rapide. Partant d’un pays qui n’avait que quelques musiciens instruits capables de noter et d’harmoniser un chant populaire, la Serbie est devenue un État qui, à pas sûrs, entrait dans les courants de l’art musical européen. Le plus illustre représentant était sans aucun doute Stevan Mokranjac (1856-1914). Ses œuvres pour chœurs, qu’il dirigeait lui-même étaient très bien reçues partout en Europe. Ce sont les œuvres d’un compositeur serbe les plus jouées à l’étranger de nos jours.

15 Si l’on prend en considération que jusqu’à la Première Guerre mondiale, tous les efforts étaient concentrés sur l’établissement des standards professionnels sur le plan de la composition et des institutions musicales comme les écoles de musiques et les orchestres divers [1], on peut comprendre pourquoi la majorité des œuvres de l’époque n’étaient pas à la hauteur des œuvres issues des écoles plus anciennes, russe ou tchèque. En dépit de sa portée artistique modeste, la musique serbe de cette époque a eu une place importante dans la création de l’identité nationale moderne du pays. Il fallait définir la place de sa culture par rapport à son Histoire et créer une vision de l’avenir. L’objectif était fixé et voulait être atteint. La vision romantique du monde qui prédominait en Europe à cette époque favorisait l’idéalisation du passé. On glorifiait le temps d’avant l’avènement de la Sublime Porte, quand la Serbie faisait partie de l’empire byzantin. Le renouveau après la destitution du pouvoir turc était basé sur les modèles culturels occidentaux, venant presque exclusivement d’Autriche-Hongrie et d’Allemagne. La recherche d’une nouvelle identité ne pouvait aboutir avant l’établissement de certains facteurs culturels. Dans le domaine de la musique, il fallait fonder des institutions, éduquer le public, adopter les valeurs esthétiques de l’époque et maîtriser la technique de la composition. Ces éléments étaient indispensables pour l’obtention d’une expression musicale tant recherchée au sein de la nation. Ainsi, deux processus se développaient parallèlement : l’adoption des principes occidentaux et l’injection des valeurs traditionnelles du pays. Le public local était très réceptif à l’art musical dans lequel il pouvait reconnaître des éléments folkloriques traditionnels ainsi que les thèmes historiques et patriotiques. De ce fait, seule une petite partie des œuvres musicales était exempte de références folkloriques. Un article de 1845 témoigne de l’attente du public et de la critique affirmant que les compositeurs locaux ne devaient pas tendre vers une « musique étrangère hautaine », mais utiliser les chants populaires et les « adapter aux goûts européens » [2]. Différentes études et articles sur la musique parus dans les journaux et les magazines serbes à la fin du XIXe et début XXe siècle, montrent que le public de Serbie et d’Autriche-Hongrie (on pense surtout à la Voïvodine) était très favorable aux compositions teintées de folklore même si elles étaient techniquement lacunaires. L’introduction du chant populaire avait un sens avant tout symbolique, patriotique car il procurait un plaisir particulier aux auditeurs serbes, il était une raison de fierté. Les auditeurs voulaient voir vivre le chant populaire sur les podiums musicaux car il faisait partie intégrante depuis si longtemps des rituels ruraux et des mondanités citadines. Jusqu’aux années 1880, il était de bon ton de considérer que le chant populaire devait être traité simplement afin de ne pas perdre sa beauté [3]. Plus tard, avec la modernisation de la musique serbe, des approches plus complexes du chant populaire furent acceptées.

16 Même si les Serbes ont vécu au sein de trois États différents [4] jusqu’à la création de la Yougoslavie, ils considéraient ces espaces comme culturellement communs. Ainsi, les compositeurs serbes ont utilisé dans leurs œuvres les chants populaires de tous ces espaces. À cette époque, on ne considérait pas les chants populaires archaïques comme seuls représentatifs et « authentiques », ce qui sera le cas ultérieurement. L’identité nationale était aussi reconnue dans les chants paysans plus récents, dans les chants de la ville aux influences orientales, turques et tziganes. De cette manière, Josif Marinković (1815-1931) utilisait pour ses « rondes » (« kola » en serbe) les chants populaires serbes de sa patrie restreinte, la Voïvodine, d’origine plus récente et contenant des éléments de culture citadine. De son côté, Stevan Mokranjac était plus sélectif quant à ses choix pour ses suites chorales « bouquets » (« rukoveti » en serbe), privilégiant les mélodies plus anciennes, musicalement plus intéressantes et plus précieuses. Cela ne l’empêchait pas de se tourner parfois vers le folklore citadin aux influences orientales. (IVe bouquet, par exemple, avec la chanson Mirjana).

17 La création de la Yougoslavie après la Première Guerre Mondiale (1918) représentait un défi pour les compositeurs serbes, mais aussi pour les compositeurs d’autres nationalités constituant le nouvel État, les Croates et les Slovènes. Il y avait un besoin de redéfinir l’identité nationale dans le domaine musical. Chacun de ces trois peuples avait son propre passé de recherche d’une expression musicale correspondante à sa particularité nationale. La nouvelle vie au sein de cet État commun imposait la nécessité de se forger une nouvelle identité yougoslave. Les avis étaient partagés et exprimés par les orientations suivantes :

18 1. Rattachement aux courants nationaux d’avant guerre.

19 2. Tendances vers une musique identitaire yougoslave voir même balkanique.

20 3. Orientations non nationales dont les représentants tendaient à l’intégration totale dans les courants culturels contemporains d’Europe sans la mise en valeur des spécificités locales.

21 Les compositeurs de tous ces courants étaient avertis des tendances de la scène moderne internationale et du fait que tous pensaient que leur propre contribution était la plus importante dans la musique contemporaine de l’époque. Les compositeurs serbes des deux premiers groupes mentionnés plus haut partaient de l’œuvre de Stevan Mokranjac, adoptant progressivement un moyen d’expression plus moderne qu’ils tiraient des œuvres de grands compositeurs européens de ce temps, des représentants du courant national tels que Leoš Janáček et Béla Bartók.

22 La période de l’entre-deux-guerres en Serbie (territoire de la Serbie actuelle qui jadis faisait partie de la Yougoslavie) se caractérisait par un grand dynamisme et un développement intense. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, une petite partie du corpus musical avait atteint le niveau européen. Les événements suivants ont eu une importance particulière dans l’évolution du courant national :

23 -1926 : Marko Tajčević compose Sept danses balkaniques pour piano. Cette œuvre significative, dans l’esprit de Bartók, se retrouvait ultérieurement dans les programmes de nombreux pianistes célèbres tels que Nikolaï Orlov et Artur Rubinstein.

24 -1927 : Josip Slavenski compose la Balkanophonie, suite symphonique constituée de sept danses de divers peuples des Balkans. La force d’expression, la richesse des contrastes, l’inventivité harmonique (bitonalité, accords de douze tonalités de la gamme chromatique, accords en dissonances parallèles, etc.) ont apporté un succès international à l’œuvre. Erich Kleiber a dirigé à Berlin, en 1929, la première des nombreuses interprétations internationales de cette œuvre.

25 -1931 : Petar Konjović compose Kostana, probablement le meilleur opéra serbe réalisé jusqu’à présent. Il peut être comparé avec les opéras de Janáček grâce à l’attention minutieuse accordée aux intonations vocales, aux éléments folkloriques organiquement intégrés dans la musique et au langage qui s’éloigne des principes romantiques et se dirige vers le modernisme.

26 -1933 : Première mise en scène du ballet (version courte en un seul acte) La légende d’Ohrid de Stevan Hristić. L’œuvre est d’une expression riche et raffinée, imprégnée de couleurs nationales. Les thèmes du ballet renvoient au folklore des différents peuples balkaniques.

27 -1936 : Le caprice adriatique, concerto pour violon et orchestre de Petar Konjović. Dans cette œuvre sont utilisées les mélodies populaires de Dalmatie. Certaines d’entre elles faisaient partie des Chants du littoral pour chœur de Stevan Mokranjac.

28 -1938 : Drame musical Djuradj Branković de Svetomir Nastasijević (la première a eu lieu en 1940). L’idiome national et la tonalité archaïque prédominent, suggérés par l’emploi du mode diatonique.

29 -1938 : Josip Slavenski compose Le troisième quatuor pour instruments à cordes, œuvre réussie qui porte le mieux les marques du courant national. La pentatonique de son Medjumurje natal et la mélodie aux tonalités orientales, si chères au compositeur, sont des éléments marquants de cette œuvre.

30 -1942 : Miloje Milojević compose les Mélodies et rythmes des Balkans pour piano, un ensemble de morceaux tirant ses racines des chants populaires de Serbie et de Macédoine, recueillis par l’auteur lui-même. Le style musical est romantique avec des éléments impressionnistes.

31 Les compositeurs mentionnés plus haut avaient de vingt-cinq à quarante ans de moins que Stevan Mokranjac, dont ils respectaient beaucoup l’œuvre et pensaient que l’idée de la musique nationale était vivante même après la Première Guerre mondiale. Naturellement, ils souhaitaient plonger dans les eaux d’une expression plus moderne. Ils ont véritablement réussi à créer un opus qui, du point de vue de la composition, était esthétiquement et techniquement proche du modernisme folklorique de Janáček et de Bartók. Des études comparatives sérieuses et détaillées du courant national et de la création musicale en général dans les Balkans dans l’entre-deux-guerres montreront sans doute que les musiques des pays de cette région avaient beaucoup d’aspects similaires avec la musique européenne même si l’intercommunication n’était pas intense. Nous pouvons dès à présent établir la thèse que ces similitudes dans l’approche de la création musicale proviennent de l’identité des conditions historiques de ces pays au XIXe siècle. Aussi, la popularité de ces courants nationaux avait la même influence, celle des écoles nationales russe et tchèque.

32 La majeure partie des personnalités illustres de la génération de compositeurs serbes avant la Première Guerre mondiale qui se sont pleinement affirmés dans l’entre-deux-guerres étaient les disciples de Stevan Mokranjac à l’École serbe de musique de Belgrade, et ont poursuivi leurs études à l’étranger. Parmi eux il y avait Miloje Milojević (1884-1946) et Stevan Hristić (1885-1958). La plupart d’entre eux avaient opté pour des études au sein des académies prestigieuses d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie [5]. Avec les connaissances et l’expérience qu’ils ont acquises au cours de leurs études, ils avaient beaucoup de considération pour Mokranjac et le voyaient comme le « Palestrina serbe » [6]. Ils respectaient sa capacité à choisir ce qui est propre au folklore, à créer des formes organiques à partir des chants populaires et estimaient particulièrement sa manière de les styliser [7]. Ils considéraient également que Mokranjac avait réussi à percer les mystères des harmonies latentes des chants populaires et à révéler intégralement leur beauté [8]. Dans leurs œuvres, des « hommages » à Mokranjac sont présents, notamment avec l’utilisation de certains chants populaires tirés de ses « bouquets » dans la Première symphonie et dans Le caprice adriatique de Konjović, tout comme dans La légende d’Ohrid de Hristić. Petar Konjović (1883-1970) qui écrira plus tard un livre et des articles divers sur Mokranjac, a dédié à son illustre prédécesseur ses variations symphoniques À la campagne.

33 Cependant, certains représentants de la génération d’après Mokranjac, critiquaient explicitement ou implicitement son manque d’audace dans l’approche des mélodies populaires, parce qu’il ne s’éloignait pas beaucoup des harmonies élémentaires et se limitait à la musique chorale a capella. Pour résumer, ils étaient déçus par son « manque de liberté et de fantaisie dans la création » [9]. Ils voulaient sans doute exprimer leur conviction de croire que Mokranjac aurait pu s’affirmer sur le champ des formes instrumentales et vocales plus complexes au lieu de s’être arrêté à la musique chorale pour laquelle il avait, d’ailleurs, beaucoup d’inspiration. Même si l’on n’oublie pas le rôle de Kornelije Stanković, Mokranjac demeure le père de la musique nationale serbe. Mais, lorsque les jeunes compositeurs du début du XXe siècle ont commencé à appliquer les standards européens à sa musique, ils l’ont vécue comme trop limitée par rapport aux œuvres de Bedrich Smetana, Antonin Dvorak, Alexandre Borodine ou encore Modest Moussorgski, compositeurs qui étaient à leurs yeux des créateurs exemplaires de courants nationaux. Konjović, Hristić et Milojević, les plus talentueux successeurs de Mokranjac, étaient conscients que le devoir historique de leur génération était l’affirmation internationale de la musique serbe. Ils voulaient accomplir ce devoir en s’appuyant sur les résultats musicaux de leur maître, les utilisant comme base pour des œuvres expérimentales dans le domaine de la conception, de la forme et des moyens modernes d’expression. Ils souhaitaient entrer dans les courants contemporains de la musique européenne. Les œuvres de Janáček, Sibelius et Bartók étaient leurs modèles pour le nationalisme musical vers lequel ils tendaient.

34 En ce qui concerne le penchant presque exclusif de Mokranjac pour la musique chorale, il faut savoir qu’il vient de son activité de chef d’orchestre de la réputée « Première chorale belgradoise » qui interprétait toutes ses compositions. Mokranjac ne composait pas de musique de chambre ou de musique pour piano même si la Serbie avait de solides interprètes à cette époque. Probablement Mokranjac était-il impressionné par les discours d’A. Parisotti sur la polyphonie vocale qu’il avait eu l’occasion d’entendre lors de son séjour à Rome de 1884 à 1885. Cela a peut-être été décisif quant à l’orientation de son talent et de ses capacités vers la musique chorale. Il est vrai que Mokranjac composait la musique que le public local demandait, celle qui avait du succès [10], car le public n’était pas encore prêt pour un répertoire artistiquement plus exigeant. Il ne faut pas oublier que le processus de modernisation a sa propre dynamique, c’est un processus qui demande du temps et ne peut être que légèrement accéléré.

35 Les successeurs de Mokranjac montraient leur position quelque peu ambiguë envers son opus dans de nombreux textes. Leurs opinions ont été publiées sur les sujets tels que le rapport entre la musique nationale et universelle (« originale »), la position du folklorisme dans la musique nationale, vraie et profonde. Dans les brefs paragraphes qui vont suivre seront exposés leurs principaux dogmes esthétiques et idéologiques toujours en rapport avec leur propre façon de composer.

La musique nationale et la musique universelle

36 Dans les écrits mentionnés, la musique était parfois qualifiée de « nationaliste »[11] ou de « raciale »[12] et ce sans aucune connotation négative. Cela peut paraître étrange aujourd’hui, mais ces termes avant la Seconde Guerre mondiale étaient employés presque comme des synonymes. Étaient considérées comme « universelles » les œuvres qui étaient « purement musicales »[13] et internationales par leur valeur et leurs caractéristiques. On a toujours insisté sur le fait que le national et l’universel n’avaient pas un rapport dichotomique, le premier étant présent dans le deuxième. Il allait de soi que cette constatation se rapportait uniquement aux œuvres artistiques d’ordre esthétique élevé (« l’universel » n’était pas observé seulement comme sur-national, mais aussi comme critère de valeur). Ainsi, il était naturel de penser que les œuvres nationalement orientées enrichissaient le corpus des œuvres universelles[14] . Toutefois, il semble que le débat sur la valeur artistique de la musique nationale n’était pas clos comme nous pouvons le constater d’après les déclarations de Milojevic soutenant que la portée de la musique nationale était de deuxième ordre par rapport à celle de la musique universelle selon les critères de valeur en musique[15] . Quoi qu’il en soit, la musique nationale n’était pas conçue pour se cloisonner à l’intérieur des frontières nationales. Au contraire, ses adeptes voulaient la voir se développer au sein des courants musicaux européens. On estime aussi que chaque peuple et chaque nation ont leur patrimoine musical dans lequel n’entrent pas uniquement des œuvres à tendance nationale mais également des œuvres marquées par « l’esprit international »[16] . Les propos de Stevan Hristic l’illustrent bien : « (…) pour qu’une œuvre fasse partie des œuvres nationales, elle doit d’abord avoir de la valeur artistique. Elle n’a pas besoin de thèmes nationaux. »[17] .

Les identités : serbe, yougoslave, balkanique, slave

37 Comme on peut l’imaginer, les compositeurs serbes trouvaient principalement leur inspiration dans la musique populaire, mais il y a eu de l’intérêt pour le folklore des autres peuples avec lesquels ils cohabitaient dans les Balkans. Ainsi, Stevan Mokranjac avait introduit dans certains de ses « bouquets » quelques chants non traditionnels serbes à l’image de ceux de la ville, plus récents, aux influences turques. Il a composé Les Chants du littoral de Dalmatie, Les chants populaires hongrois et Les chants populaires roumains , occasionnellement Deux chants turcs, etc. Il existe un certain nombre d’œuvres antérieures à la création de la Yougoslavie (1918), de compositeurs qui s’étaient inspirés de la musique populaire des peuples voisins, dont la suite pour piano Des Balkans de Josip Slavenski[18] et Les paysages de Zagorje pour chorale et piano de Petar Konjović (1918)[19] .

38 Voulant empêcher les conflits internationaux auxquels on pouvait s’attendre après l’union des Serbes, Croates et Slovènes, ces trois peuples slaves aux traditions historiques, culturelles et confessionnelles différentes, opposants politiques, ont proclamé le yougoslavisme intégral comme idéologie commune. On avait coutume de dire que les habitants de l’État nouvellement formé appartenaient « à un même peuple avec trois noms différents ». L’Histoire a montré que ce projet, ainsi que tous les autres projets yougoslaves, étaient voués à l’échec même si au début (surtout pendant la première décennie de l’existence de la Yougoslavie) l’idée yougoslave suscitait un émerveillement large et incontestable.

39 Sauf dans les déclarations individuelles[20] , le projet d’un style national yougoslave dans la musique n’a jamais été explicitement formulé. Dans la pratique, cette idée se manifestait par l’emploi de plus en plus fréquent des chants populaires des autres peuples et d’autres territoires yougoslaves par les compositeurs. Cela s’applique en premier lieu aux compositeurs serbes, très peu aux auteurs croates et pas du tout aux compositeurs slovènes car ces derniers ne cultivaient pas le sentiment national à cette époque. Ces tentatives n’ont pas finalement abouti à la création d’une expression musicale proprement yougoslave ni d’une école nationale yougoslave. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est sans doute la courte vie de la première Yougoslavie (vingt ans dans l’entre-deux-guerres) qui a cessé d’exister pendant la Seconde Guerre mondiale. La deuxième raison réside dans les difficultés à créer un courant national à cause de la diversité des traditions folkloriques des différents peuples. Enfin, le nationalisme musical en Europe était à cette époque en phase de récession ce qui a conduit les jeunes compositeurs à l’abandonner définitivement et à s’orienter vers les techniques de composition avant-gardistes[21] .

40 L’identité yougoslave se faisait avant tout à travers les œuvres qui avaient pour base des chants populaires de natures diverses et variées ce qui rendait l’entité plus hétérogène qu’organique. On peut dire cela pour certaines œuvres du compositeur serbe Petar Konjović qui a passé la majeure partie du temps de la période de l’entre-deux-guerres à Zagreb. Nous avons déjà mentionné ses recueils Mon pays (« cent chants populaires yougoslaves ») pour voix et piano ainsi que Lyrique dans lesquels on retrouve des chants basés sur le folklore et d’autres qui ne le sont pas. Dans quelques uns de ces derniers, nous pouvons remarquer la présence des tonalités orientales que Konjović affectionnait particulièrement. On trouve aussi un chant de Medjumurje.

41 Dans ce courant, Josip Slavenski (1896-1955) occupe une place importante car il recherchait avec persévérance un style musical proprement yougoslave et balkanique. Ses œuvres le prouvent : La suite yougoslave avec des versions pour piano et pour orchestre (1921), la suite symphonique Balkanophonie (1927)[22] , Les quatre danses balkaniques pour orchestre symphonique (1938)[23] etc. On ne peut oublier de mentionner Marko Tajčević (1900- 1984) et ses Sept danses balkaniques pour piano (1924)[24] ainsi que Les danses paysannes des Slaves du Sud pour piano de Milenko Živković[25] .

42 Les Balkans représentaient pour les compositeurs serbes de l’époque une extension de leur propre patrie, une région au folklore riche et attirant qui offrait beaucoup de possibilités sur le plan de la recherche et de l’inspiration. Séduit par l’idée d’un balkanisme musical, idée nouvelle et innovante pour la musique européenne en crise, Slavenski s’était investi au début des années vingt du XX e siècle dans le mouvement zénithiste[26] qui annonçait l’avènement d’un « génie barbare » balkanique, régénérateur de la culture et de la musique européenne. Toutefois, Slavenski avait de la réserve pour le radicalisme et le goût de la provocation de ce mouvement à tendance futuriste[27] .

43 La logique voulait que les compositeurs du courant yougoslave et balkanique se tournent vers le folklorisme archaïque, car lui seul pouvait symboliser les racines communes de tous les peuples de cet espace. En ce sens, le folklore musical du sud du pays était le plus intéressant pour les compositeurs et en premier lieu celui de Macédoine (région que l’on n’a commencé officiellement à appeler ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans la Yougoslavie communiste).

44 Pour les compositeurs serbes et certains autres compositeurs yougoslaves de l’entre-deux-guerres, la musique des autres peuples avait son importance dans le processus de recherche d’une identité musicale et nationale. Milojević écrivait : « Nous les Slaves avons toujours ces sources fraîches et originales qui ne s’épuiseront jamais. Nous devons donner de nouvelles pulsations à ce monde épuisé… »[28] . Les titres de certaines œuvres de Josip Slavenski ( Sonate slave pour violon et piano, 1924) ainsi que son nom (qu’il a choisi lui-même, son vrai nom étant Stolcer) indiquent qu’il était orienté vers le monde de la musique slave. Dans l’opus de la majeure partie des compositeurs de l’époque nationalement orientés, on peut déceler des tendances à l’élargissement du nationalisme local vers le yougoslavisme, puis vers le balkanisme et enfin vers le slavisme. Slavenski a formulé sa position de la manière suivante : « Je cherche l’inspiration dans le folklore des peuples que la civilisation n’a pas corrompus. C’est là que se trouve cette émotion originelle qui m’inspire tant. »[29] . Konjović a exprimé à plusieurs reprises dans ses articles sa conviction que l’art et la musique des peuples slaves sont une forte source d’inspiration pour lui et pour les compositeurs de sa génération. Dans l’un de ses plus importants textes, il mentionne deux orientations qu’il a constatées chez les compositeurs slaves, l’orientale et l’occidentale. Selon lui, la première se caractérise par deux spécificités plus prononcées (l’authentique et le primitif[30] ) par rapport au courant occidental dominant, alors que les compositeurs de l’autre bord affectionnaient plutôt la vision et la technique occidentale dans la musique. Le courant oriental que Konjović qualifiait de plus important est représenté par M. Moussorgski, A. Borodine, et L. Janáček alors que le courant occidental se reflétait dans les œuvres de B. Smetana, A. Dvorak, K. Szymanowski etc[31] .

La question du folklorisme

45 Dans les documents serbes de l’entre-deux-guerres, le folklorisme était considéré comme une approche inadaptée dans la composition de la musique à caractère national. On qualifiait de folkloristes les reprises stéréotypées de mélodies nationales, dépourvues du sens des structures harmoniques latentes dans les mélodies nationales[32] . Ces œuvres étaient également critiquées car elles étaient descriptives, pittoresques et teintées de couleurs vives au lieu d’être psychologiquement approfondies et individuellement profilées[33] . Pour Milojević, le folklorisme était « un genre de petite envergure »[34] , trop simpliste, un « style liedertafel » dilettantiste conduisant à la « destruction nationale »[35] .

46 Dans cette période, les prédécesseurs de Mokranjac étaient définis comme folkloristes tout comme certains de ses successeurs de moindre importance. Ce qui peut paraître surprenant est le fait que Mokranjac lui-même était vu ainsi de temps à autre[36] . Cela peut être interprété par la position ambivalente que les successeurs de Mokranjac avaient sur ses « bouquets ». Certains remettaient en question ses « bouquets », suites chorales spécifiques contenant des chants populaires harmonisés, tandis que d’autres les considéraient comme de « vraies » compositions. Aujourd’hui demeure l’avis que Mokranjac était un compositeur extraordinaire, ayant consacré son talent à un médium modeste mais qui était capable de produire des harmonies raffinées, de soigner la forme avec l’utilisation équilibrée de l’homophonie et du contrepoint[37] . Après la Seconde Guerre mondiale, le terme « folklorisme » était beaucoup moins utilisé.

47 Le problème du folklorisme était en étroite relation avec le problème de l’harmonisation des mélodies populaires qui faisait tant débat. Le compositeur conservateur Petar Krstić, vingt ans plus jeune que Mokranjac, était impressionné par la capacité de son illustre prédécesseur d’harmoniser les chants populaires par rapport à leurs harmonies latentes. Il s’opposait au « revêtement européen » des mélodies populaires en faisant référence aux harmonies romantiques qui, d’après lui, pouvaient priver les chants populaires de leurs caractéristiques nationales[38] . Krstić a également écrit sur les différentes possibilités de l’harmonisation des mélodies qui s’achèvent au deuxième degré de la gamme, l’une des caractéristiques de la musique folklorique serbe. Il pensait que ces mélodies pouvaient être harmonisées comme si elles faisaient partie de la gamme dorienne (et non ionienne)[39] mais qu’elles perdraient leur véritable esprit national. En ce qui concerne la seconde augmentée, les compositeurs serbes la considèrent d’habitude comme le résultat de la quarte augmentée de la gamme mineure et l’harmonisent comme un accord de tierce et de quarte[40] . Les éléments de modalité sont également présents dans les œuvres de Mokranjac, mais dans une mesure moindre que chez les plus jeunes compositeurs[41] . Konjović, Milojević, Hristić, Tajčević et bien d’autres ont construit leur manière d’harmoniser les chants populaires d’après celle de Mokranjac tout en la modernisant avec des dissonances plus prononcées[42] . Josip Slavenski est allé plus loin avec l’emploi de la polytonalité qui se rapprochait parfois de l’atonalité. Si l’on compare, à juste titre d’ailleurs, Konjović à Janáček on peut dès lors faire le parallèle entre Slavenski et Bartók.

La pureté du folklore

48 Les compositeurs serbes qui étaient actifs dans les premières décennies du XX e siècle, insistaient sur la construction du style musical national à partir de la musique populaire typiquement serbe, ce qui signifiait une absence d’influences étrangères. Des siècles d’occupation ottomane ont favorisé l’intrusion de certains éléments orientaux (turcs mais aussi tziganes) dans la musique populaire serbe, plus à la ville qu’à la campagne[43] . C’est pourquoi on recherchait le folklore pur dans les régions rurales où il avait pu conserver ses traits archaïques et authentiques. Aujourd’hui, lorsque nous analysons légitimement tous ces termes et notamment les termes « pureté » et « authenticité » dans le folklore, leurs vocations peuvent paraître naïves alors qu’elles étaient en adéquation avec l’idéologie des autres écoles nationales.

49 Petar Konjović écrivait que les chants populaires ne se ressemblent pas en pureté et en valeur et que les compositeurs doivent être en mesure d’identifier « l’ajout » qui déforme et falsifie la musique dont le noyau est sain et original[44] . Tout le monde pensait que Mokranjac savait choisir les mélodies populaires authentiques et son X e « bouquet »[45] en est un bon exemple. Mais paradoxalement, les deux chants les plus célèbres de cette œuvre, « Biljana » et « Laisse-moi », ne sont pas des chants populaires mais des fruits de l’imagination de Mokranjac.

50 Même si la pureté de la musique populaire était très appréciée tant pour sa capacité à faire ressortir les spécificités nationales que pour ses valeurs musicales, les compositeurs étaient attirés par le folklore orientalisé surtout quand ils voulaient décrire une atmosphère particulière ou créer une certaine ambiance. Petar Konjović était un maître du chant soliste de type « sevdalinka » qu’il qualifiait de « forme typique des chansons balkaniques mêlant les motifs slaves, courts et précis et les motifs orientaux, décoratifs et nostalgiques. »[46] . Il utilisait à bon escient la musique populaire orientale dans son opéra Kostana , dont le personnage principal est la jeune chanteuse gitane d’une petite ville du sud de la Serbie connue pour sa musique aux fortes tonalités turques.

La question des citations et la composition « dans l’esprit de la musique populaire »

51 Pour Mokranjac et ses prédécesseurs il était habituel d’introduire dans leurs œuvres des mélodies populaires plus ou moins adaptées aux exigences musicales. Ils composaient également des œuvres « dans l’esprit de la musique populaire ». Beaucoup d’entre eux notaient les mélodies d’après les chants des paysans, faisant ainsi leurs propres recueils qu’ils utilisaient lors des compositions. La génération suivante de compositeurs s’était heurtée à un dilemme : citer les chants populaires ou créer un folklore imaginaire ? Sous l’influence du style de Smetana, ils commençaient à croire que la transposition du chant populaire, c’est-à-dire la composition « dans l’esprit de la musique populaire » ( padelany en tchèque) faisait plus autorité que l’utilisation des citations. Aussi, il était considéré que le compositeur affirme sa créativité s’il est capable de faire une mélodie semblable à la mélodie populaire et de composer une œuvre dans cet esprit. Konjović a écrit que la conception du padelany de Smetana était une obsession pour lui jusqu’à la découverte de l’école russe. Il a ajouté que le travail de Moussorgski l’avait libéré d’une pression qu’il rejetait instinctivement en confirmant son opinion « que l’artiste a le droit de citer »[47] . Inversement, Stevan Hristić aimait dire qu’il était en mesure de composer une musique de caractère national prononcé mais qu’il n’empruntait pas ses thèmes directement à la tradition musicale populaire[48] .

52 La génération suivante de compositeurs apparue dans les années 1930 rejetait catégoriquement le nationalisme dans la musique, véhiculait des idées modernes que ces compositeurs avaient découvertes au cours de leurs études à Prague et dans d’autres centres musicaux européens. Cette orientation faisait partie de leur opposition plus large au traditionalisme pouvant nuire aux idées qu’ils considéraient comme progressistes. Pendant cette période de la montée du nazisme et du fascisme, une résistance de gauche s’était formée comme le montrent les propos d’une jeune critique musicale de l’époque : « Le nationalisme en musique est très dangereux, car il peut être utilisé pour la propagande des forces réactionnaires qui gouvernent le monde »[49] .

53 À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le régime communiste prit le pouvoir en Yougoslavie imposant l’idéologie du réalisme socialiste dans l’art et la musique. Même si ce courant n’a duré que quelques années, les préjudices portés à la culture serbe et yougoslave se sont maintenus bien plus longtemps[50] . L’utilisation de la musique populaire était réactualisée et, en ce sens, elle a régressé devenant trop simpliste et superficielle. Toutefois, à partir du milieu des années cinquante sont apparues des œuvres aux valeurs durables dans lesquelles la musique populaire et parfois même la musique religieuse étaient utilisées de manière raffinée. Après 1965, les idées avant-gardistes avaient attiré un assez grand nombre de compositeurs serbes, même si l’utilisation de la musique populaire n’a jamais été complètement abandonnée. On ne pensait plus au nationalisme dans la musique, la présence discrète du folklore avait habituellement une fonction autre qu’idéologique, plutôt associative.

54 Les événements marquants du courant national après 1945 dans la musique serbe sont les suivants :

55 -1947 : Première de la version longue de la Légende d’Ohrid de Stevan Hristić. Ce ballet typiquement national a connu un grand succès sur la scène nationale et internationale.

56 -1947 : Jovan Bandur compose La rapsodie yougoslave des partisans pour solistes, chorale et orchestre, l’œuvre se base sur les chants populaires que les partisans chantaient durant la guerre.

57 -1951 : Petar Konjović compose l’opéra comique Les paysans qu’il avait imaginés comme une sorte de Mariée vendue (Smetana) serbe contemporaine.

58 - 1951-1952 : Vasilije Mokranjac compose Les études pour piano qui s’appuient partiellement sur le folklore musical serbe.

59 -1955 : Dušan Radić compose la cantate Le droit pays d’après le cycle de poèmes du même nom de Vasko Popa inspiré de l’Histoire et de la culture médiévale serbes.

60 -1956 : Ljubica Marić compose la cantate Les chants de l’espace d’après les épitaphes de la Bosnie médiévale.

61 -1956 : Stanojlo Rajičić compose l’opéra Simonida, d’après la pièce L’automne du roi de Milutin Bojić. L’œuvre s’inspire de l’Histoire médiévale serbe et le folklore y est discrètement présent.

62 -1956 : Enriko Josif compose la cantate La mort de Stefan Dečanski d’après la pièce de Jovan Sterija Popović. Les thèmes sont issus de l’Histoire médiévale serbe.

63 -1957 : Dušan Radić compose la cantate Ćele-kula [51] d’après le cycle de poèmes du même nom de Vasko Popa. Les faits sont tirés d’événements du premier soulèvement serbe contre les Turcs (début du XIX e siècle).

64 -1957 : Vasilije Mokranjac compose Six danses pour piano.

65 -1957 : Nikola Hercigonja compose l’oratorio La guirlande de montagne d’après l’œuvre du même nom de Petar II Petrović Njegoš. L’œuvre est imprégnée de chants populaires monténégrins.

66 -1958 : Ljubica Marić compose la Passacaglia pour orchestre symphonique. Le thème de l’œuvre est un chant populaire ancien.

67 -1959 : Ljubica Marić compose Le concert byzantin pour piano et orchestre, œuvre du cycle Musique de l’Octoechos . Tous les thèmes sont issus des fragments de « voix » (modes) du livre liturgique orthodoxe serbe.

68 -1959 : Dragutin Čolić compose le poème symphonique Nikoletina Bursac , œuvre se fondant sur la tradition musicale populaire des confins de la Bosnie, région de laquelle était originaire le célèbre héros du roman de Branko Ćopić. L’œuvre représente une contribution tardive au réalisme socialiste.

69 -1960 : Petar Konjović compose le drame musical, La patrie ou « représentation solennelle dédicatoire » d’après la pièce La mort de la mère Jugović , d’Ivo Vojnović. Puisque ses thèmes s’inspirent des chants épiques serbes du cycle de Kosovo, l’œuvre utilise des éléments du chant populaire et du chant religieux. La première représentation, en 1983, était posthume.

70 -1963 : Rajko Maksimović compose l’oratorio Quand les vivants ont envié les morts , d’après les textes des annales serbes du XIV e siècle. Le ton général de l’œuvre est archaïque.

71 -1975 : Rajko Maksimović compose Le chant des ténèbres , cycle de six madrigaux à capella d’après les écrits médiévaux serbes.

72 -1984 : Rajko Maksimović compose l’oratorio dramatique Le soulèvement contre les janissaires , d’après la poésie épique serbe sur le premier soulèvement contre les Turcs (1804).

73 -1984 : Ljubica Marić compose la cantate (avec récitatif) Le chant des ténèbres pour voix et piano basée sur les textes du recueil et l’œuvre chorale du même nom de R. Maksimović de 1978.

74 -1989 : Rajko Maksimović compose La passion du St. roi Lazar à partir de fragments d’écrits médiévaux serbes.

75 La continuité du courant national s’est maintenue après la Seconde Guerre mondiale grâce aux travaux de compositeurs comme Konjović, Hristić ou Tajčević. Ils ont fondé leurs œuvres importantes sur cette orientation également après 1945. À la différence de cette vieille génération qui n’a rien changé de fondamental dans ses moyens d’expression, les modernistes d’avant-guerre, « les étudiants de Prague » ont simplifié leur style de composition selon les postulats du réalisme socialiste après la libération mais sont rapidement revenus au synthétisme de l’expression traditionnelle et moderne. Le meilleur exemple en est Les chants de l’espace , cantate de Ljubica Marić. Elle est dépourvue de citations de chants populaires tandis que l’atmosphère spécifiquement archaïque est omniprésente, l’expression palpitante, sophistiquée et forte portant le sceau de l’auteur. Dans les sommets de la musique serbe, nous retrouvons également les œuvres du même compositeur, inspirées par les chants religieux et notamment de ceux du livre liturgique (le cycle Musique de l’Octoechos, etc.). Elle considérait la musique orthodoxe serbe comme indissociable du reste de l’héritage byzantin qu’elle affectionnait tout particulièrement. Elle a réussi à intégrer une dimension philosophique dans ses œuvres consacrées au sens de la vie et de l’existence.

76 Ljubica Marić a éveillé l’intérêt pour les thèmes de l’Histoire serbe chez bon nombre de jeunes compositeurs du pays dont Dusan Radić et Rajko Maksimović. Dans ce courant, nous décelons la volonté de nouvelles pulsations artistiques mais également la résistance à la demande de glorification de la réalité socialiste de l’époque.

77 La plupart des compositeurs cités plus haut ne peuvent que théoriquement être classés dans le courant national. D’un côté, beaucoup d’entre eux n’ont pas systématiquement servi ce courant mais l’ont utilisé avec des motivations poétiques personnelles. De l’autre, ils étaient conscients que le développement de la musique dans le monde était conditionné par d’autres préoccupations et en premier lieu par celles de la matière musicale elle-même. Beaucoup de compositeurs de leur génération mais aussi des générations plus jeunes se tournaient justement vers ces mouvements internationaux. Toutefois, si nous regardons l’opus musical serbe aujourd’hui, nous nous apercevons que la plus grande partie du précieux héritage de la deuxième partie du XX e siècle est constitué d’œuvres mentionnées plus haut, celles qui ont ne serait-ce qu’une orientation nationale discrète.

78 Nous achèverons notre chronologie par l’année 1989, celle de la chute du mur de Berlin, deux ans avant le début de la série de guerres de sécession des différentes républiques yougoslaves. Il est étonnant que durant cette décennie, les compositeurs serbes n’aient pas montré la volonté de raviver le courant national[52] en musique alors que l’intérêt pour la musique religieuse, en revanche, se faisait de plus en plus grand[53] .

79 Vue dans sa globalité, la volonté des compositeurs serbes du XIX e et du XX e siècles de s’intégrer dans les courants musicaux européens par l’accentuation des particularités nationales n’a pas entièrement abouti. Même s’il y a eu une multitude d’œuvres satisfaisant aux strictes normes artistiques et techniques de la composition, elles n’ont pas réussi à s’affirmer sur la scène internationale. Nous pouvons en chercher les raisons tout d’abord dans le faible intérêt et la résistance des principaux centres musicaux du XX e siècle pour les différentes expressions du national. En tant qu’exception qui confirme la règle, nous pouvons mentionner la musique de Janáček et de Bartók pour qui Théodore Adorno avait de la « compréhension » de n’avoir pas suivi les courants de la musique occidentale étant donné que « l’on pouvait utiliser sans gêne jusqu’à présent le matériel tonal dans certaines régions rurales de l’Europe du sud-est »[54] . L’idéologie dominante de la musique artistique de cette époque était le rejet de tout ce qui était traditionnel et l’ouverture à de nouveaux horizons. Dans un tel cadre culturel, l’idée d’un nationalisme musical paraissait anachronique dans son ensemble. En outre, les conditions historiques défavorables du XX e siècle avec les guerres et d’autres turbulences sociales ayant ébranlé la vie des populations en Europe et ailleurs et qui avaient eu un effet dévastateur sur le destin des « petits peuples », ont fait que la musique serbe et son courant national n’ont pas eu la continuité si nécessaire à toute activité spirituelle. Cette situation a fait que la portée des compositeurs serbes nationalement orientés était plus restreinte qu’elle aurait pu l’être dans des conditions plus favorables. Toutefois, comme nous l’avons déjà constaté, l’ensemble de cette œuvre comprend un grand nombre de réalisations importantes qui méritent, de toute manière, d’être plus largement connues et affirmées. Enfin, en dernier lieu mais non pas le moins important, il faut rappeler que les compositeurs serbes n’ont pas eu un soutien (avant tout financier) suffisant dans leur travail durant toute la période étudiée. Une politique culturelle plus active aurait largement pu favoriser l’affirmation du courant national et celle des autres courants au sein de la scène internationale et de son héritage.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/balka.013.0005

Notes

  • [1]
    1  Le premier orchestre était La troupe princière serbe (Kragujevac, 1831). La première chorale était La chorale ecclésiastique serbe de Pančevo, fondée en 1838 dans cette ville voisine de la frontière sud de l’Autriche-Hongrie, et en Serbie La première chorale belgradoise (1853) qui existe toujours. Parmi les premières institutions, on trouve le théâtre national de Belgrade dans lequel se jouaient les « pièces avec chants » et les opéras (1868) ainsi que l’école nationale de musique (1899).
  • [2]
    2  R. Pejović, Critiques, articles et publications spéciales de l’Histoire de la musique serbe (1825-1918), Faculté de musique, Belgrade, 1994, p. 39.
  • [3]
    3  Ibid., p. 161.
  • [4]
    4  Moins de Serbes ont vécu dans le royaume de Serbie que dans les empires voisins, turc et austro-hongrois.
  • [5]
    5  Stevan Hristić et Milenko Paunović à Leipzig, Milenko Živković à Leipzig et à Paris, Stanislav Binički et Miloje Milojević à Munich, Kosta Manojlović à Munich et à Oxford, Bozidar Joksimovic et Petar Konjovic à Prague, Petar Krstić à Vienne, Isidor Bajić à Budapest, Sava Selesković à Stuttgart, Genève et Paris, Josip Slavenski à Budapest et Prague, Marko Tajčević à Prague et Vienne.
  • [6]
    6  M. Milojević, « L’idéologie artistique de Stevan Mokranjac », Le messager littéraire serbe, LIII, n. 3, p. 201.
  • [7]
    7  Voir P. Konjović, Stevan St. Mokranjac, Novi Sad, 1984 (première édition : Belgrade, 1956) pp. 44-47.
  • [8]
    8  Ibid., p. 44.
  • [9]
    9  Ibid., p. 48. Voir aussi : M. Milojević, « La personnalité artistique de Stevan St. Mokranjac », in : Études et articles en musique, livre I, Belgrade, 1962, p. 9.
  • [10]
    10  Cette opinion est défendue par Petar Bingulac dans Stevan Mokranjac et ses Bouquets, Écrits sur la musique, Belgrade, 1988, pp. 99-100.
  • [11]
    11  Voir M. Milojević, Le folklore dans la musique. Son importance culturelle et artistique, Études et articles en musique, livre I, Belgrade, 1926, p. 137.
  • [12]
    12  Un exemple parmi beaucoup d’autres : M. Milojević, « La musique moderne chez les Yougoslaves », Le messager littéraire serbe, vol. 47 (1936), fasc. 5, p. 350.
  • [13]
    13  Voir P. Konjović, « Débats sur « Kostana « », Le livre de la musique serbe et slave, Novi Sad, 1947, p. 109. (« Mon œuvre Kostana prouve que le folklore des Slaves du Sud est capable d’apporter de l’exotisme, un fort caractère par une musique pure, des conceptions artistiques et un langage accessible »).
  • [14]
    14  P. Konjović, « Deux courants dans la musique slave », Le livre de la musique, Novi Sad, 1947, p. 122.
  • [15]
    15  « Il est incontestable que l’importance de la musique nationale est en bas de l’échelle des valeurs artistiques si nous l’estimons par rapport aux critères artistiques généraux. Elle a une physionomie individuelle ou sociale mais n’a pas de portée universelle. », tiré de M. Milojević, Du nationalisme musical, Études et articles en musique, livre III, Belgrade, 1933, p. 36.
  • [16]
    16  J. Bandur, « Comment j’ai vécu la musique tchèque », Le messager musical, 8/9 (1938), p. 170.
  • [17]
    17  S. Hristić, « De la musique nationale », Étoile, n. 5, Belgrade, 1912, p. 316-317.
  • [18]
    18  Josip Slavenski (1896-1955), compositeur croate arrivé jeune à Belgrade (1925) où il vécut jusqu’à sa mort. C’est un exemple des compositeurs qui appartiennent à l’Histoire de la musique croate et serbe.
  • [19]
    19  Le Zagorje est une région de Croatie faisant partie à l’époque de l’Autriche-Hongrie.
  • [20]
    20  Voir la réponse de Kosta Manojlović à l’enquête sur le nationalisme musical dans la revue Musique, 1928, cahiers 5 et 6, pp. 154-155 et l’article de M. Milojević, « «Morana» , opéra de Gotovac », Études et articles en musique, livre II, Belgrade, 1933, p. 88.
  • [21]
    21  Cela s’applique aux plus jeunes compositeurs, les membres de la « génération de Prague », nés autour des années 1910.
  • [22]
    22  Balkanophonie se compose de : Danse serbe, Chant albanais, Danse turque, Chant grec, Danse roumaine, Mon Chant (de Medjumurje, région natale du compositeur) et Danse bulgare.
  • [23]
    23  Les quatre danses balkaniques se composent de : Kokonješće, Prespanka, Užičanka et Teskoto.
  • [24]
    24  Tajčević n’a pas précisé l’origine exacte de ces danses, mais nous pouvons aisément la deviner.
  • [25]
    25  À propos de « l’expression artistique balkanique », voir : N. Mosusova, « Das balkaniche Element in der südslawischen Kunstmusik », Balcanica, VIII (1977), pp. 779-785.
  • [26]
    26  Nom d’un mouvement d’avant-garde yougoslave issu du futurisme.
  • [27]
    27  Voir à ce propos : M. Milin, « Les tons de la complainte, de la mélancolie et de la nature sauvage – rébellion zénithiste et musique », Musicologie, n. 5 (2005), pp. 131-144.
  • [28]
    28  M. Milojević, « Regards sur la musique. Pour l’idée de l’art et le patriotisme dans l’art en Serbie. A l’occasion du concert de Lisinski, Opus et Gusla », Le messager littéraire serbe, 1935, livre 45, cahier 11, p. 66. 29 31
  • [29]
    29  Tiré de V. Peričić, Les créateurs de musique en Serbie, Belgrade, 1969, p. 487.
  • [30]
    30  L’emploi du terme « primitivisme » était répandu dans l’entre-deux-guerres chez les artistes et les compositeurs serbes. Par ce terme, ils désignaient un style artistique basé sur la simplicité, la modalité, l’archaïsation et qui s’opposait consciemment aux chromatismes raffinés et aux fluidités impressionnistes typiques de la musique occidentale des premières décennies du XXe siècle. Milojević, par exemple, considérait l’opéra Morana du compositeur croate J. Gotovac comme primitiviste (Morana, opéra de Gotovac, Etudes et articles de musique, livre II, Belgrade, 1933, p. 89). Dans le même article (p. 91), il écrit que ce terme peut être interprété de deux manières : il désigne soit l’impuissance de création d’un compositeur, soit le talent et le savoir-faire d’un compositeur qui a adopté « le style primitiviste ». Dans le deuxième cas de figure, le résultat est pleinement artistique. Ce terme est lié au terme « naturalisme » que K. Manojlović utilise pour qualifier les œuvres de J. Slavenski, en parlant des « capacités naturalistes » de cet auteur. Voir son article : « Josip Slavenski », La société de musique « Stanković », n. 7 (1930), p. 127 et M. Milojević, « De la musique serbe avec un regard particulier sur les courants modernes », Le messager littéraire serbe, 1936, livre 48, cahier 7, p. 509. Dans cet article, Milojević écrit que « l’idée nationale a mûri et se rapproche de plus en plus du naturalisme. Ce naturalisme est parfois sauvagement gauchiste, parfois plus calme, plus stylisé et utilisé dans les reprises de chants populaires (Konjović, Manojlović, Živković, Bingulac, Pascan) ».
  • [31]
    31  P. Konjović, « Deux courants dans la musique slave », in : Le livre de la musique, Novi Sad, 1947, pp. 117-126.
  • [32]
    32  P. Konjović, « Les influences entre la musique populaire et la musique sacrée », in : Le livre de la musique, Belgrade, 1947, p. 36.
  • [33]
    33  Srevan Hristić a distingué le nationalisme descriptif du nationalisme psychologique (voir : « De la musique nationale », Étoile, 1912) et Miloje Milojević a écrit sur les courants subjectivistes et folkloristes dans la musique nationale (voir : « L’idéologie artistique de Stevan Mokranjac », L’association littéraire serbe, Belgrade, 1938, pp. 192-201).
  • [34]
    34  Ibid.
  • [35]
    35  M. Milojević, « Regards sur la musique. Pour l’art et le patriotisme dans l’art en Serbie. A l’occasion du concert de Lisinski, Opus et Gusla », Le messager littéraire serbe, 1935, livre 45, cahier II, p. 63-64.
  • [36]
    36  M. Milojević, « Du nationalisme dans l’art musical », Musique slave, 3 (1940), p. 17.
  • [37]
    37  Voir : P. Bingulac, Stevan Mokranjac et ses bouquets, Les écrits sur la musique, Belgrade, 1988, p. 94-122, (première édition : 1956) ; N. Mosusova, « La place de Stevan Mokranjac dans les écoles nationales de musique européenne », in : Recueil d’études sur Stevan Mokranjac, Belgrade, 1971, pp. 111-135, (surtout les pages 112-115) ; V. Peričić, « Stevan Mokranjac », in : Œuvres réunies de Stevan Mokanjac, Belgrade, 1992, pp. XX-XXIII ; D. Despić, « Langage harmonique et la factura chorale dans les œuvres de Mokranjac », Œuvres réunies de Stevan Mokranjac, livre X, Belgrade, 1999, pp. 141-200.
  • [38]
    38  P. Krstić, « De l’harmonisation des mélodies populaires », Le messager musical, n. 5 (1922), p. 2.
  • [39]
    39  À propos de l’harmonisation de l’achèvement au deuxième degré de la gamme, voir : K. Babić, « Les quintes de Mokranjac », in : Recueil d’études sur Stevan Mokranjac, Belgrade, 1971, pp. 153-157.
  • [40]
    40  Voir N. Mosusova, L’influence des éléments folkloriques sur la structure du romantisme dans la musique serbe (Thèse de doctorat), Ljubljana, 1971, pp. 79-81 ; N. Mosusova, « Das balkanische Element in der südslawischen Kunstmusik », Balcanica, VIII (1977), pp. 779-785 ; D. Despić, « Le langage harmonique et la factura chorale dans les œuvres de Mokranjac », in : Œuvres réunies de Stevan Mokranjac, Belgrade, 1999, pp. 161-166.
  • [41]
    41  N. Mosusova, « Die modale Harmonik in den Werken jugoslawicher Komponisten », Kolloquium Probleme der Modalität, Brno, 1988, pp. 95-99.
  • [42]
    42  À propos de la technique d’harmonisation des chants populaires, voir : N. Mosusova, « L’approche du folklore de Milojevic dans son opus tardif », Le compositeur Miloje Milojević, Belgrade, 1998, pp. 178-193.
  • [43]
    43  Božidar Joksimović a écrit sur « les fatales influences étrangères ». Voir : R. Pejović, Essais et critiques musicales à Belgrade (1919-1941), Belgrade, 1999, p. 165.
  • [44]
    44  Voir P. Konjović, « L’influence entre la musique populaire et la musique sacrée », in : Le livre de la musique, Belgrade, 1947, p. 30.
  • [45]
    45  D’après Konjović, le Xe « bouquet » de Mokranjac était « un idéal de pureté » dans la musique populaire (ibi d., p. 35).
  • [46]
    46  P. Konjović, « Débats sur « Kostana» », art. cit., p. 109.
  • [47]
    47  Ibid., p. 108.
  • [48]
    48  Z., « M. Stevan K. Hristić à propos de soi », Le messager musical, n. 4 (avril 1933), p. 78-80. Sur la façon dont M. Milojevic cite les chants populaires, voir : N. Mosusova, L’approche du folklore de Milojević dans son opus tardif, Le compositeur Miloje Milojević, Belgrade, 1998, pp. 182-183, 186.
  • [49]
    49  S. Djurić-Klajn, « Les chemins de notre courant moderne », Le messager musical, n 1 (janvier 1938), pp. 7-8.
  • [50]
    50  Voir M. Milin, « L’application du folklore dans la musique serbe après la Seconde Guerre mondiale », in : Le folklore et sa transposition artistique, Belgrade, 1987, pp. 205-218. Idem., Le traditionnel et le moderne dans la musique serbe après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), Belgrade, 1998.
  • [51]
    51  Mot venu du perse, « la tour des crânes » est l’effroyable monument de la barbarie ottomane près de Niš (sud de la Serbie) que les Turcs ont érigé avec des crânes de soldats serbes morts en 1809 lors du siège de la ville.
  • [52]
    52  Le sentiment national (nationaliste) était présent dans la sphère de la musique pop et pop folk serbe qui ne fait pas partie de notre sphère d’intérêt.
  • [53]
    53  La musique religieuse était complètement marginalisée durant la période communiste de Tito et l’intérêt pour ce genre musical n’a été ravivé qu’après sa mort en 1980.
  • [54]
    54  T. W. Adorno, Filozofija nove muzike (La philosophie de la nouvelle musique), Belgrade, 1961, p. 61.

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