Notes
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[1]
1 Ce qui n’est pas le cas du français, de l’anglais ou même de l’italien par exemple.
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[2]
2 R. Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, 1990, pp. 99-118.
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[3]
3 Il s’agit plus spécifiquement de sa tradition juridique.
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[4]
4 Koselleck, loc.cit.
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[5]
5 Mais dans une prolongation ultérieure, il s’agirait également d’examiner pourquoi et dans quel « style » (Selon la définition donnée par P. Veyne dans sa préface du livre de Peter Brown sur l’Antiquité tardive mais aussi de P. Brown lui-même. P. Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983 (1978)), les différents agents jonglent avec ces cadres dans leurs relations avec le champ de pouvoir. Déchiffrer cette grammaire peut permettre aussi, c’est une hypothèse, d’élaborer une matrice de lecture anthropologique des sociétés se trouvant sous son influence. Cette réflexion s’enrichit amplement des discussions avec Nikos Sigalas à partir d’une concaténation de lectures d’auteurs classiques et chrétiens. Qu’il en soit remercié ici.
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[6]
6 Dans l’ancien et premier sens du terme : « le fait de ne pas interdire alors qu’on le pourrait ». Cf. Petit Robert.
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[7]
7 Nous suivons en cela la lecture du terme faite par A. Guillou, Tolérance et pouvoir –dans le monde orthodoxe médiéval et moderne , in Balcanica – Annuaire de l’Institut des Études Balkaniques, XXVII (1996), p. 7-19. Nous partageons la critique faite dans cet article des interprétations du concept comme un « instrument amoral » au bénéfice du pouvoir politique byzantin. Une vision aussi épidérmiquement « instrumentaliste » obscurcit notre vision des tensions qui traversent l’Église et de leurs relations fluctuantes avec les controverses politiques. Cf. un texte fondamental : Mart Bax, Marian apparitions in Medjugorje : Rivalling Religious Regimes and State-Formation in Yugoslavia , in : Eric Wolf (éd.), Religious Regimes and State-Formation : Perspectives from European Ethnology, NY, 1991, pp. 29-53.
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[8]
8 J. Flori, La première croisade. L’Occident chrétien contre l’Islam, Paris, 1992, en ce qui concerne la « représentation et l’Église ». B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, 1995 ; et C. Schmitt, Théologie politique, op. cit., pour la « représentation » dans la théorie politique moderne.
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[9]
9 Cf. Pascal, Les provinciales, Paris, 1987 (1656). Notamment la provinciale n°8 qui constitue sa flèche du Parthe.
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[10]
10 Cf. Varron, Rerum rusticarum.
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[11]
11 A. von Harnack, The Expansion of Christianity in the First Three Centuries, Eugene (US), 1998 (1903), t. I, p. 185.
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[12]
12 A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée ou les origines juives de la morale sociale byzantine, in Actes du Congrès sur la vie quotidienne à Byzance, Athènes, 1989, pp. 29-42.
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[13]
13 Adhémar d’Alès, Le mot Oikonomia, Paris, 1921.
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[14]
14 Mais pas seulement théologique. Il s’agit du processus d’affirmation du christianisme en tant que culte reconnu – pour reprendre une terminologie moderne – distinct du judaïsme. Nous avançons que le fait de ne plus se préoccuper autant de la controverse avec le judaïsme signifie que ces auteurs ne craignaient plus d’être qualifiés comme « une secte juive de plus ». Cf. aussi, A. von Harnack, loc.cit.
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[15]
15 P. Berger - T. Luckmann, The Social construction of reality : a treatise in the sociology of knowledge, Londres, 1984 (1966), pp. 122-126.
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[16]
16 G. Simmel, Le conflit, Paris, 1995 (1908), p. 24 & p. 33.
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[17]
17 A. Guillou, L’orthodoxie byzantine, in Archives des Sciences Sociales des Religions, 75 (1991), p. 1-10.
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[18]
18 Basile, 1ère Homélie sur l’Héxaémeron.
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[19]
19 La ressemblance morpholéxique et sémantique entre les deux termes traduit bien la relation entre la liberté volontaire donnée à l’homme qui se situe juste avant l’hérésie, le choix. Le conflit janséniste aurait-il eu un sens s’il avait été fait à partir de textes grecs et non pas de traductions latines ?
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[20]
20 Guillou, L’orthodoxie byzantine, op.cit., p. 1.
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[21]
21 Il faut souligner qu’en postulant que le concept se fige définitivement au IVe s., nous ne contestons absolument pas que son utilisation a été sujette à controverse à de nombreuses occasions et pendant de longs siècles au sein des juridictions ecclésiastiques ou impériales. Nous affirmons uniquement que même si des patriarches et des canonistes, et même des empereurs se querellaient à propos de la « bonne « ou « mauvaise » utilisation de l’oikonomia, il n’y avait toutefois plus de contestation possible sur le sens premier de cette notion et sa position au sein de l’univers orthodoxe. Pour deux études sur les débats byzantins ultérieurs, cf. Gilbert Dagron, La règle et l’exception, in : Dieter Simon (éd.), Religiöse Devianz (Studien zur Europäischen Rechtsgeschichte 48), Frankfurt, 1990, p. 1-18 et Ioannis Konidaris, The Ubiquity of Canon Law , in : Angeliki Laiou - Dieter Simon (éds.), Law and Society in Byzantium 9 th - 12 th centuries, Dumbarton Oaks, 1994, p. 131-150.
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[22]
22 Cf. à ce sujet le recueil d’études suivant : O. Elyada – J. Le Brun (éds.), Conflits politiques, controverses religieuses : essais d’histoire européenne aux 16 e -18 e siècles, Paris, 2002.
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[23]
23 Selon le sens donné par P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, 1994, ch. 1. Le même principe existe sous d’autres termes ou formes aussi chez des auteurs comme Panofsky, Brown ou Elias.
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[24]
24 N. Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, 1975 (1939).
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[25]
25 Sur l’Église anglicane, cf. J. Baubérot – S. Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France 1800-1914, Paris, 2002.
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[26]
26 Et ce malgré le fait qu’Androutsos, par la suite professeur de théologie à l’Université d’Athènes, est étroitement impliqué aux conflits politiques grecs des années 1910-1920. Il est démis de ses fonctions par le gouvernement vénizéliste de 1918 pour cause de son attitude lors de la crise politique de 1915-1917 et de l’anathème lancé contre Venizélos. Il est ensuite réhabilité en 1920 par le gouvernement Gounaris. Il demeure en poste après la chute de celui-ci suite à la catastrophe micrasiatique et le coup d’Etat qui s’ensuit en 1922. De manière assez anorthodoxe (?), il devient Directeur des affaires cultuelles au Ministère de l’Instruction Publique et des Cultes sous la dictature ultra-républicaine de Pangalos. Ces éléments biographiques ont été recueillis à partir d’un dépouillement des principaux périodiques ecclésiastiques ou para-ecclésiastiques de la période.
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[27]
27 C. Androutsos, Τό κύρος τῶν ἀγγλικῶν χειροτονιῶν ἐξ ἀπόψεως ὀρθοδόξου, Constantinople, Imprimerie patriarcale, 1903, pp. 1-7.
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[28]
28 Ibid., p. 11.
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[29]
29 Ibid., pp. 12-15.
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[30]
30 Ibid., p. 11. Traduction : Evidemment la découverte du principe commun qui est sous-jacent à la fois à l’akribeia et à l’oikonomia — qui sont à première vue contradictoires — est difficile plutôt qu’impossible. L’explication de ces deux mesures parallèles d’acceptation des hérétiques et des schismatiques selon ce principe est également difficile mais non pas impossible. D’ailleurs, nous les appelons parallèles car du point de vue orthodoxe nous n’acceptons pas ce qui est dit, à savoir qu’akribeia et oikonomia se contredisent sur le fond ; L’Eglise de son côté aussi bien avant que maintenant se dispute par principe, parfois acceptant les sacrements hérétiques, parfois les refusant ou alors dans certains territoires les acceptant et dans d’autres les refusant.
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[31]
31 Ibid., p. 14-15.
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[32]
32 Ibid., p. 7 et de nouveau p. 67.
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[33]
33 Après ses études à Chalki, il rejoint la Communauté du Saint-Sépulcre à Jérusalem où il dirige l’École théologique avant de rejoindre comme directeur le Séminaire théologique de Rizarios à Athènes en 1909-1910. Il devient professeur de la Faculté théologique de l’Université d’Athènes pendant la Première Guerre Mondiale puis accède au poste d’archevêque d’Athènes et de l’Église de Grèce dans la suite de la catastrophe d’Asie Mineure. Chrysostome associe dès lors son nom avec la réforme profonde de l’Église de Grèce qui s’ensuit. Il a marqué de son empreinte l’Église de Grèce du fait de la pléthore de ses écrits mais surtout du fait de la pléthore de ses anciens élèves accédant à des postes clefs, et de sa longévité à la tête de l’Église.
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[34]
34 C. Papadopopoulos, Τό ζήτημα τῶν ἀγγλικῶν χειροτονιῶν, Jérusalem, Imprimerie Nea Sion, 1925, p. 24.
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[35]
35 Ibid. p. 46.
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[36]
36 Ibid., p. 68.
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[37]
37 Il est tout de même très intéressant à constater que, et ce contrairement à ce que certains pouvaient penser, pour une partie des auteurs catholiques spécialistes des questions d’union des Eglises, l’union anglicano-orthodoxe était au contraire une bonne chose ! Elle diminuerait le nationalisme des deux Eglises respectives et les rapprocheraient du coup du « centre naturel » du christianisme et inspirateur de toute tentative d’union, alias Rome. C’était notamment l’avis de Dom Baudouin, supérieur bénédictin, et responsable du magazine de l’Église catholique Irénikon, lancé par Benoît XV à l’attention des orientaux. Cf. le n° de lancement en 1926.
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[38]
38 Malgré les précautions d’usage sur le fait que les éditoriaux n’engagent que leur auteur et non pas l’Église (faites tout de même a posteriori !), les éditoriaux susmentionnés sont très nettement favorables à l’union. D’ailleurs le ton général du magazine l’est aussi. Cf. Ekklesia, volume III, n° 36 du 5/9/1925 et notamment les éditoriaux des numéros 46 du 13/11/25, 47 du 20/11, 48 du 27/11, et 50 du 11/12 signés tous par « Unioniste ».
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[39]
39 On peut désormais parler de système anglais et non pas britannique puisque l’Église anglicane a déjà été disestablished en Irlande au milieu du XIXe siècle et vient de subir le même sort en 1914 (appliqué post bellum en 1920) au Pays de Galles.
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[40]
40 Ekklesia, 4, 21, 22/5/1926, p. 164.
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[41]
41 P. Bratsiotis, Ὀρθόδοξοι καὶ Ἀγγλικανοι, Athènes, Phénix, 1931, p. 3.
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[42]
42 Il s’agit du même Mélétios Métaxakis qui fut métropolite d’Athènes de 1918 à 1920 sur sollicitation du gouvernement vénizéliste de l’époque, puis, à la suite de son éviction par le gouvernement Gounaris, fut élu dans un pandémonium innommable Patriarche œcuménique en 1921… avant d’être chassé de ce trône par une partie des orthodoxes stambouliotes appuyés par le gouvernement kémaliste en 1923.
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[43]
43 Bratsiotis, op.cit., p. 4.
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[44]
44 Ibid., p. 5.
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[45]
45 Ibid.
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[46]
46 Ibid., p. 7.
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[47]
47 Ibid., p. 14 et 21.
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[48]
48 Le « Directeur de l’Unitoproduisant (sic) Institut oriental » selon l’expression utilisée par l’Église de Grèce, cf. Ekklesia, 4, 31-32, 6/8/1926, p. 242.
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[49]
49 Michel d’Herbigny, L’Anglicanisme et l’orthodoxie grécoslave, Paris, 1922, p. 5. C’est nous qui soulignons. Ce texte est d’abord paru dans la revue jésuite Études en 1920. Dans sa version de 1922, il est préfacé par le Cardinal Mercier, archevêque de Malines, et un des prélats les plus influents de l’Église catholique de cette époque, notamment en raison de son attitude durant la guerre. Il serait dommage de résister au plaisir du hasard bibliophile, et de ne pas renvoyer à E. Kantorowicz, « Pro patria mori », pour une référence à l’attitude du cardinal durant la guerre.
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[50]
50 Ibid., p. 6.
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[51]
51 C’est le même Théoklitos qui lors de la « Division nationale » de 1915-1917 prononce un anathème contre Venizélos chef des pro-anglais et pro-guerres. Lors de la prise de pouvoir par Venizélos en 1917, Théoklitos est démis de ses fonctions, jugé, condamné et remplacé par Mélétios. Il reprend sa place en 1920 lors du changement de gouvernement.
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[52]
52 Ibid., p. 92. C’est en 1913 par ailleurs que Méléios publie un livre-clef sur la politique russe en Méditerranée et la manière de la contrer : M. Métaxakis, Το Αγιον Ορος και η ρωσικι πολιτικη εν Ανατολη (Le Mont Athos et la politique russe en Orient), Athènes, 1913. Mélétios identifie bien le changement de la politique russe au lendemain de la guerre de Crimée, p. 56-65.
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[53]
53 Bratsiotis, op. cit., p. 34. C’est nous qui soulignons.
1 Ce travail trouve son origine dans les apories ressenties lors des lectures parallèles des textes latins et de leurs traductions grecques et vice-versa. Les interrogations déjà éprouvées en raison de l’utilisation interchangeable des termes comme δημοκρατία ou res publica dans ces langues-matrices deviennent d’autant plus aiguës lorsque nous considérons les transformations des concepts dans le temps. Ceci est notamment encore plus manifeste lors du passage dans le cadre de langues vernaculaires modernes.
2 Or, le grec moderne ne bénéficie pas d’un éloignement morpho-lexical ou sémantique suffisant de la κοινὴ pour pouvoir s’enrichir lexicalement et conceptuellement en puisant dans les fonds à la fois latin et grec [1]. La notion de res publica n’engendre pas de création linguistique en grec moderne puisque dans la κοινὴ elle est souvent traduite soit par δημοκρατία soit par πολιτεία, termes qui font encore sens au XIXe siècle. Aussi, apparemment, suffit-il au XIXe siècle de traduire le concept de république comme δημοκρατία — ainsi que l’avaient fait des écrivains de l’Antiquité — sans prendre en compte les glissements sémantiques subis par le concept depuis les premiers usages croisés d’un Polybe ou d’un Denys d’Halicarnasse. Encore aujourd’hui la République Hellénique s’appelle en grec « Démocratie Hellénique ». Dès lors, tout débat actuel autour des notions de démocratie et de république apparaît complètement tautologique en Grèce, empêchant ainsi une compréhension des enjeux.
3 Toutefois, cet exposé ne compte pas se réduire à un problème de traduction, mais envisage a contrario de poser les jalons d’une histoire sociale des concepts [2] au sein de la « tradition » canonico-théologique orthodoxe grecque et de leurs répercussions politiques en s’inspirant des travaux de E. Kantorowicz sur les altérations de la conceptualisation du droit romain au Moyen Âge dans le cadre de la prise d’autonomie de la sphère politique à l’égard de la sphère ecclésiastique. Il vise à rendre compte d’un phénomène que la discussion croissante actuelle autour du fameux « retour du religieux » dissimule : la manière dont une institution — gardienne de la tradition — procède à des lectures et relectures plus ou moins innovantes de cette « tradition » [3] afin de réussir à marquer de son empreinte les cadres de réflexion de son époque en jouant sur les glissements sémantiques [4]. Nous constatons une contextualisation sémantique de cette « tradition » au gré des conjonctures selon une grammaire à la fois élastique et pérenne [5].
4 Nous suggérons que la notion d’οἰκονομία forme, avec les concepts d’αἵρεσις et de στασίς le noyau de cette grammaire. Elle fonctionne comme une valve de sécurité qui permet à l’Église d’accepter la « nouveauté » ou la « différence » dans l’espace social environnant tout en apparaissant immuable et en poursuivant un objectif ecclésiastique précis. Dans ce sens, il s’agit plus d’une « tolérance » [6] que d’une « adaptation » [7].
5 Cette vision a plusieurs conséquences sur la différentiation de l’Église orthodoxe :
- une attitude plus souple par rapport au domaine familial et au péché (mariage, divorce, adultère, vol, etc.) ;
- l’accent mis sur la foi et sur la communion plutôt que sur l’action « réparatrice » de l’individu pécheur ; il n’existe pas de « faute » à expier, donc il n’existe pas d’expiation.
- pas de développement d’un légalisme ecclésiastique normatif accompagné de la mise en place d’une configuration juridique comme cela se voit dans les religions judaïque et musulmane et comme cela se développe dans l’Église catholique à partir des conflits du Moyen Âge.
- enfin, ceci éclaire aussi le fait que l’Église orthodoxe n’est pas devenue autonome par rapport à la société et ne développe pas le fonds commun de la notion de « représentation » comme le fait l’Église catholique à partir des XIe-XIIe siècles. Notion de « représentation » qui est reprise telle quelle dans la théorie moderne de la démocratie représentative [8]. Nous comprenons ainsi mieux la persistance du mariage des prêtres, disparu dans le monde catholique, ou encore l’attachement à ne pas rompre avec le pouvoir politique en place.
7 C’est aussi en se basant sur cette notion (à la fois de manière nominaliste et conceptuelle) que l’Église aborde aux XVIIIe et XIXe siècles le passage de la société paysanne à l’économie commerciale moderne. En apostille, nous pourrions avancer que la casuistique jésuite constitue une tentative d’introduction du même type d’élasticité au sein de l’Église catholique fortement judiciarisée au XVIIe siècle face à la nouvelle donne économique, à ceci près, qu’elle ne fonde pas sa justification sur la Tradition ecclésiastique mais justement sur la nécessaire « adaptation » à l’ordre moderne par une « accommodation » doctrinale. Aussi s’expose-t-elle à une critique à deux niveaux, scientifique (moderne) et doctrinale [9].
8 Les débats au sein de l’Église orthodoxe de Grèce sur les relations avec les anglicans à la fin du XIXe et dans le premier tiers du XXe siècle constituent une bonne démonstration des espaces que la notion d’οἰκονομία permet d’ouvrir à l’intérieur de cette prison de longue durée qu’est le droit canonique. Mais avant d’aborder ce cas, examinons schématiquement la manière dont les glissements successifs du concept se sont produits jusqu’à ce qu’il prenne sa forme « définitive ».
1. La formation du concept d’οἰκονομία
9 Le terme d’οἰκονομία est déjà présent dans la philosophie antique grecque. Aristote en fait notamment usage dans le Ier chapitre des Politiques tandis que Xénophon l’emploie abondamment dans son Économique. Dans les deux cas, il signifie : gestion des biens mobiliers et immobiliers du ménage ainsi que des êtres vivants qui le composent. Par extension chez Xénophon, et comme cela sera le cas dans tous les écrits de théorisation « économique » de l’Antiquité grecque et ultérieurement romaine [10], le ménage est perçu comme l’entité « économique » de base avec ses propriétés agricoles dont l’auteur essaie de fixer les règles de bonne gestion.
10 Quand ce terme fait-il son apparition dans le vocabulaire chrétien et comment ce passage se fait-il ? Le terme d’οἰκονομία ne se rencontre que 2 fois dans les Septante et ce, à deux versets d’intervalle :
καὶ ἀφαιρεθήση ἐκ τῆς οἰκονομίας σου καὶ ἐκ τῆς στάσεως σου (Isaïe, XXII, 19) et : καιἐνδύσω αὐτὸν τὴν στολή σου καὶ τὸν στέφανόν σου δώσω αὐτῷ καὶ κράτος καὶ τὴν οἰκονομίαν σου δώσω εἰς τὰς χεῖρας αὐτοῦ (Is., XXII, 21).
12 Il est clair que l’utilisation du terme se fait conformément à son sens antique (gestion de ses biens propres). Mais surtout, le terme ne semble pas avoir une importance particulière pour les milieux juifs hellénisants d’Alexandrie des IIIe et IIe siècles avant J.-C.
13 Le Nouveau Testament offre une première utilisation novatrice du concept. Certes dans Luc (XVI, 1-4) le terme est utilisé dans sa signification antique. Néanmoins, les épîtres de Paul offrent une approche nouvelle. D’abord, Paul fixe le rôle des évêques au sein du monde qui est le « domaine » de Dieu. Il parle d’οἰκονόμους μυστηρίων (1 Cor., IV, 1-2) et d’οἰκονόμοι Θεοῦ (Tite, I, 7). Les évêques sont les bons gérants (ou administrateurs) des biens surnaturels au sein de ce monde. Ils sont les représentants de Dieu sur terre. Toutefois, c’est une autre utilisation d’οἰκονομία par Paul qui retient notre attention. Dans plusieurs autres passages, le terme prend une allure prospective et devient une interprétation de l’amplitude du dessein divin sur le monde et son avenir, notamment dans l’Épître aux Éphésiens, la plus connue pour sa vision prospective d’une nouvelle humanité [11] (Eph. I, 10 ; Eph. III, 2 & 9 ; 1 Tim. I, 4 ; Col. I, 25). C’est en relation avec la notion de πλήρωμα — sur laquelle nous reviendrons — que nous devons comprendre cette nouvelle utilisation. Il est important de souligner ici que la traduction de la Vulgate traduit οἰκονομία par dispensatio, ce qui explique en partie la non-prolifération dans la tradition patristique latine de ce concept.
14 Or, c’est justement la patristique qui offre le cadre de prolifération et de réinvestissement du terme. Néanmoins, il n’existe pas d’usage homogène au départ. Justin (première moitié du IIe siècle), dans son Dialogue avec Tryphon, utilise 11 fois le terme οἰκονομία dans le sens nouveau, alors que Tatien (fin IIe siècle) dans son Discours contre les Grecs reprend surtout le terme dans son sens antique. Que signifie cette diversité ? Nous avancerons l’hypothèse qu’il s’agit surtout de la nature de l’adversaire. En effet, l’exégèse patristique est confrontée à deux adversaires : les juifs et les païens (parfois appelés les nations, parfois les Grecs) dont les critiques divergent. Or, elle emprunte aux deux traditions ; le meilleur correspondant intellectuel diachronique d’Origène, Clément, Eusèbe ou Athanase n’étant autre que Philon d’Alexandrie (le premier à avoir esquissé une synthèse réinvestissable entre les deux traditions) [12]. Dès lors, ce sont la nature de l’adversaire selon le lieu et l’époque, et coextensivement le dosage (variable selon les auteurs) de la philosophie grecque dans cette synthèse, qui constituent la clef de voûte du système et l’explication des points d’achoppement. Ce référentiel commun caractérise aussi bien Tatien hypercritique sur la philosophie grecque que Clément qui en est totalement imprégné.
15 Pour certains auteurs du christianisme naissant, comme Justin, il est capital de pouvoir répondre aux critiques des juifs qui contestent l’incarnation de Dieu dans le Christ, tout en restant dans la logique de la continuité (cf. Paul, Épître aux Romains, qui demeure le texte fondamental sur cette question). Ainsi, Ignace d’Antioche (fin Ier s. - début IIe s.) serait-il le premier à utiliser l’expression κατ’οἰκονομίαν pour parler de la nécessité de comprendre l’incarnation comme un phénomène échappant à la logique et aux lois naturelles ou humaines et obéissant à un mode de régulation du monde spécifique à Dieu-administrateur de son domaine. Irénée de Lyon (fin IIe s. - début IIIe s.) capitalise sur cette utilisation d’Ignace tout en développant aussi le rapprochement paulinien entre οἰκονομία et πλήρωμα. En suivant les travaux par analogie d’Adhémar d’Alès [13] sur les manuscrits latin et grec de l’œuvre majeure d’Irénée contre la gnose, nous apprenons que le terme οἰκονομία se rencontrerait probablement 85 fois en tout dans le texte grec (dont il ne nous reste qu’un fragment). Ce terme qui serait rendu par dispositio dans la version latine correspondrait aussi bien à « l’économie interne du plérôme » — nuance censée répondre aux gnostiques en utilisant leurs armes — qu’à « l’économie des Alliances » — qui permettrait de désamorcer les critiques juives sur la doctrine de l’Incarnation.
16 Irénée marque précisément la transition entre une période où les juifs constituent l’adversaire théologique principal [14] et une époque où ce sont les païens qui constituent l’adversaire théologique majeur (les nations, les « Grecs »). La prolifération de l’utilisation du concept chez Irénée est un bon témoin des effets intéressants et novateurs induits par la contradiction apportée au christianisme. La nécessité de mettre en place un nouvel appareil théorique capable d’expliquer valablement le message chrétien de la Bible ne serait pas apparue si personne n’avait contesté les prétentions chrétiennes, comme le remarquent P. Berger & T. Luckmann [15]. De même, nous pouvons constater que ce conflit a un sens sociologique positif [16] puisque les penseurs chrétiens, dans leurs joutes théologiques, notamment avec les philosophes « grecs », se réapproprient et réinvestissent des concepts provenant justement des « Grecs ». Cela peut même être perçu comme non-orthodoxe lorsque certains auteurs parmi les plus « anti-grecs » comme Tertullien (première moitié du IIIe s.), reprennent la notion à leur compte pour expliquer le mystère de la Trinité. Le terme a d’ailleurs un certain succès auprès de l’école exégétique d’Antioche qui adopte une vision très littérale de lecture de la Bible, et de facto très opposée aux apports de la philosophie grecque. Il permet d’expliquer — ou plutôt de ne pas le faire — de manière apophatique les agissements divins. Ainsi, pour Épiphane d’Antioche (début IVe siècle) c’est « par incompréhensibilité économique » (κατ’οἰκονομίκὴν ἀκαταληψίαν) que Dieu a envoyé la famine à Israël pour le forcer à s’exiler en Égypte.
17 Comme dans beaucoup d’autres domaines concernant le dogme, c’est le IVe siècle qui est le cadre où s’opère la synthèse [17]. Les Pères cappadociens sont souvent présentés comme les continuateurs de la tradition d’Origène au sein de l’Église. Or, un personnage comme Basile de Césarée n’est pas un simple disciple d’Origène. Il essaie de combiner les enseignements des deux écoles exégétiques majeures d’alors : celle d’Antioche (littérale) et celle, allégorique, d’Alexandrie. Dans ses Homélies sur l’Hexaémeron, Basile commence par critiquer implicitement son maître Origène et les autres penseurs chrétiens, trop influencés par les lettres grecques, en faisant l’éloge de Théophile d’Antioche (fin Ier siècle - début IIe siècle), « ce Syrien aussi éloigné de la sagesse du monde qu’il était proche des biens véritables ». En effet, pour Basile [18], les « Grecs » se contredisent mutuellement, ce qui témoigne de leur faiblesse, alors que les chrétiens, par l’intermédiaire de l’Écriture Sainte, ont eu la révélation du plan de Dieu dont l’unicité est garantie par l’οἰκονομία. Il s’agit d’une reprise de la problématique déjà exprimée par Épiphane : il y a incompréhensibilité « économique » que seule la révélation dévoile. Basile fixe les bornes qui non seulement limitent le débat au sein de la spéculation chrétienne mais aussi explicitent ce que les exégètes peuvent emprunter à la philosophie grecque sans pour autant tomber dans le piège de l’hérésie — du choix (αἵρεσις). Dans son court texte adressé « aux jeunes gens sur l’utilité des lettres grecques », Basile, s’inspirant largement de la République de Platon, fournit la recette de lecture des lettres « grecques », dans le cadre de l’économie divine. C’est une éducation vers la liberté parfaite (ἐλευθερία) alors que l’homme ne dispose au départ que d’une liberté limitée et implicitement dangereuse car permettant le choix (προαίρεσις) [19].
18 Néanmoins, le choix erroné n’est pas forcément un péché. Comme l’affirme Grégoire de Nysse dans La création de l’homme, Dieu a octroyé à dessein cette faculté de choix, à l’intérieur de laquelle l’erreur est latente tandis que le péché est absent. L’οἰκονομία divine s’est développée ainsi pour devenir à la fois un mode d’administration par Dieu de son domaine, un mode de compréhension par l’homme de la cohérence intrinsèque de l’Écriture Sainte, et un mode de « tolérance » de l’erreur humaine. Ce dernier ajout constitue l’apport majeur des Cappadociens et il convient de préciser les circonstances de son apparition.
19 Il est toujours utile de rappeler que dans le contexte des combats autour de la doctrine trinitaire du IVe siècle, l’accusation d’hérésie n’a pas épargné Basile. L’Épître LVIII de Grégoire de Nazianze, adressée à son ami Basile, fait explicitement mention du fait qu’il semble refuser, dans ses discours, la divinité du Saint-Esprit. Comment intégrer le fait qu’un des évêques les plus influents de l’Église ne soit pas conforme à l’orthodoxie trinitaire ? Déjà en insistant sur le fait que pour l’instant nous sommes toujours en présence de plusieurs δόξαι et que l’orthodoxie commence à apparaître [20]. Grégoire de Nazianze explique que si Basile prêche ainsi, il le fait par οἰκονομία pour ramener au sein de l’Église les hérétiques qui sont majoritaires dans son diocèse. Ce n’est un témoignage ni de lâcheté ni d’hérésie. C’est un acte de tolérance religieuse, acte d’autant plus nécessaire que Basile est un personnage public très important. Grégoire, en répondant à un accusateur de Basile, explique que lui, il philosophe sans souci (ἐγὼ ἀκινδύνως φιλοσοφῶ) alors que Basile doit faire attention à ses actes et à ses paroles. Aussi introduit-il une distinction entre privé et public, et entre doctrine et prédication. Cette distinction implique une relativisation de l’importance de la prédication en fonction des impératifs de l’unité ecclésiastique. Il ne s’agit nullement d’une « accommodation » avec la doctrine, puisque le κήρυγμα ne reflète pas automatiquement le δόγμα. Leurs fonctions respectives ne sont pas les mêmes et ce serait tomber dans un piège nominaliste que de confondre les deux. Le fait que Basile ne mentionne pas le Saint-Esprit dans ses prêches, par « économie », ne signifie pas qu’il ne croit pas à sa divinité.
20 Cela signifierait-il pour autant que l’οἰκονομία nous autorise tous à « prendre des libertés » avec la règle établie ? Certainement pas ! Grégoire, dans son Oraison XLIII, qui constitue l’épitaphe de son ami Basile, revient sur cette question et précise les règles de l’οἰκονομεῖν. L’importance première du concept réside, nous explique-t-il, dans le fait qu’il opère le passage des débats ontologiques vers une présentation praxiologique de Dieu. Il a coupé court aux questions sur la gnosis de Dieu et a mis l’accent sur sa praxis. Par analogie, la même opération doit être conduite pour l’homme. Ce sont les actes qui sont importants et qui prouvent la sainteté d’un homme et non pas les débats sur ses croyances. Aussi, Basile a le droit d’οἰκονομεῖν car ses actes sont caractérisés par l’εὐσέβεια, la piété. Basile respecte les mystères et a accompli une œuvre philanthropique extraordinaire. Comment se pourrait-il qu’il ne soit pas inspiré par Dieu ? Comment se pourrait-il qu’il soit un hérétique ? L’orthopraxie semble prendre le pas sur l’orthodoxie. L’erreur doctrinale donc peut être tolérée « économiquement » car elle fait partie du dessein divin ; l’âme n’a pas été assez bien éduquée, mais à deux conditions :
- ceux qui la tolèrent sont εὐσέβεῖς dans leurs actes ;
- ceux qui l’ont commise ne dévient pas trop de l’orthopraxie.
22 Ce qui peut paraître comme du ritualisme pédant n’est en fait que le pendant de la certitude de la fragilité de la situation humaine par rapport à la connaissance. Mais cette fragilité est aussi celle du christianisme trinitaire qui tente de s’affirmer comme religion officielle de l’Empire.
23 En effet, le travail d’approfondissement des Cappadociens sur l’Église est incompréhensible sans prendre en compte les craintes sur l’unité de l’Église et les appréhensions de l’impact des hérésies — de la désunion donc — sur la relation entre l’Église et le pouvoir impérial. Eusèbe de Césarée, dans son œuvre de réflexion sur l’histoire ecclésiastique, fondatrice de la théologie politique chrétienne, explique ces appréhensions. Constantin a opté pour le christianisme car c’est une religion dont l’obsession unitaire est frappante, et parce que l’empire a besoin d’unité, ce que les cultes païens trop émiettés ne peuvent garantir. Or, les hérésies et les conflits doctrinaux menacent cette unité de l’Église. Il se peut donc que l’empereur change d’avis s’il constate que le christianisme n’est pas plus garant de l’unité que le paganisme. L’œuvre d’Eusèbe regorge de cette crainte. Il est même amené à citer son propre exemple au Concile de Nicée, où il a accepté le terme de « consubstantiel » malgré ses premières hésitations, afin d’être en phase avec ses ouailles, et afin d’assurer l’unité de l’Église, seule garante de sa protection au sein de l’Empire, et du non-retour en arrière.
24 Les Cappadociens sont d’autant plus imprégnés de cette œuvre d’Eusèbe qu’ils viennent d’avoir la preuve de sa pertinence. N’est-ce pas la persistance de la controverse arienne et son imbrication avec les luttes de succession de Constantin le Grand qui a facilité la tentative de restauration du paganisme par Julien ? Leur ancien condisciple d’Athènes n’a-t-il pas justement persiflé le christianisme à cause de ses querelles intestines ? L’Église peut-elle se permettre la persistance de ces querelles ? Comme Grégoire de Nazianze nous l’a montré, il apparaît que non. La synthèse opérée autour de la notion d’οἰκονομία permet de trouver un modus operandi pour l’Église qui renforce son unité dans le cadre de la nouvelle donne politique, tout en orientant son personnel davantage vers l’action (philanthropique). C’est cette synthèse qui sert à l’Église orthodoxe de référentiel commun transcendant les siècles [21]. Or, il s’agit ex officio d’un référentiel très malléable. C’est ce que nous constatons en observant la question des relations anglicano-orthodoxes au XXe siècle.
2. La question des sacrements anglicans et le droit canonique orthodoxe
25 Les relations avec les Anglicans semblent être un des sujets de débat majeurs des théologiens orthodoxes grecs à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’importance de ce sujet ne peut être appréciée si nous ne prenons pas en compte le fait que les controverses religieuses et les conflits politiques [22] s’imbriquent dans le cadre des luttes pour le contrôle du pouvoir. Toutefois, ceci se pratique de manière moins causaliste que les tenants d’un essentialisme culturel ou ethno-religieux l’ont prêché. Le fait d’être orthodoxe ne conditionne pas une disposition d’action politique, ne serait-ce que parce que, comme nous le constaterons, il y a différentes manières d’être orthodoxe. Ce postulat axiologique ne devrait pas nous inciter à adopter, par antithèse, un fonctionnalisme naïf : selon cette dernière vulgate, les acteurs des conflits politiques instrumentalisent les controverses religieuses afin de manipuler les esprits et de favoriser leur domination. A contrario, en étudiant la formation du concept d’οἰκονομία et son utilisation au XXe siècle, nous percevons que leurs cadres mentaux sont tout de même empreints de certains codes qui orientent leurs actions tout en leur laissant une certaine liberté d’innovation. Il s’agit de cette grammaire dont nous avons parlé, d’un habitus si nous voulons utiliser une certaine terminologie sociologique [23]. Trop repousser les limites fixées par cet habitus dans ses pérégrinations spirituelles ou pratiques expose son auteur au risque de la rupture de l’équilibre des tensions qui caractérise son appartenance à sa configuration sociale [24]. La question anglicane nous invite à faire le tour de ce jeu permanent entre 1900 et 1936.
26 Il convient évidemment de préciser que la question des relations avec les Anglicans n’est pas nouvelle puisqu’elle avait déjà fait l’objet d’une controverse importante au XVIIe siècle après le patriarcat de Cyrille Loukaris. Elle émerge de nouveau vers 1840. La question de la réforme de l’Église anglicane vacillante [25] recoupe l’antagonisme avec les catholiques, mais aussi le mouvement d’expansion de l’Empire britannique qui est en train de se réaliser. C’est dans ce contexte qu’est créé en 1842 le diocèse anglican de Gibraltar qui s’étend sur toute la Méditerranée (y compris orientale). Les orthodoxes apparaissent alors comme des interlocuteurs de premier ordre, d’autant plus que la nomination d’une hiérarchie catholique britannique par le pape Pie IX en 1850 n’améliore pas les relations anglicano-catholiques. Dans la tentative la plus illustre, Joseph Palmer et un groupe d’Anglicans essaient de se joindre au patriarche Philarète de Moscou le 8 octobre 1851, mais leur tentative échoue devant le refus catégorique du patriarche de Constantinople Anthime IV de reconnaître la validité des sacrements anglicans. La Guerre de Crimée bloque la situation. De même, l’attitude plus accommodante de Pie IX qui appelle à un concile œcuménique le 6 décembre 1864 — vœu réédité dans l’Encyclique Arcanae Dei de 1868 — diminue d’un cran la tension avec les catholiques. D’autant plus que E. Pusey, le théologien anglican le plus influent — notamment depuis l’apostasie de Newman — appelle à une approche plus irénique, comme l’indique le titre de son ouvrage de 1865 : Eirenikon. Cependant, l’attitude virulente de Léon XIII qui dans son Encyclique Apostolicae curae de 1897 refuse catégoriquement les sacrements anglicans, scelle le sort des relations anglicano-catholiques. Le rapprochement avec les orthodoxes redevient pertinent et les tentatives de contact se multiplient avec les Églises orthodoxes.
27 C’est le constat à partir duquel Christos Androutsos — professeur à l’École patriarcale de Chalki — fait démarrer son étude intitulée La validité des sacrements anglicans du point de vue orthodoxe, publiée par l’Imprimerie patriarcale à Constantinople en 1903. Le statut professionnel de l’auteur aussi bien que le lieu d’édition témoignent du fait que cette étude n’est pas un acte individuel ou érudit concernant un sujet canonique, mais bien un document reflétant le point de vue officiel du patriarcat de l’époque. De même il s’agit du texte fondateur de la réflexion sur la question, auquel se réfèrent tous les livres qui s’ensuivent autant du fait de sa primauté, de sa qualité, que de l’aura de son auteur [26].
28 Or, Androutsos identifie deux éléments essentiels — et extérieurs au droit canonique — qui justifient la pertinence de cet objet d’étude. Il s’agit d’abord de l’extrême sollicitation dont font preuve les anglicans envers les orthodoxes grecs — et plus du tout russes — tandis que les Russes sont justement perçus comme un danger du fait de leur attitude expansionniste arabophile au Moyen Orient. Ensuite, l’auteur remarque que la qualité des relations entre Église et État en Angleterre est bonne — ce qui n’est pas alors le cas dans la plupart des pays où existe une Église catholique forte (France, Italie, Allemagne). L’interrogation sur l’équilibre institutionnel Église - État d’un futur État orthodoxe incluant le patriarcat de Constantinople est manifeste à un moment où l’on croit de plus en plus fermement à la déliquescence de l’Empire ottoman et à sa substitution par un État grec [27].
29 Une fois l’utilité de son étude préalablement affirmée, l’auteur s’attache à l’examen de sa question en fonction des principes qui gèrent le fonctionnement du droit canonique orthodoxe : Ἀκρίβεια et οἰκονομία. Selon la première qui plaide pour une interprétation stricte des canons, les sacrements anglicans ne sont pas reconnus par l’Église orthodoxe [28]. Toutefois, il constate qu’ « économiquement », l’Église a déjà accepté à plusieurs reprises les sacrements d’hérétiques [29]. Ceci signifie-t-il que l’Église se contredit ? Pour l’auteur, il est évident que tel ne saurait être le cas, même s’il est difficile de trouver la règle qui précise les conditions d’utilisation respectives des deux principes :
Βεβαίως δυσχερὲς μᾶλλον δὲ ἀδύνατον πάντη εἶνε ἡ ἐξιχνίασις τῆς ὑποκειμένης κοινῆς ἀρχῆς τῆς διεπούσης ἀκρίβειαν καὶ οἰκονομίαν, τὰ κατὰ τὸ φαινόμενον ἀντιφάσκοντα, καὶ ἡ κατὰ τὴν ἀρχὴν ταύτην ἐξήγησις τῶν δύο τούτων παραλλήλων μέτρον τῆς ἀποδοχῆς τῶν αἰρετικῶν καὶ σχισματικῶν, λέγομεν παραλλήλων, διότι ἐξ ὀρθοδόξου ἐπόψεως κρίνοντες οὐδαμῶς ἀποδεχόμεθα τῶν λεγόντων, ὅτι ἀκρίβεια καὶ οἰκονομία κατ’οὐσίαν ἀντιφάσκουσι, ἡ δὲ Ἐκκλησία καὶ πάλαι καὶ νῦν ἐν τῷ ζητήματι τοὐτῳ διεφώνει κατ’ἀρχὴν, ὁτὲ μὲν ἀποδεχομένη, ὁτὲ δὲ ἀπορρίπτουσα, ἥ κατά τινας μὲν τόπους δεχομένη τὰ τῶν αἰρετικῶν μυστήρια, κατ’ἄλλους δὲ οὐχὶ... [30]
31 Hormis Augustin, aucun autre n’ayant tenté de trouver une règle précise d’application des principes, Androutsos se résout à ce que l’application ne puisse être qu’empirique en fonction de l’intérêt pour l’unité de l’Église et du respect d’une certaine orthopraxie dans la pratique des sacrements [31]. Dès lors, l’examen de la validité des sacrements anglicans est aussi possible selon la règle de l’οἰκονομία. Androutsos conclut à la possibilité de reconnaissance de la validité des sacrements anglicans — à une condition, qu’il répète aussi bien au début qu’à la fin de son ouvrage. Il martèle formellement dès le début de son étude qu’il n’est possible de statuer sur la question que de manière ad hoc ! La question ne peut se poser de manière canonique universelle et uniforme car dans l’Église orthodoxe les canons s’interprètent au cas par cas. La validité des sacrements ne se pose comme sujet d’interprétation canonique que si un Anglican rejoint l’Église orthodoxe. C’est uniquement dans ce cas que l’on peut considérer κατ’οἰκονομίαν que leurs sacrements sont valides sui generis [32] . Il s’agit d’une condition préalable qui constitue un obstacle infranchissable, étant donné que les Anglicans n’aspirent pas à une conversion à l’orthodoxie. C’est en outre la raison pour laquelle par la suite, plusieurs auteurs choisissent de pécher par omission dans ce cas précis.
32 C’est notamment le cas de Chrysostomos Papadopoulos, un des personnages les plus influents de l’orthodoxie en général et de l’Église de Grèce en particulier [33]. Dans son livre La question des sacrements anglicans publié en 1925 par l’Imprimerie du Saint-Sépulcre à Jérusalem, il reprend la même question et arrive à la même conclusion qu’Androutsos — sans condition cette fois-ci. Papadopoulos constate que les objections « latines » à la validité des sacrements ont été valablement réfutées par les anglicans [34]. Il procède à une reprise méthodique des canons, des arguments et des textes en faveur d’une reconnaissance κατ’οἰκονομίαν de la validité des sacrements anglicans, sans omettre de citer le spécialiste contemporain de la question : Androutsos [35]. Puis Papadopoulos conclut logiquement en faveur de cette reconnaissance en soulignant qu’il s’agit « d’un premier pas vers l’union des Églises » [36].
33 Nous sommes en présence d’un véritable tour de force de l’auteur qui réussit à intégrer Androutsos dans un syllogisme qui lui est étranger grâce à une simple omission. Alors que pour Androutsos, la conversion des anglicans à l’orthodoxie constitue la condition sine qua non à toute discussion sur les sacrements (qui peuvent être reconnus comme valides dans ce cas), pour Papadopoulos c’est la reconnaissance des sacrements qui devient un geste de bonne volonté préalable à une union. Abstraction faite de la magistrale démonstration canonique, cette attitude irénique de l’auteur ne peut se comprendre que dans le cadre de l’évolution de la situation orthodoxe. Jérusalem et Alexandrie, sièges de deux patriarcats orthodoxes, sont sous contrôle ou influence politique britannique. Le patriarcat de Constantinople est en grave crise suite à la guerre gréco-turque. Le patriarcat russe périclite suite à la Révolution bolchevique. Cette situation de déclin survient au lendemain d’une guerre mondiale ayant marqué de son horreur tous les esprits. L’union avec l’Église anglicane ne pourrait-elle pas être la panacée aux problèmes chroniques des Églises orthodoxes ? L’émiettement, les problèmes de financement et d’encadrement, l’ambiguïté des relations avec l’autorité politique ne pourraient-ils pas être résorbés dans le cadre de cette union à un moment, qui plus est, où ce sont les catholiques et les athées qui apparaissent comme les ennemis les plus redoutables ? [37]
34 Ces questions préoccupent tellement la hiérarchie de l’Église de Grèce qu’elle y consacre plusieurs numéros de son magazine officiel en cette année du seize centième anniversaire du premier concile œcuménique, celui de Nicée [38]. De surcroît l’Église anglicane et le système anglais [39] du Church and State en général semblent un exemplum convenable en Grèce, y compris au niveau social. L’action médiatrice de l’archevêque de Canterbury lors de la grande grève des mineurs de 1926, qui a réussi à désamorcer la crise et a « fait échouer les plans bolcheviks », inspire les hiérarques grecs [40]. Comme se plaît à le rappeler l’article sur la question, c’est l’attitude patriotique et croyante de l’ouvrier anglais qui favorise ce rôle social de l’Église. L’ouvrier grec serait-il en reste en matière de croyance et de patriotisme ? En répondant par la négative nous sommes donc fortement encouragés à imiter les anglicans et à nous rapprocher d’eux.
35 Par contre, tel ne semble pas être l’avis du dernier auteur dont nous ferons mention ici et qui marque la fin de notre pérégrination aussi bien chronologiquement que conceptuellement, puisqu’il représente cette partie de l’Église qui soutient les positions les plus conservatrices aussi bien en matière théologique, canonique, ecclésiastique que sociale. Positions qui s’imposent au sein de l’Église de Grèce à la fin de la période qui nous intéresse, c’est-à-dire durant la première moitié des années 1930 et non pas durant la seconde moitié, comme la doxa historiographique grecque persiste à l’affirmer.
36 Dans son étude synoptique Orthodoxes et anglicans, publiée d’abord en 1918, puis retravaillée et rééditée dans un ton nettement plus virulent en 1931, Panayotis Bratsiotis, spécialiste des Septante à la Faculté de Théologie d’Athènes et membre éminent de plusieurs organisations para-ecclésiastiques, refuse catégoriquement tout projet d’union avec l’Église anglicane. Dans l’introduction de sa 2e édition de 1931, Bratsiotis justifie cette nouvelle édition corrigée de son étude par l’apparition d’un numéro de la revue Pantainos du patriarcat d’Alexandrie mentionnant les contacts entre orthodoxes et anglicans en vue d’une reconnaissance mutuelle des sacrements et d’une intercommunion. Il rajoute :
ἡ κριτικὴ μου θὰ δυσαρεστήσει σεβαστὰ πρόσωπα ποὺ δὲν ἐπιθυμῶ νὰ λυπήσω. Ἵσως φανεῖ αὐστηρὴ ἀλλὰ ἐμπνέεται μόνο ἀπὸ τὴν ἀγάπη μου πρὸς τὴν Ἐκκλησία [41].
38 Il transparaît immédiatement que les « personnes respectables » que l’auteur « ne souhaite pas attrister » ne sont autres que le patriarche d’Alexandrie Mélétios [42] — qui est à l’origine de ces contacts — mais aussi et surtout l’archevêque de Grèce Chrysostome — auteur d’une étude sur la question et surtout mentor de Mélétios dont il fut le professeur à Jérusalem. Nous pourrions même avancer que Bratsiotis aurait écrit une philippique plus agressive contre Mélétios, s’il n’avait pas fait preuve d’égard envers Chrysostomos. Ou bien, hypothèse la plus plausible à notre avis, serait-il plutôt en train de faire pression sur Chrysostome en attaquant Mélétios?
39 Cette identification des personnages-clef de la question est faite en tout cas par une habile mise en scène qui consiste à rappeler l’historique des contacts entre les deux Églises. Or, le premier contact contemporain remonte à 1918-1919 lorsque les Églises orthodoxes envoient des délégations au cinquième Congrès de Lambeth qui réunit les évêques anglicans. L’Église de Grèce y est représentée par Mélétios (métropolite d’Athènes à l’époque), Chrysostome et Amilkas Alivisatos, professeurs représentants de la Faculté Théologique. Quant à la délégation patriarcale de Constantinople, elle est conduite par Philarétos Vafeidis, évêque de Didymotique. Voilà le cadre planté et les personnages principaux apparus [43].
40 Le but de Bratsiotis consiste à ouvrir une brèche dans le front pro-anglican. Or, dans son livre Orthodoxia de 1931, Philarétos affirme que la reconnaissance des sacrements anglicans par le Congrès (sic) panorthodoxe de 1922 convoqué par Mélétios — devenu entre temps patriarche — a été prise après avis unanime des théologiens. Rien de plus facile pour Bratsiotis, donc, que d’accuser Philarétos d’être un « faussaire de l’histoire » [44], référence aux objections d’Androutsos à l’appui. Suit une kyrielle de références à des canonistes et à des prélats s’étant exprimé sur la non-canonicité de cette action. Mélétios est accusé d’être allé trop loin dans l’interprétation ouverte du droit canonique en acceptant en 1930 l’intercommunion entre orthodoxes alexandrins et anglicans. Même Chrysostome et Alivisatos critiquent cette action [45].
41 Or, cette attitude de Mélétios permet de discréditer ex post ante le Congrès de 1922 et les tentatives de réformes qu’il avait introduites. Les actes de Mélétios choquent ses ouailles. Ne devrait-il pas plutôt suivre l’exemple d’Eusèbe que nous avons vu changer d’avis à Nicée en raison d’οἰκονομεῖν πολλῶν ? [46] Sa persistance ne met-elle pas en cause l’unité de l’Église orthodoxe ? [47] Est-ce un signe d’εὐσέβεια ? Le Congrès de 1922 n’a pas de légitimité canonique car ses protagonistes sont, ex post ante, déclarés menaçant l’unité et l’εὐσέβεια du plérôme orthodoxe. Pour Bratsiotis, il convient donc d’arrêter la pléthore des expérimentations et les tartufferies avec les autres Églises, et de se concentrer sur la catéchèse interne du plérôme fidèlement à la tradition. Le syllogisme n’est pas sans rappeler – et ce n’est sûrement pas un hasard – la délégitimation canonique du Concile de Florence de 1439, opérée a posteriori. Il n’y a pas de place pour l’οἰκονομία dans cette étude et la raison en est le changement de contextualisation.
42 Dans un livre publié en 1922, qui reprend une conférence faite en 1920, le supérieur jésuite Michel d’Herbigny, haut responsable de la Propaganda Fide [48], fait la remarque suivante :
…si ces études s’envisageaient d’un point de vue politique elles s’intituleraient alors : ‘Anglais et grécoslaves : mouvement qui assurerait à leur pays l’hégémonie effective en Orient.’ Ils (les Anglais) comprennent quels vastes horizons s’ouvriraient à eux si l’Église nationale d’Angleterre s’unissait aux Églises nationales grécoslaves [49].
44 D’Herbigny observe que l’attitude d’une partie des orthodoxes grecs a changé au début du XXe siècle et cherche le rapprochement avec les anglicans afin de contrer l’influence russe. Le rapprochement anglicano-orthodoxe correspondrait aussi à une vision politique de partage anglo-grec de l’Orient méditerranéen au lendemain de l’éventuelle chute de l’Empire ottoman. L’Empire britannique contrôlerait la quasi-totalité de l’Orient et les avantages industriels et financiers du fait de l’appartenance à l’Empire seraient conséquents pour les Grecs grâce à cette « confédération chrétienne » [50]. Cette vision gagne la majorité du haut clergé et transcende d’autres clivages politiques puisque l’Association anglicane et orthodoxe, créée en 1912 à ce propos, compte parmi ses membres à la fois Mélétios et Chrysostome, mais aussi Théoklitos, alors métropolite d’Athènes [51]. Néanmoins, les deux premiers, dont l’amitié est notoire selon l’auteur, sont les moteurs de ce mouvement qui se manifeste collatéralement par une série de réformes des Églises orthodoxes qu’ils contrôlent [52].
45 Ce contexte et ce cadre de réflexion que d’Herbigny identifie en 1920-1922 ne sont plus présents ou en tout cas sont combattus en 1931 lorsque Bratsiotis écrit. La guerre gréco-turque et la catastrophe d’Asie Mineure modèrent sérieusement les projets grandioses faits auparavant — ce qui demeure un euphémisme. La priorité de l’Église de Grèce n’est plus ou, en tout cas, ne doit plus être accordée aux alliances inter-ecclésiastiques mais aux mutations de la société grecque en pleine crise d’intégration. Les adversaires russes ne sont plus dehors, ils sont dedans : ce sont les bolcheviks, mais ne sont-ils pas russes après tout ? Le glissement sémantique permet de fonctionner dans la continuité. Il y a toutefois un passage d’un paradigme de relations internationales à un paradigme sociologique intranational.
46 Or, dans le cadre de ce nouveau paradigme, l’exemple anglican n’est pas forcément valable en 1931. Le Church and State est sérieusement ébranlé. L’Église anglicane se résigne à être une Église minoritaire. Et, comble de tout, elle choisit d’accepter nombre de réformes « modernes » qui apparaissent inacceptables aux yeux des orthodoxes, notamment le contrôle des naissances. Mais ce réformisme « suiviste » n’est-il pas finalement signe et/ou cause de déclin ? C’est l’avis de Bratsiotis qui pointe vers un autre exemple à suivre :
Τοὺς κανόνες τηρεῖ αὐστηρὰ ἐναντίων τῶν αἱρετικῶν καὶ μὶα εὐρωπαϊκότερη ἐκκλησία ποῦ δὲν εἰναι ἀσυγχρόχνιστη [53].
48 Cette Église « plus européenne » et « pas complètement a-moderne » qui applique strictement les canons, est évidemment l’Église catholique. Voilà le nouveau modèle ! L’intransigeance catholique qui paraissait mettre l’Église catholique en danger durant la deuxième moitié du XIXe siècle devient finalement souhaitable car elle l’a soudée face aussi bien aux autres forces sociales qu’aux États. Qui plus est, cette intransigeance l’a aussi sauvée de l’érastianisme dont souffre l’Église anglicane, comme en témoigne le Concordat qui vient d’être signé avec l’État italien. L’Église grecque, souvent victime des interventions politiques, n’a pas besoin de réformes nouvelles ni d’alliances nouvelles. Elle a besoin d’une application stricte de sa tradition et d’un effort missionnaire intérieur accru lui redonnant une vigueur et la rendant autonome face au pouvoir politique. Ce projet passe par un renforcement des associations ecclésiastiques et para-ecclésiastiques (laïques) d’action sociale dont Bratsiotis est un porte-parole, et qui sont dans le même temps les plus virulentes, face à tout autre groupe qui pourrait leur contester le monopole de l’action sociale sur le terrain (communistes, allodoxes et francs-maçons en tête).
49 Il y a désormais peu de place pour la notion d’οἰκονομία, et pour toute tolérance dans ce contexte de libre concurrence frénétique pour le contrôle des corps et des âmes. Il faut revenir au respect de la tradition. Et si ce tournant antimoderniste et vers Rome peut paraître moins étrange venant d’un théologien qui est aussi l’introducteur de la pensée théologique de Karl Barth en Grèce, il l’est davantage dans la bouche d’un des piliers du réformisme ecclésiastique de cette période : A. Alivisatos.
50 Dans un article paru en 1931 sur les mêmes questions, ce dernier critique l’abus de la notion d’οἰκονομία — notamment dans l’attitude de Mélétios à Alexandrie — et se tourne lui aussi vers Rome louant la tentative de compilation des canons orientaux initiée par Benoît XV ! Dans le processus « modernisateur » d’organisation de l’Église en tant qu’appareil bureaucratique administrant la société qui se déroule à ce moment, c’est l’expérience et l’attitude stricte de l’Église catholique qui devient l’exemple inavouable. Par la même occasion, le dépassement des limites par certains est utilisé pour favoriser le raidissement de l’institution et sa prise de contrôle par ses éléments à la fois les plus indispensables et les plus conservateurs : les organisations d’action sociale laïques.
51 La fenêtre d’opportunité canonique est en train de se refermer.
Notes
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[1]
1 Ce qui n’est pas le cas du français, de l’anglais ou même de l’italien par exemple.
-
[2]
2 R. Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, 1990, pp. 99-118.
-
[3]
3 Il s’agit plus spécifiquement de sa tradition juridique.
-
[4]
4 Koselleck, loc.cit.
-
[5]
5 Mais dans une prolongation ultérieure, il s’agirait également d’examiner pourquoi et dans quel « style » (Selon la définition donnée par P. Veyne dans sa préface du livre de Peter Brown sur l’Antiquité tardive mais aussi de P. Brown lui-même. P. Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983 (1978)), les différents agents jonglent avec ces cadres dans leurs relations avec le champ de pouvoir. Déchiffrer cette grammaire peut permettre aussi, c’est une hypothèse, d’élaborer une matrice de lecture anthropologique des sociétés se trouvant sous son influence. Cette réflexion s’enrichit amplement des discussions avec Nikos Sigalas à partir d’une concaténation de lectures d’auteurs classiques et chrétiens. Qu’il en soit remercié ici.
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[6]
6 Dans l’ancien et premier sens du terme : « le fait de ne pas interdire alors qu’on le pourrait ». Cf. Petit Robert.
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[7]
7 Nous suivons en cela la lecture du terme faite par A. Guillou, Tolérance et pouvoir –dans le monde orthodoxe médiéval et moderne , in Balcanica – Annuaire de l’Institut des Études Balkaniques, XXVII (1996), p. 7-19. Nous partageons la critique faite dans cet article des interprétations du concept comme un « instrument amoral » au bénéfice du pouvoir politique byzantin. Une vision aussi épidérmiquement « instrumentaliste » obscurcit notre vision des tensions qui traversent l’Église et de leurs relations fluctuantes avec les controverses politiques. Cf. un texte fondamental : Mart Bax, Marian apparitions in Medjugorje : Rivalling Religious Regimes and State-Formation in Yugoslavia , in : Eric Wolf (éd.), Religious Regimes and State-Formation : Perspectives from European Ethnology, NY, 1991, pp. 29-53.
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[8]
8 J. Flori, La première croisade. L’Occident chrétien contre l’Islam, Paris, 1992, en ce qui concerne la « représentation et l’Église ». B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, 1995 ; et C. Schmitt, Théologie politique, op. cit., pour la « représentation » dans la théorie politique moderne.
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[9]
9 Cf. Pascal, Les provinciales, Paris, 1987 (1656). Notamment la provinciale n°8 qui constitue sa flèche du Parthe.
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[10]
10 Cf. Varron, Rerum rusticarum.
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[11]
11 A. von Harnack, The Expansion of Christianity in the First Three Centuries, Eugene (US), 1998 (1903), t. I, p. 185.
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[12]
12 A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée ou les origines juives de la morale sociale byzantine, in Actes du Congrès sur la vie quotidienne à Byzance, Athènes, 1989, pp. 29-42.
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[13]
13 Adhémar d’Alès, Le mot Oikonomia, Paris, 1921.
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[14]
14 Mais pas seulement théologique. Il s’agit du processus d’affirmation du christianisme en tant que culte reconnu – pour reprendre une terminologie moderne – distinct du judaïsme. Nous avançons que le fait de ne plus se préoccuper autant de la controverse avec le judaïsme signifie que ces auteurs ne craignaient plus d’être qualifiés comme « une secte juive de plus ». Cf. aussi, A. von Harnack, loc.cit.
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[15]
15 P. Berger - T. Luckmann, The Social construction of reality : a treatise in the sociology of knowledge, Londres, 1984 (1966), pp. 122-126.
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[16]
16 G. Simmel, Le conflit, Paris, 1995 (1908), p. 24 & p. 33.
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[17]
17 A. Guillou, L’orthodoxie byzantine, in Archives des Sciences Sociales des Religions, 75 (1991), p. 1-10.
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[18]
18 Basile, 1ère Homélie sur l’Héxaémeron.
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[19]
19 La ressemblance morpholéxique et sémantique entre les deux termes traduit bien la relation entre la liberté volontaire donnée à l’homme qui se situe juste avant l’hérésie, le choix. Le conflit janséniste aurait-il eu un sens s’il avait été fait à partir de textes grecs et non pas de traductions latines ?
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[20]
20 Guillou, L’orthodoxie byzantine, op.cit., p. 1.
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[21]
21 Il faut souligner qu’en postulant que le concept se fige définitivement au IVe s., nous ne contestons absolument pas que son utilisation a été sujette à controverse à de nombreuses occasions et pendant de longs siècles au sein des juridictions ecclésiastiques ou impériales. Nous affirmons uniquement que même si des patriarches et des canonistes, et même des empereurs se querellaient à propos de la « bonne « ou « mauvaise » utilisation de l’oikonomia, il n’y avait toutefois plus de contestation possible sur le sens premier de cette notion et sa position au sein de l’univers orthodoxe. Pour deux études sur les débats byzantins ultérieurs, cf. Gilbert Dagron, La règle et l’exception, in : Dieter Simon (éd.), Religiöse Devianz (Studien zur Europäischen Rechtsgeschichte 48), Frankfurt, 1990, p. 1-18 et Ioannis Konidaris, The Ubiquity of Canon Law , in : Angeliki Laiou - Dieter Simon (éds.), Law and Society in Byzantium 9 th - 12 th centuries, Dumbarton Oaks, 1994, p. 131-150.
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[22]
22 Cf. à ce sujet le recueil d’études suivant : O. Elyada – J. Le Brun (éds.), Conflits politiques, controverses religieuses : essais d’histoire européenne aux 16 e -18 e siècles, Paris, 2002.
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[23]
23 Selon le sens donné par P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, 1994, ch. 1. Le même principe existe sous d’autres termes ou formes aussi chez des auteurs comme Panofsky, Brown ou Elias.
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[24]
24 N. Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, 1975 (1939).
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[25]
25 Sur l’Église anglicane, cf. J. Baubérot – S. Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France 1800-1914, Paris, 2002.
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[26]
26 Et ce malgré le fait qu’Androutsos, par la suite professeur de théologie à l’Université d’Athènes, est étroitement impliqué aux conflits politiques grecs des années 1910-1920. Il est démis de ses fonctions par le gouvernement vénizéliste de 1918 pour cause de son attitude lors de la crise politique de 1915-1917 et de l’anathème lancé contre Venizélos. Il est ensuite réhabilité en 1920 par le gouvernement Gounaris. Il demeure en poste après la chute de celui-ci suite à la catastrophe micrasiatique et le coup d’Etat qui s’ensuit en 1922. De manière assez anorthodoxe (?), il devient Directeur des affaires cultuelles au Ministère de l’Instruction Publique et des Cultes sous la dictature ultra-républicaine de Pangalos. Ces éléments biographiques ont été recueillis à partir d’un dépouillement des principaux périodiques ecclésiastiques ou para-ecclésiastiques de la période.
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[27]
27 C. Androutsos, Τό κύρος τῶν ἀγγλικῶν χειροτονιῶν ἐξ ἀπόψεως ὀρθοδόξου, Constantinople, Imprimerie patriarcale, 1903, pp. 1-7.
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[28]
28 Ibid., p. 11.
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[29]
29 Ibid., pp. 12-15.
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[30]
30 Ibid., p. 11. Traduction : Evidemment la découverte du principe commun qui est sous-jacent à la fois à l’akribeia et à l’oikonomia — qui sont à première vue contradictoires — est difficile plutôt qu’impossible. L’explication de ces deux mesures parallèles d’acceptation des hérétiques et des schismatiques selon ce principe est également difficile mais non pas impossible. D’ailleurs, nous les appelons parallèles car du point de vue orthodoxe nous n’acceptons pas ce qui est dit, à savoir qu’akribeia et oikonomia se contredisent sur le fond ; L’Eglise de son côté aussi bien avant que maintenant se dispute par principe, parfois acceptant les sacrements hérétiques, parfois les refusant ou alors dans certains territoires les acceptant et dans d’autres les refusant.
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[31]
31 Ibid., p. 14-15.
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[32]
32 Ibid., p. 7 et de nouveau p. 67.
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[33]
33 Après ses études à Chalki, il rejoint la Communauté du Saint-Sépulcre à Jérusalem où il dirige l’École théologique avant de rejoindre comme directeur le Séminaire théologique de Rizarios à Athènes en 1909-1910. Il devient professeur de la Faculté théologique de l’Université d’Athènes pendant la Première Guerre Mondiale puis accède au poste d’archevêque d’Athènes et de l’Église de Grèce dans la suite de la catastrophe d’Asie Mineure. Chrysostome associe dès lors son nom avec la réforme profonde de l’Église de Grèce qui s’ensuit. Il a marqué de son empreinte l’Église de Grèce du fait de la pléthore de ses écrits mais surtout du fait de la pléthore de ses anciens élèves accédant à des postes clefs, et de sa longévité à la tête de l’Église.
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[34]
34 C. Papadopopoulos, Τό ζήτημα τῶν ἀγγλικῶν χειροτονιῶν, Jérusalem, Imprimerie Nea Sion, 1925, p. 24.
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[35]
35 Ibid. p. 46.
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[36]
36 Ibid., p. 68.
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[37]
37 Il est tout de même très intéressant à constater que, et ce contrairement à ce que certains pouvaient penser, pour une partie des auteurs catholiques spécialistes des questions d’union des Eglises, l’union anglicano-orthodoxe était au contraire une bonne chose ! Elle diminuerait le nationalisme des deux Eglises respectives et les rapprocheraient du coup du « centre naturel » du christianisme et inspirateur de toute tentative d’union, alias Rome. C’était notamment l’avis de Dom Baudouin, supérieur bénédictin, et responsable du magazine de l’Église catholique Irénikon, lancé par Benoît XV à l’attention des orientaux. Cf. le n° de lancement en 1926.
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[38]
38 Malgré les précautions d’usage sur le fait que les éditoriaux n’engagent que leur auteur et non pas l’Église (faites tout de même a posteriori !), les éditoriaux susmentionnés sont très nettement favorables à l’union. D’ailleurs le ton général du magazine l’est aussi. Cf. Ekklesia, volume III, n° 36 du 5/9/1925 et notamment les éditoriaux des numéros 46 du 13/11/25, 47 du 20/11, 48 du 27/11, et 50 du 11/12 signés tous par « Unioniste ».
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[39]
39 On peut désormais parler de système anglais et non pas britannique puisque l’Église anglicane a déjà été disestablished en Irlande au milieu du XIXe siècle et vient de subir le même sort en 1914 (appliqué post bellum en 1920) au Pays de Galles.
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[40]
40 Ekklesia, 4, 21, 22/5/1926, p. 164.
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[41]
41 P. Bratsiotis, Ὀρθόδοξοι καὶ Ἀγγλικανοι, Athènes, Phénix, 1931, p. 3.
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[42]
42 Il s’agit du même Mélétios Métaxakis qui fut métropolite d’Athènes de 1918 à 1920 sur sollicitation du gouvernement vénizéliste de l’époque, puis, à la suite de son éviction par le gouvernement Gounaris, fut élu dans un pandémonium innommable Patriarche œcuménique en 1921… avant d’être chassé de ce trône par une partie des orthodoxes stambouliotes appuyés par le gouvernement kémaliste en 1923.
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[43]
43 Bratsiotis, op.cit., p. 4.
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[44]
44 Ibid., p. 5.
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[45]
45 Ibid.
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[46]
46 Ibid., p. 7.
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[47]
47 Ibid., p. 14 et 21.
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[48]
48 Le « Directeur de l’Unitoproduisant (sic) Institut oriental » selon l’expression utilisée par l’Église de Grèce, cf. Ekklesia, 4, 31-32, 6/8/1926, p. 242.
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[49]
49 Michel d’Herbigny, L’Anglicanisme et l’orthodoxie grécoslave, Paris, 1922, p. 5. C’est nous qui soulignons. Ce texte est d’abord paru dans la revue jésuite Études en 1920. Dans sa version de 1922, il est préfacé par le Cardinal Mercier, archevêque de Malines, et un des prélats les plus influents de l’Église catholique de cette époque, notamment en raison de son attitude durant la guerre. Il serait dommage de résister au plaisir du hasard bibliophile, et de ne pas renvoyer à E. Kantorowicz, « Pro patria mori », pour une référence à l’attitude du cardinal durant la guerre.
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[50]
50 Ibid., p. 6.
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[51]
51 C’est le même Théoklitos qui lors de la « Division nationale » de 1915-1917 prononce un anathème contre Venizélos chef des pro-anglais et pro-guerres. Lors de la prise de pouvoir par Venizélos en 1917, Théoklitos est démis de ses fonctions, jugé, condamné et remplacé par Mélétios. Il reprend sa place en 1920 lors du changement de gouvernement.
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[52]
52 Ibid., p. 92. C’est en 1913 par ailleurs que Méléios publie un livre-clef sur la politique russe en Méditerranée et la manière de la contrer : M. Métaxakis, Το Αγιον Ορος και η ρωσικι πολιτικη εν Ανατολη (Le Mont Athos et la politique russe en Orient), Athènes, 1913. Mélétios identifie bien le changement de la politique russe au lendemain de la guerre de Crimée, p. 56-65.
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[53]
53 Bratsiotis, op. cit., p. 34. C’est nous qui soulignons.