Notes
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[1]
1 Je ne considère en l’occurrence que le conflit qui a opposé Serbes, Croates et Bosniaques musulmans.
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[2]
2 On trouvera une étude détaillée de cette entreprise dans Todorova, 1997. Voir aussi, Konrad, 1992.
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[3]
3 Kaschuba, 1996, p. 281.
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[4]
4 Bildt, 1997.
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[5]
5 Le roman a été publié en France en 1989.
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[6]
6 La Šumadija (prononcez Shoumadiya) se trouve en Serbie centrale.
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[7]
7 Les deux premières guerres auxquelles le texte fait allusion au début sont les Première et Seconde Guerres balkaniques de 1912 et 1913.
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[8]
8 Tomić, 1997.
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[9]
9 La défaite est présentée comme un choix fait par le prince Lazare. La veille de la bataille, saint Elie se présente au prince sous la forme d’un faucon. Il vient de Jérusalem porter un message de la Mère de Dieu, qui lui donne le choix entre le royaume céleste, qui est éternel, et le royaume terrestre, qui n’est que pour peu de temps. Le choix de la défaite est un acte religieux, une identification totale avec la foi chrétienne et un témoignage de l’existence du Royaume des Cieux. Tout le récit est une analogie du sacrifice de Lazare et du peuple serbe avec la Passion du Christ, et ce sacrifice est porteur de résurrection de la grandeur de l’empire serbe du Moyen Age (Gossiaux, 1995).
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[10]
10 Bien que le terme “bochniaque” date de la conquête ottomane, le contenu national et bogomile qui lui est attribué en fait un néologisme.
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[11]
11 Stranka demokratske akcije.
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[12]
12 Dimitrijević, 1999.
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[13]
13 Stranka Demokratske Akcije.
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[14]
14 Oslobodjenje, 13 juillet 1990 ; cité d’après Bougarel, 1996, p. 48.
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[15]
15 Hrvatska Demokratska Zajednica.
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[16]
16 Bougarel, 1996, p. 48.
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[17]
17 Bugojno, Donji Vakuf, Gornji Vakuf, Travnik, Novi Travnik, Vitez.
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[18]
18 Actuellement membre du Conseil d’organisation de l’Ajvatovica et député.
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[19]
19 Journal d’information islamique le plus important de l’ex-Yougoslavie. Il est publié par la Direction de la Communauté islamique de la République de Bosnie-Herzégovine (Rijaset islamske zajednice Republike Bosne i Hercegovine).
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[20]
20 Mulahalilović, 1989, p. 192 ; voir aussi Mulabdić, 1939, p. 150-156.
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[21]
21 Stranka demokratske akcije (Parti de l’action démocratique).
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[22]
22 La loi canonique musulmane.
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[23]
23 Professeur à l’université de Sarajevo.
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[24]
24 Désigne le Coran en arabe.
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[25]
25 Mot d’origine persane qui désigne le livre pour les débutants qui apprennent l’arabe (Škaljić, 1965, p. 573).
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[26]
26 Texte du programme national des Serbes rédigé par le ministre de l’intérieur de l’époque, Ilija Garašanin, et connu sou le nom de “Esquisse” (Načertanije).
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[27]
27 Le général Dragutin-Draža Mihailović était le chef du mouvement tchetnik pendant la Seconde Guerre mondiale.
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[28]
28 Ecrivain, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire “Ljiljan” et directeur des publications des Editions “Ljiljan”.
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[29]
29 Nous ne savons pas à quel journal il fait référence.
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[30]
30 Le président Izetbegović.
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[31]
31 En 1984, lors du “procès de Sarajevo”, M. Latić a été jugé et condamné, en même temps que M. Izetbegović et d’autres activistes du mouvement panislamiste. Il a été emprisonné pendant un peu plus d’un an.
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[32]
32 Voir Gellner, 1989 et Hobsbawm, 1992.
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[33]
33 Présentés comme étant les adeptes de l’Eglise bosniaque.
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[34]
34 Universitaire.
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[35]
35 Intervention à la table ronde L’identité bochniaque et islamique, Ajvatovica, 1997.
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[36]
36 Bakić, Dunderović, 1990, p. 75.
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[37]
37 Les Bosniaques musulmans ne sont considérés que comme des Serbes et des Croates islamisés.
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[38]
38 Résidence du “seh-ul-islam” d’une Communauté islamique (turc : “mesihat”, arabe : “mäsiha”, au pluriel, “mäsyäha”, au singulier).
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[39]
39 Ecole primaire religieuse ; on dit aussi “mekteb”, “mektep” et mehtef ; turc : “mekteb”, “mektep”, arabe : mäktäb.
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[40]
40 Résidence du “reis-ul-ulema” ; turc : “riyaset, arabe : riyàsä)
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[41]
41 Voir Bromberger, Cent livres, Collomb, 1989, p. 141.
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[42]
42 Interprète et comédienne de Sarajevo. Intervenante au colloque Villes dans la guerre en ex-Yougoslavie, organisé par l’Université Paris X-Nanterre et l’Institut International de Paris-La Défense, les 25 et 26 janvier 1996.
1 Nous nous proposons ici d’examiner différentes frontières qui ont été déplacées ou qui sont apparues durant la guerre en ex-Yougoslavie [1]. Les frontières géographiques étaient l’enjeu véritable du conflit, mais elles n’ont pu être déplacées qu’avec le déplacement des frontières symboliques qui concernent l’identité et l’altérité, la présentation de soi et des autres.
2 La démarcation entre nous et les autres se heurte toujours au “binaire” qui hante toutes les visions du monde : il y a toujours deux types de sociétés, moderne et traditionnelle, avancée et archaïque, chaude et froide, capitaliste industrialisée et capitaliste préindustrielle. Jack Goody (1999) analyse ces découpages dans son étude consacrée à la représentation de l’Orient en Occident. Nous allons nous intéresser, dans un premier temps, à l’établissement des frontières symboliques qui ont précédé l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et la création de plusieurs Etats indépendants. Nous examinerons ensuite la construction de l’altérité sur laquelle s’est appuyée la création de la nouvelle identité nationale des Bosniaques musulmans.
La culture comme argument indépendantiste
3 Les responsables politiques slovènes et croates ont défendu leur cause indépendantiste en s’appuyant sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, avec en arrière plan la chute du mur de Berlin et la liberté retrouvée des pays satellites de l’Union soviétique, alors que les responsables politiques serbes et monténégrins se réclamaient du légalisme international qui devait garantir l’intangibilité des frontières internationalement reconnues.
4 Le droit à l’indépendance était, entre autres, soutenu par des arguments civilisationnels qui nous renvoient à la question des différences. Comment les différences sont-elles pensées ? Au cœur de cette question se trouvent les frontières symboliques, qui permettent précisément de penser les différences et qui, par cela même, contribuent à les établir.
5 Les frontières qui sont progressivement construites sont d’abord culturelles. La notion de culture est idéologiquement utilisée comme grille de lecture et comme moyen d’ordonner l’espace social. Dès la première moitié des années 1980, des intellectuels de ce que nous appelions alors l’Europe de l’Est vont s’engager en faveur de la réhabilitation de la vieille idée d’Europe centrale. Ces intellectuels, Görgy Konrad, Vaclav Havel, Milan Kundera, entre autres, sont principalement tchèques, hongrois et polonais [2]. L’entreprise consistait en une sélection minutieuse de certains traits culturels et de certaines filiations historiques.
6 Les traits culturels le plus fréquemment utilisés en l’occurrence sont : l’individualisme, les droits de l’homme, l’égalité, la démocratie, la laïcité, la rationalité, l’humanisme, le scepticisme et la tolérance. Cette opération de sélection vise à démontrer que l’Europe centrale et l’Europe occidentale partagent les mêmes valeurs et les mêmes caractéristiques. Il est intéressant de noter que nous retrouvons ces traits culturels dans la définition que donne Samuel Huntington (1996) de la “civilisation occidentale”. Ce célèbre politologue américain, théoricien des dichotomies mondiales actuelles, présente le monde comme séparé en sept civilisations antagonistes : occidentale, asiatique, islamique, hindouiste, orthodoxe, latino-américaine et africaine.
7 Il est également intéressant de noter que c’est à partir de ces années 1980 que nous voyons aussi apparaître un processus de culturalisation des crises socio-économiques dans les discours politiques des sociétés occidentales. La lumière que projette Gérard Althabe (1996) sur ce phénomène est particulièrement éclairante. Il montre la construction de la figure de l’étranger dans la France urbaine contemporaine, où les autochtones fixent les allogènes dans leurs différences ethno-culturelles et les produisent en acteurs symboliques du négatif social : pauvreté, chômage, dépendance vis-à-vis des travailleurs sociaux, etc. Au cours des années 1980, la société française se réorganise autour de ce qui a été nommé la “fracture sociale”, et c’est cette fracture qui constituera désormais la frontière entre “nous” et “eux”, les étrangers. Toutefois, ces étrangers intérieurs ne sont pas seulement les allogènes, mais tous ceux qui se trouvent du mauvais côté de la fracture. Wolfgang Kaschuba (1996) met en évidence le même phénomène de culturalisation en Allemagne depuis l’absorption de l’Allemagne de l’Est par l’Allemagne de l’Ouest : les Allemands de l’Est sont également fixés dans leur différence culturelle.
8 Dans ce processus, les responsables politiques et économiques politisent la culture et “apolitisent” les conflits sociaux. Il en résulte que la discrimination et l’exclusion sont présentées comme “des conséquences normales des différences culturelles” [3] et de l’inadaptation culturelle. Le même phénomène est observable dans les redéfinitions identitaires nationales et supranationales. Il ne s’agit pas de hiérarchiser des cultures différentes, mais d’opérer une ségrégation spatiale : chaque culture à sa place.
9 L’Europe centrale, au moyen des traits sélectionnés, est située du côté de l’Europe occidentale, et il y a là l’idée d’un clivage culturel “infranchissable” opposant cette partie de l’Europe à l’Europe de l’Est et à l’Europe balkanique, qui en constituent l’altérité négative car déterminées par l’orthodoxie et l’islam. Cela s’exprime dans un binarisme qui laisse apparaître les oppositions suivantes : individualisme/holisme, respect des droits de l’homme/non-respect des droits de l’homme, démocratie/despotisme, laïcité/omniprésence de la religion, rationalité/passion, tolérance/intolérance, humanisme/obscurantisme moyenâgeux, car l’”Autre Europe” aurait raté l’étape de la Renaissance. Le classement dans l’une ou l’autre partie de l’Europe était un enjeu politique considérable, notamment durant la guerre en ex-Yougoslavie. Le président croate, Franjo Tudjman, a finalement obtenu la reconnaissance suprême du président américain, William Clinton, en 1993.
10 Carl Bildt, le Haut Représentant de l’Union Européenne pour la Bosnie-Herzégovine, témoigne d’une rencontre entre le Président américain et le président croate :
I remember when President Tudjman, who does not really like to be considered part of the Balkans, went to Washington in conjunction with the eternal Mostar crisis. We all awaited the outcome of the Clinton-Tudjman meeting with apprehension. What came out was a White House communique saying that Tudjman and Clinton had agreed that Croatia is part of Central Europe ! Such a statement has fairly important repercussions : it seems to echo the central Tudjman thesis that there is a firewall between his part of Europe or “this” part of Europe and the “other” part of Europe and he can explain at lenght — in terms that make Huntington look like an amateur — what the clash of civilisations really means. [4]
12 L’objectif des responsables politiques croates était de faire accepter l’idée d’une incompatibilité civilisationnelle entre les Croates et les Serbes. L’ensemble des arguments civilisationnels est pris dans l’opposition modernité/tradition. Ainsi, la Serbie, au premier plan de cette représentation négative des Balkans, est considérée comme enfermée dans son passé. Mais que l’on soit situé du côté de la modernité ou de la tradition, la guerre et la période qui l’a immédiatement précédée ont été des temps d’intense révision de l’histoire.
Les Serbes, l’histoire et les traditions
13 Pour asseoir la légitimité des nouveaux Etats, les pouvoirs nationalistes avaient besoin de les ancrer dans la longue histoire. De plus, pour les différentes parties, leur guerre était juste parce qu’elle avait pour objectif de réparer les injustices historiques faites à leur peuple. Dans ce contexte, les historiens furent les premiers à s’engager sur la voie de l’explication du conflit. Ainsi s’est constitué un cadre de réflexion qui a privilégié les schémas explicatifs de la longue histoire, avec une forte propension à mettre en scène la répétition, en considérant, par exemple, que cette guerre était le prolongement de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, aucune réflexion n’était menée sur l’histoire récente : les années 1980 et les transformations sociales qui se sont alors produites. Cette présentation de la crise yougoslave, puis de la guerre, qui ne distingue pas l’actuel de l’ancien a également été favorisée par certains ethnologues (natifs et étrangers), en privilégiant l’accès à l’événement par la porte de la tradition. Le mythe du Kosovo en est un exemple flagrant.
14 Le mythe du Kosovo a effectivement été un pilier du nationalisme serbe, et il a été instrumentalisé dans la seconde moitié des années 1980. Cependant, en focalisant sur l’importance déclarée de ce mythe pour l’identité serbe, on le pose dans la permanence. C’est ignorer qu’il a été placé en élément central de l’identité serbe par Slobodan Milosevic, alors que ce n’était plus le cas depuis le dix-neuvième siècle (S. Cerovic, 2001). Le Kosovo était effectivement une ressource pour l’identité serbe, mais il a été replacé au premier plan à la faveur d’une conjoncture particulière.
15 La mémoire collective serbe entretenait une certaine dose de frustration due à la négation ou la dévalorisation de l’histoire yougoslave antérieure à la période communiste, dont les Serbes étaient les acteurs principaux. Cette frustration a été amplifiée par la Constitution de 1974, qui a de fait transformé la Fédération en Confédération, et scindé la République de Serbie en trois parties. Elle était dès lors composée de la Serbie “restreinte” et de deux régions autonomes, le Kosovo et la Voïvodine, qui disposaient désormais de prérogatives quasi-équivalentes à des Républiques.
16 Avant de sombrer dans le nationalisme, la société yougoslave se caractérisait par une relative démocratisation politique, qui a permis l’expression publique de la mémoire collective serbe. Cela permet de constater que la bataille de Kosovo (1389) n’apparaît que de manière très marginale dans les médias et dans la production littéraire. Le livre de Miloutine [5], de Danko Popović, publié à Belgrade en 1986, restitue magnifiquement l’état d’esprit de la population serbe des années 1980, et ses interrogations sur le sens de l’histoire yougoslave, à un moment où l’Etat yougoslave, plongé dans une grave crise économique, sociale et politique, ne semble plus en mesure de porter un projet d’avenir.
17 L’apparition des mémoires collectives et des mémoires autobiographiques était un phénomène nouveau en ex-Yougoslavie, car ces mémoires n’étaient jusqu’alors présentes que dans la sphère privée. Le passage de la sphère privée à la sphère publique est parfaitement illustré par l’immense succès du roman de Danko Popović. Le traducteur français en fait un résumé très précis sur sa quatrième de couverture.
Miloutine est vieux, Miloutine est en prison, Miloutine va mourir – et il parle. Il parle à en perdre le souffle, il veut raconter sa vie avant qu’il ne soit trop tard, parce qu’il est à lui tout seul la mémoire de sa génération.
Petit paysan de la Serbie du Sud [6], il a traversé notre siècle en faisant une guerre, deux guerres, et encore une, puis une autre, quatre en tout, auxquelles il n’aura pas compris grand-chose, sinon qu’on avait besoin de sa force, de son courage, de son sang, et qu’il fallait bien y aller.
Qui se souvient encore de la Serbie ? Partie intégrante de cette Yougoslavie qu’elle a contribué à édifier au prix de tant de souffrances, elle a caché ses deuils et ses blessures – jusqu’à ce que les événements récents du Kosovo la fassent ressurgir de façon inquiétante des profondeurs de l’oubli. Miloutine, lui, a tout connu : la lutte contre les Austro-Hongrois en 1914, puis la retraite d’hiver vers l’Albanie, puis la guerre en Afrique et à Salonique. Un million deux cent mille Serbes auront péri… Eclate la Seconde Guerre mondiale et Miloutine repart se battre contre les Allemands cette fois, et après cinq ans d’enfer, à la fin des combats, on le jette en prison parce qu’il a un lopin de terre, il est riche, c’est un “koulak”… [7]
Alors vite, il raconte, dans sa langue simple et savoureuse, avec une belle lucidité et une résignation pleine de fierté, les péripéties de son humble vie. Il est un de ces êtres honnêtes, sans nom, sans visage qui, par leurs sacrifices tissent la trame de l’Histoire. Ce livre exceptionnel, traduit dans le monde entier, s’est vendu en Yougoslavie seule à quatre cent mille exemplaires et a été couronné par le plus grand prix littéraire du pays.
19 Incarnation du peuple serbe, la vie de Miloutine permet à la mémoire collective serbe de sortir de la sphère domestique par l’intermédiaire d’une autobiographie fictive.
20 La grave crise économique et politique de cette période, qui touche plus fortement les Républiques du sud du pays, dont la Serbie, provoque un important mécontentement populaire. A la même époque, le Kosovo est le lieu d’affrontement des nationalismes serbe et albanais, mais le reste de la Serbie vit ces événements dans une relative indifférence, sans parler des Serbes des autres Républiques. Les années 1980 voient également s’engager une lutte pour le pouvoir au sein de la Ligue des Communistes de Serbie.
21 Le débat central au sein de la Ligue des Communistes de Serbie porte sur les dysfonctionnements de la Constitution de 1974, qui place la Serbie dans une situation particulière : création de trois systèmes juridiques différents au sein de la République, et repli sur soi dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de la culture et du sport. Ce qui, selon les dirigeants serbes, ne permettait pas à la République de Serbie de parler d’une voie cohérente et la plaçait en situation d’inégalité face aux autres Républiques de la Fédération yougoslave.
22 Lors d’un discours prononcé le 27 avril 1987, S. Milosevic déclare, sur un ton dramatique et émotif, que c’est au Kosovo que se jouent l’unité et l’avenir du pays, alors qu’il était jusqu’alors un des plus virulents anti-nationalistes au sein du Parti [8]. Il a ainsi placé la question du Kosovo au centre du débat politique, et a transformé le Kosovo en symbole de toutes les difficultés serbes, en réactivant la promesse de résurrection contenue dans le message messianique du mythe de la bataille de Kosovo [9]. D’où l’importance de l’approche de cette guerre par le biais de l’invention des traditions. A cet égard, les Bosniaques musulmans nous offrent l’exemple le plus explicite avec la création de l’identité nationale “bochniaque” [10].
Le contexte de la fabrication d’un passé originel
23 Cette création identitaire correspond à la volonté des responsables politiques du Parti de l’action démocratique (SDA [11]), dont le président était Alija Izetbegovic, de distinguer définitivement les Bosniaques musulmans des Croates et des Serbes. Ils refusent de les considérer comme des Serbes ou des Croates convertis à l’islam après la conquête ottomane de 1462, mais les présentent désormais comme les héritiers de l’Eglise hérétique bosniaque du Moyen âge, qu’ils assimilent au mouvement hérétique manichéen bulgare du x e siècle, le Bogomilisme, créé par le prêtre Bogumil. Cette présentation de soi permet de faire apparaître les Bosniaques musulmans comme la population la plus ancienne de Bosnie-Herzégovine, la seule véritablement autochtone. Cette construction n’a pris forme et n’a été véritablement propagée que depuis la fin des années 1980 [12].
24 L’éclatement de la Fédération Yougoslave et la guerre ont créé les conditions pour une redéfinition de l’identité des Bosniaques musulmans. La reconnaissance de la Nation musulmane dans les années 1960, qui a été un processus successivement officialisé par différentes instances et à différentes échelles de l’Etat, donnait une légitimité contemporaine à cette identité. Mais les Musulmans n’étaient pas historiquement distingués des Serbes et des Croates, puisqu’il était entendu qu’il s’agissait d’une population, à l’origine orthodoxe et catholique, qui s’était progressivement convertie à l’islam à partir de la conquête de la Bosnie par les Ottomans en 1463. Cette situation ne devient un problème à résoudre que dans le contexte idéologique nationaliste, l’éclatement de la Fédération et la guerre. Les difficultés de la Fédération étaient devenues évidentes depuis la seconde moitié des années 1980. A la fin de la décennie, les possibilités ou les risques d’éclatement, selon les points de vue, étaient unanimement perçus comme réels, même si cela était à peine imaginable pour la majorité des jeunes générations, nées après la Seconde Guerre mondiale. Après l’apparition des discours et des forces politiques nationalistes en Serbie et en Croatie, un parti politique musulman se constitue en Bosnie-Herzégovine, le Parti de l’action démocratique (SDA [13]), créé le 27 mars 1990. Ce n’est pourtant pas contre les nationalismes serbe et croate que se développe ce parti, mais contre les communistes. Le 12 juillet 1990, lors de l’assemblée constitutive du Parti démocratique serbe, Alija Izetbegovic, le président du SDA, déclare : “Nous vous attendions plus tôt, car vous êtes nécessaires à cette Bosnie” [14]. La Communauté démocratique croate (HDZ [15]) est créée le 18 août 1990, et dès lors, une véritable coalition nationaliste se met en place : les partis nationalistes appellent leurs électeurs à voter pour l’ensemble des candidats nationalistes aux élections du 18 novembre 1990 [16].
25 Tout en englobant diverses tendances anticommunistes bosniaques musulmanes, dont le courant nationaliste laïc, le SDA reste dirigé par des personnalités dont l’idéologie est principalement islamique. Le premier objectif du parti musulman est de redéfinir l’identité des Bosniaques musulmans. Les concepteurs de la nouvelle identité entreprennent, dès 1990, un vaste programme de redéfinition de leur histoire et de leur culture. Un nombre important des personnalités qui commencent ce travail sont originaires de Bosnie centrale, où se déroulait jusqu’en 1947 un pèlerinage religieux portant le nom d’Ajvatovica. A cette date, les responsables communistes locaux l’interdisent parce que les dignitaires religieux refusent d’intégrer le drapeau national aux côtés des bannières religieuses. Ce pèlerinage est effectué à Prusac, mais concerne toute la région [17]. Il célèbre un personnage légendaire, Ajvaz Dedo, qui, selon la croyance, a prié pendant quarante jours pour fendre un rocher qui empêchait l’acheminement de l’eau vers la ville de Prusac.
26 La restauration du culte de l’Ajvatovica s’est déroulée de façon rapide, puisque l’idée est publiquement avancée pour la première fois par Džemaludin Latić [18] dans un article publié dans Prepodrod (La Renaissance) [19] le 15 avril 1990. Le pèlerinage se déroule en juin.
27 Ce qui frappe en premier lieu est qu’en 1990, la conception de l’Ajvatovica n’est plus uniquement celle d’un pèlerinage religieux régional [20], elle est désormais un cadre d’expression “des spécialistes de la culture et de l’éducation, des philosophes et des théologiens”, mais aussi une tribune, voulue importante, pour les hommes politiques du SDA [21].
28 Les éléments qui seront développés et amplifiés les années suivantes sont déjà présents en 1990. Les thèmes principaux sont l’islam et le “nécessaire retour aux valeurs de l’islam”, la conversion à l’islam de la population locale après la conquête ottomane et le lien des Bosniaques musulmans avec les Bogomiles.
29 Les trois livres présentés à une table ronde organisée par les éditions “Ljiljan” offrent un exemple de la nécessité pour le nationalisme de se présenter comme un groupe culturel et politique homogène face à des ennemis identifiés.
L’identité bochniaque : son homogénéité et ses ennemis
30 Le premier de ces livres est “Le halal (licite) et le haram (illicite) dans l’islam”, traduit en 1997, dont M. Dž. Latić dit qu’il a été “spécialement écrit pour les musulmans qui vivent en Occident, pour empêcher leur assimilation. Pour empêcher que les musulmans tombent dans les valeurs ou les non-valeurs d’autres religions ou d’une société qui ne repose pas sur des fondements religieux”. Cela est également l’occasion pour M. Latić de défendre la sharia [22], qui est, selon lui, essentiellement attaquée pour “prouver que Mohamed est un faux Prophète afin d’éloigner les jeunes de l’islam”, et “pour empêcher une intégration du monde islamique sur la base de la sharia, son droit religieux, car cela irait à l’encontre des intérêts des puissances mondiales”.
Il n’y a pas de doute, le monde islamique est une puissance mondiale potentielle, il s’intègre véritablement de plus en plus chaque jour, et au moment où il deviendra un bloc mondial, il y tend de plus en plus, alors les rapports de force seront substantiellement changés.
32 Outre la dimension politique, la sharia revêt aussi une importance identitaire :
Et, puisque [l’identité] est le thème de cette table ronde, quel est le premier pilier auquel il faut s’attaquer pour assimiler un musulman et le soumettre ? Le premier pilier est la sharia. Quand la sharia sera [une source] asséchée pour un peuple musulman, alors ce peuple sera très facilement assimilé et soumis. Car dans la soumission politique d’un peuple musulman, ou de tout autre peuple, il y a la soumission idéologique.
34 Le second livre, “La guerre secrète serbe”, de Philip Cohen, est présenté par M. Mustafa Spahić [23] :
Ce livre, comme le mùshàf [24], comme le Coran, comme la süfara [25], comme… [d’autres noms prononcés mais inaudibles], doit être dans chaque maison bochniaque. Il doit y être, car là [dans ce livre] se trouvent les racines du fascisme, les racines du nazisme, les racines des agressions, les racines des crimes du peuple serbe. Philip Cohen nous mène en l’an 806, et il trouve ces racines dans l’Eglise orthodoxe et dans les textes que cette église a imprimés dans les journaux, pour les répandre, par la suite, à travers cette littérature politique qui existe depuis Načertanije [26] (Esquisse) et 1844 jusqu’au mouvement de Draža Mihailović [27] et ainsi de suite. Que nous dit Philip Cohen dans le premier chapitre ? Il nous dit ce que nous savons, mais ce que le monde, l’opinion internationale ne sait pas. Depuis deux cents ans, la permanente constance du peuple serbe, de sa mentalité, est l’antisémitisme, l’antisémitisme et l’anti-islam. L’antisémitisme, donc, et l’anti-islam [sont] à l’intérieur de la conscience collective et de la spiritualité collective du peuple serbe.
36 Le rejet des ennemis en dehors de l’humanité est un procédé courant en période de guerre (Adam, 1997). La carte de Sarajevo assiégée, édité en 1995 par le gouvernement de la Fédération croato-musulmane, en est une illustration supplémentaire : elle ne donne aucune représentation physique des Serbes et des quartiers qu’ils contrôlaient, les rejetant ainsi dans une étrangeté terrifiante.
37 Le livre de Philip Cohen a bénéficié d’une importante promotion et d’une forte médiatisation parce qu’il permet aussi d’écrire l’histoire “bochniaque” en positif.
Dans ce livre, vous avez 545 signataires qui appellent le peuple serbe à soutenir Hitler, le fascisme et le nazisme, 545 signatures d’académiciens, de ministres et ainsi de suite. Cet appel a été signé en août 1941. A titre comparatif, cent et quelques Bochniaques ont signé la première résolution de Sarajevo, et il en a été signé six autres semblables, qui condamnent toute agression, tout mal fait aux Juifs, aux Serbes, aux Roms et, évidemment, aux Bochniaques aussi. Et voilà, de telles résolutions signées par les Bochniaques, et il y en a sept, aucun peuple d’Europe n’en possède. Comme témoignage qu’un peuple ne s’accommode pas de l’agression, du mal, de l’injustice. C’est pour cela qu’en frère et en homme, je vous recommande ce livre de Philip Cohen, “La guerre secrète serbe”. Merci beaucoup (applaudissements).
39 Le troisième livre présenté est celui des discours d’Izetbegovic, intitulé “Izetbegovic 96. L’année de guerre et de paix”, qui est un recueil de textes écrits de la fin de l’année 1995 à la fin de l’année 1996 par le président bosniaque. M. Hadžem Hajdarević [28], qui lit son avant-propos du livre, met surtout en avant la capacité de M. Izetbegovic de rendre compte de l’âme du peuple.
Je suis heureux de pouvoir présenter le livre de monsieur Alija Izetbegovic. Je ne parle pas du président de parti, ni du Président de la Présidence de la Bosnie-Herzégovine, mais avant tout d’un auteur dont les textes, les articles, les lettres représentent le mieux l’âme bochniaque.
41 Cette déclaration doit souligner l’intimité culturelle qui existe entre le peuple et son chef, car, comme le dit E. Gellner (1989, p. 178), “le nationalisme […] pose comme obligation l’unité culturelle des gouvernants et des gouvernés” et “une unité culturelle homogène”. Et l’homogénéité ne doit pas seulement être culturelle, mais également politique. M. Muharem ef. Omerdić l’a rappelé lors de son prêche du vendredi 27 juin 1997, à Donji Travnik, sur la pelouse qui a remplacé la mosquée détruite par les Serbes, en condamnant la démocratie laïque et les critiques faites au chef de la nation :
Notre inébranlable position est que la démocratie n’a de sens véritable que lorsqu’elle s’appuie sur la croyance en Dieu le Très-Haut, quand elle est fondée sur les valeurs éternelles et quand elle mène à un objectif positif. Dans le cas contraire, elle mène à l’anarchie. Quand vous lisez en particulier un certain journal [29] et les titres de ses premières pages, et quand vous voyez comment ils tournent en ridicule l’homme le plus méritant de cette nation [30], alors ce que nous disons maintenant prend tout son sens. Cette démocratie dans laquelle chacun fera ce qu’il veut mène les gens à l’anarchie. Elle ne devient véritable que lorsqu’elle adopte les moyens que l’islam lui propose et lorsqu’elle se tourne vers ce que l’homme doit véritablement accomplir ce qui est bon pour lui et pour son environnement [social et naturel]. Car la démocratie selon les critères de l’incroyant signifie : ‘fais ce que tu veux, va où tu veux, prends de chacun ce que tu veux’, alors que l’islam dit résolument : ‘ne fais que le bien’.
43 Et la sharia est le garant du “bien”, comme l’a expliqué Dž. Latić lors de la table ronde “Ljiljan” :
Ces dix à vingt dernières années, il y a tellement d’attaques contre la sharia que je ne peux qu’imaginer ce que les générations d’aujourd’hui pensent de la sharia. On évoque immédiatement la polygamie, la coupure des mains et que sais-je encore. Des interprétations qui n’ont rien à voir avec la sharia. Rien à voir, car ce que la sharia considère comme préventif, ils le considèrent comme finalité. […] Chacun d’entre nous qui n’a jamais été en prison, qui n’a pas regardé des gens qui sont capables de voler les efforts de deux, trois ou de dix ans d’un homme, celui qui n’a pas vécu avec les tueurs [ne peut pas comprendre]. Par exemple moi [31], j’ai vécu avec eux, je les ai observés, et il y avait des hommes, ça ne peut pas être des hommes, qui n’étaient aucunement torturés par leur conscience. Donc, pour ces gens, ces voleurs, ces tueurs, ils [ceux qui attaquent la sharia] disent que c’est brutal la peine de mort, c’est brutal la coupure de mains. Et s’ils voulaient penser à un paysan qui nourrit, disons, pendant deux, trois ans un veau, et qui pense que quand il va le vendre il pourra marier sa fille comme il faut, qu’il pourra donner une chance à son fils de faire des études, et quand il va au marché un voleur vient et lui prend cela en quelques secondes pour se saouler. Que feriez-vous alors à celui qui a fait ça ? Par conséquent, la sharia a ses avantages, mais ce n’est pas cela la sharia en général, bien sûr. […] Ils nous ont simplement effrayé par la sharia et par son application. Et pourquoi, puisque la sharia est la punition divine et la miséricorde divine ? Ceux qui attaquent l’islam le considèrent comme une religion du fanatisme et de la brutalité, alors qu’ils considèrent le christianisme comme la religion de la miséricorde. L’islam dit ceci : l’islam est la croyance de la justice. C’est le premier fondement de l’islam.
45 L’homogénéité culturelle dont se réclame le nationalisme bochniaque est soutenue par la “mémoire” d’une unité politique et historique ; ce qui est propre au nationalisme en général [32].
46 La construction d’une continuité historique entre l’Eglise hérétique bosniaque et les Bosniaques musulmans contemporains est un élément essentiel de la nouvelle identité. A cette fin, les “Bons Bochniens” [33] deviennent les ancêtres originels par filiation directe. C’est un fait unanimement acquis parmi les concepteurs de la nouvelle identité. Cette construction est axée autour de deux éléments essentiels et, en l’occurrence, intimement liés : la spécificité culturelle et la permanence de l’hostilité des voisins. La spiritualité est présentée comme le facteur unitaire du peuple bochniaque, et c’est précisément cette spiritualité que les voisins voudraient détruire depuis plus de mille ans. Le peuple bochniaque serait ainsi en danger de disparition depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours :
“La question de l’identité est en même temps la question de la liberté de cette communauté, c’est-à-dire de la libération de cette communauté dans sa conscience de soi, c’est-à-dire dans la conscience de ce qui détermine le rapport à elle-même et le rapport aux autres. Nous sommes un peuple qui possède ce haut degré de libération, c’est-à-dire qui possède ses propres propriétés à un haut niveau. Une libération intérieure et extérieure depuis presque mille ans, même malgré les interruptions brutales de la mémoire de notre continuité culturelle et historique et de la conscience même de notre identité. Une illustration. Je rejoins l’exceptionnelle intervention du distingué professeur Ibrahimagić sur l’origine. Les “Bons Bochniens”, nos bons ancêtres, se sont maintenus pendant quelques siècles en endurant les plus terribles coups et les plus terribles agressions qu’une communauté peu nombreuse peut supporter. Comme vous le savez, il y a eu une dizaine d’expéditions de croisés contre nos ancêtres, et ils ont survécu à toutes ces campagnes. Pourquoi ? Il y avait aussi des agressions sur le plan extérieur ; par le moyen des puissances étrangères, des contraintes extérieures, des agressions extérieures, mais aussi par les moyens de la contrainte intérieure, par le moyen de contraintes spirituelles, par les moyens religieux, par les moyens de telle ou telle idéologie. Et ils ont réussi à supporter toutes ces agressions. Ils étaient entre deux mondes — cette terre est une terre entre deux mondes. Ils étaient attaqués de l’Est comme de l’Ouest. (Hilmo Neimarlija [34])
48 C’est la raison pour laquelle les Ottomans n’auraient pas été perçus comme des envahisseurs mais comme des libérateurs. Cependant, depuis leur conversion à l’islam, les Bosniaques musulmans auraient eu à subir la même volonté destructrice de leurs voisins :
Il s’est produit ce génocide de 92 jusqu’à la fin 95. Bien que dans le déroulement du temps, on dise que c’est le dixième, celui-ci est unique sous de nombreux rapports. Mais moi, je ne parlerai que des côtés les plus positifs, de ce qui a le plus de qualité, de ce qui nous distingue, de notre valeur dans ce dixième génocide contre nous. Au cours de ce dixième génocide, nous nous sommes, pour la première fois, organisés et nous nous sommes opposés à l’agression par génocide de l’Est et de l’Ouest, dont le but était le partage de la Bosnie à travers la destruction des Bochniaques. (Hilmo Neimarlija [35])
50 En 1989, une infime minorité de la population musulmane de Bosnie-Herzégovine souhaitait adopter le terme “bochniaque” pour désigner l’identité nationale [36]. Elle s’est constituée dans un cadre conflictuel. Dans un contexte de concurrence politique exacerbée et d’affrontement militaire, où les nationalismes serbe et croate niaient l’existence nationale des Bosniaques musulmans [37], les idéologues de la “bochniacité” ont construit leur histoire et leur culture nationales par opposition aux Serbes et Croates. L’ambiguïté entre les termes “Bochniaque” et “Bosniaque”, qui comprend aussi les Serbes et les Croates de Bosnie, a permis, entre autres arguments, de présenter la guerre dans cette république ex-Yougoslave comme étant exclusivement une guerre d’agression extérieure et de réfuter catégoriquement tout qualificatif qui la laisserait désigner comme une guerre civile.
51 Le nationalisme bochniaque s’oppose aux Serbes et aux Croates principalement sur la base de la différence religieuse, mais il est aussi en concurrence avec le nationalisme albanais au Kosovo, où pourtant l’immense majorité des Albanais est musulmane.
Nous, Bochniaques du Kosovo, compte tenu de notre spécificité, religieuse avant tout, nous avons certaines difficultés pour effectuer, non seulement les rituels religieux, mais aussi en ce qui concerne la langue. La communication complète dans les mosquées du Kosovo s’effectue en langue albanaise, ce qui pose beaucoup de problèmes aux Bochniaques qui ne savent pas la langue albanaise. Il n’y a qu’une mosquée à Prizren où nous avons notre imam. Par exemple, à Pristina, où il y a 14 mosquées, nous n’avons pas un seul imam bochniaque. A plusieurs reprises, nous nous sommes adressés au Mesihat [38] de la Communauté islamique du Kosovo pour qu’il nous cède une des 14 mosquées, mais nous étions confrontés à de fortes réticences. La situation est la même à Pec, Kosovska Mitrovica, Rakovac et dans d’autres villes du Kosovo. Nous aurions besoin d’avoir nos propres mosquées avant tout pour les besoins religieux de nos enfants, car elle serait en même temps un mejtef [39]. Je pense que le Rijaset [40] de la Communauté islamique de la République de Bosnie-Herzégovine, notre seule Mère Patrie, pourrait beaucoup nous aider si elle influençait officiellement le mesihat du Kosovo, ou bien par l’intermédiaire des Communautés islamiques de certains pays arabes avec lesquels ils sont fréquemment en contact. Nous avons de grands besoins en cadres, et nous voulions savoir quelles sont les possibilités de vous envoyer un groupe d’étudiants du Kosovo pour qu’il étudie à la Faculté théologique de Sarajevo. (Skender Redžepagić).
53 “L’identité se construit moins dans le rapport à soi et à l’identique que dans le rapport à l’autre et dans la différence, définie tout à la fois par l’autre et contre l’autre” [41] ; cependant les altérités et les frontières symboliques se déplacent aussi en fonction des contextes. Par exemple, dans le contexte de voisinage, la référence négative des Saraïliens (les habitants de Sarajevo) n’est pas le “Serbe”, mais le réfugié musulman rural. Halima Music [42] expose ainsi les problèmes de coexistence entre les Saraïliens et la population déplacée :
Dans mon immeuble, il n’est pas possible d’entretenir et de réparer les parties communes : les ascenseurs ne fonctionnent plus depuis le début de la guerre, la pompe à eau n’a pas suffisamment de pression et les étages élevés sont privés d’eau, les escaliers sont détériorés, etc. Ces gens ont un grand sens de la propriété privée. Dans leur appartement, tout est propre et bien rangé, mais ils n’ont aucun sens de la vie en communauté. C’est quelque chose qu’on doit leur apprendre. Quand les représentants de l’immeuble viennent collecter de l’argent, ils disent : “c’est la guerre, nous n’avons pas d’argent”. […] Beaucoup de Saraïliens de mon entourage sont partis, et la communication ne passe plus, car nous étions cultivés, alors que la population qui est arrivée ne comprend plus les mots qu’on emploie à Sarajevo : mes voisins ne comprennent pas le mot relatif. De plus, nous parlions avec les références de la culture mondiale. […] Ces gens ne manient pas les règles de la langue serbo-croate. Je ne sais pas ce que ça va donner. Ce qui m’inquiète le plus, davantage que la séparation entre les nations, car cela va revenir vite à Sarajevo – nous ne savons pas ce qu’est l’égorgement, nous n’avons pas vécu la Seconde Guerre mondiale, contrairement aux gens de Foča -, c’est le primitivisme des nouveaux. Quand je marche dans la rue, la langue que j’entends n’est pas la mienne. […] Quand je vais dans les quartiers serbes, ils me prennent pour une Serbe, car j’ai toujours parlé la variante orientale du serbo-croate (bosniaque), et quand je me présente, ils me disent : “quelle importance ? tu es des nôtres.
55 C’est un discours courant depuis le début de la guerre. Dans la dernière partie du discours, la locutrice évoque la frontière linguistique de la variante orientale de la langue serbo-croate, en soulignant que les Serbes sont bien des étrangers ; même si les Serbes de Sarajevo ne se différencient aucunement par la langue des autres Saraïliens. Mais cela permet d’établir un rapport de proximité avec les “étrangers Serbes” et de marquer une très grande distance avec les réfugiés musulmans, ces “étrangers lointains”. A chaque contexte son altérité.
Bibliographie
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- Todorova, Maria, 1997, Imagining the Balkans, Oxford University Press, Oxford.
Notes
-
[1]
1 Je ne considère en l’occurrence que le conflit qui a opposé Serbes, Croates et Bosniaques musulmans.
-
[2]
2 On trouvera une étude détaillée de cette entreprise dans Todorova, 1997. Voir aussi, Konrad, 1992.
-
[3]
3 Kaschuba, 1996, p. 281.
-
[4]
4 Bildt, 1997.
-
[5]
5 Le roman a été publié en France en 1989.
-
[6]
6 La Šumadija (prononcez Shoumadiya) se trouve en Serbie centrale.
-
[7]
7 Les deux premières guerres auxquelles le texte fait allusion au début sont les Première et Seconde Guerres balkaniques de 1912 et 1913.
-
[8]
8 Tomić, 1997.
-
[9]
9 La défaite est présentée comme un choix fait par le prince Lazare. La veille de la bataille, saint Elie se présente au prince sous la forme d’un faucon. Il vient de Jérusalem porter un message de la Mère de Dieu, qui lui donne le choix entre le royaume céleste, qui est éternel, et le royaume terrestre, qui n’est que pour peu de temps. Le choix de la défaite est un acte religieux, une identification totale avec la foi chrétienne et un témoignage de l’existence du Royaume des Cieux. Tout le récit est une analogie du sacrifice de Lazare et du peuple serbe avec la Passion du Christ, et ce sacrifice est porteur de résurrection de la grandeur de l’empire serbe du Moyen Age (Gossiaux, 1995).
-
[10]
10 Bien que le terme “bochniaque” date de la conquête ottomane, le contenu national et bogomile qui lui est attribué en fait un néologisme.
-
[11]
11 Stranka demokratske akcije.
-
[12]
12 Dimitrijević, 1999.
-
[13]
13 Stranka Demokratske Akcije.
-
[14]
14 Oslobodjenje, 13 juillet 1990 ; cité d’après Bougarel, 1996, p. 48.
-
[15]
15 Hrvatska Demokratska Zajednica.
-
[16]
16 Bougarel, 1996, p. 48.
-
[17]
17 Bugojno, Donji Vakuf, Gornji Vakuf, Travnik, Novi Travnik, Vitez.
-
[18]
18 Actuellement membre du Conseil d’organisation de l’Ajvatovica et député.
-
[19]
19 Journal d’information islamique le plus important de l’ex-Yougoslavie. Il est publié par la Direction de la Communauté islamique de la République de Bosnie-Herzégovine (Rijaset islamske zajednice Republike Bosne i Hercegovine).
-
[20]
20 Mulahalilović, 1989, p. 192 ; voir aussi Mulabdić, 1939, p. 150-156.
-
[21]
21 Stranka demokratske akcije (Parti de l’action démocratique).
-
[22]
22 La loi canonique musulmane.
-
[23]
23 Professeur à l’université de Sarajevo.
-
[24]
24 Désigne le Coran en arabe.
-
[25]
25 Mot d’origine persane qui désigne le livre pour les débutants qui apprennent l’arabe (Škaljić, 1965, p. 573).
-
[26]
26 Texte du programme national des Serbes rédigé par le ministre de l’intérieur de l’époque, Ilija Garašanin, et connu sou le nom de “Esquisse” (Načertanije).
-
[27]
27 Le général Dragutin-Draža Mihailović était le chef du mouvement tchetnik pendant la Seconde Guerre mondiale.
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[28]
28 Ecrivain, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire “Ljiljan” et directeur des publications des Editions “Ljiljan”.
-
[29]
29 Nous ne savons pas à quel journal il fait référence.
-
[30]
30 Le président Izetbegović.
-
[31]
31 En 1984, lors du “procès de Sarajevo”, M. Latić a été jugé et condamné, en même temps que M. Izetbegović et d’autres activistes du mouvement panislamiste. Il a été emprisonné pendant un peu plus d’un an.
-
[32]
32 Voir Gellner, 1989 et Hobsbawm, 1992.
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[33]
33 Présentés comme étant les adeptes de l’Eglise bosniaque.
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[34]
34 Universitaire.
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[35]
35 Intervention à la table ronde L’identité bochniaque et islamique, Ajvatovica, 1997.
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[36]
36 Bakić, Dunderović, 1990, p. 75.
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[37]
37 Les Bosniaques musulmans ne sont considérés que comme des Serbes et des Croates islamisés.
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[38]
38 Résidence du “seh-ul-islam” d’une Communauté islamique (turc : “mesihat”, arabe : “mäsiha”, au pluriel, “mäsyäha”, au singulier).
-
[39]
39 Ecole primaire religieuse ; on dit aussi “mekteb”, “mektep” et mehtef ; turc : “mekteb”, “mektep”, arabe : mäktäb.
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[40]
40 Résidence du “reis-ul-ulema” ; turc : “riyaset, arabe : riyàsä)
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[41]
41 Voir Bromberger, Cent livres, Collomb, 1989, p. 141.
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[42]
42 Interprète et comédienne de Sarajevo. Intervenante au colloque Villes dans la guerre en ex-Yougoslavie, organisé par l’Université Paris X-Nanterre et l’Institut International de Paris-La Défense, les 25 et 26 janvier 1996.