Notes
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Anthropologue, chargé de recherche au CNRS, laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, UMR7186, Nanterre.
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[1]
Cet article est fondé sur un travail ethnographique que je mène depuis l’année 2000.
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[2]
En particulier les versets 32 et 34 de la quatrième sourate, « an-nisâ » : « Les femmes ».
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[3]
Certaines dépenses, quotidiennes ou non, n’étaient pas prises en compte.
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[4]
Sur la question des catégories statutaires, je me permets de renvoyer à la discussion dans [Moya, 2011, p. 114-132 ; p. 393-398].
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[5]
La confrérie mouride (muridiyya) a été fondée par Cheikh Ahmadou Bamba à la fin du xixe siècle dans le Baol, région au centre du Sénégal. Elle est avec la Tijaniyya, la plus importante confrérie soufie du pays.
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[6]
Le disciple se vante de ses propres mérites, ses qualités en tant que de bon disciple.
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[7]
Sa capacité de commandement, d’agir sur l’action des autres.
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[8]
Par exemple, les discours des marabouts en faveur du président sortant lors de l’élection présidentielle de 2000 n’ont pas empêché la victoire du candidat de l’opposition [Samson, 2000 ; Dahou, Foucher, 2004]. Voir aussi les travaux de Leonardo Villalòn sur les limites de l’influence des marabouts sur la politique locale dans la ville moyenne de Fatick [Villalòn, 2006, p. 193-199].
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[9]
Au sens philosophique de mépris des conventions.
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[10]
Bien entendu, tous les discours sur l’économie domestique n’enjolivent pas la « réalité » financière. Il est fréquent que des femmes critiquent certains maris pour ne pas assister financièrement leur épouse ou, dans les ménages polygames, que certaines femmes reprochent à leur époux de privilégier une épouse à leur détriment.
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[11]
Les revenus d’un individu ne sont pas ses seules ressources en raison, notamment, de l’importance de la solidarité familiale.
1Au début des années 2000, je commençais un long séjour de terrain dans un quartier populaire de la banlieue de Dakar, à Thiaroye-sur-Mer [1]. Les premiers mois de ces enquêtes ont été consacrés pour l’essentiel à l’exploration d’une impasse : l’étude de l’économie domestique. Je cherchais alors, au moyen d’entretiens, à rassembler des informations sur l’impact de l’activité économique des femmes sur les relations au sein du ménage et l’importance de leur contribution financière à l’économie domestique. Mes interlocuteurs, hommes et femmes, ont toujours fait preuve de bonne volonté et supporté ces conversations (une suite de questions plus qu’une discussion) avec beaucoup de gentillesse.
2L’immense majorité des femmes interrogées sur leur implication dans l’économie domestique m’ont tenu le même genre de discours, que ce soit en français ou en wolof. Elles m’ont systématiquement répondu que l’argent tiré de leur activité n’était pas prioritairement destiné aux dépenses domestiques, mais à leurs « besoins » (soxla) ; les dépenses domestiques étant principalement, toujours selon elles, à la charge de l’époux. Ces discussions étaient aussi scandées par des proclamations de la position d’autorité du mari. Du côté de leurs époux, je recueillais des discours symétriquement inverses. À les écouter, la charge du ménage reposait essentiellement sur leurs épaules. Leur(s) épouse(s) n’en faisaient jamais assez et ne savaient pas gérer l’argent du ménage qu’elles gaspillaient dans des « affaires de femmes », notamment dans les cérémonies familiales de naissance et de mariage. Eux non plus ne manquaient pas de rappeler régulièrement le principe de l’asymétrie entre époux et se plaignaient de ne pas être écoutés suffisamment.
3Dans un premier temps, la facilité avec laquelle mes interlocuteurs parlaient de l’économie domestique a balayé mes craintes d’essuyer des refus ou de me faire chasser de certaines maisons. Toutefois, cette phraséologie stéréotypée exprimant des lieux communs, que j’avais pris dans un premier temps pour une description de l’économie domestique, m’est ensuite apparue comme une suite de clichés sans rapport à la réalité. Je tirai de ma mésaventure la conclusion que tout le monde s’était gentiment moqué de moi en me mentant, tout en cherchant à me rendre service en répondant à mes questions.
4Afin d’intensifier l’enquête pour obtenir des données plus précises, j’ai alors cherché à contourner cet obstacle. J’ai tout d’abord envisagé de faire des relevés systématiques de budget-ménage dans les familles des personnes que j’avais déjà interrogées. Mes interlocuteurs sont alors devenus nettement moins coopératifs. Devant le refus souvent poli, mais parfois outré, de bon nombre de mes contacts à l’idée de me voir mettre le nez dans leurs finances personnelles et domestiques (et ce, après avoir déjà subi un entretien), j’ai décidé de distribuer des cahiers de dépenses en demandant aux intéressés de les remplir. Mon entreprise s’est, à nouveau, rapidement soldée par un échec. L’écart systématique entre la réalité financière des ménages, dont j’ai connu les membres de mieux en mieux le temps passant, et les réponses obtenues durant les premières semaines de mon travail lors de mes entretiens sur l’économie domestique ne s’est jamais démenti. Aujourd’hui, plus d’une décennie plus tard, mes interlocuteurs sur le terrain tiennent des discours identiques ou, parfois, me mettent en garde contre ce genre de discours.
5Cet article porte sur le statut de la différence entre les faits et les discours sur l’économie domestique. Cette contradiction se manifeste par des énoncés stéréotypés sur la contribution et les rôles hiérarchisés de mari et d’épouse qui ne correspondent manifestement pas aux relations empiriques entre époux, en particulier en matière financière. Comment comprendre cette contradiction ? En particulier, ces discours mettent en avant la position supérieure des hommes par rapport aux femmes et minimisent le rôle de ces dernières dans l’économie domestique [Lecarme, 2000]. Faut-il donc les expliquer par l’application d’un point de vue dit « critique » qui révélerait derrière le discours l’œuvre d’un pouvoir [Foucault, 1971], en l’occurrence la domination masculine pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu [1998] ?
6Pour répondre à ces questions, l’analyse ne peut nier que la distinction entre faits et discours n’échappe pas à nos interlocuteurs. C’est le défi auquel est confrontée la relation ethnographique, en particulier dans un contexte comme Dakar où la parole est l’objet d’un contrôle social important. Bien évidemment, les discours, en particulier les réponses aux questions posées dans le cadre d’une enquête, n’ont pas nécessairement un rapport direct descriptif aux faits ou à l’objet de nos questions. Mais, dans la mesure où cet écart est systématique et se manifeste par des discours stéréotypés, la contradiction apparente entre faits et discours sur l’économie domestique mérite d’être explorée.
7Dans cet article, je suggère que le caractère stéréotypé des discours sur l’économie domestique, tout comme l’association directe des questions d’économie domestique à la position d’autorité du mari doivent être pris au sérieux. Nous n’avons pas simplement affaire à un écart ou à une contradiction entre la norme qui régit la relation entre époux et sa réalité empirique, mais à un genre de discours propre aux relations d’autorité ordonnées par l’islam.
8L’économie domestique met en jeu les principes islamiques qui régissent la relation hiérarchique entre les époux et notamment la position d’autorité du mari. Les discours stéréotypés sur l’économie domestique s’inscrivent en outre dans un système de principes moraux valorisant la discrétion (sutura), l’harmonie des relations et la bonne entente (maslaa). Ce système moral se traduit par un genre de discours où il s’agit de dire ce qui est le plus « beau » (rafet) et de préserver les apparences. De ce point de vue, il est possible d’établir une analogie entre la relation entre époux et la relation marabout-disciple. Ces deux relations hiérarchiques, instituées par l’islam, se manifestent par des discours stéréotypés, dans les interactions quotidiennes comme ethnographiques, dans lesquelles épouses et disciples proclament de manière ostentatoire leur soumission à l’autorité de leur mari ou de leur marabout, leur dévotion et leur obéissance. Ces discours stéréotypés ne sont pas les preuves d’une relation de pouvoir, mais la forme des relations hiérarchiques fondées sur des principes islamiques. Ce qui importe n’est pas la conformité du discours à l’action des personnes, mais aux principes qui régissent ces relations. Corrélativement, le mode d’être privilégié de ces normes hiérarchiques n’est pas l’action, mais le discours. Il s’agit de dire et non nécessairement, de faire. Le respect des formes qui préservent les apparences et la reconnaissance ostentatoire de l’autorité assurent de la sorte aux personnes en position subordonnée (épouses ou disciples) une autonomie considérable dans le cadre de ces relations.
Islam, économie domestique et relation entre époux
9La relation entre les époux est présentée par mes interlocuteurs comme régie, au plan normatif, par des règles tirées de l’islam, voire directement du Coran lui-même [2], autour de trois principes. En premier lieu, le mari est le chef de famille (borom kër) en position d’autorité (kilifa) sur son épouse, dont on va parfois jusqu’à dire qu’elle est l’esclave (jaam) de son mari. Il s’agit cependant moins d’une forme d’asservissement que d’une relation de soumission et de dépendance, fondée sur l’autorité comparable, on le verra, à la relation entre un disciple et son marabout. En second lieu, l’autorité du mari est directement associée à l’obligation faite à ce dernier de subvenir aux besoins de son épouse. Dans le Coran, ce lien est directement établi dans le verset 34 de la quatrième sourate. La traduction de l’une des éditions du Coran les plus diffusées en français à Dakar [Le Coran, 1994], présente le verset de la sorte :
« Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs que Dieu accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection de Dieu. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Dieu est certes Haut et Grand ! ».
11Le mari a une triple obligation : assurer complètement l’entretien de sa femme et de ses enfants, leur fournir un toit et avoir des relations sexuelles avec son épouse. À ces deux principes complémentaires (autorité du mari, obligation pour ce dernier d’assumer l’entretien de son épouse et de ses enfants), s’ajoute celui selon lequel les époux gèrent leurs biens personnels et leurs revenus de manière indépendante [Le Coran, 1994, s. 4, v. 32]. Ainsi, rien, en principe, n’impose à l’épouse de participer aux charges du ménage bien qu’elle soit en général la gestionnaire de fait de l’économie domestique (elle est chargée des courses, de la cuisine, et reçoit de son mari l’argent de la « ration » donnée chaque mois et (ou) la « dépense » quotidienne).
12Jane Guyer [1981] a bien montré que la notion de ménage, au sens de groupe localisé, caractérisé comme unité de consommation, de solidarité mutuelle et ayant un budget commun, n’a aucun sens dans beaucoup de contextes ouest-africains, qu’ils soient musulmans ou non. Les ressources des époux ne sont pas directement mises en commun [Fapohunda, 1988], qui plus est dans un contexte comme celui de Dakar où la polygamie reste fortement présente. Les ménages représentent à l’inverse des nœuds de flux financiers cloisonnés et divergents dans lesquels les personnes qui financent l’économie domestique (époux) ne sont pas celles (épouses) qui gèrent l’argent du ménage au quotidien. À Dakar, les normes qui régissent cette répartition des dépenses sont présentées comme religieuses. La référence au Coran, dans lequel ces deux principes sont clairement énoncés et posés comme complémentaires, donne une légitimité absolue et indiscutable à ces normes. Corollairement, parce que l’autorité du mari est liée, sur le plan de l’islam, à la répartition des dépenses au sein du ménage, parler d’économie domestique met en jeu une valeur musulmane indiscutable.
13Les difficultés économiques des classes populaires dakaroises mettent en cause les fondements économiques du respect de cette norme. Peu de chefs de famille sont aujourd’hui en mesure d’assurer seuls la dépense quotidienne. La responsabilité financière qui pèse sur les épaules des femmes est importante. Dans de nombreux cas, il leur revient de rassembler ou au moins de compléter « la dépense quotidienne ». La participation des femmes n’est pas, à l’évidence, une chose nouvelle. Toutefois, depuis plus de trente ans, le taux d’activités rémunératrices des femmes augmente et les difficultés économiques réduisent la capacité de bon nombre d’hommes-chefs de ménage à supporter, seuls ou presque, les charges de l’économie domestique, en particulier dans les ménages polygames. L’implication des femmes dans l’économie domestique est importante, sans pour autant, semble-t-il, qu’elles en soient les actrices principales. L’ampleur de leur participation est difficile à apprécier, car les données qu’il est possible de collecter sont fragiles et sont à prendre avec précaution. Au début des années 2000, l’observation directe d’une dizaine de ménages et une enquête par questionnaire auprès de 350 personnes suggéraient que la participation réelle des femmes était en général plus importante que celle déclarée lors des entretiens, sans qu’il soit possible d’évaluer précisément cet écart [3]. Enfin, les informations obtenues dans les premiers mois de ma présence sur le terrain à l’occasion d’entretiens sur la gestion domestique se sont révélées radicalement différentes de la connaissance fragmentaire et partielle acquise sur certains des ménages de l’enquête au fur et à mesure du progrès de mes recherches de terrain sur d’autres sujets : dans les entretiens menés au début de l’enquête, les femmes minoraient systématiquement leur participation à l’économie domestique.
14Le discours des femmes et des hommes sur l’économie domestique se caractérise par son formalisme et la récurrence d’énoncés stéréotypés dans lesquels la position d’autorité du mari est rappelée, en étant associée avec les principes qui ordonnent la répartition des dépenses domestiques. Dans leurs propos, les femmes minorent systématiquement leur participation à l’économie domestique. Ils se caractérisent par deux lieux communs récurrents : « je travaille pour mes besoins personnels » et « mon mari paye, je complète la dépense ». En général, ils sont associés à des proclamations, elles aussi stéréotypées, de la position d’autorité du mari : « la femme est l’esclave de son mari », « c’est lui qui décide de tout », « pour chaque chose, je demande son accord ». Un discours de ce type se retrouve aussi à propos de l’activité économique des femmes : « je travaille en accord avec mon mari », « j’ai demandé l’autorisation de travailler à mon mari », etc. Ces lieux communs établissent une relation entre l’autorité du mari et l’économie domestique analogue à celle qui prévaut sur le plan des principes islamiques.
L’esthétique du discours : belles paroles et discrétion
15La vie quotidienne présente peu d’occasions d’entendre des conversations sur la répartition des charges dans l’économie domestique. Les arrangements financiers entre mari et épouse(s) sont placés sous le sceau du sutura, la discrétion. « Les questions de manque de “DQ” [dépense quotidienne], ça ne se discute pas [à l’extérieur]. On fait du sutura. C’est grave de raconter ça. Les gens voient ça. Et tu es considéré comme un misérable. C’est une question d’honneur » (une ménagère, agacée de mes questions sur l’économie domestique).
16Dans la société wolof, la morale du sutura, le sens de la discrétion, est un principe essentiel des interactions sociales. Faire preuve de sutura consiste à ne pas révéler ou mentionner publiquement toute chose à même de déconsidérer ou d’acculer une autre personne (ses défauts, ses faiblesses, etc.) afin de laisser paraître uniquement ce qui la rend respectable et favorise les bonnes relations. La discrétion vise à faire ce qui est beau (rafet) c’est-à-dire à préserver les apparences conformément à un idéal de bonne entente et de paix. Aucune erreur, aucun problème, aucun conflit ne doivent être portés explicitement à la connaissance publique ni même abordés directement. Le sutura n’est pas tant lié à l’honneur qu’à la honte potentielle : ce qui importe est la préservation des apparences. La honte est prédiquée sur l’exposition publique : seule une chose négative exposée publiquement est source de déshonneur.
17Comme le souligne Boubacar Ly [1966, p. 364], le sutura est lié à la notion de kersa. Le kersa est la valorisation de la retenue, de la pudeur et de la maîtrise de soi en toutes choses : caractère, discours, rapport à la nourriture, à la sexualité, etc. Toute forme d’expression, tout ce qui se manifeste chez la personne, que ce soient des paroles, des conduites ou des émotions, doit être maîtrisée et retenue. Faire preuve de kersa, c’est agir posément, avec maîtrise, de ses gestes, de la manifestation de ses émotions et, bien entendu, de ses paroles : parler sans élever la voix, dans une tonalité plutôt basse, ne pas prendre la parole en public, ne pas chanter les louanges de quelqu’un et, surtout, faire preuve de discrétion (sutura). Le kersa est à la fois un principe moral essentiel de la vie sociale, mais aussi la valeur qui distingue statutairement les gens de caste (ñeeño), notamment les griots (gewel), du reste de la population (géér [4]) qui n’appartient pas à une caste. Judith Irvine a étudié en détail le lien entre discours et hiérarchies sociales entre « castes ». Selon elle [1990], une véritable « idéologie du langage » (language ideology) articule la distinction entre gens du commun et griots à la conduite verbale en relation au kersa. Elle oppose notamment deux « styles de discours » qui se distinguent sur les différents plans de la langue (prosodie, phonologie, morphologie, syntaxe et rythme) : le « parler-commun » (waxu géér, littéralement « le parler géér »), considéré comme supérieur du point de vue moral au « parler-griot » (waxu gewel).
18Les discours stéréotypés sur l’autorité du mari et l’économie domestique portent sur une relation hiérarchique liée à l’islam et non aux castes. Ils s’inscrivent toutefois dans la même idéologie linguistique. La morale du sens de soi et de la discrétion n’implique pas uniquement de devoir taire ce dont on ne peut parler. Tout comme le truchement des griots, la discrétion est associée plus ou moins directement à un genre de discours, appelé en wolof : wax ju rafet, littéralement « belles-paroles ». Ces belles paroles ne sont pas l’apanage des griots bien qu’ils en soient les experts reconnus. Il s’agit d’un genre de discours consistant à ne dire que des choses positives et valorisées sur une personne, un acte ou une situation afin de rendre belle (rafetal) la relation par le discours. Pour le dire autrement, les belles paroles consistent à, complètement, enjoliver par le discours.
19Le sutura est une valeur en général, mais les discours de l’épouse pour préserver la position de son mari en sont, selon mes interlocuteurs, l’exemple archétypique. Ils s’inscrivent dans une relation fondamentalement hiérarchique dans laquelle le mari a autorité sur son épouse. Les époux affichent autant que possible leur bonne entente (maslaa) et œuvrent de concert, par leurs discours stéréotypés ou leurs silences, à la préservation de la position du mari. L’asymétrie constitutive de la relation de mariage est, littéralement, indiscutable et les belles paroles des épouses préservent les apparences. En d’autres termes, ce genre de discours est indéniablement la manifestation d’une relation hiérarchique. Mon hypothèse est qu’il n’est cependant pas le révélateur d’une forme de domination, mais plutôt du mode d’être des relations hiérarchiques liées à l’islam.
La reconnaissance ostentatoire de l’autorité du marabout
20La proclamation ostentatoire d’une autorité n’est pas l’apanage des relations entre époux. Dans le contexte wolof, c’est une forme fréquente des relations d’autorité liées à l’islam. Elle est de ce point de vue comparable à la relation entre marabout et disciple qui fonctionne selon un registre assez comparable : une relation d’autorité, elle aussi empreinte de formalisme. Cette comparaison avec une relation étudiée intensivement par de nombreux chercheurs permet de s’interroger sur la signification des efforts déployés pour maintenir une forme particulière au discours sur certaines relations, au prix de ce qui peut paraître, vu de l’extérieur, soit comme de la tartufferie, soit comme l’expression d’un rapport de pouvoir. [Voir par exemple, Audrain, 2004 ; Copans, 1980 ; Cruise O’Brien, 2002 ; Diop, 1981].
21Les confréries musulmanes (tarixa) jouent un rôle religieux, politique et social bien connu au Sénégal et dans la diaspora. La relation marabout-disciple est au cœur de l’étude de rôle et du pouvoir des confréries. Je m’appuierai essentiellement sur la confrérie mouride [5] dans le cadre de laquelle cette relation a été particulièrement discutée. Les talibés mourides décrivent leur situation vis-à-vis de leur marabout en proclamant ostensiblement leur allégeance au cheikh et leur obéissance absolue à ses recommandations (ndigel) [Cruise O’brien, 2002 ; Audrain, 2004]. Ce genre de discours n’est pas uniquement suscité par les questions du chercheur dès lors qu’il interroge des disciples sur leur relation à leur marabout ou à la confrérie en général. Dans les conversations sur la religion, dans la vie quotidienne ou à propos de politique, on entend régulièrement les disciples clamer leur dévotion et leur obéissance en toutes choses au chef de la confrérie et (ou) à leur marabout.
22Les disciples font aussi régulièrement des offrandes à leur marabout : hier, travail gratuit dans les champs du saint homme, aujourd’hui, dons monétaires (addiya). À Thiaroye-sur-mer, pour la plupart des personnes qui se déclarent membres d’une confrérie religieuse, la relation avec leur marabout se résume, au mieux, à lui rendre une visite (ziara) une fois l’an (parfois plusieurs) pour lui remettre un don. Celui-ci est d’ailleurs souvent effectué collectivement, le don étant remis au nom d’un groupe localisé de prière (dahira). Les disciples reconnaissent clairement attendre un retour de ce don, à savoir les bienfaits de la bénédiction du marabout (barke). De plus, ce don, parce qu’il est collectif et du fait de son montant plus élevé, promet, dit-on, plus de bienfaits. En milieu urbain ou même en contexte migratoire, ces sommes ne représentent pas, par personne, des sacrifices considérables.
23La grande majorité des travaux ont montré que les discours de soumission des disciples ne devaient pas être pris au pied de la lettre comme la reconnaissance effective par les disciples de leur domination. Donald Cruise O’Brien, par exemple, a fortement insisté sur cet aspect. Selon lui :
« le disciple, en affirmant son exploitation et sa sujétion, ne décrit pas sa situation économique et sociale telle qu’elle est réellement. Dans le pieux langage qui est le sien, en fait, il se vante [6]. Il se vante plus ou moins, bien sûr, mais il n’en reste pas moins qu’il se vante. Et il est assez logique que le disciple désire agir ainsi selon la doctrine que proclame le marabout et que le disciple loyal doit au moins avoir l’air d’accepter. La déclaration d’allégeance faite par tous les disciples est un engagement d’obéissance totale au saint “dans ce monde et dans l’autre”. L’obéissance dans ce monde implique des formes variées de tribut : en travail, en nature et en argent. En retour, ce tribut se trouve idéologiquement justifié par l’accès des disciples aux pouvoirs charismatiques de rédemption du marabout (sa baraka), et par cela seul. Mais l’idéologie mouride, cohérente à partir de ses propres prémisses, n’en sert pas moins à dissimuler ou déguiser d’importants aspects de la relation réelle entre le saint et son disciple. »
25Ces discours d’allégeance ostentatoire relèvent, toujours selon Cruise O’Brien, d’une idéologie, mais celle-ci ne légitime pas une forme d’exploitation ou de pouvoir univoque. Elle dissimule la relation réelle entre le marabout et son disciple. Par « relation réelle », Cruise O’Brien entend deux choses : le pouvoir [7] effectif du marabout sur son disciple et les relations d’échange entre les deux. Les disciples sont en effet loin d’être aussi inconditionnellement loyaux et obéissants qu’ils le proclament, que ce soit sur le plan économique ou politique. Et la soumission du disciple et ses dons (addiya) au marabout impliquent une forme de réciprocité : l’attente d’une réciprocité matérielle et spirituelle [Cruise O’Brien, 2002].
26Cette analyse me semble devoir être précisée sur un point. Y a-t-il véritablement ici une chose qui soit l’objet d’une dissimulation et, dans ce cas, à qui s’agit-il de le cacher ? Car personne n’est dupe. Les marabouts ou les disciples n’ont pas attendu les révélations des « mouridologues » : la « réalité » de la relation n’est un secret pour personne. À l’inverse, elle est notoire et, pour les protagonistes au premier chef, elle est aussi évidente, mais dans un autre registre et à un autre niveau, que la proclamation ostentatoire de sa sujétion par le disciple. Le principe constitutif de cette relation est la baraka (bénédiction divine, barke en wolof) qui légitime le statut et l’autorité des marabouts et définit les rapports entre les hommes et Dieu par l’intermédiaire des marabouts. La baraka se manifeste de manière privilégiée par la réussite matérielle des marabouts et des disciples. Enfin, en vertu de sa baraka, le marabout est un médiateur entre les hommes et Dieu d’une part et entre les hommes d’autre part. L’égalité est ainsi exclue par principe de la relation.
27Il n’y a ici de réciprocité que d’un point de vue purement externe. En aucune manière et sous aucune forme, le don au marabout (addiya) ou la reconnaissance ostentatoire de l’autorité du marabout (qui n’engage pas à grand-chose) ne sont placés dans un rapport d’équivalence avec la bénédiction puisque, précisément, la relation est hiérarchique. Les aspects transactionnels de la relation, présentés par Cruise O’Brien et de nombreux chercheurs, comme une sorte de stratégie externe, sous-jacente, voire subversive, à la relation d’autorité proclamée ou simplement comme une forme d’échange, sont plutôt un des ressorts principaux : le marabout est, par définition, un médiateur et il est jugé, entre autres, sur ses « résultats », c’est-à-dire sa capacité de médiation. Nul besoin, donc, de chercher à réduire cette relation en essayant d’éliminer, toujours quelque peu arbitrairement, un aspect ou un autre. Les talibés ne sont ni de crédules dévots ni non plus d’indécrottables calculateurs, pas plus que les marabouts. La relation marabout-disciple, fondée sur la valeur religieuse de la baraka, comprend la dévotion et les dons des disciples tout comme les attentes matérielles et spirituelles de ces derniers. Il n’y a rien de contradictoire à admettre les différents aspects de cette relation, à la simple condition de reconnaître l’asymétrie statutaire et l’importance de la médiation. Son statut confère indéniablement au marabout comme individu un certain pouvoir, mais celui-ci procède de son statut. Le marabout peut exercer « à bon droit », c’est-à-dire en y mettant les formes, un certain pouvoir, mais il existe aussi un seuil, variable suivant les contextes, au-delà duquel il va trop loin : il outrepasse son domaine et commet, précisément, un abus de pouvoir, reconnu comme tel, ou ordonne sans être suivi, en matière politique en particulier [8].
28Dans cette configuration, la proclamation ostentatoire de soumission à l’autorité du marabout n’est pas un élément secondaire ou superficiel. Il y a un aspect d’ostentation évident, sans doute propre à un certain nombre de choses qui touchent à l’islam au Sénégal. On croise par exemple assez fréquemment des hommes, adultes ou d’un âge avancé qui, pour afficher leur profonde religiosité, arborent de gigantesques chapelets et psalmodient des bismillahi (« au nom de Dieu ») à voix basse, mais suffisamment forte pour être entendue. D’autres exhibent, autant que faire se peut, toutes sortes d’images de marabouts ou de signes de leur dévotion. Mais par-delà ces aspects généraux, le respect des formes et, au premier chef, les discours de soumission ostentatoire que recueillent et entendent les chercheurs sont essentiels. Tout comme la richesse et la réussite sont les manifestations de la baraka, les discours de soumission ostentatoire manifestent – ou exposent publiquement si l’on veut – la relation hiérarchique. D’ailleurs, on devient disciple par un acte de parole en prononçant son allégeance/don de soi (jébbalu) au marabout. Le disciple reconnaît de cette manière l’autorité spirituelle du marabout et accepte les obligations qui découlent de la relation. La reconnaissance ostentatoire de l’autorité du marabout est aussi un acte qui est valorisé en tant que réaffirmation de cette proclamation initiale d’allégeance. C’est la réitération d’un acte performatif. Ce genre de discours revient simplement à dire que le disciple est un disciple et reconnaît le marabout comme tel. Ces discours stéréotypés n’ont pas de lien direct avec les faits et gestes des disciples, mais, en définitive, cette absence de lien n’importe pas. La déférence du disciple est à l’exact opposé de la posture cynique [9]. Elle est la manifestation du caractère constitutif accordée au respect des formes.
29La « vantardise » des disciples relevée par Cruise O’Brien n’est donc pas une démonstration d’orgueil, mais un genre de discours : ce sont de belles paroles qui enjolivent la relation au marabout. En cela, elles peuvent évoquer la langue de bois qui, tout comme le « beau parler », est une forme d’expression en général dévalorisée en français par exemple, tout comme le poncif, le lieu commun ou l’enjolivement. Or, cette dévalorisation manifeste que le discours reste fondamentalement compris dans un rapport privilégié à la réalité ou à la vérité (qu’il s’agisse de faits, d’opinions, de sentiments…) et non, par exemple, à une norme esthétique. La dimension transactionnelle, tout comme les discours de soumission absolue sont constitutifs de cette relation. Les belles paroles des disciples sont la forme par laquelle se manifeste la relation fondamentalement hiérarchique, instaurée dans le cadre de l’islam, entre marabout et talibé. Les proclamations ostentatoires par les disciples de leur soumission à l’autorité du marabout ne dissimulent rien, que ce soit l’autonomie des disciples ou leurs attentes, pour la simple raison qu’elles n’ont pas vocation à faire illusion. Ces discours expriment des lieux communs dans une phraséologie stéréotypée qui n’ont pas de lien direct avec le pouvoir effectif ou non du marabout sur son disciple et l’obéissance de ce dernier. Ils n’en sont pas moins la forme, c’est-à-dire le mode d’être de cette relation.
Esthétique de la norme, pouvoir et relations hiérarchiques
30La relation marabout-talibé et la relation entre époux partagent, du point de vue formel, plusieurs traits comparables. Toutes deux se caractérisent tout d’abord par la proclamation ostentatoire d’une autorité, reconnue et instaurée sur le plan de l’islam. La position d’autorité du mari et celle du marabout sont d’ailleurs désignées par le même terme : les deux sont des kilifa, terme d’origine arabe qui signifie en wolof « autorité » ou « chef ». Ces deux relations sont constituées par un acte de soumission. Jébbalu signifie l’acte solennel par lequel un disciple fait allégeance à un marabout. La consommation du mariage lors de la nuit de noces, qui conclut le rituel musulman de mariage (takk,) est désignée par le terme jébbale. Ces deux termes ne sont pas identiques, mais ont la même racine. Enfin, ces deux relations comportent un aspect transactionnel important : d’un côté l’entretien de l’épouse par le mari et, de l’autre, les dons des disciples et surtout les bienfaits de la baraka du marabout, qui se manifestent dans le monde, notamment, par la richesse matérielle.
31Cette comparaison invite à la prudence. La proclamation ostentatoire de l’autorité du mari ou la minoration par les épouses de leur contribution à l’économie domestique ne sont, pas plus que celle du talibé vis-à-vis de son marabout, la reconnaissance crédule et l’acceptation fataliste par les femmes de leur « domination ». Au contraire, à l’instar des disciples, les épouses savent très bien ce qu’elles font (ou, pour le dire autrement, ces discours sont intentionnellement formels) : elles minimisent sciemment leur importance dans la gestion domestique et revendiquent leur subordination, ce qui est dans ce contexte une attitude valorisante et valorisée.
32Le relatif silence [10] autour de la « réalité » de la gestion domestique, les discours stéréotypés des uns et des autres doivent être pris pour ce qu’ils sont : de la langue de bois. Ces belles paroles sont révélatrices de l’importance volontairement accordée à la reconnaissance de l’autorité du mari en tant que celle-ci, instituée par la Loi divine, est constitutive de la relation entre époux, quelle que soit par ailleurs la « réalité » de cette relation. S’il est une stratégie, traduisible dans le langage de la volonté, celle-ci n’a pas pour objet le pouvoir, mais bien la préservation dans le discours de l’asymétrie fondamentale constitutive de la relation. Le respect en apparence des relations d’autorité liées à l’islam, qu’il s’agisse de la relation entre époux ou entre marabout et disciple, relève avant tout d’une esthétique du discours, non d’actions.
33L’autorité sur laquelle sont fondées la relation entre époux et celle entre marabout et disciple relève de l’islam, un ordre de valeur qui régit la relation entre les hommes et Dieu. Les principes qui régissent ces relations sont de ce fait considérés comme universels et transcendants, donc indiscutables (et indiscutés). Cependant, les discours stéréotypés des épouses et des disciples, tout comme les belles paroles ne sont pas une simple conséquence des normes islamiques. Ils relèvent d’une idéologie linguistique, qui résulte de la conjonction de ces principes normatifs universels avec un système de principes moraux, valorisant la préservation des apparences.
34Je ne prétends pas ici opérer une démystification inverse de celle qui conduit à mettre en évidence, derrière les apparences, la réalité de la domination masculine, comme le fait par exemple Pierre Bourdieu [1998]. Il n’y a rien ici à révéler. Les discours ostentatoires de soumission et de belles paroles en général ne dissimulent ni une égalité de fait ni une relation de pouvoir ou de domination symbolique. Bien entendu, pour formelle que soit l’affirmation de l’autorité du mari, certains n’en exercent pas moins, dans de nombreux cas, un pouvoir sur leur épouse qui n’a rien de fictif. Toutefois, comme le remarquent Adjamagbo, Antoine et Dial : « tout se passe comme si l’égalité dans le ménage n’était pas un objectif crucial pour les femmes » [2004, p. 269]. Pour le dire autrement, ni l’égalité ni le pouvoir, et encore moins la rivalité ne décrivent correctement les rapports entre époux. L’autorité du mari, principe constitutif reconnu de la relation entre époux, est une chose bien distincte des relations de pouvoir ou d’échange. La proclamation ostentatoire de l’autorité du mari signale que la relation entre époux est une relation d’autorité. Elle ne nous dit rien des relations de pouvoir effectives ou de la nature des rapports privés entre mari et femme. Il en est de même en ce qui concerne les discours stéréotypés sur l’économie domestique dans la mesure où la répartition des dépenses dans le ménage se comprend en référence à l’islam et à l’autorité du mari. Les belles paroles enjolivent la relation conjugale et la font apparaître conforme à la norme islamique. La préservation des apparences n’est pas une mise en scène destinée à masquer la réalité, mais la manière dont la norme est respectée. En effet, c’est la relation du discours à la norme qui est valorisée et non la relation du discours à la réalité des relations financières entre époux.
35En raison des difficultés économiques et de l’implication des femmes dans les activités génératrices de revenus, celles-ci participent à l’économie domestique. Là réside le paradoxe : parce que la forme du discours est donnée et ne change pas, l’écart entre l’aspect financier d’une part et les discours stéréotypés et les belles paroles sur l’autorité du mari de l’autre se creuse et devient plus manifeste. Autrement dit, plus le poids des femmes dans l’économie domestique est important, plus il semble minimisé, au prix d’un formalisme davantage plus marqué. Cet écart et ce formalisme ne sont toutefois pas le signe d’une plus grande violence symbolique faite aux épouses au fur et à mesure qu’elles participent à l’économie domestique, mais d’une esthétique de la norme. Ils ne préjugent en rien de la capacité d’agir des hommes et des femmes et des relations de pouvoir au sein des couples.
36Les limites de la discrétion (sutura) et du formalisme sont très claires : non seulement il reste encore difficile pour un homme dépourvu de ressources [11] de se marier, mais surtout, les problèmes financiers mettent les couples à rude épreuve. Le mariage musulman n’est pas un sacrement. Le divorce n’a rien d’un horizon impossible et survient fréquemment. Ames David signale au début des années 1950, chez les Wolofs de Gambie, un taux apparemment élevé de divorces [1953, p. 135]. En ce qui concerne Dakar, le recensement de 1955 indique que sur 100 hommes mariés, près de la moitié auraient divorcé au moins une fois et que la moitié des femmes se sont mariées deux fois. Cinq ans plus tard, Luc Thoré [1964, p. 531] trouve un chiffre similaire (44,5 % des mariages de son échantillon se sont terminés en divorce). Selon Abdoulaye Bara Diop, dans les années 1970, en milieu rural, près de la moitié des unions se terminent par un divorce, le motif étant principalement économique [1985, p. 212-217]. En 2001, selon une enquête menée à Dakar, un quart des mariages sont rompus au bout de dix ans et un tiers avant vingt ans [Adjamagbo, Antoine, 2002]. Dans plus de 80 % des cas, quelle que soit la génération, les divorces sont à l’initiative de l’épouse. Et le motif le plus fréquemment invoqué est le défaut d’entretien de la part du mari. La fréquence des divorces serait contradictoire avec l’image de soumission affichée par les femmes dans le mariage s’il s’agissait essentiellement d’une relation de pouvoir. Dans un contexte où une minorité d’hommes parviennent à assumer financièrement seuls leur devoir essentiel de chef de ménage, la relation entre époux ne s’est pas modifiée en son principe. L’alternative est de respecter les formes ou de mettre fin au mariage en divorçant sans qu’à aucun moment, le principe de l’autorité du mari soit remis explicitement et durablement en cause.
37Prendre la parole pour décrire publiquement la répartition effective des dépenses domestiques ne constitue pas une description des faits. C’est dénoncer l’incapacité du mari à assumer son épouse et mettre en péril son ménage. La réponse à des questions sur l’économie domestique ne se comprend pas comme l’effet d’une relation de domination, mais d’un choix délibéré qui revient à dire tout simplement que les arrangements financiers au sein du ménage sont satisfaisants ou non. La déférence formelle des épouses à leur mari ne doit pas laisser penser que l’époux est libre de ses dépenses, entretenu quoiqu’il arrive par une femme respectueuse de son autorité. Le mari doit, quand il dispose de ressources, subvenir aux besoins de son ou de ses épouses ainsi que de leurs enfants. La gestion domestique n’a rien de particulièrement secret. S’il n’y a pas de budget commun et que les époux n’ont généralement qu’une connaissance partielle des ressources de leur conjoint, celle-ci est loin d’être nulle. Il n’est pas rare, quand le mari conserve de l’argent pour son propre usage, accorde plus d’importance à sa mère qu’à son épouse ou, surtout, favorise une coépouse à son détriment, de voir une femme exiger fermement son dû, que ce soit pour la dépense ou ses besoins personnels. La demande est parfois très explicite : la main gauche sur la hanche, la droite tendue ouverte devant ce dernier : « donne-moi ma part » (jox ma sama wàll).
Belles paroles et autonomie
38La discrétion et les belles paroles préservent la position d’autorité du mari et conduisent à minimiser le rôle économique crucial des femmes dans les ménages. Mais la norme islamique qui régit les rapports entre époux et assigne à l’épouse un statut de subordonnée lui offre par ailleurs une réelle autonomie en matière financière, tout comme les disciples agissent à leur guise.
39Le phénomène n’est pas nouveau. Dans ses travaux sur les commerçantes de poisson, Colette Le Cour Grandmaison a montré qu’au début des années 1960, « la règle islamique en attribuant au mari l’entière responsabilité de l’entretien de la famille et en rendant cette obligation inconditionnelle, a renforcé l’indépendance des femmes dans l’utilisation de leurs gains ou des biens acquis par leur travail » [Le Cour Grandmaison, 1969, p. 148]. Grâce aux gains substantiels tirés du commerce et préservés des dépenses domestiques, certaines femmes sont même devenues propriétaires de pirogues dont elles confiaient éventuellement l’exploitation à leur époux. Elles appliquent alors les règles habituelles de partage du produit entre patron et employé sans toutefois remettre en cause la relation statutaire entre époux [Le Cour Grandmaison, 1979]. Il s’agit sans aucun doute de cas extrêmes. Cependant, aujourd’hui, en milieu urbain, la totalité ou du moins une large partie des sommes allouées à la gestion domestique sont en pratique entre les mains des femmes et vient s’ajouter aux revenus qu’elles tirent de leur activité. Elles disposent de liquidités et ont une grande latitude pour jouer sur différents registres financiers. La maîtrise des hommes sur l’économie domestique est très restreinte et quasi nulle, pour l’usage que font les femmes non seulement de leur propre argent, mais aussi de l’argent mis en circulation dans le cadre domestique. Les femmes sont les principales animatrices des réseaux d’épargne informels, notamment des tontines, ce qui leur confère une capacité d’agir autonome considérable [Guérin, 2003 ; Moya, 2011].
40Ainsi, qu’un homme n’ait pas les moyens d’assumer seul les dépenses domestiques, sa position est préservée formellement, mais il n’est alors, pour reprendre la belle expression d’une de mes interlocutrices, « qu’un roi sans armée ». La préservation de son statut s’accompagne d’une absence de contrôle. Qu’en revanche, les revenus de son mari lui permettent de faire face à ses obligations, et une épouse sera relativement libre d’user de ses ressources personnelles pour son propre usage tout en disposant des liquidités affectées aux dépenses du ménage. Ainsi de nombreuses femmes refusent farouchement toute idée de mise en commun des ressources, certaines allant même jusqu’à faire quelques bénéfices sur les sommes consacrées à la gestion domestique en jouant sur la différence entre prix de détail et prix de gros.
41En définitive, ce qui constitue a priori l’expression la plus évidente du « pouvoir » des hommes – la reconnaissance de l’autorité du mari – est précisément ce qui confère à leurs épouses une capacité d’agir en dehors de son contrôle qui se manifeste, de façon spectaculaire, dans les cérémonies familiales où les femmes exhibent une richesse sans pareille et s’adonnent à des excès (ëpp) et des gaspillages (yaax) financiers condamnés par tous au nom de l’islam entre autres [Moya, 2015]. C’est ce que je propose d’appeler « le paradoxe de la norme islamique ».
42Mais alors, faut-il se résoudre à dire que c’est au prix de leur assujettissement que ces femmes trouvent une capacité d’agir de manière autonome ? Le paradoxe de la norme islamique ne serait alors pas sans faire écho à de nombreux travaux d’anthropologues ou de politistes africanistes sur la « subjectivation » [Audrain, 2004] ou l’émancipation de ce qu’Alain Marie, à la suite de Marc Augé, est allé jusqu’à appeler le « totalitarisme lignager » [Marie, 1997]. Je suis tenté de dire que la question est mal posée. Cette autonomie relative (qui peut être très importante) sous le couvert d’une relation d’autorité n’est pas le signe de la libération d’un sujet (auparavant entravé) ou une sorte de stratégie contre hégémonique [Heath, 1992]. Si la question de l’individualisme mérite bien entendu d’être posée, il est douteux qu’elle puisse l’être de manière satisfaisante de cette manière. Il s’agit avant tout d’une question de valeur [Dumont, 1983]. Le refus de considérer la valeur religieuse qui institue la relation d’autorité et de reconnaître la valeur des apparences et des belles paroles conduit plutôt à fabriquer deux représentations erronées du pouvoir qui se répondent : celles de l’assujettissement des femmes et des disciples (les proclamations de l’autorité du mari, la déférence formelle, etc.) et, par effet de miroir, celle de leur émancipation (autonomie financière en particulier).
Discours, pouvoir et vérité
43Un courant de l’anthropologie contemporaine s’est intéressé aux « idéologies linguistiques » et a montré que la relation privilégiée du langage à la vérité hante aussi bien des sociétés mélanésiennes ou indonésiennes marquées par des conversions massives au pentecôtisme que les penseurs critiques occidentaux (Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Jürgen Habermas…) [Robbins, 2001]. Dans le cadre de la relation conjugale ou entre marabout et disciple, la valeur du discours ne réside pas dans sa force propositionnelle (son aptitude à décrire – ou non – la réalité). Au contraire, dans ce cas, la relation du discours à la vérité, pour le dire brièvement, sa conformité à l’état du monde, à l’action ou à l’opinion des gens (s’ils disent ce qu’ils pensent, s’ils font ou ne font pas telle chose réellement) est subordonnée à la conformité du discours aux valeurs qui ordonnent les relations et au respect de l’esthétique qui préserve ces valeurs. Selon la belle formule de Boubacar Ly, « le mensonge social est politesse et beauté sociale, et en tant que telle, prévaut sur le réalisme » [1966, p. 361].
44Le rôle du mensonge et du non-dit dans les sociétés musulmanes marquées par des valeurs d’honneur est bien connu [Abu-Lughod, 1986 ; Gilsenan, 1976 ; Jamous, 1993]. Il me semble cependant qu’à Dakar, le phénomène soit d’un ordre quelque peu différent. La morale du sutura (discrétion), du kersa (pudeur, sens de soi) et l’art de l’accommodation (maslaa) déterminent le discours. Ils consistent dans le fait, en toutes circonstances, de sauvegarder les apparences et d’avoir de « belles paroles ». Ces enjolivements (rafetal) par le discours peuvent apparaître à première vue comme une mise en scène visant à tromper en dissimulant la réalité objective (qu’elle soit celle du pouvoir ou tout simplement de la réalité financière de la gestion domestique). Or ils sont précisément ce qui est valorisé. Dans bien des circonstances, le mensonge, au sens d’assertion contraire à la réalité (fen ou nar), est condamné et dénoncé. Les belles paroles, la proclamation ostentatoire de l’autorité du mari, les discours stéréotypés sur l’économie domestique ou la soumission au marabout, de même que la morale de la discrétion (sutura) ne visent pas à tromper ou à induire en erreur. Elles ne relèvent pas de la catégorie du mensonge, mais de celle du beau (rafet). Autrement dit, le mode d’être privilégié des relations hiérarchiques instaurées par l’islam n’est pas l’action (entretenir son épouse, obéir à son mari…), mais l’esthétique du discours.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : discours, apparences, Islam, pouvoir, relation hiérarchique, Sénégal, esthétique, norme
Mise en ligne 29/07/2016
https://doi.org/10.3917/autr.073.0181Notes
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[*]
Anthropologue, chargé de recherche au CNRS, laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, UMR7186, Nanterre.
-
[1]
Cet article est fondé sur un travail ethnographique que je mène depuis l’année 2000.
-
[2]
En particulier les versets 32 et 34 de la quatrième sourate, « an-nisâ » : « Les femmes ».
-
[3]
Certaines dépenses, quotidiennes ou non, n’étaient pas prises en compte.
-
[4]
Sur la question des catégories statutaires, je me permets de renvoyer à la discussion dans [Moya, 2011, p. 114-132 ; p. 393-398].
-
[5]
La confrérie mouride (muridiyya) a été fondée par Cheikh Ahmadou Bamba à la fin du xixe siècle dans le Baol, région au centre du Sénégal. Elle est avec la Tijaniyya, la plus importante confrérie soufie du pays.
-
[6]
Le disciple se vante de ses propres mérites, ses qualités en tant que de bon disciple.
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[7]
Sa capacité de commandement, d’agir sur l’action des autres.
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[8]
Par exemple, les discours des marabouts en faveur du président sortant lors de l’élection présidentielle de 2000 n’ont pas empêché la victoire du candidat de l’opposition [Samson, 2000 ; Dahou, Foucher, 2004]. Voir aussi les travaux de Leonardo Villalòn sur les limites de l’influence des marabouts sur la politique locale dans la ville moyenne de Fatick [Villalòn, 2006, p. 193-199].
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[9]
Au sens philosophique de mépris des conventions.
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[10]
Bien entendu, tous les discours sur l’économie domestique n’enjolivent pas la « réalité » financière. Il est fréquent que des femmes critiquent certains maris pour ne pas assister financièrement leur épouse ou, dans les ménages polygames, que certaines femmes reprochent à leur époux de privilégier une épouse à leur détriment.
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[11]
Les revenus d’un individu ne sont pas ses seules ressources en raison, notamment, de l’importance de la solidarité familiale.