Notes
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Docteur en anthropologie.
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[1]
Dès la parution en 1969 de l’article de Goody, la plupart des auteurs opposent l’adoption, qui indique une cession définitive, au fosterage (terme anglais, du vieux normand), plus fluide, qui n’efface pas la première appartenance de l’enfant [Lallemand 1993, Corbier 1999]. J’utilise ici le terme « confiage », employé par mes informateurs.
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[2]
En 2003, j’ai effectué des recherches à Abomey et à Cotonou en vue de la rédaction d’une Tesi di Laurea en anthropologie sur le processus de socialisation et le transfert d’enfants ; en 2005 et 2006, doctorante et stagiaire de l’ONG des Sœurs salésiennes, j’étais basée à Cotonou tout en effectuant des enquêtes dans les villes et villages des départements du sud. En 2008, j’ai été consultante pour cette ONG et pour la Fondation terre des hommes et en 2009, assesseur externe d’un projet du 9e Fonds européen de développement pour la prévention de la traite.
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[3]
J’ai mené des entretiens avec les enfants et les adolescents du Carrefour d’écoute et d’orientation et du Foyer des sœurs tertiaires à Cotonou en 2003, et j’ai pu consulter les fiches signalétiques des enfants accueillis par l’ONG ANDIA à Agbagnizoun en 2005.
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[4]
Je participais aux séances d’écoute qui ouvrent le travail d’investigation et de médiation qui visent à reconstruire le vécu de la fille et ont comme objectif principal la réinsertion en famille ; les séances durent en moyenne une demi-heure et, normalement, sont conduites en fongbé. Je n’enregistrais pas les entretiens pour que les filles se sentent à l’aise et je bénéficiais de la traduction des opérateurs. J’ai pu conduire des entretiens en tête-à-tête, en français, avec une vingtaine de ces filles.
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[5]
Si Adihou opérait cette distinction en référence aux vidomègon du Bénin, Jacquemin a mis en évidence l’existence d’une typologie qui différencie, entre autres, les « petites-nièces apprenties » et les « petites-nièces domestiquées » au travail à Abidjan, Côte d’Ivoire.
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[6]
Jacquemin (2012) décrit des mécanismes très semblables de « louage » de main-d’œuvre dans le secteur du service domestique juvénile à Abidjan où, contrairement à Cotonou, le système des agences informelles de placement est très répandu.
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[7]
La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée a été signée en décembre 2000 à Palerme. Le document est complété par trois Protocoles additionnels relatifs à la traite des personnes, au trafic illicite de migrants, au blanchiment d’argent et à la fabrication et au trafic illicite d’armes à feu.
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[8]
Jacquemin a recueilli des données similaires en Côte d’Ivoire [2011, 2012].
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[9]
L’expression vi sin atchè, choisie pour traduire le concept de « droits de l’enfant » et qui renvoie, à une « capacité de faire et de choisir » qui est localement considérée comme totalement inadéquate pour des non-adultes n’est pas plus adaptée [Jekinnou, 2000, p. 12 ; Morganti, 2008, p. 394-396].
1En fongbé, langue principale du Sud Bénin, le terme neutre vi revêt la double signification du français enfant et fils/fille. On le retrouve dans le mot vidomègon, littéralement « enfant auprès d’une tierce personne », qui indique une pratique de transfert d’enfants très commune dans les sociétés sud-béninoises, et qui constitue désormais un phénomène alarmant, associé aux pires formes de travail de mineurs allant jusqu’à la traite d’enfants.
2Dans les sociétés adja-fon, groupe ethnolinguistique essentiellement patrilinéaire et patrilocal, l’enfant est une richesse (vi-vê) : la fertilité est essentielle pour les hommes qui, par le nombre de leurs enfants, acquièrent de l’importance sociale et pour les femmes qui renforcent ainsi leur position dans la famille du mari. De multiples soins et rites périnataux célèbrent, codifient et protègent la vie nouvelle et en même temps, consacrent l’intégration du nouveau-né au sein du groupe parental. Les géniteurs ne possèdent pas l’enfant : c’est un enfant du lignage [Rabain, 1979], une richesse communautaire qui appartient à la famille élargie et dès sa naissance, doit faire l’apprentissage de comportements sociaux qui lui permettront de devenir ce que le groupe attend de lui. Il constitue une main-d’œuvre importante, une aide indispensable, une assurance pour la vieillesse ; l’image à laquelle il est associé dans la culture rurale traditionnelle est celle de « bras qui travaillent la terre » et les explications des rites d’intégration mettent l’accent sur la dette intergénérationnelle et sur les obligations économiques des plus jeunes envers leur groupe familial. En ce sens, éducation et travail constituent un tout indissociable et les enfants des deux sexes ont souvent le devoir de contribuer au revenu familial par une activité rémunérée en dehors de la maison. Dans le Sud du Bénin et du Togo, cette forme de travail est dite djoko. Elle est fondée sur l’idée de socialiser les jeunes au travers d’activités économiques : emplois domestiques et commerce local pour les filles, travaux agricoles pour les garçons. Un tel contexte socioculturel valorise la double mobilité spatiale et sociale. Le confiage d’enfants [1] entre parents et amis est prôné par la tradition et fait partie intégrante du processus de socialisation : il vise à renforcer les liens d’alliance entre adultes et à diversifier les contextes évolutifs des enfants en promouvant leur éducation. La migration de travail est une étape fondamentale de l’évolution des jeunes et une réelle initiation en termes d’acquisition de nouvelles compétences et capacités [Imorou, 2009].
3Ce texte explore tout d’abord la catégorie vidomègon, amplifiée par les débats des dernières années, pour en redessiner les contours plausibles et les problèmes qui lui sont liés. Il décrit les principales interventions de protection promues par les agences internationales engagées dans la lutte contre la traite des enfants et entreprises par de nombreuses organisations non gouvernementales et les ministères compétents, et met en évidence les problèmes que certains textes législatifs ou réglementaires relatifs à la protection sociale suscitent. Sont ensuite analysées les expériences de jeunes filles, la majorité des vidomègon est actuellement de sexe féminin, d’origine rurale, âgées de 5 à 15 ans, déscolarisées ou non scolarisées, placées comme domestiques et petites vendeuses à Cotonou, la capitale économique du Bénin. Je reconstruirai la perception que les vidomègon, systématiquement considérées par les acteurs nationaux et internationaux de la protection de l’enfance comme des victimes (d’abus, d’exploitation économique, de traite, etc.), ont de leur propre condition socio-économique. Je m’intéresserai en particulier aux filles qui ont fugué de la maison de leurs tutrices/patronnes et reçoivent une protection temporaire dans des structures d’accueil, de filles migrantes interceptées par la police et qui estiment être « détenues » dans ces centres d’accueil, et de filles, placées ou résidant avec leurs parents, travaillant comme petites vendeuses dans le marché de la ville. L’objectif est de démontrer que certaines activités de protection pratiquées par les structures d’accueil de mineures en difficulté, à savoir la permanence tenue dans les centres d’accueil et la réintégration familiale des présumées victimes de traite, ne sont pas toujours perçues positivement par les filles « bénéficiaires » de ces projets.
4L’analyse se fonde sur cinq enquêtes qui se sont déroulées au Bénin sur une durée totale de 16 mois, entre 2003 et 2009 [2]. L’historique de la pratique vidomègon se base sur les mémoires d’une quinzaine d’adultes 15 des deux sexes. La collaboration avec l’ONG des Sœurs salésiennes a constitué la voie d’accès principale [3] aux histoires des vidomègon (focus group avec 16 filles vendeuses ambulantes à Dantokpa et séances d’observations de pratiques de travail ; collecte de 98 récits de filles hébergées dans le Foyer Laura Vicuña [4]). Pendant les réinsertions des filles en famille et les visites de suivi, j’ai pu entrer en contact avec leurs parents ; au cours de deux séances de sensibilisation organisées à Cotonou, j’ai pu recueillir le point de vue des commerçantes, tutrices préférentielles des vidomègon (20 vendeuses à Dantokpa et 55 à Gbégamey). J’ai aussi participé à plusieurs rencontres de concertation d’un réseau d’organisations engagées dans la protection de l’enfance (ReSPEDS) et aux réunions de coordination des partenaires du bailleur de fonds commun (Unicef) ; parmi eux, le ministère de la Famille, de la femme et de l’enfant (MFFE).
Historique de la pratique vidomègon
5L’origine de la pratique vidomègon doit être mise en relation avec l’institution du mariage et, plus généralement, avec les pratiques de solidarité familiale [Lallemand, 1988, 1993]. Dans la région d’Abomey, on retrouve ses racines dans : le « don d’enfants » aux grands-parents [Tidjani, 1998, p. 110, 117 ; Morganti, 2008, p. 224-227], dans la coutume qui prévoit qu’une « cadette » (sœur puînée, nièce, cousine, ou même une non-parente) accompagne une jeune épouse dans le village de son mari [Tidjani, 1998, p. 44, p. 128] pour l’aider, pour lui tenir compagnie [Blanchy, Chami-Allaoui, 2004] et pour renforcer son statut dans un contexte de virilocalité [Étienne, 1979, p. 75], dans le « don de progéniture » à des proches parents des géniteurs (frères et sœurs du père ou de la mère) susceptibles de combler le vide d’une stérilité avérée, temporaire ou définitive [Morganti, 2008, p. 250-257] et dans le confiage d’enfants à une femme âgée pour lui tenir compagnie, pour la servir et pour l’assister [Goody, 1999, p. 372 ; Portier, 2004, p. 150-151].
6Dans la pratique vidomègon proprement dite se rencontrent et se renforcent parfaitement les deux axes fondamentaux du processus de socialisation caractéristiques des sociétés sud-béninoises : l’éducation par le travail et la circulation de la progéniture au sein de la famille élargie. Les géniteurs ne sont pas considérés a priori comme de bons éducateurs pour leurs enfants, lesquels doivent, comme on le dit au Bénin, « se faire les os » dans un foyer différent. Ainsi, un enfant que l’on juge indiscipliné ou turbulent est souvent envoyé auprès d’une tante (si c’est une fille) ou d’un oncle (s’il s’agit d’un garçon), qui est censé-e lui enseigner l’obéissance, le respect et la soumission. Mais ce(tte) jeune en tutelle doit être traité-e comme un « vrai enfant », sans discrimination aucune par rapport aux enfants biologiques du foyer. Réciproquement, il/elle doit collaborer aux activités du ménage, tout comme il/elle l’aurait fait chez ses parents, les tâches qu’il/elle est susceptible d’exécuter ne représentant qu’une contrepartie du logement, de la nourriture et de l’éducation qu’il/elle reçoit [Stella, 1996]. Idéalement, l’appellation vidomègon devrait être omise afin de ne pas créer de distinction entre les enfants du tuteur ou de la tutrice et les enfants reçus en tutelle : tout confiage devrait être réalisé dans le seul intérêt de l’enfant, qui devrait être placé de préférence auprès d’un membre de la parentèle ayant un statut socioprofessionnel plus élevé [Goody, 1982 ; 1999, p. 382-384].
7Tant durant l’ère coloniale (1872-1960) qu’au début de la période postcoloniale, on constate une redéfinition des trajectoires migratoires des adultes dans le sens rural urbain et, en même temps, des trajectoires des transferts d’enfants associés à ces migrations. Lorsque l’administration française recrutait un grand nombre de fonctionnaires qui s’installaient dans la capitale administrative du pays, ceux-ci attiraient, fut-ce à leur corps défendant, un nombre grandissant d’enfants villageois auxquels on voulait réserver un meilleur avenir. Il s’agissait principalement de garçons d’âge scolaire, donnés en confiage pour qu’ils puissent entamer un parcours scolaire ou une formation professionnelle en ville. Selon A. Degbelo [2000, p. 51-53], vers la fin du xixe siècle, les transformations dans l’habitat et l’adoption d’un nouveau style de vie que les migrants subissent dans les pôles urbains influencent inexorablement leur conduite : loin des regards indiscrets et sévères de la famille élargie, isolés dans des habitations en conditions précaires, livrés à une liberté individuelle inconnue, ces tuteurs s’abandonnent à des comportements violents envers les enfants qu’ils sont censés éduquer. Certains vidomègon vivent alors déjà des situations d’« esclavage masqué » sous couvert du langage de la solidarité communautaire.
8Mes informateurs, de leur côté, n’ont pas hésité à souligner le rôle fondamental que l’urbanisation d’enfants villageois et leur acculturation par le confiage a joué pour un nombre considérable de Béninois-es dans la conquête d’une position socio-économique enviable. Ils m’ont souvent répété : « Tous les cadres du Bénin ont été vidomègon… même le président Mathieu Kérékou a été vidomègon ! ». Si les « évolués » fonctionnaires ou enseignants étaient sans doute des tuteurs privilégiés, certains enfants, y compris des filles, étaient confiés à des commerçant-e-s, des artisan-e-s, des ouvriers… tuteurs et tutrices qui, aux yeux des parents villageois, représentaient également un modèle de réussite.
9Le témoignage d’une institutrice à la retraite confirme l’existence d’un distinguo fondamental entre les « enfants confiés » et les « enfants placés » [Adihou 1998 ; Jacquemin 2012] [5] :
« C’est pendant la période révolutionnaire (1972-1989) qu’on a commencé à entendre parler des vidomègon en tant qu’enfants domestiques. Pour combattre leur pauvreté grandissante, des paysans ont commencé à placer leurs enfants dans des ménages citadins et à demander quelque chose à la fin du mois, comme contrepartie de leur travail […]. La tradition vidomègon est une bonne chose, la fille confiée t’aide et apprend des choses utiles à son évolution ; mais quand les enfants des tuteurs, même les tout-petits, commencent à la maltraiter et à lui donner des ordres parce que ce sont leurs parents qui la logent et la nourrissent, voilà que la vidomègon dans le sens où l’on en parle aujourd’hui arrive : elle n’est plus là pour apprendre des choses utiles pour son avenir, elle est là pour servir ! »
11Selon un travailleur social, durant les années 1990, toutes les vidomègon de Cotonou vont, avec ou pour le compte de leurs tutrices, vendre dans la cour, sur le trottoir ou au marché. La grave crise socio-économique que le Bénin a dû affronter dès la moitié des années 1970 et les conséquences des mesures draconiennes imposées par trois plans d’ajustement structurel durant la décennie 1989-1999 ont frappé durement l’économie des familles paysannes et le pouvoir d’achat des ménages urbains. Les femmes urbaines, ayant souvent charge de famille [Bisilliat, 1996] et ne pouvant assumer seules à la fois les activités génératrices de revenus monétaires et les tâches ménagères chronophages, recourent à la main-d’œuvre peu coûteuse que leur offrent de jeunes domestiques salariées ou des fillettes qu’elles ont en tutelle [Vittin, 1996 ; Jacquemin, 2012, p. 9-11].
12L’emploi d’une « petite bonne » salariée [Jacquemin, 2012] est souvent considéré comme économiquement plus avantageux que celui d’une vidomègon, puisqu’à cette dernière comme à sa propre fille, la tutrice a l’obligation tacite de payer une scolarisation ou une formation professionnelle, de dédier temps et énergie à son apprentissage domestique et commercial, d’acheter des petits cadeaux de temps en temps (pommade, tissus à l’occasion des fêtes), et de subvenir à ses besoins quotidiens (nourriture, médicaments, habillement, coiffure, etc.). Toutefois, en période critique, même le versement régulier d’un salaire mensuel à une bonne peut s’avérer une charge insurmontable. C’est alors que les profils respectifs des « petites bonnes » salariées et des vidomègon se confondent et qu’une fille peut passer très rapidement d’un statut à l’autre. Lorsque la demande de main-d’œuvre domestique s’amplifie, les tutrices se mettent à placer elles-mêmes, auprès d’autres patronnes les vidomègon qu’elles ont en tutelle. En contrepartie du travail domestique fourni, les patronnes versent aux tutrices les gages mensuels de leurs vidomègon, en théorie pour qu’elles les affectent au trousseau que ces filles rapporteront à leur retour au village [6].
13Très vite, toutefois, les mécanismes de recrutement se spécialisent et au cours des deux dernières décennies l’enrôlement de main-d’œuvre enfantine féminine pour des tâches commerciales et domestiques est devenu une activité très lucrative, que les agences internationales de protection de l’enfance associent à la traite. En effet, selon l’article 3 du Protocole de Palerme [7] (2000) : « Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés, en soi, comme une “traite de personnes”. »
Des filières et des métiers qui se spécialisent
14À l’occasion des visites à leur parentèle restée vivre au village, des femmes d’origine rurale installées à Cotonou recrutent des filles à destiner au service domestique. Bien habillées, bien coiffées, couvertes de bijoux, elles représentent un modèle de réussite et incarnent le mirage urbain. Les parents, le plus souvent de petits cultivateurs non scolarisés ou déscolarisés avant la fin du cycle primaire, ne cherchent généralement pas à connaître dans le détail les modalités du placement et confient leurs filles à des tutrices avec lesquelles ils n’ont pas forcément un lien étroit de parenté. Il arrive aussi que des fillettes se placent d’elles-mêmes auprès d’une « tante » (effective ou d’appellation) en visite, qui se propose de les aider à trouver un « petit job » à Cotonou ou dans la capitale d’un pays de la sous-région, très souvent au Nigeria ou au Gabon, mais aussi en Guinée Équatoriale ou au Cameroun [Morganti, 2011]. Il peut même se produire qu’elles décident de tenter l’aventure en compagnie d’une autre jeune migrante en visite au village, pendant les fêtes de fin d’année par exemple. Dans tous ces cas, il est difficile d’établir le degré de participation de la fille à la décision de partir. Selon les témoignages que j’ai recueillis, même celles qui s’inclinent devant la volonté de leurs parents affirment généralement qu’elles étaient contentes de partir [8].
15Lorsqu’elles recrutent plus d’une jeune fille à la fois, les tutrices/placeuses peuvent négocier un prix de faveur avec les transporteurs (généralement des conducteurs de taxi-brousse pour les déplacements intrazone) et, une fois en ville, elles utilisent des intermédiaires, souvent des familiers, qui les aideront à placer les filles qu’elles n’utiliseront elles-mêmes [Jacquemin, 2012, p. 65]. Les bénéfices qu’elles tirent de cette activité sont difficiles à mesurer parce qu’ils dépendent de leur capacité de négociation, de la solvabilité de leur réseau social, de leur spécialisation en matière de placement des fillettes. Mais leur nombre croissant montre qu’une telle intermédiation est lucrative.
16En dépit de la possible diversité de destins et de situations qui attendent ces jeunes villageoises, dictée par la personnalité des tutrices et des patronnes pour lesquelles ces jeunes filles travailleront, quel que soit leur éventuel lien de parenté, il existe, parmi les acteurs de la protection étrangers et béninois une image stéréotypée des vidomègon : elles sont les premières à se lever, les dernières à se coucher ; du ménage matinal jusqu’à la fermeture du portail la nuit venue, elles doivent nettoyer, balayer, cuisiner, laver la vaisselle, laver le linge, garder les bébés et en plus, pour certaines, exercer des activités commerciales sédentaires ou ambulantes. Souvent mal nourries, privées de la scolarisation promise et de toute formation, de temps de repos, d’affection, habillées en haillons et la coiffure en désordre, ces fillettes dorment sur un pagne déployé sur le sol du salon, de la cuisine ou de la chambre des enfants, se contentent des restes alimentaires et sont quelquefois exposées aux avances du maître de maison ou des fils de la patronne.
17Pour les commerçantes et plus généralement pour les tutrices, la vidomègon est une fille oisive, désobéissante, menteuse, voleuse et toujours prête à courir derrière les hommes. Les bénéfices que les vidomègon tirent de leur transfert sont considérés comme positifs a priori par ces femmes, comme par les parents villageois des filles. Les adultes sont convaincus que l’apprentissage des « manières de la ville » auprès d’une « urbanisée » constitue un choix temporaire préalable, voire alternatif, à une formation scolaire ou professionnelle. Si les tutrices estiment qu’être sévère est un de leurs devoirs d’éducatrices, les géniteurs ne semblent pas être choqués par la dureté des conditions de vie et de travail de leurs enfants.
18De leur côté, les filles, même les plus jeunes, semblent être conscientes que des logiques d’exploitation priment de plus en plus souvent sur les logiques d’apprentissage, qu’on ne leur apprend pas grand-chose et que le travail qu’elles exécutent est largement sous-payé. Certaines, on le verra, commencent à réagir aux injustices qu’elles subissent (en quittant la maison de la tutrice/patronne par exemple), sans pourtant remettre en cause leur expérience migratoire.
Les interventions dans le domaine de la protection
19Depuis une quinzaine d’années, le Bénin a pris part à la mobilisation internationale sur la situation des enfants domestiques et sur la traite d’enfants. L’acte fondateur des engagements et des dispositifs onusiens en la matière est l’Atelier sous-régional sur le trafic des enfants domestiques, en particulier des filles domestiques, dans la région de l’Afrique de l’Ouest et du Centre, organisé à Cotonou en juillet 1998 à l’initiative de l’Unicef, en collaboration avec l’OIT, et avec l’appui technique du ministère de la Coopération français. Cependant, c’est à partir de 2001, suite au scandale du bateau Etinero, intercepté alors qu’il transportait des jeunes béninois-es au Gabon, que le Bénin a été obligé de se soumettre aux ingérences croissantes des agences internationales de protection de l’enfance. Depuis, un nombre considérable d’ONG nationales et internationales, d’institutions religieuses et de fondations privées se consacrent à la cause de l’enfance et participent, à leur manière, à la lutte contre la traite. Les vidomègon sont la cible privilégiée des actions de protection et depuis l’approbation de la Loi 2006-04, ces fillettes sont considérées officiellement comme des « victimes de la traite » intrabéninoise. Ce texte législatif abroge toute règlementation antérieure en ce domaine et, par son article 7, au nom des Droits de l’enfant, interdit de jure tout déplacement :
« Aucun enfant ne peut être déplacé à l’intérieur du pays, séparé de ses parents biologiques ou de la personne ayant autorité sur lui, sans une autorisation spéciale délivrée par l’autorité administrative compétente du lieu de sa résidence, sauf décision judiciaire ou les cas spécialement recommandés par les services sociaux et les services sanitaires […] ».
21L’expression « personne ayant autorité sur un enfant » peut être interprétée localement comme « toute personne plus âgée que l’enfant », même un-e autre mineur-e, et l’on peut aisément imaginer l’aspect pernicieux de l’application de cette loi dans un contexte où la majorité de la population n’a aucun documents d’identité, en raison du très faible taux d’enregistrement des naissances ou par carence des services de l’État civil. Selon plusieurs informateurs, parmi lesquels, des opérateurs de terrain des ONG, il est plus facile de contourner cette loi que de respecter la procédure administrative exigée : corrompre les policiers est plus aisé et moins coûteux que se procurer la documentation demandée.
22Le problème est que les textes législatifs et les dispositions réglementaires produits ces dernières années ne tiennent pas suffisamment compte de la perception locale de l’enfance, de la mobilité enfantine et du travail des enfants. Ils se conforment habituellement aux conventions et au traités internationaux qui, malgré leur importance capitale, se fondent sur des images stéréotypées et idéalisées de l’enfant et de l’enfance. Or loin d’être des universels, ces images sont des produits historiquement, géographiquement et culturellement déterminés [Meyer, 2007 ; Nieuwenhuys, 2008]. Dans l’idéologie inspirant les mesures de protection contre la traite, par exemple, la migration d’enfants est souvent perçue, en soi, comme déviante et « pathologique » [Hashim, 2003 ; Howard, 2008] : tout départ de la maison parentale est censé empêcher un développement « sain » de l’enfant et le faire tomber dans une situation à haut risque, puisque cela l’éloigne de la protection intrafamiliale que lui procureraient ses géniteurs [Ouensavi, Kielland, 2001 ; Unicef, 2002 ; Anti-slavery international, 2003]. Mais dans le contexte sud-béninois, la famille nucléaire n’est pas l’habitat privilégié pour les enfants et plusieurs figures peuvent recouvrir les rôles qui, en Occident, sont normalement ceux des parents biologiques [Goody, 1999].
23Les rapports exécutifs des organismes internationaux et des ONG agissant au Bénin se fondent, entre autres, sur le postulat d’un lien causal existant entre confiage, migration et traite. Ces rapports prétendent démontrer que la traite plonge ses racines dans la corruption du confiage, susceptible d’induire des effets pervers sur la migration enfantine. Pour ces institutions de développement, agir contre la traite implique de lutter systématiquement contre toutes les modalités migratoires et les mesures destinées à la prévenir ont mis en place une pléthore d’activités de sensibilisation aux risques du confiage et de la migration (voir le film Anna, Bazil et le trafiquant, réalisé par P. Lhoir en 2004 sur commission de multiples partenaires, Unicef, Care, U.E., État béninois, etc.) Selon le processus ternaire détection, détention, réintégration, une fois les présumées victimes de traite détectées, elles sont détenues dans des centres d’accueil jusqu’au jour où leur réintégration familiale et leur réinsertion scolaire ou professionnelle au village deviendra possible. Le respect strict de ce modus operandi par les acteurs de la protection est un exemple du fait que, malgré certaines différences de langage et de méthode, ils s’accordent tous sur le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant est de rester chez lui [Howard, 2013].
24Même les choix linguistiques révèlent le décalage existant entre les deux conceptions différentes de la migration juvénile de travail que portent les acteurs de la protection et les populations : dans la mesure où il n’existe pas, dans aucune langue béninoise, de terme qui traduise la traite, c’est le mot djoko qui est utilisé dans les nombreuses séances de sensibilisation sur la protection de l’enfant promues par les différentes ONG dans les « villages pourvoyeurs d’enfants ». Ce terme désigne pourtant une pratique de mobilité considérée très positivement, visant à promouvoir la socialisation et l’émancipation économique des jeunes [9]. Cela explique aussi, au moins partiellement, le peu de succès obtenu par les comités villageois contre la traite mis en place par l’Unicef dans les zones rurales. Entre autres dysfonctionnements [Botte, 2005, p. 22], j’ai enregistré la difficulté des membres de ces comités de vigilance à reconnaitre les déplacements des mineurs migrants comme des phénomènes négatifs et leur embarras à dénoncer les parents qui encourageaient ou approuvaient le départ de leurs enfants dans l’espoir d’un avenir meilleur.
Les voix des vidomègon
25Les Sœurs salésiennes sont présentes au Bénin depuis 1992. Elles s’occupaient au départ exclusivement de la formation des fillettes les plus pauvres du quartier Zogbo. À partir de 2001, elles se concentrent sur la protection des mineures victimes ou à risque de traite et d’exploitation économique, et mettent en place des activités financées, entre autres, par l’Unicef, visant à détecter (« point d’écoute » dans le marché), accueillir (foyers) et réintégrer ces filles (villages).
26Le Foyer Laura Vicuña a reçu 362 filles en 2005 et 211 pendant les sept premiers mois de 2006. Âgées de 5 à 15 ans (plus âgées dans quelques cas exceptionnels), elles étaient originaires de tous les départements du Bénin voire, dans certains cas isolés, du Togo ou du Ghana. Ces filles étaient à 55 % des vidomègon, pourcentage atteignant 80 % si l’on ajoute les petites bonnes et les filles destinées au travail domestique (au Bénin ou à l’étranger) qui furent interceptées par la police pendant leur transfert. Il n’est pas facile d’interpréter les grilles des fiches d’identification utilisées par les travailleurs sociaux et dont la formulation répond au souci d’utiliser et de maîtriser le langage promu et diffusé par les bailleurs de fonds. Si en 2005-2006 il y avait encore des marges d’interprétation dans l’imputation individuelle des cas enregistrés, en 2008 (soit deux ans après l’approbation de la Loi 2006-04), les structures de protection (étatiques ou non) qui bénéficiaient des financements mobilisés par l’accord de coopération Unicef-gouvernement furent obligées de se soumettre à la nouvelle classification. C’est pourquoi, afin d’éliminer le flou antérieur, le ministère de la Famille, avec le soutien de l’Unicef, distribua à l’ensemble de ces structures un formulaire d’identification pour les enfants ayant besoin de mesures spéciales de protection, accompagné d’un manuel de quarante pages contenant les instructions pour remplir le formulaire. Paradoxalement, le procédé n’a en rien levé l’ambiguïté, puisque les travailleurs sociaux avouent que depuis, ils ont choisi la case « traite » de préférence, par crainte d’être en faute. La case « travail des enfants » semblerait plus appropriée, mais les instructions sont claires : si les enfants ont quitté la maison de leurs parents et travaillent, il y a lieu de les considérer comme des « victimes de traite ». Au demeurant, les opérateurs des Sœurs salésiennes n’utilisent que très rarement ce terme lorsqu’ils parlent entre eux de ce phénomène. Pour eux les filles concernées se définissent comme des filles en migration de travail (djoko), des vidomègon ou des bonnes.
Les vidomègon fugueuses
27La majorité des jeunes filles qui arrivent au foyer d’accueil Laura Vicuña ont quitté le domicile de leur tutrice/patronne pour s’affranchir de conditions de forte subordination caractérisées par des privations et des frustrations, une violence verbale et physique, des accusations injustes, des punitions abusives. Habituellement, elles y sont amenées par les policiers de l’Office central pour la protection des mineurs (longtemps appelé Brigade de protection des mineurs), plus rarement, par des passants ou des voisins qui leur ont porté secours.
28Les vidomègon les plus jeunes (5 à 10 ans), qui ont quitté le village à l’instigation d’une parente, dénoncent souvent une tromperie. Les fillettes disent avoir noté un changement soudain dans la conduite de leur parente à peine s’étaient-elles retrouvé seules avec elle (dans le taxi-brousse ou à leur arrivée à Cotonou). La gentillesse et le caractère aimable exhibés devant leurs parents laissent bientôt place à la sévérité et à la malveillance : « Ma “tante” est trop méchante ! » Les fillettes se plaignent de subir des privations, des injustices et des discriminations par rapport aux enfants de la tutrice : « Je ne mange pas à ma faim » ; « Elle ne me donne rien » ; « Ma “tante” crie sur moi tout le temps ». Si le lien de parenté est étroit, comme c’est souvent le cas pour les plus jeunes, les filles ont une conscience aigüe de leur condition subalterne et mettent en cause la conduite de leur « tante » : « Est-ce que c’est bon de faire ça à l’enfant de ta sœur ? Moi, je ne pourrai jamais faire ça ! » Cependant, les relations avec les autres de la maison ne sont pas toujours mauvaises et parfois se créent des liens d’affection, d’amitié, de complicité… que la tutrice réprime. Alors que ces vidomègon se plaignent de la charge de travail qu’elles exécutent pour la tutrice, elles perçoivent rarement comme un « vrai travail » les activités auxiliaires qu’elles exécutaient au village avec ou pour leurs parents (garde d’enfants, participation aux activités ménagères ou champêtres…). Les fillettes connaissent rarement les accords, souvent implicites, qui régissent leur placement et ne sont pas toujours en mesure d’en comprendre le contenu, bien que certaines affirment qu’elles étaient contentes d’aller à Cotonou. Les fillettes fuguent pour échapper à la menace d’une punition (désobéissance, suspicion de vol, gaspillage de marchandises, etc.) ; elles manifestent le désir d’aller à l’école (qu’elles n’ont pas du tout fréquentée ou seulement pendant un an ou deux) et de rejoindre leurs parents. Pourtant, elles payent cher leur comportement fugueur, considéré comme indiscipliné et irresponsable envers leur tutrice comme vis-à-vis de leurs propres parents, à tel point que le retour au village incarne rarement le réconfort espéré. Dans un cas extrême, Célestine, âgée de 12 ans et maltraitée régulièrement par sa tutrice, la sœur de son père, les poignets encore ensanglantés par l’étroit fil de fer qui l’enchaînait, est contrainte de se mettre à genoux et demander pardon à sa famille élargie, qui l’attend au village.
29Les vidomègon âgées de 11 à 15 ans ont généralement vécu plusieurs placements comme domestiques (2 en moyenne, 6 dans un cas extrême), souvent arrangés par la tutrice. Certaines ont abandonné l’école (CP, CE1, rarement CE2) pour suivre une « tante » qui cherche une fillette pour l’aider. Les clauses de leur placement sont très variables et d’une complexité qui leur échappe le plus souvent. Toutefois, les vidomègon qui quittent le village à 11-12 ans sont explicitement recrutées pour travailler à côté de la tutrice ou d’une femme de son entourage. Quoique leur apprentissage domestique et commercial soit évoqué comme la raison principale du placement, les fillettes ont des attentes différentes : elles veulent gagner de l’argent. Selon les vidomègon, la condition de bonne salariée est enviable : « Faire bonne, c’est bon ! » ; « Si tu es bonne, tu peux gagner un peu ! » Même si les petites domestiques salariées ne touchent pas toujours l’argent qu’elles gagnent et que leur régime de travail n’est jamais officialisé par un contrat formel, les activités accomplies sont quand même rémunérées, et sont donc considérées comme un « vrai travail ». Les vidomègon souffrent d’une précarité excessive. Le risque est d’être chassées au moment où elles commencent à s’épanouir : puisqu’il devient de plus en plus difficile de les soumettre à des conditions particulièrement coercitives, les tutrices trouvent des prétextes pour anticiper leur retour au village, les renvoyer ou encore, élément fort du discours commun, les « donner en mariage au premier venu »… surtout lorsqu’elles deviennent de potentielles rivales sexuelles.
30Même quand elles choisissent la fugue, elles ne sont pas, dans la majorité des cas, prêtes à renoncer à leur expérience urbaine. Elles affirment qu’« au village il n’y a rien », ou qu’elles y rentreront quand elles « auront fini », en renvoyant avec cette expression à l’accomplissement de leur expérience/mission migratoire. Elles se sont adressées à des passants, des voisins ou à la police parce qu’elles sont à la recherche d’une protection temporaire, mais elles ne veulent pas être réintégrées à leur famille. Elles espèrent plutôt qu’on les aide à trouver une tutrice ou une patronne « moins méchante », qui soit disposée à les rémunérer, à les aider à démarrer une petite activité commerciale ou à les faire rentrer dans un atelier, de coiffure ou de couture. Elles avouent qu’une fois au village, elles chercheront la manière d’en repartir.
Les fillettes migrantes « détenues »
31En mars 2006, j’ai participé à l’une des deux missions de réintégration d’un groupe de 16 fillettes dans un même village (Bonou, Ouémé). La moitié déclaraient être majeures et quatre des plus âgées avoir entre 23 et 27 ans. Quand il s’agit d’estimer l’âge d’une fille qui n’a pas de documents, les Principes directeurs pour la protection des droits des enfants victimes de la traite stipulent qu’il faut présumer qu’il s’agit d’une mineure [UNICEF, 2006, principe 3.1.2]. C’est vraisemblablement ce principe que les policiers qui les ont détectées ont appliqué. La plus jeune disait avoir 10 ans. Elles étaient arrivées à Cotonou avec une délégation ministérielle comprenant des représentants de l’Unicef en visite au Nigeria, où elles avaient été détenues dans le centre d’accueil de la police pendant un mois et demi après leur arrestation à la frontière en compagnie d’un présumé trafiquant. Dix des seize filles déclaraient travailler comme domestiques au Nigeria depuis longtemps ; les plus jeunes affirmaient avoir décidé de suivre leurs « sœurs majeures » en visite au village à l’occasion des cérémonies de fin d’année. À Bonou, le groupe a été accueilli avec joie et les filles les plus âgées ont été traitées avec respect : on les fait asseoir, on leur a donné à boire. Les parents nous ont expliqué qu’elles étaient effectivement accompagnées par un « oncle », le présumé trafiquant, en attente de jugement, qui connaissait bien le Nigeria et qui était censé trouver un emploi aux plus jeunes. Ils n’ont pas caché que les filles allaient poursuivre leur migration. Les opérateurs des Sœurs salésiennes leur ont pourtant conseillé de ne pas laisser partir les plus petites puisque, pour les jeunes migrantes qui ont plus de 18 ans, il s’agit d’être traitées soit de victimes, en cas d’absence de documents, soit de trafiquantes, si elles sont en compagnie de mineures et si elles ont des documents.
32En juillet 2006, les animatrices du foyer ont eu du mal à contenir les épisodes de rébellion (tentatives de fugue, refus de s’alimenter, etc.) de quatre filles originaires de Ganvié (lac Nokué), hébergées dans le centre par décision de la brigade de protection des mineurs, dans l’attente du jugement de leur présumé trafiquant au tribunal de Porto-Novo. Les filles, du groupe toffin, âgées de 6, 9, 11 et 12 ans, avaient été interceptées par la police frontalière lorsqu’elles étaient en train de rejoindre le Nigeria en compagnie de celui qu’elles appelaient « oncle » et de quatre autres filles majeures qui travaillaient comme bonnes dans le pays voisin. Elles affirmaient que leurs familles vivaient entre les deux pays, que leurs mères travaillaient comme commerçantes périodiquement au Nigeria et au Bénin, et qu’elles étaient vendeuses de poisson fumé avec leurs mamans (les fillettes de 11 et 12 ans). Elles étaient à Ganvié à l’occasion de cérémonies pour le paiement de la dot d’une « sœur » et s’apprêtaient à entrer au Nigeria. Les mères de trois de ces filles leur ont rendu visite pendant leur séjour au Foyer, ont confirmé le récit de leurs enfants, et ont garanti que le présumé trafiquant était un parent censé les accompagner.
33Les filles accueillies dans les centres contre leur volonté considèrent cette sédentarité forcée comme un gaspillage de temps ou une injustice. Selon le témoignage d’un opérateur du foyer St. Joseph à Parakou, avec lequel les Sœurs salésiennes collaboraient en 2007-2008, les garçons adolescents en migration saisonnière de travail au Nigeria (plantations) se rebellaient à leur accueil/détection en tentant de fuguer, parce que cela les empêchait de gagner l’argent qu’ils avaient prévu d’amasser en quittant le village.
Les « petites vendeuses » de Dantokpa
34La baraque SOS. vidomègon est un « point d’écoute » que les Sœurs salésiennes ont mis en place en 2001 au cœur du marché Dantokpa, nœud névralgique du commerce national, pour détecter les cas d’exploitation et de maltraitance infantile. La baraque est située sur le parking automobile Zou-Nord et accueille des fillettes âgées de 5 à 15 ans. Elles fréquentent ce point régulièrement ou occasionnellement. Les « occasionnelles » s’arrêtent pour se reposer un peu ; les « régulières » participent aux activités pédagogiques organisées sur une base hebdomadaire. Contrairement à celles du foyer, toutes ces fillettes vivent encore avec leur tutrice, leur patronne ou leurs parents. Elles ne fréquentent pas l’école, et dans la majorité des cas, ne l’ont jamais fréquentée –, mais se dédient à temps plein à la vente au détail de produits alimentaires (citrons, tomates, ognons, crevettes séchées, sucreries, etc.). Elles déclarent que les moments les plus heureux de leur existence ont lieu à la fin d’une journée de bonne vente : « Si je vends bien, je n’ai aucun problème ! » Au contraire, les moments les plus difficiles surviennent après une journée de piètre recette, lorsque leur tutrice les insulte et qu’elles comprennent qu’elles n’ont pas bien travaillé. Certaines, dites « autonomes », prennent l’initiative de travailler le dimanche lorsqu’il y a moins de concurrence. Les journées des filles placées ne sont pas très différentes de celles des filles qui se dédient à la vente tout en vivant chez leurs parents, qu’elles vendent pour leur compte ou celui de leur mère. Presque toutes se lèvent vers 5 h, exécutent les tâches ménagères et, vers 8 h, prennent le chemin du marché où elles restent jusqu’au soir, vers 20-22 h. Elles s’adonnent très tôt au commerce, dès l’âge de 7 ans, chez leur mère au village ou comme vidomègon auprès d’une tutrice en ville. Même les plus jeunes, de moins de 10 ans, semblent conscientes que la vente pour le compte de leur tutrice représente un « apprentissage commercial » qui leur sera profitable plus tard. En situation d’enquête, elles montrent avec enthousiasme les petits escamotages qu’elles ont appris, comme garder dans le poignet une petite quantité de marchandise plutôt que la mettre dans le sachet du client par exemple. Ces vendeuses ne sont généralement pas convaincues que l’école doit être le préalable indispensable à la réussite : « Moi, je vends, et pourtant je ne suis jamais allée à l’école ! » Quize filles sur seize ne regrettent pas de ne pas y aller et affirment vouloir continuer à faire du commerce. Elles n’apprécient guère la concurrence des écolières pendant les congés scolaires. Elles établissent déjà des distinctions entre la formation des garçons et des filles qu’elles imaginent avoir dans le futur. Les filles se dédieront au commerce après un éventuel parcours scolaire ou bien n’iront pas à l’école : « Moi, si j’avais deux enfants, j’enverrais le garçon à l’école et j’amènerais la fille au marché avec moi. »
35Les réponses concernant les projections de ces jeunes vendeuses révèlent lucidité, rationalité économique et réalisme social : elles sont conscientes des difficultés que les femmes doivent affronter dans leur vie matrimoniale (polygamie, abandon des maris, responsabilités envers les enfants), n’ignorent rien non plus des dangers de la vie au marché (prostitution, vols, escroqueries, etc.). Les vidomègon de ce groupe ne montrent pas de rancœur à l’égard des parents qui les ont placées ; elles regrettent seulement de les voir très peu, normalement une fois par an, à l’occasion de la visite qu’elles rendent à leur famille avec leur tutrice pour les fêtes de fin d’année. Elles désirent partager leur réussite future ; elles rêvent d’acheter une maison pour leur mère ou au moins d’avoir de la place pour accueillir leur famille. Leurs relations avec leurs tutrices et leurs clients sont souvent faites d’insultes et de frustrations. Cependant, même les vendeuses les plus jeunes sont convaincues de pouvoir profiter du contexte mercantile puisqu’on y apprend à se comporter avec ruse, vivacité, débrouillardise. Ces filles apprécient les possibilités que leur offre la ville et sont convaincues que, même avec peu d’argent, elles peuvent toujours s’en sortir : « Si tu arrives à garder 25 Francs CFA pour toi, tu as déjà de quoi manger ! » Après avoir connu certaines des facilités qu’offre la ville (eau courante, électricité, etc.), elles avouent avoir du mal à s’adapter à la vie rurale pendant leurs visites au village. En outre, être en contact permanent avec l’argent semble susciter un fond d’optimisme qui engendre en elles l’espoir d’une autonomie future.
Conclusion
36Malgré le nombre grandissant de recherches initiées ces dernières années par les institutions de développement, visant à infléchir les approches normatives et juridiques de l’enfance en valorisant les expériences de terrain et la prise en compte des réalités liées aux contextes d’intervention [Feneyrol, 2011] –, il subsiste un important décalage entre d’une part les discours officiels relatifs à la protection de l’enfance et à la lutte contre la traite et d’autre part entre les stratégies de survie et de réussite promues par les populations.
37Les interventions mises en place au Bénin sont ancrées dans une vision figée de la migration, conçue comme une stratégie de crise concernant des adultes de sexe masculin. La migration renvoie à une vision très ethnocentrique de la famille nucléaire se développant dans un contexte rural idéalisé. La réintégration familiale des présumées victimes de la traite, l’encouragement de leur réinsertion scolaire ou professionnelle au village et la prévention de tout déplacement explicitent ce point de vue. Pourtant, la mobilité spatiale et sociale fait partie intégrante du processus de socialisation et les migrations enfantines de travail se réalisent souvent sur des routes historiquement bien battues : les fillettes du Nord Bénin migrent vers les pôles urbains du Sud où elles travaillent comme bonnes pour constituer leur trousseau de mariage ; à la ville de Lobogo (Bénin), les enfants des deux sexes sont placés comme domestiques et au Gabon comme pêcheurs [Morganti, 2011] ; les adolescents du département du Zou migrent vers les plantations et les carrières du Nigeria pour payer leur scolarité, pour acheter un vélo ou un poste radio [Howard, 2008]. Migrer signifie assumer la responsabilité à la fois de soi-même et des autres membres de la famille. La mobilité vise à valoriser en même temps le capital économique et le tissu social qui permet aux enfants de maintenir les liens préexistants avec le village d’origine, tout en en créant de nouveaux avec les tuteurs, les employeurs, les clients, les jeunes du même âge avec lesquels ils migrent, travaillent ou vivent.
38Sans tomber dans les extrêmes conceptuels des discours portant un regard bienveillant et nostalgique sur la « tradition du confiage », on constate l’existence d’un ensemble complexe et flou de pratiques. Il est tout aussi illusoire de croire aveuglément les discours pessimistes colportés par les institutions de protection de l’enfance qui associent toute forme de mobilité enfantine à de nouvelles formes d’esclavage. Il importe de souligner que ce qui est officiellement représenté comme traite n’est nullement considéré comme tel par les filles censées en être les victimes. Au point qu’elles pourront difficilement retirer des bénéfices réels et durables des mesures visant à les protéger. Leur refus d’être définitivement réintégrées en famille au village est un exemple de l’échec de ces politiques. Le problème n’est pas de nier les différentes formes d’exploitation auxquelles les fillettes sont soumises, même si les « victimes » se considèrent comme de jeunes travailleuses qui doivent se soumettre, au village comme en ville, à la domination qui a cours dans le modèle familial. Leurs fugues montrent qu’elles font face aux abus. Ce comportement, nouveau, pourrait représenter une étape importante dans la mesure où « les vidomègon ne fuguaient pas auparavant » dit-on. Les institutions pourraient, par exemple, aider les fugueuses et leurs familles à obtenir des conditions de vie et de travail moins oppressives et à élargir leur réseau social en ville. Même les filles de moins de 14 ans, âge minimum d’accès à l’emploi, ne se résignent pas à l’idée de ne pas travailler. S’il est vrai qu’elles travaillent très dur, elles le font dans un contexte économique et social apte à valoriser leur travail et leur mobilité. C’est la raison pour laquelle elles ne sont pas prêtes à renoncer à leur mission migratoire.
39Quoique la nature des tâches exécutées par les petites domestiques et vendeuses les enferme dans une position économiquement déqualifiée et sociologiquement disqualifiante, les fruits matériels qu’elles en retirent ou espèrent en retirer les soutiennent et les renforcent dans l’autoconstruction et la consolidation d’une identité positive [Jacquemin, 2012, p. 174]. Elles se sentent autorisées à élaborer des projets pour leur avenir et celui de leur famille. Renvoyer au village des filles qui ont, à juste titre, le sentiment de se prendre en charge et d’assumer la vie quotidienne de leur famille (présente et future) risquerait de constituer un sérieux obstacle à leur émancipation socio-économique : interrompre leurs parcours de migration induirait d’hypothéquer leurs espérances légitimes pour un avenir plus autonome et meilleur.
40Avec Mannion [2007], je pense que connaître la vie de ces fillettes et se mettre à leur écoute est fondamental pour comprendre leurs « mondes migratoires » [Rodet, Razy, 2011, p. 7] et la perception qu’elles ont de leur condition. Cela suscite des problèmes méthodologiques et éthiques importants et complexes [Op. cit., p. 32-33]. Mais si les institutions n’intègrent pas les spécificités et singularités de ces jeunes travailleuses, en prenant en compte leurs aspirations, les politiques publiques ne seront pas en mesure d’affronter de manière appropriée et durable les nombreux défis que posent les vidomègon à la société et aux interventions dans le domaine de l’enfance.
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Mots-clés éditeurs : Bénin, migration d’enfants, confiage, traite d’enfants, vidomègon, protection de l’enfance
Mise en ligne 09/07/2015
https://doi.org/10.3917/autr.072.0077Notes
-
[*]
Docteur en anthropologie.
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[1]
Dès la parution en 1969 de l’article de Goody, la plupart des auteurs opposent l’adoption, qui indique une cession définitive, au fosterage (terme anglais, du vieux normand), plus fluide, qui n’efface pas la première appartenance de l’enfant [Lallemand 1993, Corbier 1999]. J’utilise ici le terme « confiage », employé par mes informateurs.
-
[2]
En 2003, j’ai effectué des recherches à Abomey et à Cotonou en vue de la rédaction d’une Tesi di Laurea en anthropologie sur le processus de socialisation et le transfert d’enfants ; en 2005 et 2006, doctorante et stagiaire de l’ONG des Sœurs salésiennes, j’étais basée à Cotonou tout en effectuant des enquêtes dans les villes et villages des départements du sud. En 2008, j’ai été consultante pour cette ONG et pour la Fondation terre des hommes et en 2009, assesseur externe d’un projet du 9e Fonds européen de développement pour la prévention de la traite.
-
[3]
J’ai mené des entretiens avec les enfants et les adolescents du Carrefour d’écoute et d’orientation et du Foyer des sœurs tertiaires à Cotonou en 2003, et j’ai pu consulter les fiches signalétiques des enfants accueillis par l’ONG ANDIA à Agbagnizoun en 2005.
-
[4]
Je participais aux séances d’écoute qui ouvrent le travail d’investigation et de médiation qui visent à reconstruire le vécu de la fille et ont comme objectif principal la réinsertion en famille ; les séances durent en moyenne une demi-heure et, normalement, sont conduites en fongbé. Je n’enregistrais pas les entretiens pour que les filles se sentent à l’aise et je bénéficiais de la traduction des opérateurs. J’ai pu conduire des entretiens en tête-à-tête, en français, avec une vingtaine de ces filles.
-
[5]
Si Adihou opérait cette distinction en référence aux vidomègon du Bénin, Jacquemin a mis en évidence l’existence d’une typologie qui différencie, entre autres, les « petites-nièces apprenties » et les « petites-nièces domestiquées » au travail à Abidjan, Côte d’Ivoire.
-
[6]
Jacquemin (2012) décrit des mécanismes très semblables de « louage » de main-d’œuvre dans le secteur du service domestique juvénile à Abidjan où, contrairement à Cotonou, le système des agences informelles de placement est très répandu.
-
[7]
La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée a été signée en décembre 2000 à Palerme. Le document est complété par trois Protocoles additionnels relatifs à la traite des personnes, au trafic illicite de migrants, au blanchiment d’argent et à la fabrication et au trafic illicite d’armes à feu.
-
[8]
Jacquemin a recueilli des données similaires en Côte d’Ivoire [2011, 2012].
-
[9]
L’expression vi sin atchè, choisie pour traduire le concept de « droits de l’enfant » et qui renvoie, à une « capacité de faire et de choisir » qui est localement considérée comme totalement inadéquate pour des non-adultes n’est pas plus adaptée [Jekinnou, 2000, p. 12 ; Morganti, 2008, p. 394-396].