Autrepart 2014/1 N° 69

Couverture de AUTR_069

Article de revue

Quand l'industrie mondialisée rencontre l'industrie rurale : Hanoï et ses périphéries, Vietnam

Pages 93 à 110

Notes

  • [*]
    Géographe, IRD, Ceped.
  • [1]
    Cluster de villages de métier : système productif localisé qui regroupe des ateliers et des entreprises d’un même secteur appartenant à des villages de métier d’un même voisinage.
  • [2]
    Cet article s’inscrit dans le cadre de deux programmes de recherche que j’ai dirigés au Vietnam : (1) « L’essor des villages de métier : le développement économique, l’industrialisation et l’urbanisation des campagnes dans le delta très peuplé du Fleuve Rouge », financé par le FSP2 en sciences sociales (2005-2008) et mené en partenariat depuis novembre 2003 entre l’IRD et le Centre for Agrarian Systems Research and Development (Casrad) de l’Académie des Sciences Agricoles du Vietnam et l’ONG Phano du Vietnam et (2) « Les dynamiques territoriales à la périphérie des métropoles du Sud », financé de par l’ANR « Les Suds » (2008-2012) et mené en partenariat entre l’UMR Prodig, le Cirad et le Casrad. Dans ce cadre, nous avons effectué plusieurs types d’enquêtes dans des villages de métier choisis à partir des cartes de villages, en fonction de leur activité, de leur organisation en cluster et de l’impact de la métropolisation sur leur évolution. J’ai enquêté personnellement différents types d’artisans, commerçants, membres des collectivités locales, et paysans, dans une quarantaine de villages.
  • [3]
    Association des nations du Sud-Est asiatique.
  • [4]
    Les grandes entreprises du tricot sous-traitent des artisans et ouvriers dans les villages d’un rayon de 20 km autour de La Phu : communes du district de Hoai Duc (Tân Hoa, Công Hoa, Dông La, Ankhanh, An Thuong), et des communes des districts aux alentours, comme Chuong My, Quôc Oai. En période de grosses commandes, certains entrepreneurs sont obligés de chercher des foyers dans d’autres provinces du delta, ceux des alentours étant déjà occupés.
  • [5]
    Données du recensement de la population de 1989 collectées au bureau des statistiques du Comité Populaire de Ha Tây en 2003.
  • [6]
    1 euro = 25 000 dôngs en 2008.

1Dans le delta du fleuve Rouge densément peuplé (1 230 habitants/km2 en 2009) du nord Vietnam, la population rurale a, depuis plusieurs siècles, développé des activités artisanales et industrielles en lien avec la riziculture inondée très intensive. Des villages de métier artisanaux se sont spécialisés dans une large gamme de produits destinés aux marchés national et international et occupent 18 % du total de la population économiquement active (PEA) rurale. Organisés en clusters [1], un millier de villages se sont modernisés et diversifiés, depuis l’ouverture économique des années 1980. Ils polarisent, une main-d’œuvre de plusieurs milliers d’actifs, localement ou au niveau interprovincial. Cependant, de nombreux facteurs freinent leur expansion, notamment l’accès aux terres dans un contexte de spéculation et de libéralisation foncière liée à la métropolisation d’une capitale en plein rattrapage urbain, la concurrence exacerbée avec la Chine et les entreprises du secteur formel et, enfin, la nécessaire adaptation aux normes de production internationale pour intégrer les marchés de l’export [Fanchette, 2011].

2Depuis la fin des années 1980, après 30 ans de collectivisme, l’État a entrepris de relancer son économie en pleine crise. Le Doi Moi ou Renouveau témoigne de sa volonté d’intégrer le marché international, de stimuler l’initiative privée et de décollectiviser les moyens de production, même si les terres agricoles restent sous son contrôle. Pour attirer les capitaux étrangers dans l’industrie et dans le secteur immobilier, l’État effectue en plusieurs étapes de nombreuses réformes foncières, administratives et sociales, et abandonne sa politique d’accompagnement de la petite entreprise industrielle, pourtant plus grande consommatrice de main-d’œuvre locale. À l’ombre de la Chine, un de ses partenaires privilégiés, le Vietnam possède des atouts attractifs pour les investisseurs : une main-d’œuvre peu chère et des politiques foncières favorables. Des parcs industriels sont édifiés sur de grandes portions de rizières et contribuent largement à la production industrielle de la région (40 % dans le cas de la province de Hanoi). Par ailleurs, en août 2008, le gouvernement vietnamien décide d’étendre les limites administratives de la province capitale en annexant la province occidentale de Ha Tây, et d’encadrer son développement par un schéma directeur ambitieux à l’horizon 2030 pour qu’elle se hisse au niveau des grandes métropoles d’Asie.

3Le secteur industriel embauche de plus en plus d’actifs dans le delta du fleuve Rouge, et notamment dans la province de Hanoi élargie : 28,3 % de la population économiquement active (+ 15 ans) y travaille, soit un chiffre plus élevé que la moyenne nationale (21 %) [GSO, 2010]. Le secteur informel est le plus créateur d’emploi, suivi de près par les entreprises à capitaux étrangers qui représentent 44 % des emplois du secteur privé non agricole en 2008 [Nguyên, 2012]. Le secteur artisano-industriel joue un rôle croissant dans l’économie rurale et perd de son importance dans les villes, de plus en plus tertiarisées. Deux types d’entreprises occupent la main-d’œuvre industrielle en milieu rural : celle des clusters de villages de métier (17 %des emplois ruraux) et celle des usines délocalisées dans les zones industrielles.

4À partir d’enquêtes effectuées de 2003 à 2010 [2] dans plusieurs villages de métier des environs de Hanoi où des projets résidentiels et industriels ont été mis en place, et d’entretiens réalisés en 2013 dans plusieurs zones industrielles, cet article se propose d’analyser les capacités d’embauche des différents types d’entreprises artisanales et industrielles, de leur accès au foncier et des relations qu’elles entretiennent. Nous nous interrogerons sur l’impact de l’industrie mondialisée sur celle, millénaire, des villages de métier. Nous étudierons de façon plus détaillée, dans le cluster de La Phu, l’impact des expropriations des paysans pluriactifs sur l’organisation du système des clusters de villages de métier fondés sur leur association avec l’agriculture.

Les clusters de villages de métier : un système de production localisé très flexible en perpétuelle recomposition

5Dans les campagnes du delta du fleuve, un mode de production localisé original se modernise et prend de l’ampleur. Fondés sur un substrat de villages à vocation artisanale reliés au sein de réseaux commerciaux et lignagers, des clusters de villages de métier cherchent leur voie dans le contexte de la transition inachevée vers l’économie de marché.

Un système ancien qui trouve son ancrage dans la société villageoise deltaïque

6Les villages de métier ont émergé dès le xie siècle dans les alentours de Hanoi pour la production d’objets nécessaires au fonctionnement de la capitale impériale et à l’approvisionnement en produits de première nécessité d’une société villageoise tournée vers l’autoconsommation. Ils ont depuis toujours été intégrés dans des réseaux liés à la capitale et aux marchés nationaux et internationaux.

7Ce système de production est spécifique des deltas rizicoles très peuplés. Les travaux de repiquage demandent, à la saison, beaucoup de main-d’œuvre et, pendant la morte-saison, les paysans s’adonnent à d’autres activités, leurs petites parcelles étant incapables de les nourrir toute l’année. Ainsi de nombreux villages se sont spécialisés dans l’artisanat, activité demandant peu de capital et pouvant absorber une main-d’œuvre nombreuse de façon saisonnière.

8Depuis l’ouverture économique des années 1980, un nombre croissant de villages a développé de nouvelles activités ou intensifié sa production suite à l’ouverture des frontières, à la liberté d’entreprendre, à l’accélération des rapports villes-campagnes, bridés pendant l’époque collectiviste, et aux politiques incitatives. En 2006, on compte environ 1 000 villages de métier dans le delta du fleuve Rouge, organisés en clusters. Ces localités produisent une large variété d’articles destinés à la vie quotidienne des villageois et à l’exportation. La population y bénéficie de revenus plusieurs fois supérieurs à ceux des villages agricoles et a pu ainsi investir dans le bâti et améliorer ses conditions de vie.

9Dans la province de Hanoi, quelques gros clusters de plus de 10 000 actifs spécialisés dans la menuiserie, le textile ou l’agroalimentaire émergent (voir carte 1). Bac Ninh, à l’est de la capitale, compte quelques clusters de villages très dynamiques et industrialisés (métallurgie ou papeterie) dont certains regroupent plus de 20 000 actifs.

Carte 1

Les villages de métier dans les provinces de Hanoi, Ha Tây et Bac Ninh en 2006

Carte 1

Les villages de métier dans les provinces de Hanoi, Ha Tây et Bac Ninh en 2006

Des clusters de villages organisés à plusieurs niveaux et intégrant des entreprises formelles et informelles

10Un cluster de villages de métier regroupe des entreprises de taille, de statuts, de mode de production et de techniques différents. Il comprend un nombre variable de localités et d’entreprises déclarées ou non. Le fonctionnement de ces clusters dépend de la nature des activités qui y sont pratiquées, certaines très manuelles, d’autres mécanisables. La concentration géographique de petites entreprises favorise les économies d’échelles, une meilleure utilisation des réseaux de fournisseurs et de clientèle, la diffusion des savoir-faire au sein d’une société profondément villageoise. Ainsi, la proximité entre les entreprises du cluster participe à la rapide mise en connexion d’une multitude de foyers et d’entreprises au sein d’un réseau de connaissance.

11Ces clusters s’organisent à trois niveaux :

  • Entre les villages : le centre principal, ou village-mère, concentre les plus grands producteurs et donneurs d’ordre, entreprises déclarées, souvent mécanisées et regroupées au sein d’une zone artisanale. Les villages satellitaires ou complémentaires entretiennent différents types de relations avec le village-mère, chacun est spécialisé dans un type de produits, mais dépend des autres pour l’approvisionnement en matières premières, savoir-faire et techniques de production, espace de production, services et activités annexes, approvisionnement en main-d’œuvre (sous-traitance, ouvriers ou apprentis).
  • Au niveau villageois : le travail est divisé entre des entreprises complémentaires, chacune effectuant soit une étape du processus de production soit un type de produits. Sous l’effet de la mécanisation et de la diversification de la production, une plus grande division du travail s’opère entre foyers et allonge la chaîne de production. La matière première récupérée est échangée au sein d’une longue chaîne de collecteurs, puis est triée au sein d’une multitude de foyers.
  • Entre les entreprises villageoises et les entreprises formelles des zones industrielles : des grandes entreprises des zones industrielles sous-traitent aux ateliers spécialisés des villages de métier la fabrication de pièces détachées.

12La division du travail entre les villages du cluster se fonde en grande partie sur la sous-traitance de la main-d’œuvre de villages satellites. Les plus dynamiques sont liés aux entreprises familiales des villages voisins par des relations contractuelles. Ils sont à l’origine de l’activité qu’ils ont diffusée dans leur voisinage. Il existe trois types de sous-traitance :

  • celle de la partie manuelle d’un article simple à exécuter,
  • celle de la partie effectuée par des machines à des ateliers mécanisés,
  • celle des parties ouvragées d’un objet qui demande un savoir-faire spécifique.

13La sous-traitance à domicile relève de l’extrême division du travail et de la rationalisation du système de production. Chaque ouvrier rentabilise son savoir-faire ou sa machine et s’inscrit dans un espace de production limité, les donneurs d’ordres n’ayant pas de place dans leur usine pour accueillir les ouvriers effectuant les diverses étapes du processus de production. C’est un système flexible en termes d’utilisation de la main-d’œuvre, adapté à la saisonnalité des commandes [Fanchette, Nguyen, 2012].

Les clusters de villages et l’ouverture sur le monde extérieur

14Dans le contexte de son intégration au marché international (à l’OMC) et surtout sud-est asiatique (partenaire de l’ASEAN [3]), de l’accélération de la mondialisation, les villages de métier ont diversifié et changé les standards de production et mécanisé certaines étapes. Par l’intermédiaire des donneurs d’ordres branchés sur le marché de l’exportation, la production augmente, embarquant de nombreux petits ateliers satellites informels. Tirés par les agents d’exportation, les clusters s’étendent, parfois au-delà des frontières – comme c’est le cas de celui de la menuiserie d’art de Dong Ky branché sur ses homologues chinois de la région de Canton – et diversifient leur production, la modernisent et cherchent à s’adapter aux marchés diversifiés.

15Avec le désengagement de l’État, seules les entreprises formelles bénéficient dorénavant de réelles politiques incitatives, les petites entreprises familiales étant considérées comme peu viables et surtout très polluantes. En effet, la formalisation leur facilite l’accès aux terrains et aux crédits bancaires incitatifs, mais elle se solde par une augmentation de leurs coûts de production (taxes plus élevées, suivi du code du travail et de l’environnement). Cependant, le poids de l’emploi informel dans les entreprises formelles reste très élevé : peu d’employés ont des contrats de travail et sont couverts par des assurances. Chaque patron négocie au coup par coup les conditions d’embauche [Fanchette, Nguyen, 2012].

16Avec la crise des marchés de l’export et le renchérissement du foncier lié à la métropolisation, ces entreprises se sont fragilisées : elles ont perdu les atouts de la flexibilité de l’informel et du système des clusters. Certaines entreprises, peu de temps après avoir changé de statut, ont fait faillite. La recherche du contrôle d’une part élevée du processus de production par ces entreprises, ceci afin de répondre plus rapidement aux commandes destinées à l’export et aux normes de qualité que le système par sous-traitance des clusters rend difficile, rigidifie le système de production. La plus grande flexibilité du système d’embauche de la main-d’œuvre des clusters, la pluriactivité des entreprises, et notamment le rôle joué par l’agriculture, et la confiance entre partenaires permettent de supporter plus facilement les crises économiques, et notamment celle qui a touché de plein fouet le marché de l’exportation en 2008.

17Ainsi, certaines activités comme la vannerie par exemple, destinée essentiellement à l’exportation, ont été touchées de plein fouet par cette crise. La concurrence avec les pays d’Asie plus performants, comme l’Indonésie, a sinistré ce secteur. La pression à la baisse des prix par des grands groupes comme IKEA, qui cherchent à sous-traiter les grandes entreprises donneuses d’ordre, se répercute sur l’intégralité de la chaîne. Les faibles prix aux sous-traitants se traduisent par une faible qualité des articles qui ne peuvent ensuite être exportés : c’est un véritable cercle vicieux.

18Selon un rapport de l’Académie vietnamienne des sciences sociales sur la crise financière de 2009, les commandes des marchés internationaux aux villages de métier auraient baissé de 30 % en 2009, par rapport à celles de 2008. Les entreprises embauchent moins, notamment les nombreux ateliers sous-traités. Cependant, en raison de l’inflation, le salaire minimum a augmenté et malgré la baisse des commandes, seuls des salaires plus élevés parviennent à attirer les migrants qui travaillent dans les plus grandes entreprises [Vietnam Academy of Social Sciences, 2009].

19Les entreprises qui ont diversifié leurs marchés se tournent vers l’intérieur, seul capable d’absorber la production artisanale. C’est le cas de la menuiserie d’art ou de l’agroalimentaire. Dans les villages ayant une double activité, comme La Phu, le secteur branché sur l’export, principalement le textile, est en crise, tandis que celui destiné essentiellement au marché national, la confiserie, se développe et se modernise grâce à la conversion des entreprises formelle auparavant spécialisées dans le textile.

Ouverture économique, métropolisation de la ville de Hanoi et émergence de l’industrie mondialisée

Croissance de la production industrielle, investissements étrangers et faible impact sur l’emploi local

20Dans le cadre de la transition vers une économie de marché, le Vietnam compte sur l’investissement étranger pour développer son économie et notamment l’industrie. En deux décennies, le PNB a crû à un rythme de 7,5 % par an, et depuis les années 2000, parmi les pays d’Asie, le Vietnam se situe après la Chine en matière de taux de croissance. Il commence d’ailleurs à la concurrencer, la hausse des salaires en Chine poussant les investisseurs étrangers à se délocaliser au Vietnam. Le taux de croissance des exportations est le plus élevé d’Asie. Entre 1990 et 2006, la part de l’industrie dans le PNB est passée de 23 à 42 % et celle dans l’emploi total de 13,2 % à 18,9 %. La croissance annuelle de l’emploi dans l’industrie atteint 7 % par an depuis le début des années 2000 [Cling et al., 2009].

21Dans la province élargie de Hanoï, les parcs industriels, ou khu công nghiêp (KCN), se développent rapidement. Symboles de l’intégration au marché mondial, les KCN font l’objet de politiques fiscales et foncières très favorables pour les investisseurs étrangers. On en compte 19 dans la province, sur une superficie de 7,526 ha, 8 étant en activité et les autres en cours de réalisation. Sur le plan macroéconomique, les performances des entreprises sont très intéressantes pour les autorités : elles produisent 40 % de la valeur industrielle de la province et elles embauchent en 2010 environ 102 573 actifs [Vu, Nguyen, 2012]. Cependant, si l’on étudie l’impact local de ces parcs industriels sur l’emploi, sur l’usage des sols et sur les transformations sociales, les performances paraissent moins évidentes.

22Environ 70 % des ouvriers des KCN de Hanoi viennent d’autres provinces [Viêt, 2011]. Les ouvriers migrants représenteraient 80 % de la main-d’œuvre travaillant dans les parcs industriels au Vietnam, tandis que les migrants temporaires composeraient 60 % [VGCL, 2008]. Si, selon les textes régissant les expropriations, l’emploi local est censé être privilégié par les entreprises installées dans ces parcs industriels, dans la réalité, peu de villageois en profitent. Contrairement à l’époque collectiviste où les entreprises industrielles devaient embaucher sur place les villageois, les entreprises de la mondialisation suivent des logiques différentes.

23Cela crée une pression sur l’emploi entre les villageois expropriés, à la recherche de moyens pour se reconvertir, et les migrants. En effet, les entreprises à capitaux étrangers embauchent en priorité des jeunes de 20 à 30 ans, à 60 % féminins et rarement les paysans expropriés ayant plus de 30 ans. Le mode de recrutement de la main-d’œuvre par des brokers (le système de recrutement par les agences d’emploi est peu performant) favorise la corruption et cible prioritairement les personnes étrangères à la zone de recrutement, peu au courant des pratiques illicites de ces derniers [Do, Trân, 2008].

24Par ailleurs, les patrons préfèrent embaucher des jeunes venus d’ailleurs, sensés êtres plus dociles et peu intégrés localement pour éviter le développement de mouvements sociaux. Enfin, une partie des villageois refuse de travailler dans les usines étrangères où les salaires sont très faibles, les cadences dures, les contrats saisonniers et les heures supplémentaires parfois non payées. De même, dans les villages de métier, les artisans préfèrent être à leur compte et travailler en sous-traitance que d’aller à l’usine pour des raisons de gestion de leur temps et surtout être libre en période de moisson. La grande monotonie et la dureté du travail à la chaîne de leur convient pas.

25Ce type d’industrie apporte des revenus temporaires au Vietnam et est très sensible à la conjoncture économique internationale, car il est essentiellement branché sur les marchés d’exportation actuellement en crise.

26Depuis la crise de 2008-2009, de nombreuses entreprises étrangères, qui sont en réalité des succursales de grands groupes, ont vu leurs commandes baisser et ne peuvent embaucher leur main-d’œuvre contractuelle. Elles ne reconduisent pas les contrats temporaires des ouvriers et réduisent le temps de travail du volant d’ouvriers en contrats à durée indéterminée. Espérant que la crise reste conjoncturelle, ces entreprises hésitent à se défaire de ces ouvriers déjà formés. Rester dans leur dortoir avec des salaires diminués en l’absence d’heures supplémentaires devient difficile pour les jeunes migrants.

27La plupart des parcs industriels ne possèdent pas de logements pour leurs ouvriers, à quelques exceptions près comme Phu Nghia au sud-ouest de la capitale. Les entreprises qui s’installent dans les KCN sont en général étrangères (Japon, Corée, Chine) et cherchent un retour sur investissement très rapide. Parmi les huit parcs industriels en activité de Hanoi, sur les 110 000 ouvriers embauchés, seuls 16 300 sont logés sur place [Nguyên, 2011]. Les ouvriers sont obligés de chercher des chambres dans les villages voisins.

28Cependant, les deux systèmes de location de chambres (dans les KCN et dans les villages voisins) ne semblent pas adaptés aux jeunes ouvriers fraîchement débarqués de leur village. Les chambres des KCN, si elles ne sont pas très chères, sont suroccupées et strictement contrôlées par des surveillants qui imposent des horaires quasi militaires. Les chambres dans les villages des alentours sont chères, notamment dans le périurbain, et de très faible qualité. Pour payer leur loyer certains jeunes se regroupent et vivent dans des conditions difficiles. La crise a des effets d’entraînement sur les services associés qui se sont développés dans les villages d’accueil des migrants (restauration, location de chambres, services divers), car une part élevée de ceux-ci est retournée au village faute d’embauche. Les dortoirs sont à moitié vides et les anciens paysans reconvertis en logeurs se plaignent de ne pas rentabiliser cet investissement faute de locataires.

Une grande industrie très consommatrice de terres et aux logiques d’implantations liées à la rentabilité du capital et la proximité des axes routiers

29La carte des trois types de zones industrielles, Khu công nghiêp (KCN), Cum công nghiêp, (CCN), zones industrielles pour les PME et Diêm Công Nghiêp (DCN) zones artisanales villageoises (voir carte 2), montre les différentes logiques de leurs implantations et leur répartition dans la province.

Carte 2

Zones, clusters et sites industriels dans la province de Hanoï

Carte 2

Zones, clusters et sites industriels dans la province de Hanoï

Sources : Rapport n° 72/BC, Département de l’industrie locale, ministère de l’Industrie du 16 décembre 2008 sur les zones industrielles ;Word Bank, 29 octobre 2010, « Industrial wastewater management in river basins Nhue-day and Dong Nai project. Inventories of industrial estates » ; Master Plan Hanoi : carte des zones industrielles en activité, en cours de construction. Ministry of Construction ; Projets résidentiels et industriels, district Hoai Duc 2008 ; Projets acceptés par leComité populaire de la province de Hà Nôi selon la résolution 9643/UBND-KH&DTle 6 octobre 2009.

30En 2010, 44 communes de la province accueillent des KCN en activité ou en cours de construction. Elles sont localisées le long des autoroutes et voies rapides permettant l’accès à l’aéroport de Noi Bai, le port de Hai Phong ou la capitale. Elles suivent les logiques de la métropolisation, du rôle des transports dans la structuration urbaine et d’un aménagement initié par le haut, sans prise en compte des réalités économiques locales. Elles ont des emprises foncières très larges (entre 200 et 400 ha) au regard des terres communales limitées pour l’agriculture et l’artisanat. La pression sur les terres a surenchéri leurs coûts, devenus prohibitifs pour les petites entreprises. En effet, les KCN ont un accès privilégié aux terres industrielles et bénéficient de facilités fiscales et d’accès aux marchés de l’export, ceci contrairement aux entreprises locales, jugées peu conformes à la modernisation du pays.

31Cependant, malgré une conjoncture économique internationale peu favorable à l’investissement industriel et un taux de remplissage de 46 % [Dang, 2012], de nouveaux parcs sont en cours d’extension, tandis que d’autres sont projetés et pour lesquels on exproprie de grands périmètres de terres agricoles. Des terres sont gelées pendant plusieurs années et tardent à être mises en place faute d’investisseurs. Certaines terres ont été remises en culture par les paysans de façon illégale, tandis que d’autres restent en friche pendant des années, en raison de la déstructuration du système hydraulique les rendant impropres à l’agriculture. Dans les communes où se trouvent des villages de métier, le gel des terres crée de grandes frustrations. Cela pousse certains à construire des ateliers de façon illégale sur les terres agricoles.

32Les CCN sont dispersées dans une soixantaine de communes. Leur taille est théoriquement inférieure à 75 ha. Elles accueillent généralement les PME locales, les entreprises polluantes des villes où le prix du foncier est devenu inaccessible. Elles sont localisées principalement le long des routes nationales. Un quart des CCN est installé dans des villages de métier et accueille un grand nombre d’entreprises locales artisanales. Elles embauchent plus facilement la population locale, notamment celles qui relèvent du secteur public.

33Les DCN dépassent rarement 15 hectares et dans la plupart des cas sont installées dans les communes de villages de métier. À l’écart des grands axes, elles sont destinées à délocaliser les ateliers du cœur villageois. Si la première génération de DCN a été construite à l’initiative des collectivités locales, depuis les années 2005, en raison de la libéralisation du foncier, la création des DCN est devenue très lente. De nombreux artisans n’ont pas les moyens pour y louer des parcelles et se voient limités dans leurs projets de mécanisation et de diversification de la production. Sur les 176 projets de DCN approuvé par le ministère du Commerce et de l’Industrie pour la province de Hanoi, seulement 49 ont été mis en place dont 37 dans des communes de métier.

34La comparaison de la carte de la PEA industrielle en 2009 et celle des différents types de zones industrielles amène plusieurs constats :

  • La présence de KCN n’a pas d’impact systématique sur l’emploi industriel dans les communes où ils sont implantés.
  • En revanche, les CCN qui accueillent des PME vietnamiennes ont un impact sur la création d’emploi local.
  • La sphère d’influence des petits bassins de main-d’œuvre que constituent les villages mère des clusters de villages est élevée : le taux d’actifs dans l’industrie est plus élevé dans les communes-sièges de clusters de villages de métier très actifs.
  • Certains de ces clusters attirent une population ouvrière migrante nombreuse et sous-traitent et polarisent un volant de villages voisins, occupant jusqu’à 10 000 actifs.

La Phu, un cluster de villages de métier dans la tourmente de la métropolisation : pression foncière, modernisation et concurrence

35Avec la métropolisation de la capitale, le marché foncier de la terre constructible s’est emballé et la différence entre le prix des terres imposé par les provinces et le marché libre ne fait que s’accroître. Cette inflation foncière affecte négativement les activités agricoles intensives et artisanales dans les villages les plus sollicités par les investisseurs. Il est de plus en plus difficile pour les artisans d’accéder aux terres de production. Vendre de la terre pour certains devient une activité plus lucrative [Nguyen, 2009].

Un ancien village du cluster de la soie qui s’est adapté à l’ouverture des marchés

36La Phu est un ancien village du cluster de la soie, localisé à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest du centre-ville de Hanoï (voir carte 1). Il est aujourd’hui spécialisé dans les textiles tricotés et la confiserie. Gros village de près de 10 000 habitants, il regroupe le plus d’artisans et ouvriers parmi les clusters de villages de la province de Hanoi, soit 12 200 actifs [Comité populaire de La Phu, 2009].

37Le métier de la soie n’a pas survécu à l’époque collectiviste dans ce village. En 1959, une coopérative artisanale a été créée pour le tissage de serviettes, de vêtements en laine et de chaussettes que l’on exportait vers les pays « frères » d’Europe de l’Est. Puis l’État a donné les plans de production et permis aux artisans d’apporter les machines chez eux pour y travailler et faire participer les autres membres de la famille. À côté des activités de tissage, les foyers de La Phu fabriquaient des produits agroalimentaires.

38Depuis le Doi moi, le tricotage de fils de laine synthétique s’est rapidement développé, tandis que certains artisans se sont spécialisés dans la biscuiterie. Les artisans de La Phu ont commencé à acheter des machines originaires du sud du pays, ils se sont mis à leur compte et ont cherché de nouveaux marchés. Le tricot approvisionne deux marchés, l’ancien marché des coopératives en Europe de l’Est, toujours actif et qui sert d’intermédiaire pour les marchés occidentaux, et celui du bas de gamme destiné aux populations montagnardes. La concurrence avec les grandes entreprises nationales ne leur permet pas d’accéder aux marchés urbains de meilleure qualité. Pour les confiseries, seul le marché national est visé.

39Depuis la fin des années 1990, avec la mécanisation, la diversification des activités et l’ouverture des marchés, la production augmente rapidement. Le nombre d’entreprises déclarées ayant capacité à exporter ne cesse lui aussi d’augmenter, passant de 70 unités en 2009 à 132 en 2011. Quant aux ateliers familiaux, on en dénombre plus de 300. Plusieurs dizaines de foyers sont spécialisés dans le commerce, la collecte des produits pour les compagnies locales et le transport des produits dans tout le pays. En 2006, chaque compagnie textile emploie en moyenne de 200 à 500 actifs, chaque atelier informel de 4 à 20 [Comité populaire de La Phu, 2006]. Les deux secteurs se partagent plus ou moins à égalité l’activité artisano-industrielle.

40Jusqu’aux années 2000, l’activité du tricot dominait. Mais depuis que de grosses sociétés se sont créées, la surproduction pousse les prix à la baisse et l’activité n’est plus rentable. La crise économique de 2008 a porté un coup dur à ce secteur : les commandes ont baissé sur le marché de l’export, alors que le nombre de sous-traitants était en pleine croissance. Face à la hausse de l’offre de main-d’œuvre, la facturation des pièces a baissé. Les entreprises ont diminué leur production et embauchent moins.

41Un certain nombre d’artisans, principalement les petits patrons, ont arrêté de produire provisoirement, d’autre définitivement et ont vendu leurs machines. Certains se sont reconvertis dans la confiserie, d’autres dans les emballages en plastique, tandis que les grandes entreprises fonctionnent au ralenti et débauchent. La tendance générale dans le textile est à la baisse.

42Le secteur de la confiserie, en revanche, s’est développé et surtout mécanisé. Aux anciens petits ateliers familiaux de fabrication de bonbons à l’hygiène incertaine, dont la production était vendue sur le marché de Dông Xuân à Hanoï, se sont succédé de grandes chaînes de production mécanisée de biscuits, pour la plupart déclarées. En effet, dans l’alimentaire, la formalisation des entreprises est un gage de confiance et permet d’accéder à des marchés publics auxquels les ateliers informels n’ont pas droit. Elles se sont infiltrées dans la niche de la confiserie destinée aux couches populaires, aux petits employés et fonctionnaires qui ne peuvent accéder au marché des produits importés bien plus chers. Les grandes entreprises déclarées fabriquent dorénavant l’intégralité du processus de production sur de grandes chaînes avec tapis de cuisson qui demandent beaucoup d’espace. Elles ont besoin d’une superficie d’au moins 500 m2, voire 1 000 m2 pour être aux normes environnementales de production. La vente en gros des confiseries s’effectue dans la zone A située à l’entrée du village où une activité commerciale intense s’est développée.

43En revanche, dans le textile, le processus de production est très fragmenté, le gros du tricotage s’effectue à domicile chez les sous-traitants des villages satellites [4] et le donneur d’ordres s’occupe des finitions (assemblage, repassage, emballage) dans son atelier ou son usine. Les grosses entreprises sous-traitent aussi une partie de leurs commandes à des ateliers de La Phu qui à leur tour sous-traiteront le tricotage des différentes parties du vêtement dans d’autres villages. Les ouvriers du tricot sont payés à la tâche et gagnent plus que ceux qui travaillent pour les artisans « confiseurs ».

44Cette dernière activité est très fatigante, car les entreprises travaillent la nuit et payent à l’heure. Les habitants de La Phu ne veulent pas de telles conditions de travail et les sociétés doivent faire appel à des ouvriers des provinces ou des districts reculés. L’afflux de ces jeunes migrants dans ce village déjà très peuplé pose le problème de leur logement sur place. Peu d’entreprises ont suffisamment d’espace pour construire des dortoirs. Certaines en construisent illégalement sur les terres agricoles.

45Il existe en parallèle, une multitude de petites entreprises spécialisées dans une activité (teinture, tricotage de bordures de manches ou de cols et broderie automatisée) qui travaillent de façon autonome et vendent leurs services ou leurs articles aux autres entreprises. Elles sont en général de taille moyenne et 100 m2 suffisent pour loger les métiers à tricoter. Elles cherchent à innover pour trouver de nouveaux marchés, car elles sont en concurrence entre elles pour fidéliser leurs clients (de Hanoï ou les sociétés du village). Les teinturiers ont besoin d’au moins 350 m2 pour leurs machines et pour entreposer les pièces à teindre.

Un grand besoin de terres de production pour mécaniser les deux activités

46À La Phu, les besoins en terres résidentielles et industrielles sont de plus en plus élevés. En effet, ce village-commune très dynamique enregistre un taux d’accroissement annuel de la population de 2,12 % entre 1989 et 1999, puis 1,53 % entre 1999 et 2009, passant ainsi de 6 798 habitants à 9 764 (Comité Populaire de Ha Tây [5] et GSO, 1999, 2009]. Cependant, l’extension de l’espace industriel et artisanal n’a pas suivi la croissance de la production. Les terres affectées à ce secteur sont limitées et le changement du statut des terres agricoles relevant de la province est difficile à obtenir. Dans un contexte de croissance de la demande foncière et de spéculation, le prix de la terre ne fait qu’augmenter. Cette hausse foncière est activée par l’installation de nombreux projets résidentiels, industriels et récréatifs dans le périurbain hanoïen.

47À partir des années 2000, les artisans de La Phu ont demandé aux autorités communales et provinciales de changer le statut des terres de maraîchage de l’entrée du village et de les utiliser pour la production artisanale. Ces terres appelées aussi de 10 %, sont des petites parcelles distribuées à l’époque collectiviste pour l’alimentation familiale et considérées comme presque appropriées par les villageois, au même titre que les terres résidentielles. Elles font aussi l’objet d’un marché foncier, dont les prix atteignent des sommets.

48Après cinq années de négociations, cette zone de 11 hectares, dite zone A, est devenue constructible pour la production industrielle. Cette zone qui devait être aménagée par les autorités selon des normes strictes en termes de taille et d’équipements l’a en fait été par les villageois, sans réelle viabilisation du terrain. Ceux-ci ont refusé de céder leurs droits d’usage du sol (DUS) pour que les autorités provinciales mettent en place une zone industrielle dont les terres seraient ensuite revendues à des prix et des superficies trop élevés pour eux. Ils se sont mis à construire eux-mêmes des ateliers trop petits pour y installer plus qu’une machine (100 à 200 m2) et surtout des magasins et entrepôts pour le commerce de gros de confiseries et biscuits. Un marché de la terre s’est ainsi constitué.

49Dans le sud du village, les artisans ont aussi demandé aux autorités provinciales de changer le statut de leurs terres de maraîchage. Celles-ci ont refusé, sous prétexte qu’elles voulaient attendre de voir les résultats de la zone A. Dès 2006-2007, les villageois se sont mis à y construire de façon illégale des ateliers, assemblant des parcelles mitoyennes par achat des DUS. Le laisser-aller des autorités provinciales de l’ancienne province de Ha Tây, la corruption de certains cadres ont ainsi permis aux villageois de remodeler l’espace résidentiel en espace mixte.

50Cependant, en raison de leur statut foncier précaire (les descentes de police pour faire détruire les ateliers illégalement construits sont courantes), les entreprises rencontrent de nombreux problèmes pour installer de grandes chaînes de production. Elles doivent louer ou acheter les DUS de façon illégale à de nombreuses personnes pour atteindre les 500 m2 voire 1 000 m2 nécessaires. Il est difficile dans ces conditions d’investir à long terme selon des normes de production acceptable sur le plan environnemental et social.

51Ce phénomène d’autoconstruction villageoise, contre lequel la municipalité de Hanoi tente de lutter afin d’installer les infrastructures nécessaires à son développement urbain, est paradoxalement renforcé par la mise en place de projets industriels dont la maîtrise d’ouvrage est confiée à des développeurs privés. À La Phu, un projet de site industriel (DCN) de 42,5 ha est en cours de réalisation. 300 à 400 artisans de la commune ont effectué des demandes pour y obtenir des parcelles : ils sont censés être prioritaires par rapport à ceux de l’extérieur. Les parcelles, une fois viabilisées, devront avoir une taille supérieure à 1,000 m2, superficie minimale pour construire un atelier aux normes d’hygiène imposées par les autorités de la ville. Le coût d’installation des infrastructures d’adduction et de traitement des eaux sera à la charge des locataires. Les parcelles seront louées pour une durée de 50 ans à 3 millions de dôngs [6] le mètre carré, soir 3 milliards de dôngs par parcelle, un prix que peu d’artisans pourront se permettre de payer, notamment dans un contexte de crise des exportations et de baisse des bénéfices. Ainsi de nombreux villageois refusent de se faire exproprier, car ils savent qu’ils ne tireront aucun bénéfice de ces terres, cela ne fait que ralentir la mise en place du projet.

Constitution d’un espace de production industriel à plusieurs vitesses dans un contexte de pression sur les terres

52La marchandisation foncière entraîne une course à la terre qui enraye sa conversion. Dans ce contexte, la production artisanale continue de déborder de l’espace villageois et de se mélanger aux espaces d’habitations. Faute de projets d’extension des espaces artisanaux destinés aux villageois, l’autoconstruction poursuit son cours et la « verticalisation » des constructions apparaît comme la nouvelle stratégie des habitants pour pallier le manque de place nécessaire aux foyers.

53En raison du manque d’espace dans la commune, une trentaine d’entreprises ont dû déménager à grands frais dans la zone industrielle d’An Khanh, toute proche, et d’autres, plus récemment, dans celle de Quôc Oai à une vingtaine de kilomètres. D’autres sont partis il y a plusieurs années pour acheter de la terre le long de la nationale 6. Leur isolement des entreprises du tricot ou de la confiserie de La Phu leur fait perdre les avantages liés au cluster : échange de main-d’œuvre et de savoir-faire, division du travail, économies d’échelle.

54Dans le centre ancien aux ruelles étroites et tortueuses plusieurs types d’ateliers faiblement mécanisés se côtoient : dans la cour de l’habitation familiale, sur les terres des étangs remblayés, à l’emplacement des maisons traditionnelles des maisons à étage sont édifiées avec une densification du bâti qui rend difficile la circulation. Elles occupent principalement de petits sous-traitants assurant une ou deux étapes de la chaîne de production pour les compagnies installées dans la zone industrielle A (notamment le traitement de la laine, filage et embobinage après teinture, ou le repassage et l’emballage de chaussettes). Dans des petits ateliers aménagés dans la cour de l’habitation sur une surface ne dépassant pas les 100 m2, des confiseurs produisent du maïs soufflé ou grillé avec de l’huile frelatée dans des fours à charbon, au grand dam des voisins qui se plaignent des fumées nocives. Les ateliers spécialisés dans l’embobinage des fils qu’ils font teindre ont une capacité limitée de production, faute de place. De plus, la faible tension du courant électrique dans le cœur villageois limite la capacité des petits artisans du textile à se mécaniser. Travaillant d’arrache-pied pour assurer les commandes, les petits artisans font des journées de 12 à 15 heures à leur domicile pour des revenus irréguliers et médiocres. Ils préfèrent toutefois être leur propre patron plutôt que de se faire embaucher dans les usines de la zone de production.

55La commune de La Phu dispose de 129,6 ha de terres cultivées considérées comme de véritables réserves foncières pour le développement urbain de la capitale et non pas pour celui des habitants de la commune. D’après le schéma directeur de la municipalité de Hanoï, La Phu, d’ici 2015, n’aura plus de terres agricoles. Près de 70 ha ont déjà été expropriés pour trois projets comprenant une zone résidentielle de haut standing, une route et un site industriel de 42,5 ha.

Conclusion

56Les clusters de villages de métier ont jusqu’aux années 1990 bénéficié de nombreuses politiques incitatives pour se développer, accéder à des terres de production et des prêts bonifiés. Ils occupent une main-d’œuvre locale nombreuse et ils embauchent à plein-temps ou à la saison des ouvriers originaires des régions reculées. Système de production très flexible en matière d’embauche, l’artisanat a réussi à s’ouvrir aux nouveaux marchés de l’export, malgré une remise à niveau nécessaire pour acquérir des standards de qualité et de production dans des conditions environnementales soutenables.

57Cependant, depuis les années 2000, la mondialisation de l’économie vietnamienne et l’accélération de la métropolisation de Hanoi fragilisent ce système de production industriel d’émanation villageoise en raison de la concurrence sur les terres, aux prix libéralisés, et de l’arrêt de la politique d’encadrement étatique de la petite industrie. La grande industrie financée par des capitaux extérieurs retient l’attention du gouvernement, en raison des nombreux revenus qu’elle apporte, de l’intégration au marché international qu’elle active, donnant au pays une image de modernité qu’elle recherche depuis l’ouverture économique des années 1980. Cette industrie grande consommatrice de terres agricoles offre globalement de nombreux emplois mais a un impact sur la main-d’œuvre mitigé : d’une part l’embauche est temporaire et discriminatoire (des jeunes essentiellement et, dans certaines entreprises, uniquement des femmes) et ne permet pas de créer durablement une classe ouvrière et de l’ancrer dans les villages d’accueil. Ces jeunes travaillent quelques années puis repartent chez eux, tandis que la population locale, expropriée pour la réalisation des parcs industriels, peine à se reconvertir dans des activités à l’avenir incertain.

58La rencontre des deux types d’industries, celle initiée par le haut et celle d’émanation villageoise, ne se fait pas sans heurts, notamment du fait de l’accès inégal au foncier et aux politiques incitatives de l’État au profit de la première. Les deux systèmes industriels sont caractérisés par une temporalité différente : l’artisanat dans la vannerie est saisonnier et s’insère dans le calendrier agricole, tandis que l’industrie embauche dans le cadre de contrats à durée indéterminée ou déterminée annuels. Avec la disparition des rizières qui assuraient la sécurité vivrière de la multitude de sous-traitants et petits artisans saisonniers, les villageois ne peuvent se suffire des revenus aléatoires de l’artisanat et se tournent vers les usines.

59Cependant, le système de production localisé des villages de métier bénéficie d’une longévité millénaire, d’un ancrage territorial et a réussi à créer une classe d’artisans villageois qui transmet d’une génération à l’autre des savoir-faire et cherche à les faire évoluer. La nouvelle industrie mondialisée, en revanche, à l’avenir incertain, car susceptible de délocalisations perpétuelles, cherche à embaucher temporairement une main-d’œuvre peu chère et peu formée pour effectuer des tâches répétitives et peu formatrices. Elle ne peut et ne cherche pas à fidéliser la main-d’œuvre locale trop rétive à ces conditions de travail difficiles.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : mondialisation, delta du fleuve Rouge, villages artisanaux, parcs industriels, industrie rurale, métropolisation, clusters, expropriations foncières

Date de mise en ligne : 03/11/2014.

https://doi.org/10.3917/autr.069.0093

Notes

  • [*]
    Géographe, IRD, Ceped.
  • [1]
    Cluster de villages de métier : système productif localisé qui regroupe des ateliers et des entreprises d’un même secteur appartenant à des villages de métier d’un même voisinage.
  • [2]
    Cet article s’inscrit dans le cadre de deux programmes de recherche que j’ai dirigés au Vietnam : (1) « L’essor des villages de métier : le développement économique, l’industrialisation et l’urbanisation des campagnes dans le delta très peuplé du Fleuve Rouge », financé par le FSP2 en sciences sociales (2005-2008) et mené en partenariat depuis novembre 2003 entre l’IRD et le Centre for Agrarian Systems Research and Development (Casrad) de l’Académie des Sciences Agricoles du Vietnam et l’ONG Phano du Vietnam et (2) « Les dynamiques territoriales à la périphérie des métropoles du Sud », financé de par l’ANR « Les Suds » (2008-2012) et mené en partenariat entre l’UMR Prodig, le Cirad et le Casrad. Dans ce cadre, nous avons effectué plusieurs types d’enquêtes dans des villages de métier choisis à partir des cartes de villages, en fonction de leur activité, de leur organisation en cluster et de l’impact de la métropolisation sur leur évolution. J’ai enquêté personnellement différents types d’artisans, commerçants, membres des collectivités locales, et paysans, dans une quarantaine de villages.
  • [3]
    Association des nations du Sud-Est asiatique.
  • [4]
    Les grandes entreprises du tricot sous-traitent des artisans et ouvriers dans les villages d’un rayon de 20 km autour de La Phu : communes du district de Hoai Duc (Tân Hoa, Công Hoa, Dông La, Ankhanh, An Thuong), et des communes des districts aux alentours, comme Chuong My, Quôc Oai. En période de grosses commandes, certains entrepreneurs sont obligés de chercher des foyers dans d’autres provinces du delta, ceux des alentours étant déjà occupés.
  • [5]
    Données du recensement de la population de 1989 collectées au bureau des statistiques du Comité Populaire de Ha Tây en 2003.
  • [6]
    1 euro = 25 000 dôngs en 2008.
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