Autrepart 2013/3 N° 66

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Article de revue

Les mondes juvéniles d'une génération « née libre » : dynamiques de déracialisation chez les adolescents des ex-townships scolarisés dans l'Afrique du Sud (Johannesburg) post-apartheid

Pages 3 à 20

Notes

  • [*]
    Docteure, unité d’enseignement et de recherche Acteurs, gestions, identités, relations, systèmes (AGIRS), Haute école pédagogique de Vaud.
  • [**]
    Professeur, faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, équipe de sociologie de l’éducation (SATIE), université de Genève.
  • [1]
    Johannesburg peut se lire globalement selon un axe Nord/Sud qui traduit une division sociale et racialisée de la répartition résidentielle des populations. Plus on va vers le Sud (vers Soweto), plus la population est pauvre et « noire » et inversement, lorsqu’on se dirige vers le Nord.
  • [2]
    Nous avons choisi de ne pas traduire le terme « coloured », car ce serait trahir la référence historique de le traduire par « métis ». Cette notion de « coloured » fait référence en Afrique du Sud à un métissage particulier qui a été essentialisé dans une catégorie de la nomenclature de l’apartheid.
  • [3]
    Nous préférons utiliser le terme de communauté à celui de famille. La question des dynamiques identitaires au sein de la famille est une question en soi qui n’a pas été traitée directement par la recherche. Nous considérons que la famille n’est pas un monde figé, à l’écart des dynamiques de recomposition identitaire à l’œuvre dans la société sud-africaine. Mais le parti-pris épistémologique et méthodologique d’une recherche compréhensive s’appuyant sur les perspectives des acteurs enquêtés nous a conduits à privilégier l’investigation des mondes extra-familiaux, que les adolescents valorisent dans leurs discours. Pour autant, le monde familial a bien une importance cruciale pour ces jeunes, comme en témoignent leurs reportages photographiques réalisés dans le cadre de la recherche, et qui font spontanément une large place à la représentation des membres de leur famille et de leur environnement familial (maison, voiture pour certains, rituels et fêtes…). Mais son exploration nécessite un autre programme de recherche.
  • [4]
    Le programme de recherche, dirigé par Vijé Franchi (psychologue, professeur à l’université de Genève) et Jean-Paul Payet (sociologue, professeur à l’université de Genève), a bénéficié du financement de l’IFAS et du CNRS (France). La thèse de sociologie de Marie Jacobs, dirigée par Marie Verhoeven (université de Louvain) et Jean-Paul Payet, a été financée par le FNRS de la Communauté française de Belgique. Les deux projets ont été soutenus par l’université de Genève.
  • [5]
    Les statistiques raciales existent toujours en 2009 et 2010, au moment où les données de l’enquête utilisées dans cet article ont été recueillies. Un directeur d’établissement doit encore utiliser ces mêmes catégories pour remplir le rapport annuel de son district scolaire concernant les caractéristiques de la population scolaire de son école. Le rapport annuel du SAIRR (South African Institute of race relations) utilise également les statistiques raciales dans les enquêtes menées auprès de la population sud-africaine.
  • [6]
    On n’abordera pas ici d’autres dimensions de la réforme de l’école, par exemple la gestion des établissements scolaires, qui a reconnu le pouvoir des parents et édifié l’école comme le lieu exemplaire d’une démocratisation de la société [Bamberg, 2006].
  • [7]
    La notion de segment intermédiaire du système scolaire [Payet, Deneuvy, 2011] renvoie à ces écoles anciennement « blanches » ou « indiennes » qui ont vu changer quasi totalement leur population scolaire, accueillant désormais une majorité d’élèves « coloured » ou « noirs ». Nous faisons l’hypothèse que ces écoles sont des espaces scolaires en quelque sorte expérimentaux du modèle de la rainbow nation.
  • [8]
    Le processus de déracialisation ne correspond évidemment pas à une simple diversification du personnel enseignant, éducatif et de direction, même si cette dimension est importante. Il s’agit bien d’une déracialisation des mentalités.
  • [9]
    Le châtiment corporel est l’un des rares thèmes pour lequel nous avons pu identifier une différenciation des discours liés au genre. Les garçons sont nettement plus critiques à l’égard des pratiques enseignantes utilisant le châtiment corporel, mais en grande partie parce qu’ils en sont les principaux destinataires. L’indifférenciation des discours selon le genre ne signifie pas que l’expérience des filles et des garçons soit la même ni qu’elle soit vécue de la même façon. L’exposition des filles aux violences sexuelles est par exemple bien plus importante, et les risques de grossesse précoce s’ajoutent pour elles au risque de la contamination par le SIDA. Mais sur le plan des discours relatifs à leurs dynamiques identitaires, la variable genre apparaît peu pertinente.
  • [10]
    La question en anglais est : « What do you like about your teachers ? ».
  • [11]
    En Afrique du Sud, près d’un cinquième de la population (5 600 000 personnes) pourrait être porteur du virus VIH : une estimation de 13,9 % et de 3,9 % (en 2012) respectivement pour les femmes et les hommes âgés entre 15 et 24 ans selon le rapport mondial d’ONUSIDA [2013, p. A34].
  • [12]
    Voir note 3.
  • [13]
    En 2008, seulement 35 % des enfants sud-africains vivaient avec leurs deux parents biologiques. 3,95 millions d’enfants ont perdu au moins un parent, dont un million à cause de l’épidémie de sida. En 2008, 8 % des enfants étaient élevés par leurs grands-parents, oncles ou tantes, tandis que 98 000 enfants vivaient dans des foyers dont le membre le plus âgé n’avait pas plus de 18 ans [IRR, 2008].

1Poser la question de l’adolescence dans le contexte sud-africain contemporain, c’est se mesurer à un extraordinaire champ de tensions et de transformations. Si l’adolescence est en soi un espace-temps d’expérimentation, de recherche, de bouleversement, être adolescent dans l’Afrique du Sud postapartheid signifie être en mouvement dans un cadre lui-même mouvant. Plus encore, à travers la scolarisation, l’adolescence est investie par le nouveau pouvoir démocratique comme un opérateur du changement. Les adolescents sud-africains sont un terrain fertile sur lequel doivent prendre les nouvelles valeurs, une « génération expérimentale » supposée incarner la rupture avec le temps du passé. Mais dans la vie quotidienne, les adolescents sont en interaction avec des adultes, des éducateurs qui ont eux-mêmes à vivre la transition démocratique. Ils circulent entre des modèles et des structures hérités du passé, encore fortement prégnants, et des cadres émergents qui leur sont contemporains. Leur expérience se caractérise par une forte instabilité, mais aussi par une grande diversité (au sein de leur groupe générationnel) en fonction de la place occupée dans ce paysage en transformation. Ils évoluent également dans des espaces sociaux pluriels, rattachés autant à la sphère domestique qu’à l’espace public. Nous souhaitons ici décrire plus en détail cette expérience identitaire contextualisée et comprendre les enjeux dont elle est l’objet, les épreuves qu’elle implique, les contraintes qui pèsent sur les adolescents et les ressources dont ils disposent.

2Plus précisément, cet article propose d’explorer les processus de déracialisation à l’œuvre dans les définitions identitaires des jeunes sud-africains, en mettant l’accent sur les dynamiques ambivalentes et mouvantes qui se traduisent à la fois par une déracialisation et une reracialisation. Par déracialisation, nous entendons un processus dynamique et réversible de contestation des anciennes catégories et d’émergence de nouvelles catégories ; la pertinence et le pouvoir de la grille de définition raciale de groupes et d’individus s’affaiblissent, ainsi que leurs effets économiques, politiques, sociaux et psychologiques, laissant place à d’autres modes de différenciation sociale et individuelle [Nuttall, 2004 ; Maré, 2001]. Cependant, dans la mesure où la structure racialisée héritée de l’apartheid hiérarchise les groupes dans tous les domaines de la vie économique et sociale, la question de la déracialisation est fortement imbriquée à celle de la mobilité sociale. Dans le domaine de l’emploi, la politique d’affirmative action [Franchi, 2003] du gouvernement de l’Afrique du Sud démocratique a fait bouger les lignes : des individus appartenant aux groupes historiquement discriminés ont eu l’opportunité de franchir des frontières autrefois étanches. Dans le domaine de l’éducation, qui concerne la population étudiée ici, la déségrégation raciale du système scolaire a été affichée comme une volonté politique de rupture avec l’apartheid [Sayed, Jansen, 2001 ; Jansen, 2000].

3Notre recherche a porté sur des adolescents scolarisés dans des établissements scolaires situés au sud de Johannesburg, à la frontière avec l’ex-township de Soweto. Une grande partie de l’échantillon représente cette population d’élèves qui, après l’apartheid, a quitté les établissements scolaires du township et pratiqué une migration quotidienne vers les établissements situés plus au nord de l’agglomération [1]. À Johannesburg, à partir de la réforme permettant le libre choix de l’établissement scolaire, le système scolaire s’est rapidement transformé en un marché répondant à la loi de l’offre et de la demande. Il en est résulté un gigantesque mouvement de dominos : le public de chaque établissement scolaire s’est transformé selon une logique de glissement d’élèves reproduisant l’ancienne hiérarchie raciale de l’apartheid – les « Noirs » rejoignant les écoles réservées auparavant aux « Coloureds » et aux « Indiens », ces deux groupes rejoignant les ex-écoles de « Blancs », ces derniers fuyant vers le privé ou vers les écoles publiques situées plus au nord devant l’arrivée de ces nouveaux élèves. Mais les ressorts de cette mobilité sont en réalité d’ordre social, car elle s’est de fait réalisée pour les seules fractions de populations plus favorisées ou plus aptes à la mobilité au sein du groupe racialisé. L’école, dans la société sud-africaine, est devenue « un enjeu de classement social (socioethnique) pour les familles, d’autant plus important dans une période d’incertitude et de recomposition des positions et des identités » [Franchi, Payet, 2010, p. 5].

4Les processus de déracialisation se conjuguent en partie aux processus de déségrégation raciale et sociale, mais ne s’y réduisent pas. Deux pôles les encadrent. Le premier pôle superpose déracialisation et déségrégation. C’est cette situation qu’expérimentent certains jeunes de Soweto qui se rendent quotidiennement (au prix, parfois exorbitant, d’heures de transport) dans des écoles ex-blanches, ex-Indiennes ou ex-coloureds [2] situées au nord de l’ex-township, et qui font l’expérience d’une (certaine) mixité raciale et sociale [Soudien, 2007, 2004]. Ils sont en effet quotidiennement en contact avec d’autres adolescents et d’autres adultes (que ceux de leur quartier de résidence) représentatifs des groupes sociaux et raciaux traditionnels de ces écoles, restés pour certains par choix de vivre l’Afrique du Sud arc-en-ciel et pour d’autres, par absence de choix.

5Le second pôle dissocie déracialisation et déségrégation. Il serait en effet erroné d’identifier déracialisation et mixité, que celle-ci soit résidentielle ou seulement scolaire. La déracialisation, qui consiste en une remise en cause des logiques d’identification (des autres, de soi) par des catégories raciales au profit d’autres catégories collectives ou individuelles opère, quand bien même la déségrégation n’a pas lieu. Cette configuration concerne la majorité de la société sud-africaine, dont les individus ont désormais le choix, tout au moins à un niveau subjectif, de penser autrui et de se penser en rejetant ou en conservant les anciennes grilles racialisées [Vandeyar, 2008 ; Nuttall, 2004]. C’est ce que vivent la grande majorité des jeunes des ex-townships noirs, qui continuent à fréquenter des écoles n’ayant connu aucun changement de leur composition raciale, tant du côté des personnels que du côté des élèves.

6Dans l’une ou l’autre des configurations idéales typiques, la déracialisation travaille les constructions identitaires des adolescents sud-africains. Avec ou sans mixité raciale, la pluralité marque leur expérience juvénile, qui se déploie dans plusieurs mondes sociaux où ils puisent des référents en rupture avec la culture traditionnelle : l’école, les églises et les partis politiques, la culture jeune. L’école constitue un des lieux et des opérateurs déterminants d’une redéfinition de l’identité de la société sud-africaine et du projet de rainbow nation. Elle n’est cependant pas le seul espace de réidentification disponible pour les jeunes sud-africains. Les églises, et dans une moindre mesure les partis politiques, constituent d’autres espaces dans lesquels les jeunes s’engagent. Ces espaces peuvent en partie redessiner les anciennes frontières qui voyaient se superposer les appartenances racialisées et les appartenances communautaires. Surtout, la culture juvénile globale, transportée par les nouveaux moyens de communication, contribue fortement à diffuser des modèles culturels dont les valeurs de réussite individuelle et de réalisation de soi sont en phase avec l’idéologie économique néo-libérale fortement prégnante en Afrique du Sud.

7D’un point de vue théorique, le concept straussien de monde social apparaît un outil pertinent pour mieux comprendre les processus de changement social. Chaque monde social, selon cette perspective, se définit et s’étudie à partir des univers de discours, des activités, des appartenances, des espaces, des technologies et des organisations spécifiques [Strauss, 1992, p. 272]. Pour les jeunes sud-africains rencontrés dans l’enquête, quatre mondes sociaux ont été identifiés : la famille, la communauté, l’école, l’église, la culture jeune globale. Les relations qui s’établissent entre ces différents mondes sont à la fois complémentaires et conflictuelles. Si ces mondes sociaux se rejoignent sur certains principes du discours dominant (par exemple l’école et l’église encouragent les jeunes à porter un regard plus réflexif et plus distant sur leurs pratiques traditionnelles), ils sont également en concurrence. L’existence de rapports de force est liée au fait que l’emprise de ces mondes (la vision, les idées qui sont mobilisées dans ces répertoires discursifs) est totalisante.

8Dans le cadre de cet article, nous serons attentifs à la manière dont les jeunes combinent leurs engagements dans ces différents mondes [Hannerz, 1983]. Nous portons ici l’attention sur les trois mondes (école, église, culture jeune globale) dans lesquels les jeunes identifient et construisent des ressources alternatives à l’identité héritée et entretenue dans le monde familial communautaire traditionnel [3]. Il s’agit de montrer les difficultés qu’ils rencontrent dans leur recherche identitaire et les manières avec lesquelles ils tentent de s’affranchir des anciennes catégories raciales pour trouver d’autres registres discursifs, plus légitimes à leurs yeux, mieux à même de correspondre à leurs ressentis et leurs aspirations [Franchi, 2004]. Ces nouveaux répertoires symboliques n’évacuent pas pour autant l’ancienne nomenclature de l’apartheid : ils s’y juxtaposent en partie et en partie aussi, la recomposent.

9Après avoir présenté les processus sociaux auxquels renvoie la notion de déracialisation dans l’Afrique du Sud postapartheid, spécialement pour la population juvénile défavorisée étudiée dans le cadre de cet article, nous développons ci-dessous l’analyse de ses dynamiques identitaires dans plusieurs mondes sociaux où ces adolescents sud-africains sont susceptibles de se construire et dans lesquels ils puisent de nouveaux référents : l’école, la religion, et la culture jeune.

Présentation du terrain et de la méthodologie d’enquête

10L’étude que nous avons menée auprès de ces jeunes s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche interdisciplinaire et d’une thèse de doctorat [4]. Le programme de recherche a été mené sur quatre années (2004-2008) à raison de deux à trois missions annuelles. À sa suite, la recherche de terrain doctorale a consisté en une année et demie d’immersion dans les écoles (2009-2010). La récolte des données a conjugué principalement deux méthodologies de type qualitatif : l’ethnographie et l’entretien compréhensif. L’ethnographie répond à une volonté d’ancrer la démarche de recherche dans la réalité du terrain. Cette méthode procède par induction analytique, par une étude de cas intensive préalable à toute tentative d’interprétation et selon une logique itérative de va-et-vient entre études de cas et analyses [Glaser, Strauss, 2011]. Grâce à cet outil, on observe des séquences concrètes d’activités de façon à étudier la contingence de l’action sociale. Il est possible de voir comment le déroulement des interactions individuelles dépend des représentations que les individus se font les uns et des autres et de la situation, et comment, en fonction de celles-ci, ils entrent dans des rôles sociaux et construisent leur identité. L’entretien compréhensif permet de revenir avec l’interlocuteur sur l’observation des pratiques et des comportements en s’efforçant, selon une démarche empathique et un engagement réciproque, de faire émerger le sens que les individus confèrent à leur agir [Kaufmann, 1996].

11Les adolescents dont il est question dans cet article sont scolarisés dans cinq établissements de niveau secondaire du sud et du centre de Johannesburg, qui forment l’échantillon de l’enquête. Ils sont représentatifs de la partie moyenne et inférieure de l’échelle sociale très inégale de la société sud-africaine. Ce sont des adolescents appartenant à des familles situées sur un empan allant des classes moyennes (hormis leur fraction supérieure très diplômée) aux milieux défavorisés et résidant soit à l’intérieur ou à proximité du township de Soweto (comme le quartier ex-blanc de Mondeor), soit au centre-ville de Johannesburg et dans les quartiers adjacents (Hillbrow, Berea, Yeoville), ce qui exclut de notre étude les classes sociales plus privilégiées résidant au nord de Johannesburg. Il s’agit d’une population urbaine, ayant donc des opportunités d’offre de biens scolaires et culturels et de déplacements sans commune mesure avec les régions rurales de l’Afrique du Sud. Le corpus de données est composé d’une part d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs (une dizaine par établissement) réalisés avec des filles et des garçons âgé(e)s de 16 à 19 ans, scolarisé(e)s en grades 11 et 12, lesquels correspondent à la fin de la scolarité dans l’enseignement secondaire, et d’autre part d’observations ethnographiques récoltées dans deux des établissements scolaires lors des cours et des temps de récréation, durant une année scolaire et demie.

12Les différentes écoles investiguées ont été sélectionnées de façon à respecter certains critères d’échantillonnage tels que la représentativité des types d’établissements regroupés avant 1994 dans chaque système scolaire (blanc, indien, coloured, noir) et les transformations à l’œuvre dans ces établissements depuis 1994 [Franchi, Payet, 2010]. Quatre de ces établissements sont situés dans la périphérie sud de Johannesburg (dans ou à proximité de Soweto). La cinquième école est située dans un quartier proche du centre-ville de Johannesburg, Hillbrow, connu pour son taux élevé de criminalité et une population importante issue de l’immigration. En 2005, la première école, située à Soweto – historiquement un township réservé aux personnes catégorisées comme « Noirs » sous l’ancien régime de l’apartheid – est très majoritairement fréquentée (environ 800 élèves) par les enfants des habitants du quartier, mais grâce à la bonne réputation de l’établissement, le recrutement s’est élargi au-delà du voisinage (toujours à l’intérieur de l’ex-township), ce qui concourt à une certaine diversité sociale interne. La seconde école, située à Lenasia – réservée sous l’apartheid aux élèves dits « Indiens » – accueillait, en 2005, 1 200 élèves dont près de 70 % de Soweto (noirs) et environ 30 % d’Orange Farm (noirs), un bidonville situé entre Soweto et Eldorado Park. Ainsi, seuls 65 élèves étaient issus de la zone résidentielle de Lenasia. La troisième école, située à Eldorado Park – réservée sous l’apartheid aux personnes dites « Coloured » – comptait, en 2005, 1 378 élèves, dont environ 75 % issus de familles résidant à Eldorado Park et 25 % venant de l’extérieur. La quatrième école, située à Mondeor – ancien quartier réservé aux « Blancs » à proximité de Soweto, mais séparé de l’ex-township par une autoroute nationale – comptait 1 640 élèves en 2010. Moins de 10 % de la population scolaire de cet établissement était « blanche », environ 50 % « noire » et 40 % « coloured » et « indienne ». Enfin, la cinquième école située près du centre-ville de Johannesburg, comptait en 2010 une population scolaire de 925 élèves à 90 % « noire » et à 10% « coloured » [5]. En outre, cet établissement se caractérise par des effectifs dont 20 % sont issus de l’immigration.

Le monde scolaire entre registres démocratique et communautaire

13L’école est le monde social où les jeunes sont le plus exposés au nouveau discours politique de la nation arc-en-ciel. Historiquement, celle-ci a joué un rôle déclencheur dans les luttes qui ont mené à la chute de l’ancien régime. Avant même l’avènement de la démocratie, elle a été un laboratoire de la transition, certains établissements volontaires expérimentant une politique de déségrégation raciale. Depuis 1994, un train de réformes successives a porté sur l’organisation scolaire comme sur les curricula et les pratiques pédagogiques [Carpentier, 2005 ; Chisholm, Motala, Vally, 2003]. Dans les programmes, un accent particulier a été mis sur la fabrication d’une nouvelle citoyenneté, notamment par la mise en place de cours de life-orientation. On attend de l’école qu’elle soit un moule nouveau pour une nouvelle nation [6].

14Les modalités selon lesquelles ce registre démocratique est mobilisé, tant par l’institution que par les élèves, diffèrent en fonction du contexte social et géographique de l’établissement scolaire, selon que celui-ci se situe dans les « segments intermédiaires » [7] [Payet, Deneuvy, 2011] du système scolaire ou dans ses segments disqualifiés (pour rappel, la présente analyse ne prend pas en compte les écoles favorisées de l’agglomération). D’un côté, les écoles des zones résidentielles ex-indiennes ou ex-blanches déclinent le discours démocratique dans des projets d’établissements, reconnaissant la diversité culturelle et promouvant une citoyenneté de type libéral. De l’autre, dans les écoles du township, la réalité ségréguée du public ne permet pas une traduction locale du discours sur la diversité, et les conditions matérielles d’enseignement, encore très précaires, obligent la direction à entretenir un discours volontariste plus abstrait et plus politisé (sur le thème de la conquête historique de la démocratie) en décalage avec l’expérience quotidienne des élèves. Ces différences institutionnelles dans l’appropriation du registre démocratique en fonction des écoles se retrouvent également dans la manière dont les élèves des différents établissements scolaires adhèrent aux discours officiels et mobilisent pour eux-mêmes, dans leurs constructions identitaires, le registre des valeurs et des droits collectifs et individuels. Le sentiment d’être plus ou moins inclus ou exclus des transformations sociales en cours oriente un discours et une posture entre confiance et défiance à l’égard des mots d’ordre citoyens, mais aussi, à un niveau subjectif, entre valorisation et dévalorisation de soi.

Les mondes scolaires « intermédiaires »

15Les établissements situés dans les segments intermédiaires ont généralement fait partie des premières écoles qui ont ouvert leurs portes à des élèves « non-blancs » avant la fin de l’apartheid (model C schools) et se sont engagées activement dans la transition vers le nouveau modèle d’éducation nationale. Dans ces écoles, la rhétorique des droits encourage, voire exhorte, les élèves à s’identifier aux idéaux démocratiques d’égalité et de diversité, à se définir en dehors de leur groupe d’appartenance hérité. Les élèves sont invités à réévaluer la pertinence ou la légitimité des pratiques traditionnelles de leur milieu communautaire à l’aune des valeurs démocratiques que l’école porte et enseigne (par exemple l’égalité des genres ou selon l’orientation sexuelle) [Jacobs, 2012b]. Ceci crée des tensions entre les différents mondes de référence des élèves, les obligeant à se positionner face aux relations conflictuelles entre leurs différentes allégeances. En proposant un nouveau registre discursif, l’école conduit les jeunes à réévaluer leurs définitions identitaires et leur enjoint de créer des amitiés au-delà des frontières racialisées. Mais pour les jeunes de ces écoles, ce mouvement ne va pas forcément de soi.

16Il existe des contradictions internes à cette dynamique de déségrégation puisque l’école ne met pas complètement en pratique ce qu’elle dit. Il existe un discours idéologique qui valorise la diversité culturelle et la reconnaissance des différences, mais les élèves se heurtent à des structures et à des logiques de fonctionnement encore implicitement marquées par le régime de l’apartheid, dans la mesure où le corps professoral ne s’est pas complètement déracialisé [8]. Si ces écoles présentent une image délibérément inclusive de leur projet éducatif, la culture scolaire de l’établissement, qu’ils qualifient de multiculturelle, est orientée vers une stratégie d’inclusion aux accents culturalistes (organisation d’événements culturels dans l’école pour faire découvrir les « spécialités » de chaque culture), signe du difficile abandon des anciennes conceptions et pratiques propres à la période de la domination de la culture « blanche » [Ansell, 2006 ; Soudien, 2007 ; Jacobs, 2012a].

17Ainsi les anciennes catégories raciales sont-elles encore très actives dans la construction des rapports sociaux dans ces mondes scolaires intermédiaires. Dans les entretiens, les élèves n’hésitent pas à les mobiliser pour décrire les différents regroupements entre pairs dans la cour de récréation, de façon à mettre en évidence les lignes de fracture raciale entre les groupes. Il est assez remarquable de voir combien ces représentations utilisent les stéréotypes ordinaires pour caractériser les groupes, en recyclant les croyances collectives héritées de l’apartheid pour tenter d’attribuer un sens aux conduites de leurs membres. Voici un extrait d’entretien réalisé avec Nkuli, une jeune élève en grade 11 (dans l’école située en centre-ville). Originaire du Swaziland, sa famille habite à proximité de Mondeor (quartier de classes moyennes au sud de Johannesburg). Elle est par conséquent issue d’un milieu social plus privilégié que la majorité des élèves de l’établissement et fait également partie des « top students ».

18

« Certaines personnes trouvent que c’est mieux d’être en contact avec le même groupe culturel parce qu’on se comprend plus. Certaines personnes trouvent que c’est difficile d’être en contact avec des Noirs quand on est Coloured ou bien avec des Noirs quand on est Blanc. Ils préféreraient plutôt être avec des Noirs s’ils sont Noirs ou bien avec des Blancs s’ils sont Blancs. Depuis ce truc racial, il y a certaines personnes qui n’aiment pas certains groupes de gens à cause de leur apparence ou des choses dans lesquelles ils croient. Par exemple, nous, la communauté noire, nous sommes très bruyants alors que la communauté indienne, ils sont très calmes. Mais les communautés indiennes et coloured sont celles qui n’ont pas une très bonne influence, je ne veux pas généraliser, mais c’est comme ça. Ce sont principalement les Indiens et les Coloureds qui font des trucs pas bien comme la drogue et tout ça. Alors que c’est à la communauté noire qu’on cherche des ennuis pour des chahuts ou d’autres trucs. Donc il y a différents centres d’intérêt, par exemple vous verrez que les Noirs font du bruit, jouent au foot alors que les autres se détendent juste en discutant et tout ça. »
(Nkuli)

19La difficile déracialisation de la sociabilité juvénile renvoie également à ce que certains chercheurs ont appelé le « model C kid » [Dolby, 2001 ; Soudien, 2007] qui caractérise des jeunes « noirs » issus des classes moyennes de Soweto scolarisés dans des écoles des anciens quartiers « blancs ». Le « modèle C », qui se réfère au système d’enseignement transitoire postapartheid, caractériserait un processus de socialisation transculturel chez les jeunes qui font l’expérience d’une dissociation entre l’appartenance à une communauté résidentielle et à une communauté scolaire différentes. Pour ces adolescents « noirs » et « coloured », généralement issus de la fraction sociale supérieure des ex-townships, la logique résidentielle et la logique scolaire se sont dissociées. Nous avons pour notre part observé que ces élèves tendent à se regrouper à l’école selon leur lieu de résidence, recréant les fractures de la ségrégation dans leurs relations entre pairs. Dans l’extrait suivant, Gerold (grade 11, école située à Mondeor, résultats scolaires entre C et B), qui est originaire du Zimbabwe et est né d’un mariage mixte, explique comment la question raciale traverse les représentations des adolescents de ces mondes scolaires intermédiaires :

20

Gerold : Oui, spécialement à l’école. C’est « racial », les questions de races sont pires à l’école que dans la rue.
Ir : Vraiment ? Et à quoi tu penses que c’est dû ?
Gerold : Euh, je pense que c’est la manière dont ils sont éduqués. Ils ne sont pas, parce qu’ils ne voient pas beaucoup de mixité dans leurs familles. Tu ne verrais pas ton père… comme toute ta famille ayant, soit des membres de ta famille noirs ou blancs dans la famille, tout sera soit coloured soit strictement noir ou bien seulement blanc.

Les mondes scolaires disqualifiés

21Dans les écoles des ex-townships, les élèves semblent mobiliser davantage que dans les écoles du segment intermédiaire le répertoire politique des droits [Payet, Franchi, 2010]. Certains sont d’ailleurs engagés dans des espaces politiques propres à leur génération, en partie liés à l’école (comités des délégués de classe, associations de défense des droits des élèves), en partie liée aux partis politiques (section jeunes de l’ANC). Voici un extrait d’un entretien collectif (mené dans l’établissement scolaire situé à Soweto) sur le thème du châtiment corporel [9], aboli par la Constitution, mais perdurant dans les pratiques d’une partie des enseignants de ces écoles [Payet, Franchi, 2008, 2009].

22

Sweeteness : « Je pense que c’est juste parce que nos professeurs sont comme nos parents. Ils doivent nous enseigner ce qui est mal et ce qui est bien, donc ils doivent… Mais, nous les élèves, on profite de ça parce qu’on a des droits. Tu comprends ?
Ir : Qu’est-ce que tu veux dire par “on a des droits” ?
Thandiswa : Par exemple, au gouvernement, au gouvernement d’éducation du Gauteng, ils disent qu’il faut arrêter le châtiment corporel. Donc nous les élèves on profite de ça, qu’on ne doit pas être punis, et après on se comporte mal.
Lerato : Moi je ne suis pas d’accord avec toi parce qu’on est suffisamment grands et on sait ce qui est bien ou mal et on connaît quelles sont nos responsabilités et nos devoirs, donc ce n’est pas bien le châtiment corporel.
Thabo : Moi aussi je ne suis pas d’accord avec toi parce que nous avons tous des droits et je dois utiliser mon droit, je suis assez grand pour faire ce que je veux faire, et je n’ai pas besoin d’être puni pour faire ce que j’ai besoin de faire. Les enseignants profitent de nous parce que nous sommes des élèves. »

23Les élèves de ces écoles défavorisées sont porteurs d’une revendication d’égalité entre établissements scolaires, dénonçant la moindre qualité de leurs écoles en termes d’équipements, de ressources, d’enseignants. La comparaison qu’ils opèrent avec les écoles situées en dehors du township rend à leurs yeux leurs écoles inférieures. Cette disqualification s’étend à leurs enseignants qu’ils perçoivent comme des obstacles aux changements que la rhétorique de la nouvelle Afrique du Sud leur promet. Leur intense frustration les conduit à appliquer à leurs enseignants une grille racialisée – des « enseignants noirs », connotés de toutes les caractéristiques négatives attribuées à cette catégorie dans l’ancien système scolaire de l’apartheid. Cependant, l’ambivalence identitaire travaille également ces mondes scolaires disqualifiés [Payet, 2005]. Si l’école de leur quartier leur apparaît inférieure, justifiant une étiquette racialisée parce qu’elle s’avère incapable de leur assurer une égale opportunité, elle fait aussi l’objet d’un fort attachement affectif, car elle représente un repère stable et sûr au sein d’un environnement extérieur dangereux et face à une structure familiale souvent désorganisée et en proie à la violence quotidienne. Le modèle communautaire de l’école, rejeté lorsqu’il rappelle l’image d’un établissement pauvre et inférieur, est aussi valorisé comme espace de protection. Voici quelques réponses d’élèves (de grade 11) de l’école située à Soweto à une question ouverte (« Qu’est-ce que tu aimes chez les enseignants de ton école ? » [10]) d’un questionnaire réalisé dans les écoles de l’échantillon :

24

« Je suis entourée de profs qui sont mes parents durant les heures de classe. »
« Les enseignants nous protègent. Ils sont comme notre mère et notre père. »
« L’école est comme ma seconde maison parce que je passe plus de temps à l’école qu’à la maison et les enseignants sont mes deuxièmes parents et ils sont là pour me guider. »

25La manière dont les jeunes, scolarisés dans les différents mondes scolaires, intermédiaires ou défavorisés, opèrent une déracialisation à partir du registre des droits interagit avec les propres dynamiques de déracialisation vécues par leurs enseignants. Il semble en effet plus aisé, pour les enseignants « blancs » des écoles ex-blanches situées dans les segments intermédiaires, de reprendre à leur compte le lexique démocratique qui permet d’opérer une rupture avec l’héritage culpabilisant de l’apartheid – même si ce registre occulte parfois une insuffisante remise en cause de pratiques propres au modèle scolaire blanc anglo-saxon. Les enseignants « noirs » des écoles disqualifiées font face à leurs propres difficultés dans l’adaptation au changement, liées à la carence de leur niveau de formation maintenu aux standards de l’apartheid. Ils subissent de plein fouet les problèmes familiaux de leurs élèves, et se sentent abandonnés devant le peu de moyens mis à leur disposition pour y faire face. Ils partagent au fond avec leurs élèves un même sentiment d’injustice vis-à-vis de la situation de leurs collègues dans les écoles du segment intermédiaire et, comme leurs élèves, ils retournent leur colère et leur frustration vers leurs vis-à-vis immédiats. Ainsi, s’en prennent-ils aux élèves qui, à leurs yeux, abusent de l’argument de leurs droits [Franchi, Payet, 2009]. De fait, la dynamique de déracialisation travaille de manière différente la relation enseignants/élèves dans ces deux types d’écoles. Mais, dans chacun des contextes, les contradictions et les ambivalences marquent la construction identitaire des adolescents.

Le monde moral de la religion face aux nouveaux référents juvéniles

26L’Afrique du Sud, comme une majorité de sociétés du Sud, est une société dans laquelle l’appartenance religieuse va de soi – c’est l’inverse qui est incongru, voire déviant. Le monde social de la religion est traversé par une double tension. La première oppose les valeurs et prescriptions morales prônées par la religion et celles de la culture traditionnelle et de la communauté d’appartenance (le culte des ancêtres, la polygamie protégée par le droit coutumier zoulou, certains actes de sorcellerie pratiqués dans les communautés rurales). L’Église chrétienne (comprenant l’Église réformée hollandaise, l’Église africaine indépendante, l’Église pentecôtiste charismatique) incarne une communauté de croyants et de pratiquants qui se substitue progressivement aux groupes communautaires racialisés de l’apartheid [Bekker, 2011]. La rhétorique religieuse assumerait une fonction de relais des affiliations communautaires marquées par la racialisation face à la désaffiliation généralisée due au processus d’individualisation de la société sud-africaine. Les églises ajustent ainsi leurs discours à l’égard des jeunes générations. Elles ciblent particulièrement les bons élèves, car non seulement ils constituent des modèles positifs pour attirer d’autres élèves, mais ils peuvent aussi mettre leurs compétences au service de leurs activités. Certaines d’entre elles font valoir leur capacité à se substituer à un État défaillant pour soutenir une poursuite d’études. Elles offrent ainsi des bourses aux plus méritants. Pour les jeunes désireux de poursuivre des études supérieures et qui appartiennent à des familles pauvres ou fragilisées par un fort taux de mortalité des parents (du fait de la pandémie du SIDA), les églises offrent une issue concrète. Basani (grade 11, école du centre-ville, résultats scolaires entre B et A), est une élève zoulou très impliquée dans l’organisation religieuse dont elle fait partie. Pour elle, la pratique régulière de sa foi prend beaucoup plus de place que les traditions héritées de sa communauté d’appartenance.

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« L’église est une organisation. Ils croient en l’éducation. On va pas à l’église juste le dimanche, hop on y va, hop on en sort. On va à l’église le dimanche, mais on ne loue pas le Seigneur juste le dimanche et puis durant la semaine, on est juste quelqu’un d’autre. La foi qu’on a… Comment est-ce que je pourrais dire ça ? On vit tous les jours comme si c’était dimanche. Donc tout ce qu’on nous enseigne à l’église, on l’applique dans sa vie, pour se prouver qu’en fait, pour grandir spirituellement on doit appliquer tout ce qu’on a appris à l’église. »
(Basani)

28Une seconde tension oppose les idéaux moraux inculqués par les églises et le désir des jeunes de participer à la société de consommation. La fin de l’apartheid a créé l’espérance d’un accès généralisé aux biens sans cesse renouvelés de la société de consommation. Les adolescents sud-africains partagent l’expérience universelle de la mondialisation à travers la consommation d’activités (restauration rapide, écoute de musique, lecture de magazines et de sites web, communication sur les réseaux sociaux) et d’objets de marque (vêtements, objets électroniques) qui constituent autant de signes d’appartenance à une jeunesse globale [Nuttal, 2008]. Face à un environnement propice aux expériences dangereuses (contamination par le SIDA [11], grossesses précoces, délinquance, drogue, prostitution…), les églises proposent un cadre moral et un espace de sociabilité protégé. Alors que ces adolescents sont naturellement désireux de s’émanciper du monde familial [12], il n’y a pas de lieux réellement sûrs pour eux, en dehors de l’école, qu’ils puissent investir pour construire de nouvelles sociabilités. Dans un tel contexte, l’école ne suffit pas toujours à constituer un contrepoids moral suffisant. C’est souvent aux églises que revient, si ce n’est le monopole, du moins un rôle important dans la protection morale des enfants et des adolescents. Precious (élève en grade 11, école du centre-ville, Zouloue), raconte comment son inscription dans la religion chrétienne lui a fourni des ressources substitutives à celles puisées dans la délinquance pour se construire.

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Precious : Quand j’étais en grade 8, je faisais partie d’un gang ici à l’école. On était genre six filles, et donc ces filles fumaient, buvaient ici à l’école. Donc j’ai aussi commencé à avoir ce comportement. Mais après j’ai changé et j’ai alors réalisé que c’était mal. J’ai donc été chez Mme Blue [l’enseignante de life orientation] et je lui ai parlé. Après j’étais dans un processus de… je ne peux plus jamais boire ou fumer […]
Ir : Et qu’est-ce qui s’est passé ? Comment ça se fait que tu es tombée dans ce gang ?
Precious : Je pense que c’était la pression des pairs. Je ne pouvais pas me contrôler. Tu sais, tout le monde veut être populaire à l’école, comme ça les gens te voient. Parce que c’est la période de l’adolescence. Donc je suis arrivée au point où je voulais juste me marrer avec elles. Je pensais que c’était bien, mais c’était mal en fait.
Ir : Et qu’est-ce qui s’est passé entre la « bonne » Precious et la « mauvaise » Precious ?
Precious : Peut-être que c’est parce que je vais à l’église. Je suis chrétienne. Je suis peut-être une Zouloue, on a des choses qu’on respecte dans nos traditions. Mais je préfère être chrétienne. Donc comment… je suis venue à l’église… j’ai commencé à prier. J’aime tellement aller à l’église !

30L’église comme monde social donne accès à un autre répertoire de réidentification, mais de par son caractère monolithique, elle laisse très peu de place à la présence d’autres répertoires discursifs concomitants. Cette « socialisation totale » des jeunes dans le monde social religieux produit un certain nombre de contradictions avec d’autres univers discursifs comme le registre démocratique (égalité en fonction de l’orientation sexuelle) ou celui de la tradition (rituels animistes, culte des ancêtres). Les jeunes que nous avons interrogés négocient la place de ces différents univers discursifs dans leur construction identitaire. Si l’église permet d’apporter des réponses qui ne sont pas contradictoires avec leur ancrage culturel, contrairement à l’école qui met en avant la question des droits constitutionnels, ces jeunes tendent davantage à adhérer à l’univers discursif religieux. En revanche, s’ils ne trouvent pas de ressources identitaires qui font sens pour eux à l’église, ils les cherchent dans le monde scolaire. L’école est en effet porteuse d’un projet de construction de sujets autonomes, réflexifs, critiques, porteuse d’une forme d’individualisme en conflit avec la conception communautaire, souvent contraignante, de l’appartenance religieuse.

La prégnance du monde de la culture jeune globale

31Quelle que soit la singularité de leur expérience de l’adolescence, marquée par une vulnérabilité extrême de la structure familiale et du tissu social, les jeunes sud-africains des ex-townships sont baignés dans la culture populaire globale. Ces nouveaux référents participent à la création de nouvelles identifications culturelles plus ou moins racialisées. Thandiswa (grade 12, école du centre-ville, résultats scolaires entre C et B), issue de la communauté Xhosa, mobilise ces référents symboliques populaires et globalisés pour se construire face à un monde familial fragilisé et violent.

32

« Même la manière dont je m’habille, la musique que j’écoute. Ouais, ok elle (sa mère) peut voir que je suis mature ici et là, mais je ne pense pas qu’elle me comprenne, comme mon style de vie tu vois. Ok, j’adore tellement le hip-hop. Si tu demandes à n’importe qui ici “Tu sais, Thandiswa, quelle musique est-ce qu’elle aime ?”, il te dira “C’est le hip-hop”. J’aime beaucoup le hip-hop. J’aime juste porter un jean, un t-shirt et des tennis. J’adore les tennis. Si j’avais une collection, ce serait une collection de tennis. […] Le hip-hop, c’est comme de la poésie. Certaines personnes disent “Eh, le hip-hop c’est que des injures, que des… des vêtements ou des filles, ou des gens dénudés.” Non, ouais, ce sont les gens, ils dénigrent le hip-hop. Mais le hip-hop c’est un moyen d’expression personnelle, quelque chose que tu as traversé, c’est un message. »
(Thandiswa)

33Ce qui marque de manière prépondérante les relations juvéniles à l’école, c’est l’arrivée des codes de la culture de masse dans l’enceinte scolaire. Certes, les jeunes sud-africains peuvent difficilement exhiber leurs préférences musicales ou vestimentaires à travers leur uniforme scolaire, mais ils font pourtant preuve de créativité et usent de tactiques diverses pour se différencier. Les écouteurs autour du cou et le téléphone portable dans la poche, le port bas du pantalon d’uniforme sur les hanches et la démarche un peu nonchalante en sus sont par exemple des traits caractéristiques de la culture hip-hop mise en scène par certains élèves dans l’espace scolaire.

34L’exposition aux codes occidentaux de la société de consommation enclenche de nouvelles formes de dynamiques raciales dans les relations juvéniles. Si la culture populaire globale constitue un registre culturel commun, elle est en même temps productrice de nouvelles différenciations [Barnett, 2004 ; Dolby, 2001]. Elle ouvre un nouvel espace de construction identitaire dans lequel émergent des tentatives de renégociation, de contestation, de résistance ou de reconstruction des identités racialisées. Ces nouvelles ressources identitaires interviennent également dans l’institution d’une culture jeune black. « Y-culture is characterized by hybridity and its celebration of ghetto/loxion style is an explicitly local reworking of the American sign » [Nuttal, 2008, p. 163]. La renégociation des identités et l’effort des jeunes pour évacuer les catégories raciales héritées s’effectuent en partie à travers cette culture populaire globale. Les nouveaux référents que véhiculent les canaux médiatiques et la société de consommation leur permettent de dépasser les limites raciales des identités et de créer une culture jeune africaine globale.

35En adhérant aux modèles occidentaux de la culture jeune, la jeunesse sud-africaine est en retour dépendante de la mondialisation culturelle. Le temps passé sur le téléphone portable, sur les réseaux sociaux, dans les malls (centres commerciaux) est révélateur de conduites de vie de plus en plus marquées par l’ultra-consumérisme. L’inscription de l’économie sud-africaine dans l’économie mondiale et son orientation très libérale ont des répercussions très concrètes sur la vie des adolescents et sur leurs aspirations. À côté des ressources identitaires que cette culture globale leur procure, elle véhicule des référents et des images de réussite souvent contradictoires avec l’idéal démocratique de la Constitution sud-africaine (modèles de réussite fondés sur des biens de consommations prestigieux, représentation de la féminité et du genre à partir de la sexualité, représentation violente de la masculinité, etc.).

36Le rapport à l’ultra-consumérisme diffère sensiblement selon le niveau de frustration sociale des jeunes et leur vulnérabilité. Pour les adolescents des ex-townships, la frontière entre le bien et le mal dont leurs entretiens parlent tant n’est pas une métaphore. Nombre d’enfants et d’adolescents des townships sont élevés par leurs grands-mères suite à la destruction des cellules familiales par le sida et la pauvreté [13]. Les plus fragiles sont exposés à la drogue, omniprésente dans les quartiers les plus pauvres. L’image de ces voitures garées de l’autre côté de la rue face au portail de l’école, grâce auxquelles de jeunes hommes tentent de séduire les adolescentes, dit bien la frontière entre le monde sûr et le monde inconnu, mais aussi la tentation à laquelle il s’agit de résister. Anthea, qui a grandi dans la communauté « coloured » (grade 11, école située à Eldorado Park), fait le récit d’une situation rencontrée sur le chemin de l’école dont le dénouement tragique témoigne de la violence quotidienne à laquelle ces adolescents font face.

37

« J’ai cette amie Rosa, elle sortait avec un garçon et puis, ce matin-là, elle me dit “Anthea, il vient me chercher à la maison et il m’emmène à l’école.” Elle est montée dans la voiture et elle m’a demandé de venir avec elle, alors je lui ai dit “Je préfère y aller seule que d’y aller avec toi et ton petit ami.” Et puis j’y suis allée à pied et elle, elle est arrivée très très tard à l’école ce matin-là. Elle m’a dit ce qui s’était passé, que ces gens qui sont venus la chercher, ils sont allés dans sa maison (du petit ami). Il vivait en fait seul et elles y sont allées, elle et deux autres filles qui sont dans cette école, et puis ses amis à lui voulaient la violer et ce qu’elle m’a dit c’est qu’ils ont violé une de ses amies. »
(Anthea)

Conclusion

38L’image d’une transition démocratique douce de la société sud-africaine est trompeuse. Les inégalités sociales et économiques se sont largement maintenues à travers les lignes de démarcation racialisées héritées de l’apartheid. Certes, la société s’est mise en mouvement, mais la mobilité sociale y est encore très faible. Pour autant, la déracialisation en tant que processus symbolique est à l’œuvre. Les adolescents sud-africains des ex-townships sont symptomatiques de ces mouvements d’engagement et de repli, d’aller et de retour entre différentes appartenances collectives, certaines héritées, d’autres émergentes. Ils vivent cette expérience de manière diverse, en fonction de leur accès inégal à des mondes sociaux qui les mettent en contact avec des expériences de mixité sociale et raciale, et qui ouvrent un espace de débat et de confrontation entre valeurs modernes et valeurs traditionnelles. L’école joue théoriquement ce rôle, mais n’importe quelle école n’est pas en capacité de le jouer en pratique. Les églises occupent toujours une place prépondérante dans l’environnement social et tentent de contrecarrer à la fois l’action de l’école et celle des groupes de pairs, par une valorisation de nouveaux liens communautaires intergénérationnels. La culture juvénile et la définition de soi à partir de traits culturels globalisés ouvrent aux adolescents une nouvelle voie d’identification en dehors du monde des adultes et de leur passé racialisé. Finalement, la famille intervient de manière prépondérante dans l’ouverture et le contrôle des opportunités. Elle pondère l’influence des pairs et atténue la vulnérabilité à la délinquance.

39Nous avons pu ainsi montrer qu’au lieu de chercher une explication causale synchronique des logiques d’appartenance des adolescents sud-africains, il s’avère plus intéressant d’en proposer une lecture dynamique fondée sur l’étude des processus d’engagement dans une pluralité de rôles et de mondes sociaux [Hannerz, 1983], lesquels interagissent selon des relations faites de conflit et de complémentarité. La société sud-africaine ne s’est pas déracialisée d’un coup de baguette magique et la « race » représente parfois paradoxalement une sécurité identitaire, comme l’indiquent les pratiques juvéniles de reracialisation. Pourtant, elle peut être envisagée comme une catégorie plus flexible pour ceux qui parviennent à se déplacer sur différents registres d’appartenance, autrement dit, qui ont accès à différents mondes et rôles sociaux. L’inégalité sociale constitue ainsi la première différenciation importante dans le processus de réalisation de soi. La seconde est la capacité à exercer un libre arbitre, nécessaire pour faire des choix face aux épreuves de l’adolescence. La conception héritée de l’éducation familiale et scolaire sous l’apartheid ne favorise pas cette autonomie de la subjectivité individuelle. Beaucoup dépendent finalement de la capacité de la génération des éducateurs (parentaux, scolaires, religieux) à s’être engagés eux-mêmes dans un mouvement réflexif vis-à-vis des carcans du passé, à pouvoir accompagner la génération suivante dans son propre cheminement. Or, la liberté nouvelle de la génération suivante (the « born free generation ») peut être perçue comme menaçante par la précédente, ce qui renvoie à une réflexion à la fois locale et universelle sur l’intrication des dynamiques sociales et psychologiques dans les processus de transformation politique des sociétés.

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Notes

  • [*]
    Docteure, unité d’enseignement et de recherche Acteurs, gestions, identités, relations, systèmes (AGIRS), Haute école pédagogique de Vaud.
  • [**]
    Professeur, faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, équipe de sociologie de l’éducation (SATIE), université de Genève.
  • [1]
    Johannesburg peut se lire globalement selon un axe Nord/Sud qui traduit une division sociale et racialisée de la répartition résidentielle des populations. Plus on va vers le Sud (vers Soweto), plus la population est pauvre et « noire » et inversement, lorsqu’on se dirige vers le Nord.
  • [2]
    Nous avons choisi de ne pas traduire le terme « coloured », car ce serait trahir la référence historique de le traduire par « métis ». Cette notion de « coloured » fait référence en Afrique du Sud à un métissage particulier qui a été essentialisé dans une catégorie de la nomenclature de l’apartheid.
  • [3]
    Nous préférons utiliser le terme de communauté à celui de famille. La question des dynamiques identitaires au sein de la famille est une question en soi qui n’a pas été traitée directement par la recherche. Nous considérons que la famille n’est pas un monde figé, à l’écart des dynamiques de recomposition identitaire à l’œuvre dans la société sud-africaine. Mais le parti-pris épistémologique et méthodologique d’une recherche compréhensive s’appuyant sur les perspectives des acteurs enquêtés nous a conduits à privilégier l’investigation des mondes extra-familiaux, que les adolescents valorisent dans leurs discours. Pour autant, le monde familial a bien une importance cruciale pour ces jeunes, comme en témoignent leurs reportages photographiques réalisés dans le cadre de la recherche, et qui font spontanément une large place à la représentation des membres de leur famille et de leur environnement familial (maison, voiture pour certains, rituels et fêtes…). Mais son exploration nécessite un autre programme de recherche.
  • [4]
    Le programme de recherche, dirigé par Vijé Franchi (psychologue, professeur à l’université de Genève) et Jean-Paul Payet (sociologue, professeur à l’université de Genève), a bénéficié du financement de l’IFAS et du CNRS (France). La thèse de sociologie de Marie Jacobs, dirigée par Marie Verhoeven (université de Louvain) et Jean-Paul Payet, a été financée par le FNRS de la Communauté française de Belgique. Les deux projets ont été soutenus par l’université de Genève.
  • [5]
    Les statistiques raciales existent toujours en 2009 et 2010, au moment où les données de l’enquête utilisées dans cet article ont été recueillies. Un directeur d’établissement doit encore utiliser ces mêmes catégories pour remplir le rapport annuel de son district scolaire concernant les caractéristiques de la population scolaire de son école. Le rapport annuel du SAIRR (South African Institute of race relations) utilise également les statistiques raciales dans les enquêtes menées auprès de la population sud-africaine.
  • [6]
    On n’abordera pas ici d’autres dimensions de la réforme de l’école, par exemple la gestion des établissements scolaires, qui a reconnu le pouvoir des parents et édifié l’école comme le lieu exemplaire d’une démocratisation de la société [Bamberg, 2006].
  • [7]
    La notion de segment intermédiaire du système scolaire [Payet, Deneuvy, 2011] renvoie à ces écoles anciennement « blanches » ou « indiennes » qui ont vu changer quasi totalement leur population scolaire, accueillant désormais une majorité d’élèves « coloured » ou « noirs ». Nous faisons l’hypothèse que ces écoles sont des espaces scolaires en quelque sorte expérimentaux du modèle de la rainbow nation.
  • [8]
    Le processus de déracialisation ne correspond évidemment pas à une simple diversification du personnel enseignant, éducatif et de direction, même si cette dimension est importante. Il s’agit bien d’une déracialisation des mentalités.
  • [9]
    Le châtiment corporel est l’un des rares thèmes pour lequel nous avons pu identifier une différenciation des discours liés au genre. Les garçons sont nettement plus critiques à l’égard des pratiques enseignantes utilisant le châtiment corporel, mais en grande partie parce qu’ils en sont les principaux destinataires. L’indifférenciation des discours selon le genre ne signifie pas que l’expérience des filles et des garçons soit la même ni qu’elle soit vécue de la même façon. L’exposition des filles aux violences sexuelles est par exemple bien plus importante, et les risques de grossesse précoce s’ajoutent pour elles au risque de la contamination par le SIDA. Mais sur le plan des discours relatifs à leurs dynamiques identitaires, la variable genre apparaît peu pertinente.
  • [10]
    La question en anglais est : « What do you like about your teachers ? ».
  • [11]
    En Afrique du Sud, près d’un cinquième de la population (5 600 000 personnes) pourrait être porteur du virus VIH : une estimation de 13,9 % et de 3,9 % (en 2012) respectivement pour les femmes et les hommes âgés entre 15 et 24 ans selon le rapport mondial d’ONUSIDA [2013, p. A34].
  • [12]
    Voir note 3.
  • [13]
    En 2008, seulement 35 % des enfants sud-africains vivaient avec leurs deux parents biologiques. 3,95 millions d’enfants ont perdu au moins un parent, dont un million à cause de l’épidémie de sida. En 2008, 8 % des enfants étaient élevés par leurs grands-parents, oncles ou tantes, tandis que 98 000 enfants vivaient dans des foyers dont le membre le plus âgé n’avait pas plus de 18 ans [IRR, 2008].
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