Autrepart 2012/3 N° 62

Couverture de AUTR_062

Article de revue

L'institutionnalisation de l'agriculture familiale en Argentine : vers la reformulation d'un référentiel de développement rural

Pages 201 à 216

Notes

  • [1]
    Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme SYSTERRA, portant la référence ANR-09-STRA-04.
  • [*]
    Ingénieur de recherche à l’INRA (Institut national de recherche agronomique), Toulouse.
  • [**]
    Directeur de recherche à l’INRA (Institut national de recherche agronomique), Toulouse.
  • [2]
    L’ambiguïté des notions de producteurs « petits » et « moyens » se retrouve finalement dans celle de l’agriculture familiale qui regroupe des catégories de producteurs disparates dont l’hétérogénéité s’est accentuée ces dix dernières années à partir de la libéralisation du secteur agricole et du processus « d’agriculturisation » [Gras, Hernandez, 2007]. Ce terme désigne la progression de la frontière agricole sous la pression du soja transgénique et d’autres cultures d’exportations sur des cultures plus traditionnelles, et sur l’élevage, déplacé de sa zone traditionnelle d’implantation, la Pampa. En raison des disparités régionales, ces catégories floues ne renvoient à aucune définition statistique, bien que ce soient souvent des critères de taille, variables d’une région à l’autre, qui permettent de les définir.
  • [3]
    Le référentiel global correspond à la représentation que se fait une société de son rapport au monde, à un moment donné. Il s’agit d’une représentation générale à l’intérieur de laquelle s’ordonnent et se hiérarchisent les référentiels sectoriels. Il est constitué de représentations, de valeurs, de normes et de croyances, qui guident l’action [Faure et al., 1995].
  • [4]
    Ces enquêtes ont été réalisées entre 2007 et 2008 dans le cadre d’un travail de thèse de doctorat [Gisclard, 2011].
  • [5]
    Le secrétariat de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Alimentation qui dépendait du ministère de l’Économie a retrouvé le rang de ministère en 2009. La SAGPyA est en effet issue de l’ancien ministère de l’Agriculture créé par l’oligarchie terrienne au pouvoir sur les conseils des États-Unis en 1898, et qui a été supprimé par le gouvernement développementaliste de Frondizi en 1958.
  • [6]
    Celui-ci est en charge des relations dans le cadre du MERCOSUR et, à ce titre, concerné par la politique rurale.
  • [7]
    Ce syndicat agricole représente les intérêts des producteurs petits et moyens principalement de la région pampéenne, région dans laquelle l’on trouve la plus grande proportion d’exploitations tournées vers l’exportation de grains et d’oléo-protéagineux.
  • [8]
    Le ministère du Travail estime à 75 % le taux d’emploi non déclaré dans le secteur agricole [Lukin, 2010].
  • [9]
    Les actions de développement sont bien sûr présentes depuis les années 1960-1970 (comparables aux dynamiques de développement agricole que l’on peut alors observer en Europe). Toutefois cette dynamique se concentre dans la Pampa et sur certaines catégories de producteurs et se diffuse peu dans les provinces périphériques et auprès des producteurs les plus petits ou des populations indigènes par exemple. C’est en partie en réaction à cette fracture que se construit le « secteur » (au sens de Muller) du « développement rural » [Gisclard, 2011].
  • [10]
    Les Consorcios regionales de experimentación agropecuario, créés en 1957, s’inspirent directement des Centres d’études techniques agricoles (CETA) français.
  • [11]
    L’Instituto Nacional de Tecnología Agropecuaria est depuis 1956 le principal organisme public en charge de la recherche et du développement agricole. Au cours des quinze dernières années, il a pris une place de plus en plus importante dans le champ du développement rural en prenant en charge ses cibles : la pauvreté et l’agriculture familiale.
  • [12]
    Ensemble des objectifs en faveur de la réduction de la pauvreté mondiale que se sont engagés à atteindre en 2000 les pays membres de l’ONU.
  • [13]
    Nous ne rentrerons pas ici dans le débat sur la nuance entre souveraineté alimentaire et sécurité alimentaire ; la première étant défendue par les ONG et les organisations paysannes comme Via Campesina par exemple, la deuxième par les organisations internationales et par les gouvernements.
  • [14]
    Ce chiffre est avancé sur la base du recensement agricole de 2002.
  • [15]
    Voir Allaire [2006] et Albaladejo [2009].
  • [16]
    En espagnol registro nacional. Sans entrer dans les détails pour lesquels nous renvoyons à la publication du FONAF [2006], cinq catégories sont établies à l’intérieur de l’agriculture familiale afin de prendre en compte l’éventail très hétérogène des producteurs qui la composent. Objets d’une controverse, ces catégories sont le produit d’une stratégie politique visant à doter l’agriculture familiale d’une plus grande influence et représentativité.
  • [17]
    Le dernier institut a vu récemment le jour en Patagonie.
  • [18]
    Toutefois l’institutionnalisation du développement rural ne s’appuie pas uniquement sur des groupes de nature professionnelle. La problématique des droits des communautés et des droits patrimoniaux des indigènes y a une place importante.

1En 2009, le gouvernement argentin élevait au statut de ministère son secrétariat à l’Agriculture et créait en son sein le secrétariat de l’Agriculture familiale et du Développement rural, augurant ainsi de la reconnaissance officielle d’un nouvel acteur du secteur agricole et d’une transformation de la politique publique afférente. Cet évènement a de quoi surprendre dans un pays où le secteur agricole, d’abord accompagné par l’État à partir des années 1950 dans un processus de modernisation, pour y faire reposer sa stratégie d’industrialisation par substitution des importations, a été soumis, dans les années 1990 à une dérégulation très forte, avec notamment, la suppression des organismes de régulation des prix qui avaient été créés, pour la plupart, après la crise des années 1930.

2L’agriculture est, de fait, simultanément l’objet de profondes et brutales mutations qui se sont accélérées et approfondies les dix dernières années. Elles se traduisent par la concentration et la réduction du nombre des exploitations agricoles, l’adoption d’innovations technologiques liées principalement à l’introduction de cultures transgéniques et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’accélération de l’exode rural et l’expulsion des petits producteurs. Soumises à la libéralisation du secteur, les exploitations petites et moyennes, considérées comme peu compétitives dans une économie mondialisée, ont vu l’appui de l’État diminuer alors que leur rôle dans l’approvisionnement du marché national restait important. Aux côtés de son voisin brésilien, l’Argentine se rêve une « ferme du monde » alimentant des millions de personnes à travers le monde en produits agroalimentaires. Pourtant, dans le même temps, elle peine à réduire le niveau de pauvreté qui touche les populations rurales et des problèmes de nutrition ont été révélés dans les régions périphériques.

3Dans ce contexte, l’institutionnalisation de l’agriculture familiale est le résultat d’une succession de différents processus survenus à moyen terme et d’évènements plus circonstanciels qui, loin d’être anodins, ont tous contribué à la transformation des représentations associées à l’agriculture familiale. Auréolés d’un tout nouvel habillage discursif, ceux qui étaient auparavant désignés comme des « petits et moyens producteurs [2] » ou encore des « minifundistes », et qui faisaient l’objet d’une politique sociale, voient se transformer le secteur d’action publique dont ils relèvent. Désormais, l’agriculture familiale reflète des intérêts politiques et économiques qui se traduisent dans la professionnalisation et la construction d’une identité collective pour le substrat finalement hétérogène des producteurs intégrant cette nouvelle catégorie d’agriculteurs. Cet article a pour objectif de retracer la multiplicité des enjeux que suppose cette institutionnalisation et de révéler les intérêts politiques et économiques qui légitiment les registres de justification en faveur de l’agriculture familiale. À travers la transformation de l’action publique que nous analyserons et la mise en place de dispositifs institutionnels de développement que nous décrirons, nous décelons la formulation d’un nouveau référentiel de politique publique qui questionne les nouvelles représentations de l’agriculture.

4Nous empruntons les notions de secteur et de référentiel à l’analyse cognitive des politiques publiques. Celle-ci se centre sur le concept de référentiel pour rendre compte du rôle des idées dans la transformation des politiques publiques ; les cadres cognitifs et normatifs qui constituent à un moment donné les référentiels d’action fournissent à différents types d’acteurs, situés à différents niveaux d’échelle du territoire, des éléments d’interprétation et de décodage de la complexité de la réalité [Muller, 1990]. Si ces cadres s’imposent aux acteurs, ils sont modifiés par les dynamiques sociales et politiques. La transformation de la politique publique de développement rural est le résultat de la légitimation des représentations et des perceptions liées à l’agriculture familiale, dont on valorise aujourd’hui, entre autres, la capacité de résistance et la flexibilité face à l’instabilité des marchés. Quels sont les registres de justification qui légitiment une nouvelle politique publique en faveur de l’agriculture familiale et comment se sont-ils imposés ? Quelles idées et quels intérêts sont au cœur du nouveau référentiel de développement rural ? Cette approche nous permettra d’observer comment la nouvelle politique publique en faveur de l’agriculture familiale s’inscrit dans une construction tout à fait originale en Argentine et dans la région. Nous formulons l’hypothèse que la reconstruction de la réalité à travers de nouveaux registres de justification et de nouvelles missions assignées à l’agriculture familiale conduisent à la formulation d’un nouveau référentiel sectoriel pour le développement rural. Toutefois, nous argumentons que ce référentiel qui émerge ne remet pas en cause le référentiel agricole dominant. Il s’installe de façon parallèle, comme un moyen de pallier les effets négatifs du modèle agricole dominant, montrant ainsi que le référentiel global [3] de marché reste prépondérant.

5Dans une première partie, nous retraçons les processus qui ont conduit à l’institutionnalisation de l’agriculture familiale ; nous illustrons ainsi les modalités complexes et non linéaires de la production de l’action publique. Dans une deuxième partie, nous présentons les dispositifs techniques et institutionnels de « professionnalisation » de l’agriculture familiale correspondant au nouveau référentiel de développement rural. Dans une troisième partie, nous confrontons le référentiel qui fait du développement rural un secteur d’action publique reconfiguré au référentiel qui domine et a dominé le secteur agricole depuis les années 1980.

Du MERCOSUR à l’Argentine : légitimation et institutionnalisation de l’agriculture familiale

6Cet article mobilise des entretiens semi-directifs réalisés auprès d’une quinzaine d’acteurs de l’agriculture familiale opérant à différentes échelles d’action : représentants locaux et provinciaux d’organisations paysannes, agents de développement rural, représentants nationaux de l’agriculture familiale, fonctionnaires du ministère de l’Agriculture [4]. Cette diversité d’acteurs et d’échelles questionnés permet de voir que la légitimation d’une nouvelle figure politique et économique n’est pas un simple processus linéaire ou descendant, mais le produit de leur enchevêtrement et de leurs actions. Ainsi est donné à voir le « champ de médiation » [Muller, 2005] entre les théories du changement et ceux qui le mettent en œuvre. L’enquête repose également sur la lecture des documents officiels des organisations gouvernementales et non gouvernementales, nationales et internationales relatives à l’agriculture familiale dans lesquels apparaissent les principaux registres de justification et les dispositifs techniques et institutionnels d’accompagnement de l’agriculture familiale, ainsi que sur une revue de presse réalisée entre 2007 et 2009 qui rend compte de l’évolution des idées et des discours relatifs au secteur agricole.

7Le récit des trois principales séries d’événements qui ont abouti à la reconnaissance de l’agriculture familiale, que nous proposons dans cette première partie, offre trois angles de vue de la même période. Nous terminerons cet exposé de l’installation progressive en Argentine de l’idée qui associe agriculture familiale et développement rural, par un évènement politique qui a accéléré la création du nouveau secrétariat de l’Agriculture familiale et du Développement rural.

L’agriculture familiale dans le sillage du Brésil et du MERCOSUR

8L’apparition du registre discursif relatif à l’agriculture familiale puis son imposition comme un problème d’action publique est le résultat de l’influence du Brésil au sein du MERCOSUR. Cherchant à renforcer l’« institutionnalité » de ce bloc régional avant tout économique, les pays membres du MERCOSUR instaurent les réunions spécialisées sur des domaines d’intervention qui leur sont communs. Organisées sur proposition des États membres, elles se constituent en espaces de dialogue, de participation et de propositions d’action publique. La Réunion spécialisée sur l’agriculture familiale (REAF) est instituée en 2004 à partir de la proposition brésilienne d’harmonisation et de renforcement des politiques nationales en faveur de l’agriculture familiale, secteur qui relève, dans ce pays, du ministère du Développement agraire, contrairement à l’agriculture entrepreneuriale qui dépend du ministère de l’Agriculture.

9La proposition brésilienne reposait initialement sur le besoin d’analyser la situation de l’agriculture familiale au moment de préparer les négociations commerciales de l’OMC à Cancún en 2003. L’Argentine et le Brésil étaient alors réunis dans le G20, groupe qui défendait l’idée d’un traitement différencié pour l’agriculture familiale, en raison du rôle joué par cette agriculture dans la sécurité alimentaire des pays agro-exportateurs, et de ses pratiques répondant aux critères du développement durable. Dans l’optique de favoriser les échanges agricoles commerciaux entre les pays membres et les pays associés, une réglementation commerciale et sanitaire commune au MERCOSUR pour les produits issus de l’agriculture familiale se révèle nécessaire afin de la protéger des déséquilibres commerciaux [REAF, 2006]. La même année, un séminaire intitulé : « Les asymétries dans les politiques économiques et agricoles dans le MERCOSUR » est organisé par la COPROFAM (Coordination des organisations de producteurs familiaux du MERCOSUR) et le FIDA (Fond international de développement agricole, intégré au système des Nations Unies). À l’issue de ce séminaire, la carta de Montevideo est élaborée, signalant l’existence de deux types d’agriculture clairement différenciés dans la région – une agriculture de base entrepreneuriale et une agriculture de base familiale –, et réclamant aux gouvernements la mise en place de politiques publiques qui tiennent compte de leurs spécificités. Une définition officielle de l’agriculture familiale est alors retenue par les équipes techniques de la REAF [2006] : « L’agriculture familiale est un type de production où l’unité domestique et l’unité productive sont physiquement intégrées, l’agriculture est la principale occupation et source de revenu de la cellule familiale, la famille apporte l’essentiel de la force de travail utilisée sur l’exploitation, et la production est conjointement orientée vers l’autoconsommation et le marché. »

10La REAF se réunit deux fois par an depuis 2004 en présence des délégations de différents ministères de chaque pays membre : ministère des Affaires étrangères, de l’Agriculture ou ses différentes déclinaisons et/ou le ministère du Développement social quand cette population est renvoyée à son domaine de compétence comme c’est le cas pour l’Argentine. Les organisations paysannes sont représentées ainsi que les ONG qui les accompagnent. Le FIDA, en acteur important de la montée en force de l’agriculture familiale, participe au financement des déplacements des représentants de petits producteurs à ces réunions à travers le programme « FIDA-Mercosur ». En tant qu’espace d’échange d’expériences, d’idées, de connaissances, mais aussi d’intérêts commerciaux communs au MERCOSUR, la REAF permet l’instauration d’un dialogue entre autorités politiques et organisations paysannes. Il constitue également un espace d’apprentissage collectif pour les agents de l’État et aussi un forum supranational où se discute le contenu de nouvelles politiques. Chaque cycle de la REAF se termine en effet par la formulation de propositions et de suggestions de politiques publiques aux gouvernements des États membres du MERCOSUR.

11L’installation du débat sur l’agriculture familiale au niveau du MERCOSUR favorise en Argentine l’organisation de la représentation politique nationale des petits producteurs. La SAGPyA [5] doit alors reconnaître un nouvel acteur, le Foro national pour l’agriculture familiale (FONAF), qui représente les organisations paysannes de tout le pays.

La défense d’une vision de la ruralité par les mouvements sociaux

12En 2004, une « commission de l’agriculture familiale » est organisée par le Ministère des affaires étrangères et du commerce extérieur [6] à l’initiative de la Federación Agraria Argentina[7] (FAA), à la suite de l’organisation du Congrès national et latino-américain sur l’usage et la tenure de la terre [FAA, 2005]. Au même moment, la FAA, à travers son département de développement rural, prend la tête d’un espace de discussion et de représentation politique en construction, le FONAF. Celui-ci vise la reprise d’un processus avorté dans les années 1990 : fédérer les organisations représentatives des « petits producteurs » et des communautés indigènes, atomisées dans le territoire national et dépourvues de réelle représentativité politique, et, à partir de cette position, présenter des revendications de politiques publiques pour le développement rural. En 2005, une centaine d’organisations de petits producteurs se réunissent au siège de la SAGPyA et émettent le souhait de l’élaboration d’une nouvelle stratégie nationale de développement rural. À partir de 2006, la SAGPyA reconnaît officiellement l’espace du FONAF comme un espace formel de débat et de concertation des politiques publiques.

13Le FONAF se réorganise alors en foros régionaux de concertation au niveau des cinq grandes régions NEA (Nord-Est argentin), NOA (Nord-Ouest argentin), Centre, Cuyo et Patagonie. Au mois de mai 2006, la première rencontre plénière nationale à laquelle participent 250 organisations a lieu à Mendoza. Un diagnostic de l’agriculture familiale est élaboré à cette occasion et présenté à la SAGPyA. Ensuite, un plan stratégique devant répondre aux problèmes mis en lumière dans ce diagnostic est proposé au mois d’août, à la suite de la deuxième réunion plénière organisée à Buenos Aires en présence de 450 organisations. Il comporte des lignes d’action qui reconnaissent l’aspect multidimensionnel du développement rural et considèrent l’ampleur des besoins de l’agriculture familiale que n’ont jamais suppléés les programmes publics focalisés sur des populations cibles mis en place par le gouvernement national au titre du développement rural. Ces lignes d’action concernent : l’accès au foncier et la demande d’une véritable réforme agraire ; l’accès au marché à travers l’adaptation des normes fiscales et sanitaires et un système de soutien à la production ; l’amélioration des infrastructures liées à l’accès à l’eau, à l’énergie, au logement, aux services publics : école, santé et communication ; la protection sociale des agriculteurs et des salariés agricoles [8] [FONAF, 2006]. Enfin, le FONAF demande un appui technique et scientifique aux productions régionales (sous-entendues « non-pampéennes »).

14Ces revendications expriment un lien fort au territoire que revendiquent les petits producteurs. Ils légitiment en effet leur activité professionnelle par une étroite relation avec un « mode de vie » qui lui est inhérent. L’application des principes du développement local et du développement territorial que l’Argentine cherche à mettre en place [CIPAF, 2005 ; INTA, 2004 ; Schejtman, Berdégué, 2004] semble subordonnée au maintien et à la persistance de leur activité. Elle est pourtant mise en péril par le phénomène de concentration des exploitations. En moins de 20 ans l’Argentine a perdu plus de 100 000 exploitations agricoles, essentiellement petites et moyennes [Lattuada, Neiman, 2005]. La reconnaissance du FONAF donne une impulsion nouvelle et permet de délivrer un discours cohérent autour des revendications des organisations paysannes et mouvements sociaux qui se constituent depuis les années 1980 à une échelle locale et régionale, notamment dans les régions périphériques. Des organisations comme l’Union des petits producteurs du Chaco (UNPEPROCH), le Mouvement paysan de Santiago del Estero (MOCASE) ou encore le Mouvement national paysan et indigène (MNCI) brandissent la bannière du « territoire » à travers laquelle ils défendent l’entrecroisement des dimensions professionnelles, culturelles, sociales de leur activité. C’est donc sur l’adéquation entre un mode de vie et un mode de production, la valorisation de ressources locales, mais aussi par des valeurs symboliques [Muller, 1990] associés aux petits producteurs et à une certaine idée de la ruralité, que l’agriculture familiale s’identifie et se distingue de l’agriculture entrepreneuriale. Elle revendique ainsi un soutien spécifique de la part de l’État pour l’ensemble des « services publics globaux » qu’elle rend à la société et que nous décrivons plus loin.

15Au-delà des arguments éthiques et culturels évoqués par les représentants de l’agriculture familiale pour sa reconnaissance politique ou encore des raisons environnementales et sociales invoquées par les mouvements sociaux, qui rejoignent un mouvement d’idées global sur le développement local et l’agriculture paysanne dans le contexte des années 2000, la construction de l’agriculture familiale et sa reconnaissance politique s’inscrivent dans une voie spécifique au cône Sud, notamment du fait de caractéristiques structurelles et de l’histoire politique. Elles s’inscrivent aujourd’hui dans une stratégie économique globale du MERCOSUR, visant à combiner une forte présence sur les marchés mondiaux et l’autonomie alimentaire. Cette politique a eu le mérite d’installer, dans un pays comme l’Argentine, l’agriculture familiale comme un objet de l’action publique. Mais la diffusion rapide du vocabulaire et des idées associées à l’agriculture familiale ainsi que le parachèvement du processus d’institutionnalisation est dû à l’irruption d’un conflit politique interne national.

Un intérêt politique autour de l’agriculture familiale

16Le secrétariat à l’Agriculture familiale a été créé, dans un premier temps et avant la création du ministère de l’Agriculture, comme un sous-secrétariat. Cette décision politique que tous attendaient dans le petit monde des responsables de l’agriculture familiale, a été brusquement prise par le gouvernement péroniste de Cristina F. de Kirchner dans un contexte de crise nationale de l’agriculture. Début 2008 en effet, son ministre de l’Économie annonce la transformation des taxes fixes sur les exportations des matières premières agricoles en un système évolutif de taxes indexées sur la fluctuation des prix internationaux (les retenciones mobiles) alors en forte hausse. Immédiatement, les organisations d’agriculteurs exportateurs s’opposent à sa politique fiscale. Ils entament une « grève agricole » (qualifiée de lock-out par le gouvernement et ses alliés) contre cette mesure et installent des barrages routiers qui vont durer 121 jours, paralysant l’essentiel du pays. Ils dénoncent l’attitude autoritaire de la présidente qui a choisi de faire passer la mesure par décret et questionnent son raisonnement, qui voit dans les bénéfices réalisés par le secteur agricole ces dix dernières années une « rente extraordinaire » indispensable au financement de sa politique sociale. Ce raisonnement, objet de polémique, oppose ainsi de façon schématique un petit nombre de grands producteurs agricoles du monde rural pampéen aisé qui se refusent à être solidaires aux populations nombreuses et nécessiteuses du monde urbain du grand Buenos Aires. La tension sociale de plus en plus vive et la polarisation de l’opinion publique, largement influencée par les grands médias nationaux qui soutiennent en majorité les agriculteurs, incitent la présidente à transformer son décret en projet de loi. En passant par le Congrès national, elle cherche à apaiser un climat malsain et à retrouver une légitimité politique. Après de longs débats parlementaires, la loi 125 est rejetée par le Sénat par une voix de différence, celle du vice-président.

17Paradoxalement, ce conflit qui était dirigé essentiellement par les représentants de l’agriculture entrepreneuriale a eu des répercussions sur le champ du développement rural. Il a été l’occasion de braquer le projecteur sur la dualité des structures socio-économiques à la campagne et de révéler indirectement l’existence de la partie reléguée et souvent invisible des agriculteurs. Les représentants de l’agriculture familiale trouvent dans ce conflit une fenêtre d’opportunité pour faire entendre leur voix jusqu’au plus haut niveau de décision politique. Pendant que la présidente tentait, dans une inédite mesa de enlace, un dialogue avec les principales organisations professionnelles réunies qui, pour la première fois, défendaient des intérêts communs, des tractations politiques se jouaient également avec les organisations de l’agriculture familiale, en qui le gouvernement a vu un allié politique inattendu. Ses représentants ne se reconnaissent en effet pas dans les intérêts sectoriels défendus par la mesa de enlace, qu’intégraient pourtant la FAA, qui se voit poussée vers la sortie du FONAF. Le gouvernent s’engage alors dans le registre discursif faisant de l’agriculture entrepreneuriale et de l’« autre » agriculture, porteuse de valeurs éthiques et environnementales, des réalités antagonistes [Aranda, 2008], déjà déployé par les ONG de développement rural [INCUPO, 2008]. Il s’engage à défendre cette dernière, même si cela passe par une instrumentalisation politique. Par exemple, cette période voit apparaître des mouvements comme le Front national paysan, fortement appuyé par le ministère du Développement social (l’un des grands financeurs de projets de développement rural). En plus de porter les idées relatives à l’agriculture familiale, ce type de mouvement regroupant des organisations de base défend, évidemment, la position du gouvernement durant le conflit.

18Les négociations avec le FONAF débouchent finalement sur la création du secrétariat d’État à l’Agriculture familiale et au Développement rural en 2009. À défaut de provoquer dans un premier temps de grands bouleversements dans la vie des petits producteurs, il représente un événement symbolique qui a le mérite de reconnaître la nécessité de renouveler la stratégie, les instruments et les dispositifs institutionnels encadrant le développement rural. L’agriculture familiale devient, dès lors, une figure politique autant que professionnelle.

Dispositifs de « professionnalisation » de l’agriculture familiale

19Avant l’institutionnalisation de l’agriculture familiale, le champ du développement rural apparaissait comme un champ éclaté non seulement entre différents programmes d’État mais également entre différents secteurs d’action publique (social, agricole, etc.). Désormais, il bascule vers un secteur d’action publique unifié autour de l’agriculture familiale, empreinte d’une dimension multifonctionnelle. En énumérant les registres de justification sur lesquels repose son institutionnalisation, il s’agit de montrer qu’au-delà d’un intérêt politique immédiat, cette institutionnalisation révèle la transformation des référentiels dominants conduisant à une nouvelle politique publique.

Les antécédents : une action publique de développement rural atomisée

20À partir des années 1990, en pleine période néolibérale d’ajustement structurel impulsé par le gouvernement de Carlos Menem, apparaissent des programmes de développement rural focalisés sur des catégories particulières de populations [Manzanal, 2000] [9]. Ces programmes sont associés au modèle politico-économique alors en vigueur dans le pays et sont donc largement remis en question depuis la crise de 2001. Trois grands programmes incarnent le « développement rural ». Tout d’abord le Programa social agropecuario (PSA) qui s’adresse aux petits producteurs minifundistes. S’appuyant principalement sur une assistance financière à base de subventions et de crédits et d’une assistance technique apportée par des agents de développement essentiellement ingénieurs agronomes à des producteurs organisés en groupes, il vise la réinsertion sociale et économique des producteurs minifundistes et l’amélioration de leurs structures productives. Ce programme emblématique de l’action envers les populations rurales pauvres dépend de la SAGPyA et possède une certaine autonomie et indépendance politique grâce à sa structure décentralisée. Ensuite, Cambio rural s’adresse aux exploitations « moyennes » modernisées. Il a une fonction palliative en cherchant à corriger les effets des politiques d’ajustement structurel et à aider ponctuellement des exploitations à s’adapter aux exigences des marchés ou à se reconvertir. Il cible la compétitivité des entreprises agricoles moyennes affaiblies par la crise agricole des années 1990 et la libéralisation du secteur. Le programme reprend la méthodologie des CREA [10] (analyse des problèmes en groupe, vulgarisation et échange d’expériences, etc.) et s’appuie sur une assistance technique dispensée par des techniciens de l’INTA [11].

21Enfin, le programme Prohuerta, mis en place par le ministère du Développement social et mis en œuvre par l’INTA, vise l’amélioration du régime alimentaire des familles pauvres rurales comme urbaines en renforçant leurs capacités à auto-produire de façon écologique une partie de leur alimentation. L’INTA apporte pour cela l’assistance technique et les intrants (semences, poussins). Ce mode de production, qui interdit l’utilisation d’intrants chimiques et des semences hybrides ou génétiquement modifiées, présente le double avantage d’apporter des aliments « sains », et de réduire les coûts de production. Le programme ne s’adresse pas seulement aux jardins familiaux, il encourage aussi le développement de jardins communautaires (dans les milieux urbains) et les jardins scolaires.

22À travers ces trois programmes s’adressant à des populations hétérogènes, qui ne sont que des exemples parmi le vaste spectre proposé (Minifundio, Prodernea, Prodernoa pour n’en citer que quelques autres), il est aisé d’identifier l’atomisation des organisations et des instruments visant des cibles différentes (insertion sociale, réinsertion économique, atténuer les effets collatéraux des politiques d’ajustement structurels, etc.). À ceux-ci, il faut ajouter les programmes et les actions émanant des ministères provinciaux et des ONG nationales et internationales. Cette fragmentation s’incarne en particulier dans la difficulté des organisations et des programmes à articuler leurs actions motivées par des idées et des intérêts différents [Gisclard, 2011], et dans leur inégal accès aux ressources organisationnelles, financières et cognitives, qui fait qu’ils touchent de façon discriminante les régions et les populations cibles.

Vers la professionnalisation de l’agriculture familiale ?

23L’institutionnalisation de l’agriculture familiale transforme dans ses objectifs et son contenu la politique publique de développement rural. Au niveau national et international, elle repose sur de nouveaux registres de justification faisant référence aux fonctions sociales, économiques et environnementales de l’agriculture familiale. En même temps, l’identité sectorielle de l’agriculture familiale se renforce par un projet de professionnalisation et la création d’institutions professionnelles et de dispositifs publics d’appui spécifiques.

24Au niveau social, le premier registre de justification renvoie à ce qu’était déjà le développement rural : la réduction de la pauvreté rurale. La réintégration sociale et économique des populations pauvres répond aux Objectifs du millénaire pour le développement [12] que l’Argentine s’est engagée à mettre en œuvre à l’horizon 2015. Ces objectifs répondent à un enjeu de stabilité sociale et démographique. Les populations rurales pauvres rejoignent en effet les quartiers périphériques des grands centres urbains, générant des coûts sociaux (mais aussi environnementaux) plus élevés que ceux d’une politique qui les maintiendrait à la campagne [Dios de, 1998]. Pour la REAF [2006], l’agriculture familiale, qui constitue l’essentiel de la population rurale, est génératrice de main d’œuvre agricole et rurale et est à la base du tissu social et économique des villes petites et moyennes.

25Le deuxième registre évoqué concerne la sécurité alimentaire [13] comme enjeu social et économique. Dans un contexte de crise alimentaire mondiale et d’instabilité des prix, les États membres du MERCOSUR, ont un intérêt stratégique à maintenir une agriculture domestique, qui approvisionne les marchés nationaux, au côté de l’agriculture d’exportation, qui occupe la majeure partie des surfaces cultivées. L’agriculture familiale argentine représente 60 % [14] des exploitations agricoles et 54 % de l’emploi rural, et produit l’essentiel des cultures dites régionales ou industrielles (tabac, fruits, maté, etc.) [Banco Mundial, 2006].

26Le troisième argument évoque le rôle de l’agriculture familiale dans la protection de l’environnement. Le respect de l’environnement figure en effet dans tous les guides de bonnes pratiques en matière de développement. Bien que dans les faits, l’Argentine soit encore très loin de mettre l’accent sur les problèmes environnementaux, le discours relatif au développement durable et donc, à la dimension environnementale, a bien été intégré comme partout dans les discours officiels. Par ses pratiques considérées comme préservant les ressources naturelles et la biodiversité, ce qui ne relève pas forcément d’un choix éthique mais surtout d’une difficulté d’accès aux intrants chimiques et d’une question d’échelle de production, l’agriculture familiale est considérée comme jouant une fonction de préservation de l’environnement. Par ses fonctions sociales, économiques et environnementales, elle est donc associée (au moins en théorie) aux trois dimensions du développement durable. Les registres de justification de l’agriculture familiale forment un triptyque qui souligne que les petits producteurs ne sont plus seulement un problème social, mais qu’ils deviennent une catégorie d’acteurs économiques, dont l’identité se construit autour de ces nouveaux attributs.

27Historiquement et dans différents contextes, la professionnalisation recouvre toujours plusieurs processus qui concourent à une identité sectorielle et à la définition d’un champ d’action politique [15]. Tout d’abord, elle implique la construction d’intérêts sectoriels (corporatistes) et de formes de représentation de ces intérêts. Celles-ci apparaissent avec la création de Conseils régionaux de petits producteurs, espaces de dialogues dont les propositions sont portées au niveau national au FONAF, désormais en lien direct avec le Secrétariat. Il négocie donc directement les revendications et les intérêts sectoriels des petits producteurs dès lors fédérés dans des espaces de représentation politique, depuis le niveau local, jusqu’à l’échelle nationale.

28Ensuite, la professionnalisation implique la construction d’un statut social et de catégories identifiant les producteurs permettant l’attribution de droits spécifiques. Ceci est permis par la mise en place d’un « inventaire » [16] de l’agriculture familiale, établi directement par le FONAF, à partir duquel sont identifiées, recensées et répertoriées les familles bénéficiaires de la nouvelle politique publique de développement rural.

29Par ailleurs, elle demande des objets et dispositifs techniques spécifiques. C’est l’INTA qui est chargé de cet aspect. Il crée en 2005 les Centres de recherche pour l’agriculture familiale (CIPAF), dont dépendent cinq instituts situés dans chacune des grandes régions du pays [17]. Ces centres de recherche travaillent à la mise au point de « technologies adaptées » pour l’agriculture familiale en fonction de ses caractéristiques régionales : types de producteurs, types de production, problèmes spécifiques, etc. Dans certaines de ces équipes sont mises en avant des approches en termes de « recherche-action participative » au service de l’amélioration de la production, de la commercialisation et de soutien aux productions traditionnelles fragilisées ou en voie de marginalisation, par le bais de la technique et de la formation. Les IPAF, et c’est là une nouveauté, orientent les recherches vers la production « agro-écologique » (l’IPAF pampéen, dont le siège est à La Plata, en ayant fait son approche centrale). Ce type idéal d’agriculture est valorisé pour sa fonction sociale, son rôle dans la préservation de l’environnement, la biodiversité, des savoirs-locaux et pour être utilisatrice de main d’œuvre [CIPAF, 2005]. Enfin, la professionnalisation [18] s’incarne dans une « mission » qui légitime la construction d’une identité professionnelle, et qui, dans le cas de l’agriculture familiale, repose sur la sécurité alimentaire et environnementale.

La sectorisation du développement rural : la fragmentation du secteur agricole

30La construction d’une identité professionnelle de la catégorie des agriculteurs familiaux repose finalement sur le caractère multifonctionnel qui leur est reconnu et sur un lien étroit qui lie « mode de production » et « mode de vie ». Cette construction identitaire n’est possible que grâce à la transformation des idées et des représentations dominantes de l’agriculture pour conduire à la formulation d’un référentiel de développement rural qui encadre la politique publique afférente : « le référentiel d’une politique renvoie à une dimension identitaire, dans la mesure où il contribue à définir l’existence sociale d’un acteur collectif » [Muller, 2005, p. 174]. Cependant, l’agriculture familiale en Argentine n’est pas au centre d’un référentiel sectoriel agricole, son institutionnalisation s’inscrit dans un modèle qui est tout à fait original et propre à la région. Au regard des éléments précédemment exposés, nous pouvons affirmer que le référentiel de développement rural appelle une politique publique qui se distingue de celle qui a dominé la période précédente. Celle-ci a désormais une cible (les populations recensées dans un inventaire national des exploitants familiaux) et des objets qui lui sont propres (l’insertion sociale, territoriale et économique de la famille agricole à travers la mise en place de normes sanitaires et sociales, de dispositifs de soutien technique, afin de faire des petits producteurs de nouveaux agents du marché).

31La formulation d’un référentiel spécifique indique que le développement rural se sectorise autour de nouveaux enjeux et valeurs. Sa particularité est qu’à travers la figure à la fois politique, économique et sociale de l’agriculture familiale, le développement rural réintègre le secteur agricole, tout en l’éclatant. Comme en Europe, l’industrialisation de l’agriculture avait séparé ce secteur économique de son cadre territorial antérieur. Le rural avait alors émergé comme un espace marginalisé, caractéristique des régions périphériques. Des programmes de développement, y compris l’aide internationale, sont venus pallier des problèmes sociaux, tandis que s’organisaient des communautés rurales [Gisclard, 2011]. L’institutionnalisation de l’agriculture familiale et les nouvelles politiques rurales, toutefois, ne remettent pas en cause le paradigme productiviste de l’agriculture entrepreneuriale orientée vers les marchés internationaux et dont dépend une grande partie des ressources fiscales de l’État. Ce nouveau référentiel est donc porté par l’ensemble des intérêts qui voient dans une politique qui serait uniquement agro-exportatrice un danger, non seulement pour les régions défavorisées du pays qui n’alimentent pas les filières d’exportation, mais aussi pour l’indépendance alimentaire nationale. L’enchérissement du prix de la viande et l’importation de produits alimentaires contribuent à une prise de conscience des menaces qui pèsent sur l’agriculture nationale après une période libérale durant laquelle ont été abandonnées les politiques de régulation des marchés. La sécurité alimentaire et l’agriculture familiale investies de cette mission sont à la base du nouveau référentiel. C’est d’ailleurs en supposant une complémentarité entre ces deux pôles, que le nouveau discours sur le développement rural est un « référentiel » (au sens de Muller), en articulant le développement rural avec une vision globale des intérêts nationaux. L’éclatement du secteur agricole du point de vue des politiques publiques semble ainsi constituer une réponse aux contradictions générées par des injonctions à rester compétitif dans une économie globalisée et celles qui enjoignent à la territorialisation de l’action publique et à la prise en compte de l’environnement.

32Avec l’institutionnalisation et la sectorisation de l’agriculture familiale, le secteur agricole se fragmente en deux figures professionnelles et sociales, une de base familiale et une de base entrepreneuriale. Quoique les deux aient un rôle dans le développement national et que, par ailleurs, il y ait une certaine intrication entre les deux formes d’agriculture, ces deux figures sont en tension. L’agriculture familiale apparaît, aux yeux des militants ruraux, comme une réponse aux effets dévastateurs d’une agriculture uniquement orientée par des valeurs entrepreneuriales et financières (accaparement du foncier, dégâts environnementaux etc.). L’INTA, de son côté, a traduit les nouveaux principes dans les trois grands objectifs guidant son action : « compétitivité, durabilité, équité » [INTA, 2004]. Cette orientation vers de nouvelles cibles, dont fait partie l’agriculture familiale, et la mise en place de nouveaux dispositifs d’action, réaffirment le rôle centralisateur de ce puissant organisme. Aussi, les nouvelles politiques en faveur de l’agriculture familiale ne remettent pas en question le référentiel de compétitivité de l’agriculture entrepreneuriale et encore moins sa domination dans l’espace géographique comme dans l’espace public. L’émergence d’un référentiel de développement rural ne règle pas les tensions de territorialités entre les différents modèles d’agriculture qui se traduisent par des conflits, plus ou moins exacerbés selon les régions, autour de questions foncière et environnementale [Giarracca, 2006]. Aussi, l’institutionnalisation de l’agriculture familiale pose-t-elle la question de la coexistence dans l’espace entre plusieurs formes concurrentes de pratiquer l’agriculture.

Conclusion

33L’institutionnalisation de l’agriculture familiale, en tant que forme sociale et modèle productif légitimes, est le produit d’une transformation des représentations associées aux petits producteurs, qui doit autant à la diffusion de nouvelles idées, référentiels des programmes de développement rural, au niveau international, qu’à des contingences politiques nationales, ainsi qu’à une progressive organisation des intérêts professionnels des producteurs familiaux argentins. Ainsi la nouvelle politique en faveur de l’agriculture familiale s’inscrit dans une construction originale en Argentine et dans la région. La reconnaissance, au moins au niveau de l’État, du rôle multifonctionnel que joue l’agriculture familiale dans les territoires ruraux va avec une révision des intérêts nationaux qui vise à concilier une agriculture exportatrice qui procure des devises et une stratégie d’autonomie alimentaire qui repose sur l’agriculture familiale. Celle-ci se présente désormais comme un moyen de répondre aux enjeux globaux contemporains : la pauvreté, la durabilité environnementale et la sécurité alimentaire. Son institutionnalisation lui assigne une mission de production orientée vers le marché national. En tant que pourvoyeuse d’aliments et jouant une fonction à la fois sociale, culturelle et économique, l’agriculture familiale doit faire l’objet d’un traitement différencié en termes de politiques publiques. Son soutien devrait permettre, selon ses défenseurs, d’agir sur la pauvreté, l’exode rural et les déséquilibres régionaux, car elle est supposée soutenir les dynamiques territoriales. Son maintien serait alors indispensable à la génération d’un processus de développement territorial dans les régions qui n’intègrent pas les dynamiques socio-spatiales de l’agriculture d’exportation.

34L’institutionnalisation de l’agriculture familiale, dans le contexte argentin, prend la forme de la construction d’un référentiel propre au développement rural, sur lequel va reposer la nouvelle politique publique. Elle concerne cependant la question agricole. Aussi, ce référentiel contient le principe d’une séparation au sein du secteur agricole entre deux types d’agriculture, une de base entrepreneuriale et une de base familiale, porteuses de logiques différentes. Cette dissociation, qui reflète aussi des intérêts différents au sein de l’État, est légitimée par un nouveau référentiel global répondant à un modèle qui se construit dans le Cône Sud. Celui-ci, associe la compétitivité et le marché qui dominent les représentations depuis les années 1980 à certains secteurs, alors que d’autres, sont associés aux objectifs du développement durable. Toutefois, si le secrétariat de l’Agriculture familiale et du Développement rural a bien transformé les structures d’intervention dans les territoires en absorbant l’ensemble des budgets assignés aux différents programmes, force est de constater que les programmes comme instruments d’intervention continuent de dominer l’action publique locale. Le souhait des organisations de l’agriculture familiale de voir évoluer l’intervention vers une politique publique « intégrale » qui transformerait également la relation que les producteurs entretiennent avec les agents de développement semble encore loin de se concrétiser. D’autant que les revendications portant sur les questions foncières et la régulation de l’agriculture entrepreneuriale intègrent plus que timidement l’agenda public.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : référentiel d'action publique, agriculture familiale, secteur agricole, développement rural, MERCOSUR, Argentine

Mise en ligne 07/12/2012

https://doi.org/10.3917/autr.062.0201

Notes

  • [1]
    Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme SYSTERRA, portant la référence ANR-09-STRA-04.
  • [*]
    Ingénieur de recherche à l’INRA (Institut national de recherche agronomique), Toulouse.
  • [**]
    Directeur de recherche à l’INRA (Institut national de recherche agronomique), Toulouse.
  • [2]
    L’ambiguïté des notions de producteurs « petits » et « moyens » se retrouve finalement dans celle de l’agriculture familiale qui regroupe des catégories de producteurs disparates dont l’hétérogénéité s’est accentuée ces dix dernières années à partir de la libéralisation du secteur agricole et du processus « d’agriculturisation » [Gras, Hernandez, 2007]. Ce terme désigne la progression de la frontière agricole sous la pression du soja transgénique et d’autres cultures d’exportations sur des cultures plus traditionnelles, et sur l’élevage, déplacé de sa zone traditionnelle d’implantation, la Pampa. En raison des disparités régionales, ces catégories floues ne renvoient à aucune définition statistique, bien que ce soient souvent des critères de taille, variables d’une région à l’autre, qui permettent de les définir.
  • [3]
    Le référentiel global correspond à la représentation que se fait une société de son rapport au monde, à un moment donné. Il s’agit d’une représentation générale à l’intérieur de laquelle s’ordonnent et se hiérarchisent les référentiels sectoriels. Il est constitué de représentations, de valeurs, de normes et de croyances, qui guident l’action [Faure et al., 1995].
  • [4]
    Ces enquêtes ont été réalisées entre 2007 et 2008 dans le cadre d’un travail de thèse de doctorat [Gisclard, 2011].
  • [5]
    Le secrétariat de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Alimentation qui dépendait du ministère de l’Économie a retrouvé le rang de ministère en 2009. La SAGPyA est en effet issue de l’ancien ministère de l’Agriculture créé par l’oligarchie terrienne au pouvoir sur les conseils des États-Unis en 1898, et qui a été supprimé par le gouvernement développementaliste de Frondizi en 1958.
  • [6]
    Celui-ci est en charge des relations dans le cadre du MERCOSUR et, à ce titre, concerné par la politique rurale.
  • [7]
    Ce syndicat agricole représente les intérêts des producteurs petits et moyens principalement de la région pampéenne, région dans laquelle l’on trouve la plus grande proportion d’exploitations tournées vers l’exportation de grains et d’oléo-protéagineux.
  • [8]
    Le ministère du Travail estime à 75 % le taux d’emploi non déclaré dans le secteur agricole [Lukin, 2010].
  • [9]
    Les actions de développement sont bien sûr présentes depuis les années 1960-1970 (comparables aux dynamiques de développement agricole que l’on peut alors observer en Europe). Toutefois cette dynamique se concentre dans la Pampa et sur certaines catégories de producteurs et se diffuse peu dans les provinces périphériques et auprès des producteurs les plus petits ou des populations indigènes par exemple. C’est en partie en réaction à cette fracture que se construit le « secteur » (au sens de Muller) du « développement rural » [Gisclard, 2011].
  • [10]
    Les Consorcios regionales de experimentación agropecuario, créés en 1957, s’inspirent directement des Centres d’études techniques agricoles (CETA) français.
  • [11]
    L’Instituto Nacional de Tecnología Agropecuaria est depuis 1956 le principal organisme public en charge de la recherche et du développement agricole. Au cours des quinze dernières années, il a pris une place de plus en plus importante dans le champ du développement rural en prenant en charge ses cibles : la pauvreté et l’agriculture familiale.
  • [12]
    Ensemble des objectifs en faveur de la réduction de la pauvreté mondiale que se sont engagés à atteindre en 2000 les pays membres de l’ONU.
  • [13]
    Nous ne rentrerons pas ici dans le débat sur la nuance entre souveraineté alimentaire et sécurité alimentaire ; la première étant défendue par les ONG et les organisations paysannes comme Via Campesina par exemple, la deuxième par les organisations internationales et par les gouvernements.
  • [14]
    Ce chiffre est avancé sur la base du recensement agricole de 2002.
  • [15]
    Voir Allaire [2006] et Albaladejo [2009].
  • [16]
    En espagnol registro nacional. Sans entrer dans les détails pour lesquels nous renvoyons à la publication du FONAF [2006], cinq catégories sont établies à l’intérieur de l’agriculture familiale afin de prendre en compte l’éventail très hétérogène des producteurs qui la composent. Objets d’une controverse, ces catégories sont le produit d’une stratégie politique visant à doter l’agriculture familiale d’une plus grande influence et représentativité.
  • [17]
    Le dernier institut a vu récemment le jour en Patagonie.
  • [18]
    Toutefois l’institutionnalisation du développement rural ne s’appuie pas uniquement sur des groupes de nature professionnelle. La problématique des droits des communautés et des droits patrimoniaux des indigènes y a une place importante.
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