Autrepart 2010/1 n° 53

Couverture de AUTR_053

Article de revue

Les relations intergénérationnelles sous pression au Burkina Faso

Pages 95 à 110

Notes

  • [*]
    Docteur en ethnologie, Université de Lucerne, Département d’Anthropologie Sociale, Kasernenplatz 3, B. P. 7455, CH-6000 Lucerne 7, claudia.roth@unilu.ch, traduit de l’allemand par Sylvie Colbois.
  • [1]
    2000-2005 : 3,2 % en moyenne.
  • [2]
    Financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (2007-2010). Réalisation du projet : Dr. Claudia Roth, ethnologue, Université de Lucerne, étude de cas au Burkina Faso ; Dr. Dieter Karrer, sociologue, Université de Lucerne, étude de cas en Suisse. Statistiques et analyse quantitative des relations entre les générations en Suisse et au Burkina Faso au macroniveau : Prof. François Höpflinger, sociologue, Université de Zurich. Demande de projet : Prof. Jürg Helbling, ethnologue, Université de Lucerne.
  • [3]
    Ce contrat intergénérationnel est « implicite » parce qu’il ne s’agit pas d’un contrat au sens juridique. Il est basé sur une vision de l’échange intergénérationnel partagée de manière implicite. Ci-dessous, je n’utiliserai que la notion de « contrat intergénérationnel ».
  • [4]
    J’adresse mes remerciements au sociologue Blahima Konaté, SHADEI, de Bobo-Dioulasso, qui a assuré la traduction du dioula en français de la majeure partie des entretiens ainsi que toutes les transcriptions, et à Issiaka Sanou, sociologue et enseignant de philosophie à Bobo-Dioulasso, qui l’a complété de manière idéale.
  • [5]
    Quelques exemples de chocs macro-économiques : le premier programme d’ajustement structurel ordonné par la Banque mondiale en 1991, qui a conduit à une récession importante dans les années suivantes, aggravée par une période de sécheresse ; puis, en 1994, la dévaluation de 50 % de la monnaie nationale ; ensuite, la guerre civile en Côte d’Ivoire, avec le retour de familles de migrants et l’interruption des liaisons routières et ferroviaires.
  • [6]
    En 2007, seuls 43 % de la population ont recouru à une consultation médicale. En 2003, les dépenses de santé ne représentaient que 4,4 % des dépenses totales d’un ménage, l’essentiel allant aux médicaments : quelque 73 % en ville, presque 78 % à la campagne (Höpflinger, 2009).
  • [7]
    Il s’agit de francs CFA. 100 FCFA valent environ 15 centimes d’euro.
  • [8]
    Cf. Abbink (2005) sur les conséquences d’une mobilité sociale entravée : les jeunes hommes sont incités à faire la guerre et à fréquenter les réseaux mafieux. Les jeunes femmes sont poussées à la prostitution.

1 Comment les femmes et les hommes vivent-ils aujourd’hui le vieillissement au Burkina Faso ? En ville comme à la campagne, jeunes et vieux continuent de souscrire au contrat intergénérationnel implicite – noyau dur de la sécurité sociale, la vieillesse venue. L’idée que les enfants adultes doivent rendre à leurs parents ce que ceux-ci ont fait pour eux pendant leurs jeunes années est fermement établie. Cependant, les emplois procurant aux jeunes un revenu suffisant pour assurer leur subsistance sont rares et malgré la croissance économique  [1], les conditions de vie de la population se sont encore dégradées ces dernières années (Antoine et al., 2001 ; Höpflinger, 2009). Quelles conséquences cette évolution a-t-elle sur les relations intergénérationnelles, qui sont dès lors fortement sollicitées ? Les personnes âgées ou les jeunes développent-ils de nouvelles stratégies ? Et si oui, en quoi celles des femmes se distinguent-elles de celles des hommes ? En vient-on même à se distancier de l’autre génération, à la négliger, voire à rompre carrément avec elle ?

2 Nous examinerons, avec le cas particulièrement représentatif de la couche des pauvres (presque 50 % de la population), deux situations critiques dans le milieu urbain de Bobo-Dioulasso : d’une part, celle d’adultes au chômage nourris et logés par leurs parents ; de l’autre, de personnes âgées et malades soignées par leurs enfants adultes. Notre étude s’inscrit dans le projet interdisciplinaire « Les relations intergénérationnelles sollicitées à l’extrême : une comparaison interculturelle (Europe-Afrique) »  [2], qui examine, en Suisse et au Burkina Faso, les mêmesquestions au moyen des mêmes méthodes. Il s’agit de la présentation des premiers résultats des recherches menées en 2007 au Burkina Faso.

Le contexte théorique

3 Le projet de recherche se compose de deux parties : une enquête qualitative réalisée auprès d’acteurs et actrices en Suisse et au Burkina Faso au micro-niveau et une analyse quantitative des relations entre les générations dans les deux contextes sociaux au macro-niveau. Pour l’analyse de la partie qualitative, notre équipe de recherche travaille avec les notions et approches théoriques suivantes :

4 Nous nous référons à la conception de sécurité sociale au sens large, telle que définie par Franz et Keebet von Benda-Beckmann (2007 [1994]). Dans cette acception, la notion prend en compte toutes les idées et les actions des organisations et des acteurs sociaux, collectifs ou individuels, et toutes les relations sociales sur lesquelles se fonde la sécurité sociale.

5 L’approche analytique des relations intergénérationnelles nous permet de comprendre comment la situation socio-économique des jeunes influence leurs rapports avec les personnes âgées et, partant, se répercute sur la sécurité sociale à l’âge de la vieillesse, ou, en d’autres termes, comment des changements survenant au macro-niveau s’expriment au micro-niveau, dans l’espace intime de la famille. Les relations familiales intergénérationnelles et les relations entre les genres sont étroitement liées en théorie comme en pratique. L’âge et le genre ont tous deux une forte influence sur les idées et les actions des individus (Höpflinger, 2008).

6 Nos recherches sur la sécurité sociale et la vieillesse à Bodo-Dioulasso montrent qu’en situation de pauvreté, la sécurité sociale au sein de la famille se limite aux relations entre parents et enfants et entre époux. Or, en dehors de la famille, il ne reste que les différentes formes d’aumône venant des institutions islamiques. De plus, dans la moitié des cas, ce sont les parents âgés qui nourrissent leurs enfants adultes au chômage. C’est ce que j’appelle le contrat intergénérationnel inversé (Roth 2005a, 2007, 2008). L’étude quantitative de Philippe Antoine (2007) portant sur sept villes d’Afrique de l’Ouest confirme cette nouvelle pratique. Par exemple, à Ouagadougou, dans un ménage sur deux, c’est le chef de famille qui prend en charge ses enfants adultes au chômage.

7 L’étude actuelle est consacrée aux relations familiales intergénérationnelles et au contrat intergénérationnel implicite passé entre jeunes et vieux  [3]. Ce contrat, admis comme la norme, est mis en œuvre de façons très différentes : on le retrouve sous la forme du contrat intergénérationnel rempli, partiellement rempli, inversé, partiellement inversé, ou encore comme absence de contrat. Le critère permettantde distinguer les deux formes de base actuelles de ce contrat est le financement de l’alimentation quotidienne : la personne qui s’en charge assume en effet symboliquement la responsabilité du foyer. Dans les deux cas, je dis que le contrat est partiellement rempli lorsque ces contributions ne suffisent pas à assurer la subsistance.

8 Notre équipe de recherche base ses analyses entre autres sur la théorie de l’action de Pierre Bourdieu (1972) et se réfère à ses concepts d’habitus et de champ, étroitement imbriqués ; ces instruments théoriques permettent d’analyser aussi bien la continuité que la transformation des actions.

La théorie du conflit

9 La théorie de l’action de Bourdieu peut aussi être vue comme une théorie du conflit. Schwingel écrit à ce sujet : « La pratique sociale est [...] une pratique stratégique, c’est-à-dire une pratique qui vise l’accumulation de biens économiques, culturels et symboliques, la légitimation (ou délégitimation) des ‹ parties de jeux › à disputer et, partant, des profits à réaliser, en bref : qui vise le pouvoir et la reconnaissance sociale. Les conflits sociaux [sont] [...] le ‹ moteur › de la dynamique du social. Les conflits sociaux sont [...] constitutifs de la réalité sociale (Schwingel, 2000, p. 153 sq.).

10 Les champs sociaux sont définis par les différentes formes de capital (économique, culturel, social, symbolique) dont disposent les acteurs. Loin d’être statiques, les champs sociaux représentent un espace de conflit, au cœur duquel se jouent les luttes pour la transformation ou la conservation des conditions actuelles. Les participants peuvent aller jusqu’à remettre en question les règles du jeu. Bourdieu comprend donc les champs sociaux aussi comme des champs de lutte, où les participants se battent pour maintenir, ou alors au contraire modifier, les rapports de force en vigueur. Il parle d’une « lutte entre les prétendants et les dominants » (Bourdieu, 1980, p. 113). Les premiers emploient des « stratégies de conservation », les seconds des « stratégies de subversion – celles de l’hérésie », c’est-à-dire de remise en cause de l’ordre établi (ibid., p. 115). Ce conflit fondamental est la base des changements historiques au sein d’un champ social. La conceptualisation de la famille comme champ de conflit rappelle que, même en l’absence de conflits ouverts, les intérêts des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes au sein de la famille, ne coïncident pas toujours et que cette situation détermine les actions et les stratégies des individus en question.

11 Les tensions sociales apparaissent dans des situations où l’habitus et le champ social divergent et où, dès lors, les schémas de pensée, de perception et d’action habituels sont remis en cause, suite au changement social. Ces schémas ne conviennent plus au champ social transformé et, par conséquent, ne fonctionnent plus non plus : les structures d’attente habituelles sont systématiquement déçues, l’évidence du monde social, la doxa, a disparu. Les conséquences de telles situations de crise peuvent être importantes : l’habitus ne peut plus fonctionner comme principe deproduction de la pratique et cède la place à une évaluation rationnelle de l’acteur sur ses propres chances et possibilités, à une réflexion sur sa situation. C’est ainsi qu’émergent de nouvelles pratiques (Schwingel 2000, p. 78 sq.).

12 Dans le champ social de la famille, les générations sont les acteurs, et leur objet d’intérêt est le contrat intergénérationnel assurant la sécurité sociale de deux générations (les parents âgés et les enfants). La phase de la vieillesse, un âge où les forces physiques s’amenuisent, exige de toute société qu’elle mette en place certaines institutions. Le contrat intergénérationnel garantit la sécurité sociale des membres âgés de la société. La règle du jeu s’énonce ainsi : les aînés, venus en premier, sont les créanciers, puisqu’ils ont élevé les plus jeunes. Ces derniers remboursent leur dette, en assurant la sécurité sociale des personnes âgées le moment venu. Le don est caractérisé par une triple obligation : donner – recevoir – rendre, la dernière de ces phases étant décalée dans le temps. Les aînés font toujours leur part avant les jeunes, qui, eux, sont toujours débiteurs ; ce cycle continu de dettes à rembourser forme la base de la vie sociale. « La dette est donc le moteur de la socialité et de la socialisation communautaires. Nul n’y échappe et chacun en entretient le cycle infini, car chacun commence par être débiteur, avant de pouvoir prétendre à son tour au statut de créancier » (Marie, 1997, p. 78).

13 Pour mieux comprendre les tensions sociales comme conséquences des relations intergénérationnelles trop fortement sollicitées, il importe de se poser les questions suivantes :

14

  • Comment se transforment les structures objectives du champ social de la famille, ce « champ de lutte » des générations ?
  • Comment se manifestent les différences d’habitus en fonction des générations ?
  • Comment se présentent les évaluations rationnelles des chances et possibilités, qui font suite à l’obsolescence de l’habitus, à la perte de l’évidence du monde social (de la doxa) ?

La méthode

15 La partie qualitative de l’étude s’appuie sur une enquête menée auprès de deux générations  [4]. Ce procédé nous permet de comprendre les points de vue et comportements des acteurs en fonction de leur position respective, les uns assumant le rôle de soutien de famille, les autres, celui de personne à charge. Je me réfère ici à l’exploitation de 24 entretiens réalisés jusqu’à présent auprès de 12 familles : dans six d’entre elles, les parents entretiennent un enfant adulte sans revenu ; dans les six autres, c’est l’enfant adulte qui prend soin d’un de ses parents âgés.

constellations Burkina Faso
l’enfant adulte prend soin
d’un de ses parents âgés
6 familles
= 12 personnes interrogées
les parents entretiennent leur enfant sans
revenu
6 familles
= 12 personnes interrogées
figure im1

16 Pour sélectionner les personnes interrogées, nous nous sommes limités à des acteurs et actrices appartenant à la couche des pauvres : les petits paysans, les artisans, les petites commerçantes, les blanchisseuses, les porteurs ou les gardiens. Cumulant plusieurs problèmes sociaux, ils courent un risque particulièrement élevé de voir s’effondrer les systèmes de soutien familial. Précisons que c’est le membre de la famille assurant le rôle de soutien qui a été déterminant dans le choix des paires de personnes interrogées. Pour pouvoir appréhender les différences spécifiques aux genres, on a veillé à ce que la moitié des personnes interrogées soient des femmes. Ces personnes vivent dans différents quartiers de Bobo-Dioulasso.

Le cercle vicieux de l’appauvrissement

17 Avec l’évolution de la société, le champ social de la famille s’est transformé et, avec lui, l’objet d’intérêt propre à ce champ : le contrat intergénérationnel. Jusque dans les années 1950, les familles élargies de Bobo-Dioulasso, organisées de façon patrilinéaire et patrilocale, vivaient sous l’égide de l’aîné qui gérait les biens gagnés au travail par ses fils et ses neveux et les répartissait. L’un était fonctionnaire, l’autre paysan, et tous mangeaient dans le même plat. Dans les années 1960, en fonction de la stratification sociale de la société, la famille élargie commença à se différencier en plusieurs familles nucléaires ayant chacune son chef de famille (sans se séparer géographiquement). « Si l’on veut devenir quelqu’un, il faut prendre ses distances vis-à-vis de la famille », disait-on alors. Cette évolution a transformé les rapports entre générations : d’une part, en perdant leur pouvoir économique, les aînés ont aussi perdu le contrôle social sur les cadets ; d’autre part, seuls les propres enfants étaient désormais tenus d’entretenir les personnes âgées. Le rapport entre les genres s’est lui aussi transformé : le mariage étant maintenant soustrait au contrôle des personnes âgées, le libre choix du partenaire est devenu possible. Mais, de par cette évolution, les jeunes femmes ont perdu la protection des aînés et elles sont directement soumises à l’autorité de leur conjoint (Attané 2007 ; Roth 2007b).

18 Jusqu’à la fin des années 1970, le Burkina Faso était encore une société essentiellement rurale dont le taux d’urbanisation se situait au-dessous des dix pour cent. Aujourd’hui, vingt pour cent de la population vivent dans des zones urbaines (Höpflinger, 2009). À partir des années 1980, la situation économique de la population s’est dégradée lentement, mais en continu. « Considérée dans son ensemble, l’économie du Burkina Faso a subi ces dernières décennies plusieurs chocsmacro-économiques [...] ; ils ont pu être assez vite amortis – moyennant quelques ajustements –, mais ont pesé très fortement, à court et à moyen terme, sur les ménages pauvres, surtout dans les villes »  [5] (ibid., p. 34). L’appauvrissement se manifeste aussi sur le plan du marché du travail urbain, notamment dans l’augmentation rapide du chômage des jeunes et, surtout, dans celle de l’inégalité entre les genres (Antoine et al. 2001 ; Calvès/Schoumaker 2004). Cette situation économique a transformé le champ social de la famille, et donc les relations familiales intergénérationnelles et les relations entre les genres. De nombreux jeunes au chômage ne peuvent donc pas prendre en charge leurs parents. Au contraire, on a vu se développer une nouvelle pratique : celle du contrat intergénérationnel inversé. Ici, ce sont les parents âgés (souvent des femmes) qui nourrissent leurs enfants adultes.

19 D’autres changements touchant la santé et le système de santé ont aussi des incidences sur le champ social de la famille. D’une part, les habitudes alimentaires se sont modifiées avec l’urbanisation et le mode de vie moderne : la consommation abondante de sucre, de graisses et d’huile est responsable de nouvelles maladies de la vieillesse, comme l’hypertension. D’autre part, le système de santé moderne, avec les médicaments et consultations médicales à payer en espèces, représente un nouveau facteur de coûts dans le cadre du contrat intergénérationnel  [6].

20 Ces changements structurels du champ social de la famille remettent en question la sécurité sociale des deux générations, ce qui provoque à son tour une accélération de l’appauvrissement.

L’appauvrissement des personnes âgées

21 Les personnes âgées appartenant à la couche des pauvres s’appauvrissent encore lorsqu’elles doivent nourrir leurs enfants sans revenu. Si elles ont gagné assez durant leur vie pour entretenir leur famille, ce n’était pas suffisant pour épargner, que ce soit sous forme d’argent, de bœufs ou de biens immobiliers. Avec l’âge, les forces, l’énergie et par conséquent aussi la possibilité de gagner son pain quotidien diminuent. Or s’appauvrir implique que les moyens permettant d’entretenir le réseau social viennent eux aussi à manquer (perte de la réciprocité généralisée). C’est ainsi que les personnes âgées se retrouvent face à ce dilemme fondamental : vaut-il mieux dépenser l’argent disponible pour se procurer sa nourriture quotidienne, ou pour maintenir le réseau social à travers des dons (Vuarin, 2000) ? Ceux qui ne peuvent plus participer aux échanges réciproques de dons ou de services risquent d’être marginalisés socialement. Or, sans relations, pas desécurité sociale (Badini-Kinda, 2005 ; Roth, 2005a). Mais sans relations d’échange, pas de reconnaissance sociale, donc pas de capital symbolique (Bourdieu, 1997).

22 La majorité des familles que nous avons rencontrées – quatre sur les six vivant dans le cadre d’un contrat intergénérationnel inversé – se sont appauvries durant les dix dernières années. La raison invoquée concerne à chaque fois le chef de famille qui est tombé malade, a perdu son travail, a abandonné sa première épouse pour une seconde ou bien encore est décédé. Les épouses concernées, dans chacun des cas, ont continué de subvenir seules aux besoins de leur famille. Nous pouvons en tirer deux conclusions. D’une part, dans la couche des pauvres, qui passent très vite en dessous du minimum vital, le contrat intergénérationnel inversé pèse sur le rapport entre les générations. D’autre part, l’appauvrissement frappe doublement les femmes âgées : en effet, tout au long de leur existence, celles-ci ont eu moins de ressources (biens, revenus, formation) que les hommes en raison des rapports entre les genres, alors qu’elles ont assumé plus d’obligations familiales qu’eux (Roth 2005a ; Schoumaker 2000). Le risque est donc grand qu’elles finissent comme veuves ou épouses abandonnées, ou alors comme épouses soignantes et soutiens de famille.

L’appauvrissement des jeunes

23 Les jeunes appartenant à la couche des pauvres risquent de s’appauvrir encore davantage lorsqu’ils doivent prendre en charge leurs parents malades. Dans la plupart des cas, l’aide au ménage et les soins peuvent être assurés par les membres de la famille eux-mêmes. Comme partout dans le monde, le domaine des soins est féminin : ce sont les filles, les belles-filles et les épouses qui s’en chargent. Cependant, ces ressources familiales ne suffisent pas pour obtenir des prestations venant de l’extérieur, fournies sur le marché, comme les médicaments (même les moins coûteux) ou les consultations médicales. Les coûts supplémentaires engendrés par un traitement médical représentent un problème presque insurmontable, qui touche autant les fils que les filles.

24 Sur les six familles dans lesquelles un enfant adulte entretient un de ses parents malade, quatre se sont appauvries ces dix dernières années. La raison en est ici aussi la maladie du chef de famille (deux cas) ou son décès (deux cas). La pauvreté peut provoquer une dépendance précoce et les maladies liées à l’âge entraînent à leur tour un appauvrissement. Compte tenu de la situation difficile sur le marché du travail, la faiblesse des revenus et les perspectives d’avenir quasi inexistantes, les enfants adultes n’arrivent pas à compenser la perte du revenu de leur parent (décédé ou malade).

25 Parmi les six jeunes gens de notre échantillon, un seul est assuré de pouvoir trouver tous les mois l’argent pour acheter les médicaments dont sa mère a besoin. Les autres jeunes gens sont tous dans la situation de cette jeune femme, qui dit : « C’est seulement la maladie de notre père et de notre mère qui est difficile pournous. Sinon si c’est pour la nourriture, nous ne pouvons pas gâter le nom de Dieu, car nous pouvons nous débrouiller pour en avoir. Mais quand ils sont malades, nous ne pouvons pas être à l’aise. Il faut qu’on les amène à l’hôpital. Il faut qu’on paye les produits. C’est ce côté qui est difficile pour nous. » Elle formule ainsi le dilemme de la jeune génération : remplir partiellement le contrat intergénérationnel en satisfaisant aux besoins alimentaires des parents n’est pas le plus gros problème ; en effet, il est habituel, dans les périodes difficiles de sauter un repas ou de manger moins. Mais cette stratégie ne fonctionne pas lorsqu’il s’agit de couvrir les nouveaux besoins liés aux traitements médicaux : soit c’est la santé du malade qui en pâtit fortement, soit ce sont les jeunes qui s’appauvrissent.

26 Le coût des soins médicaux des parents âgés représente un fardeau pour les relations intergénérationnelles : la génération productive des jeunes est exposée à l’appauvrissement, si ces jeunes doivent utiliser tout le capital de leur commerce ou toute leur épargne pour acheter des médicaments. Souvent, on doit aussi renoncer à un traitement, faute d’argent. Le champ social de la famille, comme espace de sécurité sociale, est sollicité à l’extrême.

Les personnes âgées : la peur d’être délaissées

27 Les deux situations étudiées se présentent comme suit : lorsque des soins doivent être prodigués aux parents malades (contrat intergénérationnel), le plus âgé des enfants encore présents au foyer, que ce soit un fils ou une fille, est responsable de la nourriture et de la couverture des coûts des médicaments, avec l’aide de ses cadets. La plupart du temps, ce sont les plus âgés de la fratrie qui assument ce rôle et, parfois, ils apportent en plus un soutien à des frères et sœurs plus jeunes au chômage (Roth, 2009). Chacun donne ce qu’il peut, ne serait-ce que 200 F  [7]. Le niveau de vie est si bas que les parents, tant qu’ils peuvent encore marcher, essaient eux aussi de se procurer de l’argent, en utilisant leur cercle de relations, en demandant des soutiens ou en mendiant. Certes, les parents sont heureux du soutien de leurs enfants, mais pourtant les enfants évoquent aussi la grogne de leurs parents, qui avaient pensé être mieux lotis à l’âge de la vieillesse.

28 Dans le cas où les enfants adultes au chômage sont entretenus par leurs parents (contrat intergénérationnel inversé), il n’est pas rare que plusieurs frères et sœurs, souvent les plus jeunes, vivent encore sous le toit paternel ; certains vivent aussi ailleurs, mais aucun n’est capable d’assumer la responsabilité de subvenir aux besoins en nourriture de la famille. Il leur arrive de donner 200 F aux parents ; mais lorsqu’ils trouvent un peu d’argent, ils en ont surtout besoin pour maintenir leur prestige vis-à-vis de leurs pairs (peer group). Ici également, les enfants parlent dans les entretiens de la mauvaise humeur des parents, tandis que les parents n’y font pas allusion.

29 Interrogés sur d’éventuels conflits familiaux, les femmes et les hommes âgés vivant dans le cadre d’un contrat intergénérationnel inversé répondent à l’unisson : « Non, il n’y a pas de conflits entre nous. » Ils se montrent compréhensifs envers les jeunes sans ressources, déclarant : « S’ils pouvaient, ils le feraient... » et « Ils font ce qu’ils peuvent... ».

30 Les personnes âgées ont deux raisons de ne pas vouloir parler ouvertement de conflits : ils ont honte de laisser filtrer au-dehors leurs difficultés familiales et ils craignent d’être délaissées par leurs enfants.

31 La première raison (faire part de leurs difficultés familiales) porterait atteinte au sentiment de l’honneur de l’aîné de la famille. Encore aujourd’hui, une personne a des droits parce qu’elle s’est acquittée de ses devoirs par le passé. Le fonctionnement de la sécurité sociale repose sur la circulation de la dette. Dans le contrat intergénérationnel inversé, le cycle de la dette s’est interrompu, et dans le contrat partiellement rempli, le remboursement par les jeunes de leur dette est fortement réduit, puisque leurs modestes revenus ne permettent guère d’acheter des médicaments. Si, d’un côté, les parents malades se réjouissent du soutien de leurs enfants, de l’autre, ils sont mécontents de voir que cette aide ne suffit même pas à assurer le strict nécessaire. Pourtant, les parents interprètent l’ « échec » de leurs enfants comme le leur et craignent de ne pas avoir fait assez pour eux dans le passé. La maloya (la honte) désigne, selon Vuarin, une constellation complexe de sentiments, « [...] qui sanctionne inévitablement le fait de ne pas honorer les devoirs propres à son rang ou plus exactement que ce manquement soit connu du public. Elle est un ‹ sentiment relationnel › : rien n’est pire que de voir les autres ‹ gâter son nom › et pour un noble, sa ka fisa ni malo ye : ‹ la mort est préférable à la honte › » (ibid., p. 144). Il faut à tout prix empêcher que le manquement au devoir soit rendu public. Le secret, le silence aident à fuir la honte ressentie à la pensée d’avoir échoué dans son rôle d’aîné de la famille. L’appauvrissement insidieux des personnes âgées décrit plus haut engendre lui aussi des sentiments de honte, car il remet en cause leur mogoya (leur humanité), leur capacité à se montrer généreux, solidaires, ouverts aux autres, sociables – des qualités requises par leur habitus, imprégné lui aussi du principe de solidarité. Aujourd’hui, les personnes âgées se sentent elles-mêmes coupables de leur appauvrissement, comme si c’était le signe qu’elles ont manqué à leurs devoirs par le passé (cf. Roth, 2005b).

32 La seconde raison concerne le risque d’être délaissé par leurs enfants, car quiconque se retrouve sans enfant à ses vieux jours court le risque d’être marginalisé socialement. Certes dans le contrat inversé, les jeunes adultes – sans travail, ni revenu, ni conjoint (e) – sont dépendants de leurs parents et, de ce fait, conservent leur statut d’ « enfant ». Cependant, les parents âgés dépendent eux aussi de leurs enfants, puisque, comme nous l’avons mentionné plus haut, c’est à ces derniers qu’incombe désormais le devoir de prendre leurs parents en charge. Les personnes âgées malades connaissent-elles aussi la peur de l’abandon. Une veuve malade, qui devrait prendre régulièrement des médicaments contre l’hypertension, a peur que ses deux fils l’abandonnent si elle les sollicite trop. À propos de sesfils, trop démunis pour lui acheter les médicaments, elle raconte : « Je ne leur dis rien. Si je leur dis quelque chose et qu’ils s’énervent, ils vont partir en disant qu’ils vont aller chercher de l’argent. Et s’ils s’en vont et que je tombe malade et meure, c’est moi qui les aurais chassés. C’est pourquoi quand ils disent qu’ils n’ont pas d’argent, je ne leur dis rien. Je pense que si je parle, ils vont fuir, aller en migration, me laisser. »

33 Certes, les personnes âgées comme les jeunes disent que c’est aux enfants adultes de prendre en charge leurs parents âgés. Mais ils soutiennent aussi que, tant que l’enfant n’a pas de travail et pas de ressources financières, c’est aux parents de subvenir à ses besoins et de l’aider à trouver un revenu – quel que soit son âge. Une vieille femme l’exprime ainsi : « Si tu ne les aides pas et qu’ils partent voler, ce sera une honte pour toi. Raison pour laquelle tu dois les aider en attendant que Dieu leur donne les moyens. S’ils gagnent de l’argent, ils seront obligés de te prendre en charge. Si tu les rejettes en disant qu’ils ne travaillent pas, s’ils partent faire un dégât, c’est toi qui endosses la responsabilité et c’est à toi que Dieu va demander des comptes. » Les aînés se sentent responsables de la situation et la dissimulent en se retranchant dans le silence – aussi dans le cadre d’une nouvelle pratique du contrat inversé.

Les jeunes : la peur de rester exclus

34 Les idées que les jeunes gens se font de leur avenir témoignent du désir d’accéder à une position sociale reconnue. Ils souhaitent se marier, avoir des enfants, travailler, et parfois aussi posséder leur propre cour familiale. « Dans dix ans, je souhaite avoir une femme, des enfants, je dors chez moi, j’ai une cour à moi et puis j’ai un bon emploi, un emploi qui peut me permettre de m’occuper de ma famille sans l’aide de quelqu’un. C’est ça, mon souhait », explique le fils d’un vieux marabout, qui vit dans le cadre d’un contrat intergénérationnel inversé. Seul le fait que les jeunes assument ou non la responsabilité du foyer permet de distinguer les contrats inversés des contrats partiellement remplis. Ce qui est identique dans les deux situations, c’est que les jeunes souffrent de ne pas pouvoir accéder à la vie adulte, c’est-à-dire demeurer célibataire et sans revenus substantiels.

35 Sur les douze jeunes interrogés, seuls deux d’entre eux, de jeunes gens, gagnent assez pour vivre, les autres n’ont soit pas de revenu soit il est négligeable. La plupart des femmes travaillent dans le commerce de détail. Les jeunes hommes reçoivent tardivement leur premier revenu, ce qui conduit à un mariage retardé, à une « transition de nuptialité » (Antoine et al., 2001, p. 25). Encore aujourd’hui, se marier est un acte social important, un élément constitutif de la notion de personne, tout comme avoir des enfants et des petits-enfants – et comme l’était dans le passé l’initiation (cf. Brand, 2001). Le mariage marque le passage du statut d’enfant à celui d’adulte social. À Bobo-Dioulasso, le fait d’être célibataire ou de vivre en concubinage empêche d’être reconnu comme un adulte digne de confianceet capable d’assumer des responsabilités. Le concubinage est tout au plus accepté comme solution transitoire (Attané, 2007). Une jeune femme nous explique :« Parce que si tu n’es pas mariée, tu es comme un enfant. Si tu es âgée et que tu n’es pas mariée, c’est comme si tu étais une mauvaise personne. Par contre si tu es mariée, même si tu es jeune, on va te respecter. » Le mariage retardé, et donc la longue durée du célibat, change les rapports entre les genres et rend surtout précaire la situation des jeunes femmes qui, aspirant à une relation de couple durable, cherchent pendant des années « le bon mari ». Une étude sur les jeunes « filles-mères » au Cameroun montre que le mariage est encore possible si la maternité est récente, tandis qu’il est compromis lorsqu’elles sont mères depuis longtemps (Calvès, 1999).

36 Qui ne gagne pas suffisamment doit essayer de sauver l’apparence. Les vêtements jouent ici un rôle essentiel : ils permettent de dissimuler la situation matérielle réelle. Le comportement a aussi son importance : on quitte, par exemple, sa maison tôt le matin pour n’y revenir que le soir, afin de cacher son manque de travail, ou prétendre être marié, alors qu’on vit en concubinage. Avec les tournées de thé (grin), les jeunes hommes peuvent oublier leurs problèmes et se détendre un moment. Pourtant là aussi, il s’agit de montrer, grâce aux vêtements, aux téléphones portables, etc., « qu’on est dans le coup ». Les « petits boulots » que trouvent les jeunes hommes leur servent aussi à être reconnus sur le plan social : le peu d’argent ainsi obtenu va leur permettre d’acheter un téléphone ou des habits, d’offrir une tournée de thé, etc. Quant aux jeunes femmes, c’est avec le petit commerce ou par le biais du père de leur enfant qu’elles essaient de se procurer l’argent dont elles ont besoin pour être admises parmi leurs pairs (peer group), en s’achetant des vêtements et des produits de beauté, ou en changeant de coiffure. Dès lors, c’est seulement de temps à autre que les jeunes gens peuvent donner 100 F pour contribuer à l’alimentation familiale. Les parents âgés le savent. Ils conviennent, eux aussi, que les enfants d’aujourd’hui ne peuvent plus, comme autrefois, remettre tout leur argent à la famille. Le vieux marabout dit, par exemple : « Et les enfants d’aujourd’hui : tu ne peux pas leur dire de venir te donner tout ce qu’ils gagnent. En Afrique, cette pratique n’existe plus. Pourtant, les parents ne peuvent pas avoir les moyens, mais ils laissent quand même manger leurs enfants. Même s’il faut aller prendre un crédit, tu vas aller le prendre pour que les enfants mangent. C’est Allah qui a fait cela comme ça. »

37 En raison du partage du travail et de la répartition des rôles selon le genre, les femmes et les hommes vivent leur statut incomplet de manière différente. Les femmes vivant dans le cadre d’un contrat intergénérationnel inversé peuvent échanger des travaux domestiques contre le gîte et le couvert (contrat inversé partiellement rempli). Elles sont conscientes de cet échange. En outre, les jeunes femmes non mariées ont souvent un enfant. Bien que célibataires, elles sont ainsi plus proches de l’idéal d’une « femme d’honneur » (correspondant aux rôles de femme au foyer et de mère) que ne le sont les hommes sans rémunération de l’idéal d’un « chef de famille » ou d’un « homme d’honneur » (cf. Iliffe, 2005).

38 Les jeunes gens décrivent dans les entretiens ce qu’ils projettent de faire à l’avenir, la façon dont ils entendent gagner leur vie, ou comment ils pensent parvenir à se marier. Les uns sont réalistes, les autres restent prisonniers de leurs rêves. Mais ils ont en commun que leur propre avenir les préoccupe davantage que l’entretien de leurs parents âgés ou malades.

Le champ familial en transformation

39 Sur les relations entre générations, Bourdieu écrit : « On comprend [...] que les conflits de génération opposent, non point des classes d’âge séparées par des propriétés de nature, mais des habitus qui sont produits selon des modes de génération différents, c’est-à-dire par des conditions d’existence qui, en imposant des définitions différentes de l’impossible, du possible, du probable et du certain, donnent à éprouver aux uns comme naturelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent comme impensables ou scandaleuses et inversement » (Bourdieu, 1972, p. 178). Les parents âgés sont d’origine paysanne et viennent des villages ; ils sont habitués aux besognes pénibles, aux privations, à une vie simple, à la faim aussi, dans les périodes de soudure, où il faut tenir bon jusqu’aux prochaines récoltes. Venues en ville à un moment propice, les années 1960 et 1970, ils y ont trouvé un travail leur assurant un revenu suffisant pour se bâtir un avenir et nourrir une famille. La majorité d’entre eux n’a pas été scolarisée. Les jeunes, leurs enfants, sont nés et ont grandi en ville, ils ont fréquenté l’école, se sont imprégnés des images télévisées et ont subi l’influence d’autres stimuli urbains. Les attentes et les pratiques se sont transformées : travailler aux champs, s’échiner pour gagner une misère ou marcher des heures sous un soleil de plomb afin de participer à une cérémonie, tout ça, ce sont les pratiques des personnes âgées. Les jeunes ne voient pas pourquoi ils devraient endurer cela. Même ceux qui n’ont fréquenté l’école primaire que quelques années aspirent à un travail de fonctionnaire et à un salaire mensuel. La télévision, qui diffuse des images du monde entier et des séries B sur la vie des riches, contribue aussi à modifier l’idée que la jeune génération se fait d’une « bonne vie », de même que sa vision de l’amour. Suite à ce changement, les femmes disposent de plus de libertés qu’avant, et on constate généralement chez les jeunes une certaine individualisation (Marie, 1997 ; Pilon/Vignikin, 1997). Les jeunes ont grandi avec la perspective d’une vie plus facile que celle de leurs parents, mais la spirale de l’appauvrissement, qui s’annonçait déjà avant la crise économique, déçoit leurs attentes en matière d’indépendance et de consommation.

40 L’urbanisation et l’appauvrissement progressif depuis les années 1980 marquent le rapport intergénérationnel au sein de la société : la génération des aînés monopolise les postes-clés sur le plan politique et économique, bloquant ainsi la mobilité sociale des jeunes (Abbink, 2005). Ces mêmes facteurs transforment le champ familial : les relations objectives entre les positions des acteurs se déplacent lorsque le contrôle des différents capitaux se modifie ; ainsi, les rapports entre les générations familiales et entre les genres se transforment eux aussi. La générationdes aînés a perdu le contrôle qu’ils exerçaient sur les jeunes, puisque, suite à la séparation des champs sociaux (famille, économie, politique, religion), ils n’ont plus le pouvoir incontesté de gérer les ressources familiales et partant, la vie sociale. En perdant le contrôle des ressources familiales, ils ont perdu une grande partie de leur capital économique, social et symbolique. Notamment, les personnes âgées de la couche des pauvres manquent de ressources (biens, revenus). Le capital culturel des aînés, tout ce savoir indigène, perd de sa valeur, et, faute de moyens, ils ont des difficultés à entretenir leur capital social, leur réseau de relations à l’intérieur et à l’extérieur de la famille. Les jeunes, de leur côté, n’ont pas pour autant gagné en capital économique (revenus, biens) et ils ne peuvent guère mettre à profit leur capital culturel récemment acquis, la formation scolaire (Calvès/ Schoumaker 2004). Ils ont eux aussi des difficultés à conserver leur capital social, et, en tant que célibataires au chômage, le capital symbolique leur fait complètement défaut. En bref, les aînés ont perdu de leur pouvoir de négociation, alors que les jeunes, de leur côté, ne peuvent pas en gagner, dans le contexte d’une économie bloquée. C’est dans ce cadre que les individus développent leurs pratiques et leurs stratégies, en fonction de leur âge et de leur genre.

41 Désormais, le champ social de la famille et l’habitus des personnes âgées divergent parce que les parents, contrairement à leurs attentes, ne reçoivent pas à l’âge de la vieillesse l’équivalent de ce qu’ils ont apporté à leurs enfants. Dans le contrat inversé, l’accord en vertu duquel les enfants adultes prennent en charge leurs parents âgés semble être seulement reporté, la réciprocité généralisée semble être seulement suspendue, comme s’il s’agissait d’une solution transitoire. En réalité, il s’agit souvent d’une solution définitive. Même lorsque les parents sont malades, il n’est pas rare que les jeunes, par manque de moyens, suspendent les soins médicaux. Il en résulte des tensions familiales, que les aînés cherchent à dissimuler : par honte, ils ne parlent ni de la nouvelle pratique du contrat inversé ni de leur manque de soins médicaux. En jetant un voile sur cette interruption du cycle de la dette, les aînés essayent d’éviter une rupture entre les générations. On peut définir cette dissimulation comme une « stratégie de conservation », une tentative de maintenir l’ordre ancien, actuellement en pleine crise.

42 Le champ social de la famille et l’habitus des jeunes divergent à leur tour parce que la situation socio-économique empêche la jeune génération de s’acquitter de ses obligations familiales. De plus, leur statut de célibataire sans revenu (ou sans revenu suffisant) compromet l’entrée des jeunes dans la vie adulte et leur accès à la société. « Le monde social donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance, de la considération, c’est-à-dire, tout simplement, de la raison d’être » (Bourdieu, 1997, p. 283, 284). Exclus de la société, les jeunes portent en eux « la malédiction d’un capital symbolique négatif » (ibid.). Par conséquent, leur plus grande inquiétude est de voir s’éterniser la situation actuelle, ou alors de se mettre à voler pour pouvoir satisfaire leurs désirs  [8].

43 Bien entendu, les jeunes souffrent de ne pouvoir subvenir aux besoins de leurs parents âgés comme ils le devraient. Pourtant, ce qui jusqu’alors allait de soi n’est plus ; et ce qui existe aujourd’hui ne marche pas. C’est dans de telles situations de crise, où les anciens schémas de pensée et d’action ne fonctionnent plus, que les jeunes commencent à évaluer leurs chances, à réfléchir sur leur situation et leurs perspectives personnelles. Lorsqu’ils expliquent ce qu’ils font – ou veulent faire – pour améliorer leur situation, tout semble indiquer que remplir le contrat intergénérationnel n’est pas leur priorité, mais que leur objectif principal est d’accéder à la reconnaissance sociale – les femmes principalement par le biais du mariage, les hommes par leurs revenus. Dans le cadre du champ social de la famille, j’interprète ce changement de priorité et ce déplacement de perspective comme une « stratégie de l’hérésie », une remise en cause de l’ordre familial existant. Reste ouverte la question de savoir si le cycle de la dette actuellement interrompu (ou réduit) reprendrait au cas où le climat économique se détendrait, ou si, au contraire, un véritable changement de valeurs est en marche, et que bientôt les projets d’avenir individuels primeront clairement sur l’entretien des parents.

Conclusion

44 On peut tirer provisoirement de notre étude trois résultats principaux. Premièrement, une trop forte sollicitation de la famille en tant qu’espace de sécurité sociale exerce une pression analogue sur les rapports entre les générations et les rapports entre les genres. Elle entraîne l’appauvrissement des personnes âgées, surtout des femmes, lorsque celles-ci doivent entretenir leurs enfants sans revenus, et elle bloque la population productive des jeunes quand ceux-ci sont tenus de prendre en charge leurs parents âgés malades. Au bout du compte, le cercle vicieux de l’appauvrissement compromet la sécurité sociale de trois ou quatre générations, puisque les ressources à disposition ne cessent de fondre. Deuxièmement, dans les circonstances actuelles, les personnes âgées pauvres, surtout des femmes, redoutent d’être exclues de la société, tandis que les jeunes craignent de ne pas y être acceptés, pas intégrés, vu les difficultés qu’ils ont à gagner un revenu suffisant et à se marier. Le mariage est le premier but des jeunes femmes, trouver un revenu, celui des jeunes hommes. Troisièmement, les stratégies mises en place par les deux générations pour lutter contre leur déclin social transforment leurs relations, encore qu’il soit trop tôt pour savoir quelle forme pourrait revêtir le contrat intergénérationnel du futur dans les conditions spécifiques aux régions urbaines du Burkina Faso.

45 Actuellement, il n’y a pas de solution de rechange à la prise en charge des parents âgés par les enfants. Mais le cycle de la dette, qui est la base des relations garantissant la sécurité sociale est aujourd’hui interrompu, ou ne fonctionne que partiellement. Les personnes âgées s’efforcent presque toujours de cacher la tension sociale qui en résulte. Cette dissimulation leur permet de maintenir, du moins en apparence, leur rôle d’aîné de la famille et leur autorité. Pour l’instant, onignore quelle voie vont emprunter les jeunes. Leur quête de reconnaissance sociale peut être le premier pas vers une autre manière de prendre en charge leurs parents âgés, qui pourrait s’affirmer à l’avenir ; mais elle peut tout aussi bien exprimer une rupture complète avec le contrat intergénérationnel jusqu’ici en vigueur. Le conflit entre les générations historiques, qui apparaît dans la mobilité sociale contrecarrée des jeunes, reste latent dans le champ social de la famille. Or, en dehors de la famille, il n’existe toujours aucune autre forme de sécurité sociale.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • ABBINK J. [2005], « Being young in Africa : The politics of despair and renewal », Vanguard or Vandals, Leiden/Boston, Brill, p. 1-34.
  • ANTOINE P. [2007], « La place et l’activité des personnes âgées dans sept capitales ouest africaines », Les relations intergénérationnelles en Afrique, Nogent-sur-Marne, CEPED, p. 31-62.
  • ANTOINE P. et al. [2001], « Contraints de rester jeunes ? », Autrepart, no 18, p. 17-36.
  • ATTANE A. [2007], « Choix matrimoniaux : le poids des générations. L’exemple du Burkina Faso », Les relations intergénérationnelles en Afrique, Nogent-sur-Marne, CEPED, p. 167-195.
  • BADINI-KINDA F. [2005]. « L’écart entre idées et pratiques : l’insécurité sociale des personnes âgées en milieu rural burkinabé », Ageing in Insecurity. Vieillir dans l’insécurité. Sécurité sociale et genre en Inde et au Burkina Faso. Études de cas, Münster, Lit, p. 323-351.
  • BENDA-BECKMANN F. et F., VON [2007 (1994)], « Coping with Insecurity », Social Security Between Past and Future, Münster, Lit, p. 25-58.
  • BOURDIEU P. [1972], Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève/Paris, Droz, 269 p.
  • BOURDIEU P. [1980], « Quelques propriétés des champs », Questions de sociologie, Paris, Editions de minuit, p. 113-120.
  • BOURDIEU P. [1997], « L’être social, le temps et le sens de l’existence », Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, p. 245-288.
  • BRAND S. [2001], Mediating Means and Fate, Leiden/Boston/Köln, Brill, 339 p.
  • CALVÈS A.-E. [1999] « Marginalization of African single mothers in the marriage market : Evidence from Cameroon », Population Studies, no 53, p. 291-301.
  • CALVÈS A.-E., SCHOUMAKER B. [2004], « Deteriorating Economic Context and Changing Patterns of Youth Employment in Urban Burkina Faso : 1980-2000 », World Development,vol. 32, no 8, p. 1341-1354.
  • HÖPFLINGER F. [2008], « Einführung : Konzepte, Definitionen und Theorien », Generationen – Strukturen und Beziehungen. Generationenbericht Schweiz, Zurich, Seismo, p. 19-44.
  • HÖPFLINGER F. [2009], Soziodemografische, gesellschaftliche und sozioökonomische Entwicklungen in Burkina Faso, manuscrit, 52 p.
  • ILIFFE J. [2005], Honour in African History, Cambridge, University Press, 404 p.
  • MARIE A. [1997], « Du sujet communautaire au sujet individuel », L’Afrique des individus,Paris, Karthala, p. 53-110.
  • PILON M., VIGNIKIN K. [1997]. Ménages et familles en Afrique subsaherienne, Paris, CEPED, 131 p.
  • ROTH C. [2005a], « Dépendance menaçante : limites de la sécurité sociale, vieil âge et genre en milieu urbain burkinabé », Ageing in Insecurity. Vieillir dans l’insécurité. Sécurité sociale et genre en Inde et au Burkina Faso. Études de cas, Munster, Lit, p. 289-322.
  • ROTH C. [2005b], « L’appauvrissement invisible des personnes âgées au Burkina Faso », Sécurité sociale et développement. Le forum suisse des africanistes 5, Munster, Lit, p. 51-68.
  • ROTH C. [2007a], « “Tu ne peux pas rejeter ton enfant ! ” Contrat entre les générations, sécurité sociale et vieillesse en milieu urbain burkinabè », Cahiers d’Études africaines, XLVII, no 1, vol. 185, p. 93-116.
  • ROTH C. [2007b], « Soziale Sicherheit und Geschlecht : Ehekrisen als ein Spiegel der Wirtschaftskrise », Afrika im Wandel, Zurich, vdf, p. 155-166.
  • ROTH C. [2008], « “Shameful ! ” The inverted inter-generational contract in Bobo-Dioulasso, Burkina Faso », Generations in Africa, Munster, Lit, p. 47-69.
  • ROTH C. [2009], « Siblings and Social Security in Urban Burkina Faso », Atelier de l’Université de Bayreuth, « Siblings in Africa », E. Alber, S. van der Geest, manuscript, 22 p. (à paraître)
  • SCHOUMAKER B. [2000], « Le vieillissement en Afrique subsaharienne », Espace, Populations, Sociétés, no 3, p. 379-390.
  • SCHWINGEL M. [2000], Pierre Bourdieu zur Einführung, Hamburg, Junius, 186 p.
  • VUARIN R. [2000], Un système africain de protection sociale au temps de la mondialisation ou « Venez m’aider à tuer mon lion... », Paris, Harmattan, 252 p.

Notes

  • [*]
    Docteur en ethnologie, Université de Lucerne, Département d’Anthropologie Sociale, Kasernenplatz 3, B. P. 7455, CH-6000 Lucerne 7, claudia.roth@unilu.ch, traduit de l’allemand par Sylvie Colbois.
  • [1]
    2000-2005 : 3,2 % en moyenne.
  • [2]
    Financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (2007-2010). Réalisation du projet : Dr. Claudia Roth, ethnologue, Université de Lucerne, étude de cas au Burkina Faso ; Dr. Dieter Karrer, sociologue, Université de Lucerne, étude de cas en Suisse. Statistiques et analyse quantitative des relations entre les générations en Suisse et au Burkina Faso au macroniveau : Prof. François Höpflinger, sociologue, Université de Zurich. Demande de projet : Prof. Jürg Helbling, ethnologue, Université de Lucerne.
  • [3]
    Ce contrat intergénérationnel est « implicite » parce qu’il ne s’agit pas d’un contrat au sens juridique. Il est basé sur une vision de l’échange intergénérationnel partagée de manière implicite. Ci-dessous, je n’utiliserai que la notion de « contrat intergénérationnel ».
  • [4]
    J’adresse mes remerciements au sociologue Blahima Konaté, SHADEI, de Bobo-Dioulasso, qui a assuré la traduction du dioula en français de la majeure partie des entretiens ainsi que toutes les transcriptions, et à Issiaka Sanou, sociologue et enseignant de philosophie à Bobo-Dioulasso, qui l’a complété de manière idéale.
  • [5]
    Quelques exemples de chocs macro-économiques : le premier programme d’ajustement structurel ordonné par la Banque mondiale en 1991, qui a conduit à une récession importante dans les années suivantes, aggravée par une période de sécheresse ; puis, en 1994, la dévaluation de 50 % de la monnaie nationale ; ensuite, la guerre civile en Côte d’Ivoire, avec le retour de familles de migrants et l’interruption des liaisons routières et ferroviaires.
  • [6]
    En 2007, seuls 43 % de la population ont recouru à une consultation médicale. En 2003, les dépenses de santé ne représentaient que 4,4 % des dépenses totales d’un ménage, l’essentiel allant aux médicaments : quelque 73 % en ville, presque 78 % à la campagne (Höpflinger, 2009).
  • [7]
    Il s’agit de francs CFA. 100 FCFA valent environ 15 centimes d’euro.
  • [8]
    Cf. Abbink (2005) sur les conséquences d’une mobilité sociale entravée : les jeunes hommes sont incités à faire la guerre et à fréquenter les réseaux mafieux. Les jeunes femmes sont poussées à la prostitution.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions