Autrepart 2010/1 n° 53

Couverture de AUTR_053

Article de revue

L'impact territorial du vieillissement en Bolivie : un problème structurel

Pages 35 à 56

Notes

  • [*]
    CR1 – Géographe, Institut de Recherche pour le Développement (IRD), UMR151 – Laboratoire « Population Environnement Développement », Université de Provence.
  • [1]
    L’urbain est défini en Bolivie comme tout peuplement de plus de 2 000 habitants, ce qui est peu significatif dans la mesure ou les niveaux de services sont très faibles jusqu’à 7 000 ou parfois 10 000 habitants. La zone Aymara correspond à la partie Nord de l’Altiplano (Terres hautes > 3 000 m sur la carte 1), la zone Quechua, principalement aux vallées inter andines centrales du pays (entre 1000 et 2500 m). Les terres basses incluent les llanos orientaux (peuplés des ethnies Guarani, Chiquitano et Guarayos) et la partie amazonienne Nord. Les zones intermédiaires sont composées d’ethnies diverses et de population métisse.
  • [2]
    Référence des derniers recensements de population.
  • [3]
    Bien que ce paramètre ait encore peu d’importance : l’espérance de vie en Bolivie (63,8 ans pour la période 2000-2004) reste une des plus faibles du continent.
  • [4]
    Le bébé n’est considéré enfant qu’à la première coupe de cheveu ; avant il est considéré comme la prolongation « extra-utérine » de la grossesse. Cette conception modifie considérablement la perception de la mortalité infantile.
  • [5]
    « Ce serait sympa de retourner dans notre communauté », demande exprimée par un agriculteur lors d’un atelier qui a été reprise comme sous titre du document de plan.
  • [6]
    Le terme de surcofundio, utilisé depuis la réforme agraire de 1953, provient de la contraction de minifundio et de surco ou sulco, qui signifie un sillon ou une ravine et qui désigne une propriété de très petite taille et de faible rendement.
  • [7]
    Voir à ce sujet les nombreuses publications d’analyse des effets de la participation populaire en Bolivie, dont la plus significative est celle de Urioste (2002).
  • [8]
    Cette logique « macro » a même conduit certains pays à mener des programmes de stérilisation forcée des femmes. Le cas du Pérou sous le gouvernement de Fujimori (1996-2000) est célèbre.
  • [9]
    Plan d’action de Vienne en 1982, principes des Nations Unies, plan d’action de Madrid en 2002, conférence régionale intergouvernementale sur le vieillissement à Santiago du Chili en 2003, Protocole de San Salvador, etc.
  • [10]
    Le Consejo de Población para el Desarrollo Sostenible, créé dans les années 1970, appuyé par l’UNFPA, a été fermé en 2006 par le gouvernement d’Evo Morales.
  • [11]
    Voir les fréquents conflits, parfois très violents, entre le Gouvernement et la COB (Centrale Ouvrière Bolivienne) sur la question de la loi sur les retraites (voir dans le journal La Razón : http://www.la-razon.com).
  • [12]
    La deuxième assemblée mondiale sur le vieillissement organisée par les Nations Unies du 8 au 12 avril 2002, adopta un plan d’action international qui constitue la première charte de la relation vieillissement – développement, adoptée par la plupart des gouvernements comme base de création de leurs politiques.

1 Le vieillissement de la population en Amérique latine est un phénomène encore limité : 6,6 % de la population a plus de 65 ans, alors que cette proportion atteint 12,6 % en Amérique du Nord et 17,8 % en Europe de l’Ouest selon l’annuaire de la Banque Mondiale. Cependant, les spécialistes observent une accélération de ce phénomène, comme résultat de la transition démographique des années 1980 et de l’amélioration des conditions de vie (Guzmán, 2002 ; Pison, 2009). C’est un processus auquel seront confrontés les gouvernements dans les prochaines décennies, mais sur lequel il existe encore peu de réflexion prospective. Car l’important, dans ce débat, est de savoir quelles seront les spécificités du vieillissement dans les pays du Sud, et dans quelle mesure il sera possible d’y développer des politiques adéquates.

2 Le vieillissement n’est pas un problème en soi dans la mesure où il n’affecte pas encore le potentiel de main-d’œuvre de ces pays, c’est-à-dire qu’il existe une capacité potentielle de financement de politiques spécifiques, comme les retraites ou les systèmes sociaux et sanitaires. La relation familiale est encore, elle aussi, assez forte pour permettre une prise en charge de ce processus dans des réseaux de solidarité, particulièrement dans les systèmes communautaires composés en majorité de population indigène. Il existe donc des conditions théoriquement favorables pour accompagner le processus de vieillissement dans sa dimension sociale, politique et économique.

3 Le problème posé par le vieillissement ne se situe pas par conséquent dans la croissance d’une classe d’âge, mais dans l’inégale distribution sociale et géographique de cette classe d’âge, dans un contexte de profonde mutation de la société. C’est là où se situe la spécificité des pays du Sud, et nous faisons l’hypothèse que la migration interne, dans une moindre mesure internationale, en créant d’importants déséquilibres territoriaux et sociaux, constitue le principal facteur limitant dans le traitement du problème social, économique et politique du vieillissement. Les dynamiques spatiales, souvent rapides en Amérique latine [Mazurek, Arreghini, 2006], sont à l’origine de la formation de déséquilibres démographiques qui induisent une nécessaire transformation de la société locale : modification des modes de production, abandon des formes traditionnelles de solidarité, réduction de la cellule familiale, évolution des cultures, etc. C’est dans ce contexte que le vieillissement devient un problème qui relève alors plus de politiques d’aménagement du territoire que de politiques sociales globales.

4 Nous nous proposons de prendre comme exemple la Bolivie pour analyser les relations entre le vieillissement et la dynamique des territoires, les équilibres sociaux et les politiques publiques. Dans ce pays, la proportion de population indigène est la plus importante du continent (68 % selon le dernier recensement de 2001), et l’IDH (Indice de Développement Humain) un des plus faibles (111e rang mondial, avant Haïti, 148e). Les dynamiques spatiales et démographiques ont été extrêmement rapides dans ce pays, à tel point que le centre de gravité du peuplement s’est déplacé de l’Ouest (El Alto – La Paz) à l’Est (Santa Cruz) en à peine 25 ans [Mazurek, Arreghini, 2006]. À ceci s’ajoutent, depuis l’élection d’Evo Morales à la présidence de la république en 2006, des transformations politiques et culturelles rapides, basées sur des revendications indigénistes, où les traditions et les structures culturelles traditionnelles pèsent de tout leur poids. Il est intéressant, dans ce contexte, d’estimer l’impact du vieillissement sur les transformations culturelles et territoriales, en relation avec le discours politique correspondant.

Transition démographique et vieillissement.

5 Le vieillissement est considéré par la plupart des auteurs [Cosio-Zavala, 1992 ; Henning, 2004 ; Guzmán et al., 2006] comme une conséquence directe de la transition démographique, laquelle, quasiment achevée dans la plupart des pays d’Amérique latine, a eu pour « principal détonateur » [Cosio-Zavala, 2000] la baisse de la morbidité et de la mortalité infantile du fait de l’amélioration des conditions sanitaires et de vie dans la période 1940-1965.

6 On observait encore, dans les pays d’Amérique andine, jusqu’en 1965, des niveaux de fécondité élevés dus principalement aux effets de nuptialité (le « mariage – boom » des années 1950) et d’amélioration des conditions sanitaires. Ce n’est que dans la période post 1980 que la fécondité a résolument baissé du fait de la diffusion des méthodes contraceptives et de la migration massive vers les villes, laquelle a changé les stratégies de reproduction de la famille. Ce qui est caractéristique des pays d’Amérique andine, c’est l’extrême rapidité avec laquelle s’est engagée cette baisse de la fécondité : en Équateur et au Pérou, elle est passée de 7 enfants par femme à 3 en 40 ans (6,9 dans la période 1965-1970, 3 dans la période 1995-2000, estimée aujourd’hui à 2,1), en Bolivie elle est passée de 7 à 4 au cours de la même période : (6,9 dans la période 1970-1975, 4 dans la période 1995-2000 et aujourd’hui 3,2) [Palloni et al., 2002 ; Instituto Nacional de Estadística, 2003 ; Henning, 2004]. Il en est de même pour la mortalité infantile (110 pour mille dans les années 1980 en Bolivie et à peine 40 aujourd’hui), ainsi que pour l’augmentation de l’espérance de vie.

Tableau 1

Caractéristiques de la fécondité en Bolivie, 2001

Taux
Global de
Fécondité
(TGF-
nombre
d’enfants)
Taux brut
de natalité
(pour mille)
Femmes en
âge fertile
(%)
Âge médian
des taux
spécifiques
de fécondité
(années)
Altiplano
Vallées inter andines
Llanos - Amazonie
Ensemble du pays
Urbain
Rural
3,9
5,0
3,8
4,2
3,1
6,6
30,0
34,8
30,9
31,8
27,6
39,1
25,9
23,9
26,5
25,4
28,2
20,4
29,2
29,5
27,6
28,8
28,0
29,7
figure im1

Caractéristiques de la fécondité en Bolivie, 2001


Institut National de Statistiques, Bolivie, 2003

7 Mais ces chiffres sont des moyennes nationales qui ne rendent pas compte des situations extrêmement diverses de comportements familiaux, marquées par des différenciations spatiales ou sociales. Le Tableau 1 montre quelques-unes de ces différences, du point de vue des zones éco géographiques et de la distinction habituelle entre l’urbain et le rural  [1]. On peut y noter un taux de fécondité deux fois plus élevé dans les zones rurales que dans les zones urbaines. De même, dans les vallées inter andines, qui correspondent à la zone d’influence quechua où les familles sont traditionnellement plus grandes, la fécondité est plus importante malgré une proportion de femmes en âge fécond plus faible, ainsi qu’un âge médian de fécondité plus élevé. Ceci s’explique en grande partie par l’existence, dans la zone quechua, d’un système communautaire composé de familles étendues, où le cycle de vie est caractérisé par une entrée dans la nuptialité très tardive mais très féconde et régulière dans les 10 premières années. Au contraire, l’Altiplano, qui correspond pratiquement à la zone Aymara, montre des taux de fécondité similaires à ceux de l’urbain, et de toute façon inférieurs à la moyenne nationale. La différence entre les trois zones (Aymara, Quechua et Terres Basses) s’explique par le jeu de trois facteurs bien analysés dans la littérature : le nombre d’enfants désirés, la nuptialité et l’abstinence post-partum [Instituto Nacional de Estadística et al., 1997 ; Ministerio de Desarrollo Sostenible y Planificación 2000].

Carte 1

Carte générale de Bolivie.

figure im2

Carte générale de Bolivie.

8 Le vieillissement, quant à lui, n’a préoccupé les instances politiques et scientifiques que très récemment [Rodríguez Vignoli, 2001 ; Guzmán, 2002], du fait des priorités accordées par les programmes internationaux à la femme et à l’enfance. Il a toujours été relativisé du fait de sa faible importance dans la population totale : la population de plus de 60 ans ne représentait en Bolivie que 7 % de la population totale en 2001, 9,1 % en Équateur en 2001 (6,4 % en 1990), 9,1 % au Pérou en 2006  [2]. Pourtant, le processus de vieillissement de la population a eu aussi un rythme de croissance rapide dans les 20 dernières années. Selon les estimations de la CEPAL, la part de la population de 60 ans et plus devrait doubler en moins de 35 ans, processus qui a pris plus de 50 ans en Europe et aux États-Unis.

Tableau 2

Évolution de la population de plus de 60 ans de 1976 à 2001

Population de plus Population totale
de 60 ans
Urbain Rural Urbain Rural
1976 92 824 199 889 1 933 833 2 701 202
1976 4,8 7,4
(% de la population totale)
1992 194 560 221 546 3 694 846 2 725 946
1992 5,3 8,1
(% de la population totale)
2001 291 940 287 319 5 165 230 3 109 095
2001 5,7 9,2
(% de la population totale)
Taux de croissance 4,7 0,6 4,1 0,1
annuelle 1976-1992 (%)
Taux de croissance 4,6 2,9 3,8 1,5
annuelle 1992-2001 (%)
Indice de masculinité 2001 79,3 93,6 95,1 107,0
figure im3

Évolution de la population de plus de 60 ans de 1976 à 2001


Institut Bolivien de Statistiques, recensements 1976, 1992, 2001

9 Le tableau 2 montre que le taux de croissance de la population de plus de 60 ans est, depuis 1976, supérieur à la moyenne nationale ; la proportion augmentant plus rapidement chez les femmes et en milieu rural. Au sens des statistiques nationales, on peut expliquer l’augmentation du vieillissement par le double jeu de la diminution de la fécondité (effet statistique) et de l’amélioration des conditions de vie (effet de morbidité  [3]), sans que cette augmentation ait une importance significative au regard de la population jeune par exemple (39 % de population de moins de 15 ans en Bolivie en 2001). Les politiques sociales, comme nous le verrons, n’attachent donc pas réellement d’importance à ce processus, sinon de manière conjoncturelle. Par contre, le processus de vieillissement montre des différences extrêmement importantes d’une région à l’autre, beaucoup plus préoccupantes en termes de potentiel de développement territorial et local. Le vieillissement est un processus qui accompagne la transition démographique, mais qui montre en Amérique latine des variations fortes entre les régions ; notre hypothèse, que nous développerons dans le paragraphe suivant est que la migration interne et la migration internationale y jouent un rôle beaucoup plus important que sur le vieux continent.

10 Si la différence spatiale de fécondité dépend essentiellement de facteurs culturels et socio-économiques facilement identifiables (intégration des femmes dans le marché du travail, information, usage des contraceptifs chez les jeunes, niveau de vie, etc., [Roig Vila et al., 2007]), la dynamique du vieillissement dépend de la dynamique même du territoire, principalement de la mobilité et de la migration, processus plus difficilement maîtrisable et dont les conséquences en terme d’inégalités et d’environnement sont beaucoup plus préoccupantes.

La différenciation spatiale des paramètres démographiques

11 La population et ses caractéristiques démographiques ne sont pas réparties de manière homogène dans tout le territoire national ; cela peut paraître évident, mais ce théorème est peu utilisé dans les études démographiques, en particulier lorsqu’il s’agit de définir des politiques sociales ou sanitaires. L’hétérogénéité spatiale ou socio-spatiale, est le facteur principal de la dynamique des territoires ; elle engendre des mouvements de populations vers ou entre les lieux centraux qui mobilisent des classes d’âge et des secteurs économiques ou ethniques particuliers [Mazurek, 2008 ; Mazurek, 2009a, 2009b]. De plus, au cours de l’histoire, les comportements démographiques changent, comme résultat de ces dynamiques et des évolutions sociales et culturelles. On peut d’ailleurs distinguer des évolutions structurelles (à long terme), liées aux modifications des comportements internes des sociétés, et des évolutions conjoncturelles (à moyen et court terme), liées à des facteurs externes à la société [Mazurek et al., 2006].

12 Dans les Andes, les paramètres qui expliquent la distribution de la population et sa dynamique, en relation au vieillissement, sont au nombre de trois :

13

  • Les caractéristiques et comportements culturels, fondamentalement différents entre les populations aymara, quechua et celles des terres basses ;
  • Les secteurs productifs prépondérants et la relation à l’urbain, pour lesquels on retrouve une distinction entre populations aymara et quechua ;
  • Les modalités des migrations interne et internationale, pour ce qui concerne, en particulier, la relation de genre.

14 Dans les sociétés aymara ou quechua des terres hautes, la différence de fécondité s’explique en grande partie par le mode de régulation des naissances nécessaires à l’activité, c’est-à-dire, l’âge au mariage, le don symbolique d’enfants, le besoin de main-d’œuvre, la mortalité infantile sélective  [4], etc. [Lestage et al., 1999], dans une logique de reproduction communautaire. Les caractéristiques socio-économiques ou éducatives, incluses dans les critères de développement (analphabétisme, qualité de l’habitat, mortalité infantile, etc.), n’ont par conséquent qu’un rapport très indirect dans l’explication de ces stratégies ; elles sont même souvent utilisées à l’encontre des logiques culturelles.

15 C’est dans l’activité principale et le rapport à la mobilité que l’on peut surtout expliquer des dynamiques spatiales démographiques divergentes. Les aymaras sont principalement « rurbains » : alors qu’ils ont une base rurale, leurs activités principales tournent autour du commerce ou de la transformation, et leur mobilité géographique est prioritairement orientée vers les villes, ce qui implique des mouvements incessants entre ville et campagne. Les quechuas, au contraire, ont une activité principalement rurale et agricole, et leur mobilité correspond à la colonisation des terres agricoles [Mazurek, 2007]. Cette différence d’activité, inscrite dans une logique identique de reproduction communautaire, a cependant des impacts distincts. Les aymaras vont s’intégrer plus rapidement dans l’univers urbain et globalisé ; on observe ainsi une plus forte intégration et mixité des cultures urbaines chez les jeunes aymaras [Guaygua et al., 2000], la transformation rapide des pratiques religieuses (vers l’évangélisme), la perte d’usage de la langue maternelle, et, au niveau démographique, une modification rapide des comportements tant dans la ville que dans la campagne : augmentation de l’âge au mariage, diminution de la fécondité. Par ailleurs, il existe peu de différence de mobilité entre hommes et femmes aymaras, et les indices de masculinité restent équilibrés tant en zone rurale qu’urbaine.

16 La population Quechua, au contraire, développe ses activités principales dans les zones rurales, selon des formes d’organisation et des stratégies familiales qu’elle reproduit en cas de mobilité, laquelle est orientée principalement vers la colonisation d’autres zones rurales. Cette mobilité est principalement masculine, ce qui a pour conséquences la surreprésentation des femmes dans les lieux d’origine (indice de masculinité très bas) et la surreprésentation masculine dans les lieux de colonisation. Les niveaux de fécondité restent élevés car il existe toujours un besoin de main-d’œuvre pour le maintien des systèmes agricoles et les femmes migrent peu car elles sont gardiennes des propriétés.

17 Dans les terres basses, on observe un modèle mixte, entre vie rurale et culture urbaine, dans un contexte de faible mobilité et de croissance de la population jeune. Les taux de fécondité sont aujourd’hui encore extrêmement élevés. Ils correspondent à un abaissement de l’âge au mariage dans les vingt dernières années, à la croissance de la population adolescente et jeune, et à une augmentation des naissances hors mariage. Ces régions ont été colonisées à partir des années 1960 et surtout 1980 par des populations jeunes en âge de travailler, qui avaient un taux de fécondité élevé ; leurs enfants, aujourd’hui âgés de 15 à 20 ans, entrent en union plus jeunes, et reproduisent le modèle de leurs aînés, dans la mesure où la stabilité territoriale est assurée.

Carte 2

Localisation de la population parlant aymara.

figure im4

Localisation de la population parlant aymara.


recensement de population 2001, INE.
Carte 3

Taux global de fécondité 2001.

figure im5

Taux global de fécondité 2001.


recensement de population 2001, INE.

18 Si nous examinons les cartes 2 à 5, on remarque une correspondance spatiale très nette entre le taux de vieillissement, la fécondité et l’âge au mariage, ainsi qu’une dissymétrie spatiale entre les Terres hautes et les Terres basses. Sur la carte 3, on remarque la différence significative de taux global de fécondité entre la zone aymara (dont le taux est inférieur à la moyenne) et la zone quechua, et ceci malgré un âge moyen au mariage similaire entre les deux zones. L’âge moyen au mariage, mesuré sur la carte 4 au moyen de l’indice de Hajnal, a peu évolué en moyenne dans les 50 dernières années : 22,5 en 1960, 22,1 en 1980, 21,8 en 2001 ; par contre il montre une variabilité spatiale de plus en plus contrastée : les aymaras et une bonne partie de la population des terres hautes ont aujourd’hui un comportement à l’union similaire au comportement des populations urbaines, proche des 30 ans. Au contraire, dans les terres basses, les unions sont plus précoces, en général inférieures aux 20 ans, et les grossesses d’adolescentes sont de plus en plus fréquentes, résultat d’une situation socio-économique souvent précaire, d’un isolement géographique plus important, et d’un contexte de déstructuration familiale (il y a plus de deux fois plus de grossesses chez les adolescentes en zone rurale [Flórez et al., 2006]).

19 Dans le cas de la plupart des pays andins (Bolivie, Pérou et Équateur), les zones qui entrent dans un processus de vieillissement sont les zones de montagne, caractérisées par une forte proportion de population indigène, des situations socio-économiques plus précaires et surtout des taux d’émigration que ne compensent plus la croissance naturelle. Il semble par ailleurs que plus le processus de migration est ancien et intense, plus le processus de vieillissement est avancé. Dans une certaine mesure, on assiste à un processus équivalent à la « désertification rurale » des années 1980 en Europe et la création de « diagonales du vide » [Brunet, 1990] localisées, comme en Europe, dans les espaces enclavés du centre. Peut-on parler alors d’une nouvelle transition démographique territoriale, principalement liée aux migrations internes, qui succéderait à la transition classique ?

Carte 4

Âge moyen au mariage en 2001.

figure im6

Âge moyen au mariage en 2001.


recensement de population 2001, INE.
Carte 5

Indice de vieillissement de la population.

figure im7

Indice de vieillissement de la population.


recensement de population 2001, INE.

L’impact du vieillissement sur la dynamique des territoires

20 La relation entre dynamique spatiale et vieillissement est à double sens et implique une dialectique d’action-réaction, parfois en accélération, qu’il est essentiel d’analyser pour comprendre l’avenir de certains territoires, du point de vue culturel, économique et du point de vue de la cohésion des structures traditionnelles de pouvoir.

21 Le premier impact résulte du « bonus démographique » [Martine et al., 2002], qui correspond à une augmentation significative des effectifs dans les classes d’âge supérieur à 15 ans, avec une relative stabilité de ceux des classes d’âge supérieur à 60 ans. Cet effet devrait renforcer, sur une période d’environ 40 ans, les effectifs des populations actives, et réduire ainsi, théoriquement, la dépendance démographique et économique. En Amérique latine, le bonus devrait être maximum entre 2020 et 2029 ; 67 % de la population aura alors entre 17 et 60 ans. Certains pays comme le Brésil ou Cuba sont d’ores et déjà entrés dans cette phase.

22 Ce bonus constitue théoriquement un potentiel pour le développement mais ses effets sont en réalité fonction de la dynamique des espaces et du jeu des migrations et peuvent créer de nombreux déséquilibres spatiaux ; on peut noter :

23

  • la forte diminution de la main-d’œuvre dans les régions rurales de faible productivité qui conduit au vieillissement des populations ;
  • la concentration de la main-d’œuvre adulte et jeune dans les centres urbains et la saturation du marché du travail ;
  • la concentration de la main-d’œuvre jeune dans les régions rurales « à potentiel » en particulier, avec un impact direct sur la colonisation des terres et sur l’environnement ;
  • le déséquilibre de genre généré par la migration, du fait de l’importance croissante des femmes dans le marché du travail urbain, et la disparition de leur rôle dans les sociétés traditionnelles rurales.

24 Cette discussion sur la notion de « bonus démographique » est à situer dans un contexte d’absence de politiques sociales et territoriales et de creusement des inégalités spatiales ; on peut parler de nouvelles inégalités liées aux groupes d’âge et aux problèmes ethniques. La carte 6 rend compte de cet élargissement des inégalités territoriales et de leur implication dans l’évolution des populations et le futur des territoires. L’information utilisée croise deux variables fondamentales dans la compréhension de ces dynamiques : le vieillissement (proportion de vieux et de jeunes en relation à la moyenne nationale) et la migration (municipalités qui expulsent ou attirent de la population).

25 Les municipalités en noir (25,5 % de la population totale) cumulent l’effet du vieillissement et d’expulsion de sa population ; au contraire, celles en blanc (51,6 %) sont attractives et de population jeune. Dans le premier cas, le taux de croissance naturelle (autour de 1 %) ne compense pas le taux d’émigration (entre 4 et 7 % annuel), alors que les deux variables se combinent dans le second cas (cas de Pando avec un taux de croissance naturelle de 2 % et d’immigration de l’ordre de 3 %). Il est intéressant également d’observer le comportement différencié entre populations aymara et quechua, exprimé par le tableau associé à la carte 6. La majorité de la population dont la langue maternelle est l’aymara (56 %) se situe dans des municipalités en processus de vieillissement et d’expulsion alors que 27,6 % de cette population se retrouve dans des municipalités jeunes et attractives qui correspondent aux villes. La population de langue quechua se répartit de manière quasi homogène entre les zones traditionnelles en déclin, des zones en mutation et des zones de colonisation rurales.

Carte 6

Relation entre indice de vieillissement et migration en Bolivie

figure im8

Relation entre indice de vieillissement et migration en Bolivie

26 Cette carte nous montre à quel point la migration peut être pénalisante pour le développement territorial, lorsqu’elle se combine avec un processus de vieillissement des populations. Dans les études que nous avons menées à Potosí [Collectif, 2009], dans le cadre de la réalisation du plan d’aménagement de la zone rurale, s’est exprimée une préoccupation constante : « Lindo sería volver a la comunidad »  [5]. Avec la migration des habitants vers le centre minier urbain et vers l’Argentine, il ne reste dans les communautés que les personnes âgées et parfois quelques enfants laissés au bon soin de leurs grands-parents. Ce problème est si réel qu’il génère de nouvelles formes de pauvreté liées à la diminution de l’assistance scolaire ou au renouveau de l’insécurité alimentaire. Dans un autre registre, mais tout aussi préoccupant, on assiste à l’abandon des formes d’usages agricoles et des systèmes traditionnels d’irrigation, qui s’accompagnent d’une perte sensible de la biodiversité [Cortes, 2002]. Ce processus de vieillissement résulte en général de l’installation d’un cercle vicieux : la migration est le résultat du manque d’emplois et de services, mais il est souvent difficile, pour les pouvoirs publics, d’implanter des services et des emplois dans des zones abandonnées.

27 Un impact beaucoup moins étudié de la relation migration – vieillissement concerne les modifications irréversibles du fonctionnement des sociétés traditionnelles, tant du point de vue économique qu’écologique, culturel et politique. Avec la migration, on assiste à une déstructuration des communautés rurales, à la création de « communautés fantômes » [Herrera, Carrillo Espinosa et al., 2005] où les liens familiaux et territoriaux sont désarticulés dans des espaces pluri nationaux. Il ne reste plus sur place que les dénommés « résidents », souvent âgés et en petit nombre, qui ne peuvent assumer seuls les fonctions communautaires : rotation des charges et fonctions, travaux collectifs d’entretien des chemins ou des canaux d’irrigation, fêtes et tradition, etc. En Bolivie, l’évolution des paramètres démographiques dans la région Aymara devrait être une source de préoccupation pour les gouvernements, dans la mesure où sa culture, basée sur l’identité territoriale, est menacée d’extinction par le processus de migration et de vieillissement.

28 Par ailleurs, le développement rural des zones traditionnelles est basé sur un cycle de vie qui donne un rôle à chaque génération. S’il existe un déséquilibre entre les générations, c’est le système d’équilibre de la main-d’œuvre qui se fausse : le rôle de la femme comme gardienne de l’économie familiale, des enfants dans la garde des troupeaux, de la main-d’œuvre nécessaire pour des récoltes non mécanisées et l’importance du renouvellement des générations pour le maintien des personnes âgées, des systèmes de successions et des rites traditionnels. Les possibilités de développement rural dépendent du maintien des jeunes dans les communautés, car ces jeunes ont en général un niveau d’étude plus élevé que leurs parents, et un sens de l’innovation dans l’organisation productive et pour l’intégration dans les marchés d’exportation. C’est un critère relativement bien étudié dans les sociétés andines depuis longtemps [Durston, 1998].

29 Certes, la croissance démographique conduit à la fragmentation de la terre et à l’apparition du minifundio ou « surcofundio »  [6], mais la migration, associée au vieillissement, se traduit par une diminution de la main-d’œuvre et par l’impossibilité, dans des milieux contraignants, d’assurer les travaux collectifs nécessaires au maintien de grandes superficies de terres. Les conséquences en sont souvent immédiates : abandon des systèmes traditionnels de maintien de la fertilité du sol, abandon des systèmes d’irrigation, disparition des rotations ou des cultures sur plusieurs étages écologiques, etc. qui construisaient la diversité nécessaire à la régulation de ces systèmes.

30 On peut résumer ces impacts au moyen de la Figure 1.

31 Le vieillissement, dans les pays andins, est induit par trois facteurs : la diminution de la fécondité (influence statistique sur le rapport entre la classe d’âge de 60 ans et plus, et celle de moins de 15 ans), le type et l’importance de l’émigration (ce sont les adultes ou les familles qui migrent, peu les personnes âgées), et l’augmentation progressive de l’espérance de vie à la naissance.

Figure 1

Impacts résultant des facteurs de vieillissement de la population.

figure im9

Impacts résultant des facteurs de vieillissement de la population.


réalisation de l’auteur.

32 Les impacts du premier facteur sont de l’ordre de la relation entre générations. En Bolivie, 35 % de la population de plus de 50 ans n’a aucun niveau d’instruction (50 % chez les plus de 60 ans), alors que moins de 2 % sont dans ce cas entre 10 et 19 ans. Cette situation, propre aux pays en voie de développement, induit des transformations profondes dans une société comme la société bolivienne qui se réclame indigène et rurale : modification des relations à la tradition, introduction de l’innovation (modification des fondements mêmes de la cosmovision indigène), attirance pour l’urbain, et, en conséquence, modification des priorités des politiques de développement et d’équipement. L’apparition d’un déséquilibre intergénérationnel introduit un déséquilibre de développement.

33 Le second facteur introduit des déséquilibres entre les territoires que l’on peut décliner en trois dimensions : identitaire, environnementale et politique. La territorialité andine est basée sur des valeurs de réciprocité, c’est-à-dire de renforcement des liens sociaux collectifs, qui sont difficilement compatibles avec une désarticulation intergénérationnelle ou même avec la notion de marché ou d’échange monétaire [Yampara, Temple, 2008]. La migration des jeunes ou des adultes est par conséquent un élément de rupture de l’identité (dans le cas de l’abandon territorial), ou de transformation des identités (dans le cas de l’urbanisation ou de la colonisation des terres basses). Cette transformation de la relation identitaire à la Terre signifie une modification des modes de gestion des ressources naturelles, et dans la plupart des cas, un abandon des modes traditionnels de gestion foncières et environnementales. Finalement, c’est au niveau des systèmes de représentation politique que les déséquilibres sont les plus évidents, lorsque la diminution de la population ou le vieillissement de celle-ci impose le passage d’un mode de représentation communautaire à un mode de représentation de type parlementaire  [7].

34 Le troisième élément modifie les relations entre la société locale et l’État ou ses institutions. Dans un contexte de vieillissement de la population, les systèmes de gouvernance se modifient (impossibilité de la rotation des pouvoirs communautaires par exemple) ce qui implique de laisser à la charge de l’État certaines fonctions communautaires ou de les intégrer dans des configurations imposées par l’État ; on peut citer à cet égard les politiques en direction des personnes âgées (retraite), de l’enfance (scolarisation, santé), ou des femmes (planning familial), etc.

Les politiques publiques et les contradictions

35 En conséquence des facteurs analysés précédemment, trois problèmes se posent en relation à l’efficacité des politiques publiques dans le domaine de la régulation du vieillissement :

36

  • l’inadéquation des politiques dite de développement élaborées par les organismes internationaux et les ONG depuis les années 1980 ;
  • le manque d’intérêt de l’État pour les politiques démographiques de régulation et pour la prise en charge du problème social du vieillissement ;
  • l’apparition d’une contradiction propre aux mouvements indigénistes et au discours politique officiel.

37 Les politiques démographiques nationales suivent en général les recommandations des organismes internationaux, lesquels basent leur analyse sur des macro données qui faussent l’appréciation réelle des problèmes. En particulier la relation, considérée comme inverse, entre le taux global de fécondité et l’indice de développement humain se vérifie sans doute au niveau des comparaisons entre nations [Birdsall et al., 1999], mais reflète peu les réalités internes des pays. En Bolivie par exemple, il n’est pas évident que la baisse de la fécondité soit garante d’un meilleur développement, en particulier dans les régions à forte proportion de population indigène, ou dans les zones de colonisation à forte demande de main-d’œuvre. L’absence de considération de la variable spatiale ou de respect des diversités régionales a conduit la plupart des organismes internationaux et des ONG à développer des politiques basées sur cette relation fécondité – développement impliquant mécaniquement une réduction de la fécondité  [8].

38 La grande question n’est donc pas de savoir comment réduire la fécondité mais de connaître les véritables rapports entre la diminution de la croissance de la population et le bénéfice induit pour le développement. Ces rapports dépendent évidemment de l’échelle et du degré d’appréciation collective de cette fécondité. Dans des sociétés traditionnelles andines, les stratégies familiales sont tournées vers une régulation du collectif plus que de l’individuel (main-d’œuvre de la communauté en situation de forte mobilité, gestion du foncier, maintien de la cohésion, respect intergénérationnel, etc.). La baisse de la fécondité peut être un facteur d’entrée dans la pauvreté lorsqu’elle rompt ces équilibres fragiles [Guzmán, 2002].

39 Les « objectifs du millénaire pour le développement 2015 » des Nations Unies basent toujours leurs actions sur la baisse de la fécondité et de la mortalité infantile mais ne montrent aucun intérêt pour le problème social des personnes âgées (précarité des ressources, système de sécurité sociale, surmortalité liée au maintien de l’activité après 60 ans, etc.) ou pour le processus de vieillissement des principales poches de pauvreté. Cette absence d’intérêt pour la problématique du vieillissement se traduit ainsi par une application pratiquement au mot à mot des recommandations internationales  [9] sans une adaptation aux contextes locaux et sans une politique régionalement différenciée. Elle se traduit également par une pratique de démantèlement des instances techniques chargées des politiques démographiques. Les « Conseils de Population », instances interministérielles de réflexion sur les politiques démographiques, n’existent plus qu’au Mexique et au Pérou ; ils sont devenus fédéraux au Chili ou en Argentine, ont été absorbés par le « développement » en Équateur, ou tout simplement été démantelés en Bolivie.

40 Le démantèlement du CODEPO  [10], en Bolivie, et la totale absence de politique démographique dans les plans nationaux (Plan National de Développement 2005-2010 et Plan National de Développement Agraire) [Mazurek, 2007] sont symptomatiques de l’absence de réflexion sur les grands enjeux de ce pays : la construction de politiques sociales et sanitaires d’appui aux personnes âgées dans un contexte de désengagement de la famille et d’abandon territorial, et les réponses à apporter aux conséquences du vieillissement sur le développement local, en particulier dans les communautés indigènes.

41 À ces considérations s’ajoute une absence de réflexion prospective concernant l’évaluation des systèmes de retraite, les modalités d’indemnisation et la capacité d’endettement des pays, dans un contexte de bonus démographique [Bravo, 2001]. Actuellement, la plupart des pays andins ne disposent pas de systèmes de retraite ou disposent de systèmes privés inaccessibles au plus grand nombre. C’est une problématique récente, très conflictuelle [11], qui a vu son élan des années 1990 stoppé par les programmes d’ajustement structurel, et dont le plan d’action de Madrid en 2002 fut le réel catalyseur  [12]. Le système de retraite bolivien est basé sur l’apport individuel et volontaire à des fonds privés qui sont redistribués en fonction des apports personnels. C’est donc un système peu solidaire, tant du point de vue social que territorial. Selon l’Institut National de Statistiques, seulement 10 % de la population économiquement active cotise à un fond de retraite et peut espérer une pension, 10 % cotisent de manière irrégulière, et 80 % ne disposent d’aucune protection. Il existe depuis 1998 (loi 1886), un système de sécurité sociale gratuit pour les personnes de plus de 60 ans, mais l’application de ce système reste très limitée. L’absence d’infrastructures rurales de santé, la forte proportion d’analphabétisme dans cette tranche d’âge, et le manque d’habitudes de soin en sont les principaux facteurs limitants [Palloni, Pinto-Aguirre et al., 2002]. En 2005, seulement 182 325 personnes étaient affiliées à ce régime, soit 30% des personnes âgées, principalement localisées en milieu urbain ou périurbain.

42 Pour pallier en partie ce système fortement inégalitaire, les gouvernements successifs de Gonzalo Sanchéz de Lozada (à partir de 2002 sous le nom de BONOSOL) et d’Evo Morales (sous le nom de « Rente Dignité »), ont instauré une rente mensuelle fixe que chaque Bolivien de 65 ans et plus peut toucher, quel que soit son statut et sa position socio économique. Cette rente représente 25 US$ versés mensuellement, c’est-à-dire à peine 30 % du salaire minimum. Pour cette raison, la mesure a toujours été très critiquée, aussi parce que le financement de cette rente provient directement des dividendes des hydrocarbures ; elle est par conséquent soumise aux aléas des prix internationaux indépendamment du développement de l’appareil productif. Cette politique de rente ( « Juacinto Pinto » pour les collégiens, « Dignité » pour les personnes âgées et « Famille » pour les familles), inscrite aujourd’hui dans la nouvelle constitution de 2009, est conçue comme une aide aux groupes vulnérables, personnes âgées et enfants, avec un objectif de réduction directe de la pauvreté, mais sans préoccupation prospective.

43 De plus, ce dispositif est souvent contre-productif en milieu rural. Il conduit de fait à une monétarisation plus importante des services, dans un contexte d’absence d’infrastructures sociales et sanitaires, et intensifie les migrations et les échanges monétaires du rural vers l’urbain, au détriment du communautaire. Les politiques restent suspendues aux priorités de l’aide au développement, toujours dirigées vers l’enfance et la femme : création d’écoles, de centre de santé, des déjeuners scolaires, etc. sans anticiper les mutations démographiques. Aujourd’hui, les régions de grandes migrations (en noir sur la carte 6) ont de bons équipements éducatifs mais peu utilisés, alors qu’il n’existe aucune infrastructure adaptée pour les personnes âgées (en particulier sociale et hospitalière).

44 La monétarisation des services aux personnes âgées contribue finalement à substituer au rôle social de la famille, un rôle social assumé par l’État. On substitue à un rôle assumé collectivement par la communauté, un droit individuel qui, finalement, légitime la définition de la vieillesse considérée comme la perte du rôle social [Huenchuan Navarro, 2004]. Ce processus cumulatif de changement des rapports sociaux au sein des structures traditionnelles conduit peu à peu à la désintégration communautaire et à la migration. Ces politiques sont alors contre productives mais aussi contradictoires avec une conception idéologique volontairement affichée par le gouvernement, basée sur le retour aux valeurs communautaires, à la prise de pouvoir local des mouvements sociaux ou à l’antilibéralisme économique.

45 Au lieu de renforcer des politiques d’aménagement du territoire qui mettraient en avant des programmes de sauvegarde des systèmes traditionnels dans une perspective de développement durable (solidarité territoriale, programmes de recherche sur les savoirs traditionnels, appui aux infrastructures locales, amélioration de la gouvernance, valorisation des savoirs locaux, aide incitative à l’initiative locale, etc.), l’État met en place une politique de solidarité qui est centraliste, monétaire, non durable et qui sape les bases même du système familial et communautaire.

Conclusion

46 On ne peut comprendre l’importance du vieillissement des populations sans une analyse de la dynamique spatiale de ces populations. L’exemple bolivien nous le confirme et nous amène à plusieurs réflexions générales.

47 Le vieillissement, plus qu’un problème social, est un générateur de déséquilibres territoriaux dans les pays du Sud, et un facteur de maintien ou de renforcement de poches traditionnelles de pauvreté. On observe par ailleurs, dans presque tous les pays andins, une coïncidence spatiale entre le vieillissement de la population et l’importance de la migration interne ou internationale. Plus qu’un retournement démographique, il s’agit plutôt d’une nouvelle phase de transition démographique territoriale, comme on a pu l’observer dans les « diagonales arides » européennes. La forte croissance des espaces centraux sous l’effet principal des migrations a pour conséquence le creusement des inégalités de genre et de classes d’âge dans les espaces périphériques. Nous sommes face à un processus cumulatif qui entraîne les zones de pauvreté à s’appauvrir chaque fois plus, du fait d’un processus accéléré de vieillissement des populations, dans un contexte de manque d’infrastructures et d’absence de politique sociale ou sanitaire.

48 Le vieillissement, souvent considéré comme un progrès social (allongement de la durée de vie) peut devenir un élément de risque sociétal dans la mesure où il change profondément les comportements et les potentialités des territoires. On peut parler d’une vulnérabilité démographique [Rodríguez Vignoli, 2001] dont le déterminant principal est la dépendance d’une population ou d’un territoire aux comportements individuels ou collectifs liés à la migration, une « externalité démographique ». Dans le contexte actuel post-transition démographique, cet élément déplace le débat sur la relation entre la fécondité et le développement vers celui de la relation entre la migration, le vieillissement et le développement, en particulier dans les sociétés ou territoires indigènes. Il place également le débat au niveau de la relation entre la démographie et la culture ainsi que de l’impact des politiques internationales sur la sauvegarde des cultures et des territoires traditionnels. Au-delà d’une vision malthusienne dépassée de l’humanité, y a-t-il encore nécessité de diminuer la fécondité ? Par contre, comment éviter le dépeuplement et la mort des territoires par effet de vieillissement ?

49 Enfin, cette réflexion pose le problème du statut de la personne âgée. Sa prise en charge, dans la plupart des communautés indigènes, fait partie de la cosmovision même de ces sociétés, basée sur le dualisme : haut – bas, femme – homme, jeune – vieux, etc., et sur la subordination des jeunes aux vieux au moyen des traditions et des formes de pouvoir. On assiste aujourd’hui à la substitution des composantes de la dualité par l’État, rompant ainsi les équilibres des communautés. De plus, les modalités de prise en charge des personnes âgées changent radicalement dans un contexte de forte migration. L’accès aux soins devient plus difficile, car monétarisé, les relations sociales plus conflictuelles dans des « communautés fantômes », et l’absence d’infrastructures sanitaires et sociales ne fait qu’accentuer le niveau de pauvreté de ces territoires. Ce second ensemble de réflexions nous amène à relever une contradiction, très forte en Bolivie, entre le discours de la classe dirigeante prônant le renouveau des cultures indigènes traditionnelles, et une pratique politique favorisant l’insertion dans la modernité.

50 Cette contradiction s’observe également au niveau des systèmes de protection sociale ou de retraite, qui sont, dans les pays andins, extrêmement inégalitaires et peu fondés sur des politiques prospectives durables. Il faut donc sortir des schémas stéréotypés présentés par les organismes ou conférences internationales (par exemple la déclaration de la Conférence Régionale Intergouvernementale sur le Vieillissement, Santiago du Chili, 19 au 21 novembre 2003). Les prochains enjeux ne seront pas démographiques, dans la mesure où la baisse de la fécondité et de la mortalité a atteint son niveau asymptotique difficilement réversible, sinon territoriaux et migratoires. Il faut concevoir les nouvelles politiques autour de la question de l’impact des variations démographiques sur le niveau de vulnérabilité des populations et des systèmes (organisation, systèmes écologiques, etc.), dans le respect de leur diversité territoriale.

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Mots-clés éditeurs : dynamique des populations, dynamique spatiale, pauvreté, vieillissement, politique sociale

Date de mise en ligne : 11/03/2010

https://doi.org/10.3917/autr.053.0035

Notes

  • [*]
    CR1 – Géographe, Institut de Recherche pour le Développement (IRD), UMR151 – Laboratoire « Population Environnement Développement », Université de Provence.
  • [1]
    L’urbain est défini en Bolivie comme tout peuplement de plus de 2 000 habitants, ce qui est peu significatif dans la mesure ou les niveaux de services sont très faibles jusqu’à 7 000 ou parfois 10 000 habitants. La zone Aymara correspond à la partie Nord de l’Altiplano (Terres hautes > 3 000 m sur la carte 1), la zone Quechua, principalement aux vallées inter andines centrales du pays (entre 1000 et 2500 m). Les terres basses incluent les llanos orientaux (peuplés des ethnies Guarani, Chiquitano et Guarayos) et la partie amazonienne Nord. Les zones intermédiaires sont composées d’ethnies diverses et de population métisse.
  • [2]
    Référence des derniers recensements de population.
  • [3]
    Bien que ce paramètre ait encore peu d’importance : l’espérance de vie en Bolivie (63,8 ans pour la période 2000-2004) reste une des plus faibles du continent.
  • [4]
    Le bébé n’est considéré enfant qu’à la première coupe de cheveu ; avant il est considéré comme la prolongation « extra-utérine » de la grossesse. Cette conception modifie considérablement la perception de la mortalité infantile.
  • [5]
    « Ce serait sympa de retourner dans notre communauté », demande exprimée par un agriculteur lors d’un atelier qui a été reprise comme sous titre du document de plan.
  • [6]
    Le terme de surcofundio, utilisé depuis la réforme agraire de 1953, provient de la contraction de minifundio et de surco ou sulco, qui signifie un sillon ou une ravine et qui désigne une propriété de très petite taille et de faible rendement.
  • [7]
    Voir à ce sujet les nombreuses publications d’analyse des effets de la participation populaire en Bolivie, dont la plus significative est celle de Urioste (2002).
  • [8]
    Cette logique « macro » a même conduit certains pays à mener des programmes de stérilisation forcée des femmes. Le cas du Pérou sous le gouvernement de Fujimori (1996-2000) est célèbre.
  • [9]
    Plan d’action de Vienne en 1982, principes des Nations Unies, plan d’action de Madrid en 2002, conférence régionale intergouvernementale sur le vieillissement à Santiago du Chili en 2003, Protocole de San Salvador, etc.
  • [10]
    Le Consejo de Población para el Desarrollo Sostenible, créé dans les années 1970, appuyé par l’UNFPA, a été fermé en 2006 par le gouvernement d’Evo Morales.
  • [11]
    Voir les fréquents conflits, parfois très violents, entre le Gouvernement et la COB (Centrale Ouvrière Bolivienne) sur la question de la loi sur les retraites (voir dans le journal La Razón : http://www.la-razon.com).
  • [12]
    La deuxième assemblée mondiale sur le vieillissement organisée par les Nations Unies du 8 au 12 avril 2002, adopta un plan d’action international qui constitue la première charte de la relation vieillissement – développement, adoptée par la plupart des gouvernements comme base de création de leurs politiques.

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