Notes
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Anthropologue, post doctorante, Université Victor Ségalen Bordeaux 2, ADES/SSD, UMR 5185 CNRS.
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[1]
En regard des expériences des personnes rencontrées, nous définissons le couple comme deux personnes qui se reconnaissent en tant que conjoint, quelque soit leurs statuts résidentiel et matrimonial.
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[2]
Nous avons fait le choix dans cet article de ne pas développer de manière approfondie les attitudes et les conduites des hommes en fonction des interactions conjugales dans lesquelles elles prennent en partie forme.Cette approche a été l’objet de publications (Tijou Traoré, 2006a, b) et d’un article à paraître (Tijou Traoré et al., 2009).
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[3]
ANRS 1201/1202. Investigateurs principaux : F. Dabis, V. Leroy, M.T. Konan, C. Welfens Ekra.
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[4]
Connaissance du statut sérologique maternel vis-à-vis de l’infection par le VIH et comportements en matière de sexualité, de procréation et d’alimentation du nourrisson à Abidjan, Côte d’Ivoire ANRS 1253. Investigateurs Principaux : A. Desgrées du Loû, B. Zanou, V. Leroy, C. Welffens-Ekra.
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[5]
L’étude qualitative a porté sur 33 femmes séropositives et 26 conjoints. Dix couples ont été retenus pour cette analyse ; avec eux, deux interviews ont pu être réalisés. Les guides d’entretien portaient sur plusieurs aspects : vie conjugale, connaissances et perceptions des risques liés au VIH, conseils de prévention reçus, sexualité, procréation, alimentation du nourrisson. Le dialogue conjugal sur les conseils de prévention était transversal.
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[6]
Les femmes et leur conjoint ont été interviewés séparément. Les entretiens auprès des femmes ont été menés avant ou après leur partenaire, l’ordre était déterminé par leur disponibilité. Ils ont été réalisés par H. Agbo, B. Ehouo, A. Gnonziba et N. Kouamé que nous remercions. Le critère de choix des femmes et des hommes repose uniquement sur leur consentement à participer à l’entretien.
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[7]
Définies ici par l’existence d’un dialogue intense et régulier, un pouvoir décisionnel identique chez les deux membres du couple et des décisions plutôt consensuelles.
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[8]
Je renvoie le lecteur tout particulièrement à l’intervention d’Alice Desclaux à la 15e ICASA, Dakar, décembre 2008.
1L’Afrique Sub-saharienne demeure la partie du monde la plus touchée par le VIH : elle regroupe 67 % des personnes vivant avec le VIH [Onusida, 2008]. Si, dans cette région, l’épidémie varie selon les pays, les rapports hétérosexuels restent le mode de transmission dominant. La transmission du virus de la mère à l’enfant, au cours de la grossesse, de l’accouchement et de l’allaitement, y est également élevée : en 2007, plus de 90 % des enfants de moins de 15 ans morts à cause du sida sont issus de cette région africaine [Onusida, 2008]. De cette situation épidémiologique découle un ensemble de recommandations, dont les premières sont la réalisation du test de dépistage et l’usage du préservatif, lors d’un statut sérologique inconnu ou positif d’un des partenaires sexuels. D’autres registres de prévention ont donné lieu à des modalités pratiques adaptées au contexte socio-culturel. Ainsi, dans les pays à faibles ressources, les risques de transmission in utéro ou au moment de l’accouchement peuvent être diminués de façon significative par des schémas prophylactiques simples et peu coûteux [OMS, 2007]. Mais cette efficacité peut être annulée par l’allaitement [Van de Perre et al., 1991]. Deux principales options d’alimentation du nourrisson sont alors proposées aux mères séropositives : l’alimentation artificielle et l’allaitement exclusif avec sevrage précoce et rapide [Leroy et al., 2007].
2Cependant, la littérature développée dans le contexte de ces pays montre combien ces mesures de prévention (de la transmission du VIH par voie sexuelle et de la mère à l’enfant), se heurtent, dans leurs déclinaisons pratiques, à des obstacles importants. D’une part, ces obstacles se traduisent par la difficulté à proposer et utiliser le préservatif, en particulier pour les femmes [Desclaux, Desgrées du Loû, 2006]. D’autre part, éviter l’allaitement maternel est souvent problématique pour les mères séropositives car cela se pose en contradiction avec des pratiques perçues comme relevant de la norme. Pour les femmes, l’allaitement reste souvent articulé au symbole d’être « une bonne mère » [Desclaux, 2002] et les femmes qui n’allaitent pas dans des contextes où la norme est l’allaitement maternel prolongé sont souvent stigmatisées [Sylla Thioye, 2007].
3Il est aujourd’hui communément admis que l’adoption d’une prévention à l’égard du VIH ne relève pas de décisions uniquement individuelles ; elle doit être resituée dans le couple comme l’étaye de plus en plus la littérature [Oyediran, Isiugo-Abanihe, 2002 ; Hollos, Larsen, 2004 ; Desgrées du Loû, 2005]. La vie conjugale représente un cadre où s’élaborent des décisions traduites ensuite en pratique. En effet, ces décisions en matière de prévention résultent de l’interaction entre les attitudes et les conduites des femmes et celles de leurs conjoints. La littérature anthropologique sur la prise en compte du VIH dans des couples affectés par le virus du sida en contexte africain s’appuie le plus souvent sur les discours des femmes. Peu de données anthropologiques sur ces questions concernent les hommes. Lorsque ces données existent, elles portent le plus souvent sur la perception que les femmes ont de leur conjoint à l’égard de leurs pratiques à risque et de leurs conduites de prévention. Ces recherches tendent à analyser les processus sociaux qui rendent les femmes vulnérables. De fait, directement ou indirectement, les hommes tendent à être présentés et/ou perçus comme faisant obstacle à la prévention du risque de transmission du VIH dans le couple. De telles analyses doivent être nuancées. Certaines recherches s’y sont attachées [Bardem, Gobatto, 1995 ; Vidal, 2000 ; Schatz, 2005], relativisant une image quelque peu stéréotypée des hommes. Mais ces derniers sont encore peu au cœur des recherches anthropologiques. Pourtant, de plus en plus de programmes émanant des instances internationales, relatifs aux VIH/sida ou à la santé de la reproduction, prônent une plus grande implication des hommes [Population Reports, 1998 ; OMS, 2007]. Il paraît essentiel d’accroître les connaissances sur les conduites masculines à l’égard du VIH et les logiques qui les sous-tendent, pour renforcer l’efficacité des programmes de prévention. Une meilleure connaissance des modalités d’engagement et de positionnement des hommes à l’égard des mesures de prévention au sein du couple donnerait l’occasion de comprendre et de nuancer tant leurs conduites que leur rôle à l’égard de leurs conjointes. Ce qui permettrait d’informer les marges de manœuvre des femmes ainsi que les logiques en jeu dans la construction des formes de négociations conjugales.
4Mais la vie conjugale matérialise ordinairement des rôles et des statuts que les individus se construisent et qui sont précisément articulés aux domaines de la parentalité – conception que les pères ont des droits et des devoirs à l’égard de l’enfant et de la conjugalité – entendue comme l’ensemble des aspects qui régissent l’organisation de la vie conjugale : rapports sociaux de couple et conceptions des droits et des devoirs à l’égard du ou de la conjointe. En Afrique Sub-saharienne, les rapports entre hommes et femmes s’inscrivent dans une dynamique de changement souvent décrite [Hollos, Larsen, 2004 ; Schatz, 2005] qui redéfinit rôles et statuts. Par exemple, le lien conjugal s’organise de plus en plus autour de la communication [Hollos, Larsen, 2004 ; Marie, 1997]. Cette littérature présente également les femmes africaines comme de plus en plus autonomes dans le processus de décision autour de la procréation et de la contraception [Oyediran, Isiugo-Abanihe, 2002]. En outre, la conception des droits et des devoirs à l’égard des enfants confirme une préoccupation de plus en plus forte des parents vis-à-vis de leur avenir et de leurs conditions de vie matérielles et sociales [Datta, 2007 ; Marie, 1997]. Ces changements dans les dynamiques familiales influent sur les attitudes et les conduites développées à l’égard du VIH. Ainsi, les conduites des hommes doivent être considérées dans leur relation à leurs rôles de père et de conjoint. Nous pouvons faire l’hypothèse que c’est à travers les éléments propres à chacun de ces rôles que vont être traitées les recommandations en matière de prévention. Plus largement, on peut s’interroger sur la manière dont interagissent rôles familiaux et prise en compte du VIH.
5Nous proposons dans cet article de décrire et d’analyser une diversité de positionnements de conjoints de femmes séropositives vis-à-vis de la prévention des risques de transmission du VIH dans leur couple et de la mère à l’enfant. En resituant leurs comportements à l’égard du VIH dans le cadre du couple [1], et plus spécifiquement dans deux de ses principales composantes, la conjugalité et la paternité, nous tenterons d’examiner, d’une part, la façon dont les hommes, selon leur sérologie au VIH, sont interpellés à travers leur rôle de conjoint et de père et d’autre part, les conséquences pratiques qui en découlent [2]. Nous choisissons ici d’étudier ce que ces hommes font et le sens qu’ils attribuent à leur conduite. Cette réflexion privilégie une mise en perspective du rôle des hommes vis-à-vis des conseils de prévention prodigués aux femmes concernant les trois registres que sont : l’alimentation de l’enfant, le projet de procréation et la sexualité. Cette mise en perspective permet de cerner des rapports différenciés au risque et à la prévention chez un même individu, selon ces registres et plus largement, les domaines de la vie familiale auxquels ils renvoient. Autrement dit, c’est la manière dont les rôles de conjoint et de père interfèrent sur la gestion du VIH qui est ici interrogée. Plus fondamentalement, et en retour, la question de la prévention du VIH doit permettre de nourrir une réflexion plus globale sur certaines des composantes de la conjugalité et de la paternité telles qu’elles peuvent se construire actuellement en milieu urbain ivoirien.
La Côte-d’Ivoire est l’un des pays de l’Afrique de l’Ouest les plus touchés par le VIH ; en 2005, le taux de séroprévalence était de 4,7 % chez les adultes de 15-49 ans [EIS-CI]. Pourtant, la lutte contre l’épidémie est engagée de façon effective par l’État Ivoirien depuis 1988. Les points forts sont la revendication de l’accès aux traitements de l’infection par le VIH (1997), l’implantation de la première initiative d’accès aux médicaments de l’infection à VIH (1999) et enfin, un engagement relativement tôt dans la Prévention de la Transmission du virus de la Mère à l’Enfant (PTME). Aujourd’hui, la prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant constitue une des priorités de la politique ivoirienne de lutte contre le VIH/Sida.
Les matériaux présentés ici ont été recueillis à partir d’une étude qualitative conduite dans le cadre d’un programme de prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant (Ditrame Plus [3]), mené à Abidjan entre 2001 et 2006, qui évaluait des interventions périnatales [Dabis et al., 2005] et postnatales (Leroy et al., 2007) pour réduire la transmission du VIH de la mère à l’enfant. Dans le cadre de ce programme de recherche, le test de dépistage du VIH était systématiquement proposé aux femmes enceintes venant consulter dans sept centres de santé d’Abidjan impliqués dans le programme de PTME. Les femmes séropositives incluses dans ce programme ainsi que leur(s) enfant(s) ont bénéficié après l’accouchement d’un suivi pendant deux ans, leur assurant un soutien d’ordre médical, psychologique et matériel. Elles ont également été incitées à dialoguer avec leur conjoint sur le résultat de leur test et sur la nécessité pour lui de le faire. Le volet « sciences sociales » [4] de ce programme, composé d’une enquête quantitative et d’une enquête qualitative, visait à étudier les changements de comportements en matière de sexualité, de procréation et d’alimentation du nourrisson après ce dépistage prénatal (Desgrées du Loû et al., 2009). Dans le cadre de l’étude qualitative sur laquelle repose cet article, des entretiens semi-directifs approfondis ont été réalisés, après leur accouchement auprès d’un groupe de femmes, et de leur conjoint [5]. Ces entretiens ont été répétés à un an d’intervalle. La proposition de participer aux entretiens a été faite aux femmes après leur inclusion dans le programme, par l’équipe qui les suivait. Les partenaires ont été sollicités par cette même équipe alors qu’ils accompagnaient leur femme et après que cette dernière ait donné son accord [6]. L’analyse qualitative proposée est illustrative. Elle porte sur des données recueillies auprès de dix couples abidjanais, cinq sérodifférents et cinq séroconcordants, et prend en compte les propos des deux membres du couple. Les hommes retenus dans cette analyse font partie de couples qui ont un profil particulier. Ce sont d’abord ceux qui ont accepté de participer à deux entretiens, donc particulièrement réceptifs à la démarche d’enquête. Par ailleurs, ces conjoints s’inscrivaient dans une situation extraordinaire : leur femme et leur enfant étaient pris en charge médicalement et matériellement dans un programme de PTME et avaient eux-mêmes des contacts avec ce programme ; ce qui n’est pas fréquent en Côte-d’Ivoire. Ces conjoints étaient tous informés de la séropositivité de leur femme. Ces hommes étaient âgés de 25 à 49 ans et les femmes de 23 à 40 ans. La plupart d’entre eux vivaient en union libre, quatre étaient mariés légalement ou coutumièrement ; parmi ceux-ci, un s’est marié légalement suite à la connaissance de la séropositivité de sa femme et un autre a formulé le projet de le faire. Ces couples, dont l’ancienneté des relations est comprise entre deux ans et demi et dix ans, étaient déjà formés lorsque le VIH les a affectés. Leur situation économique était marquée pour sept couples par la recherche d’un emploi (cinq femmes et deux hommes). Leur niveau d’instruction était relativement élevé : neuf hommes et huit femmes avaient un niveau secondaire ou supérieur.
En amont du rôle joué par le partenaire… la femme s’implique et s’impose
6La participation à ce programme de prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant crée des conditions de prise en charge spécifiques : elle procure un suivi médical pour la mère et l’enfant, mais intervient également, dans la vie de ces femmes, aux niveaux cognitif, psychologique et économique grâce au soutien qui leur est apporté. Directement ou indirectement, les conjoints sont aussi bénéficiaires de ces ressources immatérielles et matérielles puisque l’équipe du programme leur accorde une place et la quasi-totalité des hommes rencontrés l’investissent.
7Le rôle du conjoint se joue ici dans un contexte défini au préalable par la femme, tout particulièrement à travers la manière dont elle traite les recommandations qu’elle reçoit dans le projet et les lui transmet. Les acteurs de santé du projet attendent de ces femmes qui apprennent avec souffrance leur séropositivité, qu’elles jouent le premier rôle, le plus difficile : divulguer à leur conjoint leur séropositivité et les inciter à faire leur test. Les conjointes des hommes que nous avons rencontrés ont pris en compte leur séropositivité et sont parvenues à dévoiler leur sérologie à leur conjoint. Leur rôle est déterminant dans la réalisation du test de dépistage de ce dernier, comme le confirme l’enquête quantitative [Desgrées du Loû et al., 2007] : elles les ont toutes incités à le faire, en dehors de deux femmes dont les partenaires connaissaient déjà leur sérologie. Elles doivent ensuite engager le dialogue sur les conseils de prévention à appliquer dans leur couple. Pour certaines d’entre elles, ce dialogue est difficile à amorcer. Dans ce cas, le personnel peut être un relais important en prodiguant des conseils de prévention, pratique qui facilitera le dialogue conjugal. Dans d’autres couples, ce dialogue est facilité par une implication immédiate et soutenue des conjoints dans la prise en charge de leurs femmes, en particulier chez des couples sérodifférents, dont les relations conjugales s’articulent autour d’un dialogue intense et régulier [Tijou Traoré, 2006a].
8Les femmes jouent un rôle déterminant dans le processus décisionnel conjugal au cours duquel les conseils de prévention vont être discutés, négociés, mais les hommes prennent également leur part dans ce processus. Nous allons examiner tout d’abord leur manière d’être et de faire à l’égard du registre de prévention qui retient le plus l’attention des femmes et qui s’inscrit dans un domaine spécifiquement féminin : l’alimentation de l’enfant.
Quand le conjoint impose le choix du biberon pour préserver la santé de l’enfant
9Lors de l’inclusion des femmes dans le programme de PTME, deux alternatives à l’allaitement maternel prolongé leur étaient systématiquement proposées, discutant les avantages et les risques de chacune et laissées à leur choix. La première option proposée était la pratique de l’alimentation artificielle depuis la naissance de l’enfant, la seconde, la pratique d’un allaitement maternel exclusif avec sevrage précoce [Leroy et al., 2007]. Quel que soit leur choix, les femmes étaient soutenues par le personnel de santé du projet. En outre, le lait et le matériel étaient gratuitement fournis aux femmes. La complexité de ces recommandations se donne à lire dans ses liens avec l’expérience des femmes en Côte d’Ivoire qui consiste en un allaitement maternel prolongé (Desclaux, 2002), puis dans ses liens avec l’entourage social et enfin, avec le père de l’enfant.
10L’option adoptée par la quasi-totalité des couples interrogés est l’alimentation artificielle. Dès que les conjoints sont informés de la séropositivité de leur femme, ils sont tous favorables à l’alimentation artificielle et leurs discours sont sans équivoque : « J’ai pas hésité (…) », « Je préfère qu’elle suive le biberon ». Leur attitude prend forme indépendamment de la nature des relations entre conjoints et de leur perception du VIH. La décision du conjoint est spontanée lorsqu’il a des contacts réguliers avec le projet, ou lorsqu’elle résulte d’une discussion avec leur femme ou l’équipe du projet sur les bénéfices du lait artificiel pour la santé de l’enfant. Cette adhésion se décline de différentes façons.
11Lorsqu’ils connaissent la séropositivité de leur conjointe avant la naissance de l’enfant, certains conjoints vont au-delà de leur simple adhésion à l’alimentation artificielle et parviennent à convaincre leur femme de l’adopter lorsque celle-ci s’y refuse ou hésite. Cela concerne davantage des couples où la négociation est possible et, surtout, ceux où les conjoints s’impliquent aux côtés de leur femme dans leur prise en charge et celle de l’enfant. Ils parviennent à les convaincre en insistant parfois, auprès d’elles, sur le risque de transmission du VIH à l’enfant. L’un d’eux explique « Je lui ai fait comprendre qu’avec le biberon on a moins de risque de contaminer l’enfant ». Sa femme insiste sur la force de persuasion de son conjoint : « je ne voulais pas (…) il m’a conseillé le biberon [en insistant] et puis j’ai accepté ». Ils peuvent également modérer la dimension affective attribuée à l’allaitement maternel afin de les convaincre qu’elles ne seront pas de mauvaises mères : « j’ai eu à lui expliquer qu’il y a plusieurs manières (…) d’être proche de son enfant ». C’est le cas chez des hommes qui ont des relations avec leurs femmes articulées autour de marques d’attention et d’un dialogue régulier. Enfin, ils parviennent aussi à les convaincre en apaisant leurs craintes liées aux réactions de l’entourage. Ils leur fournissent alors des arguments pour légitimer le choix du biberon face à l’entourage.
12Lorsque des conjoints ne savent pas que leur femme est séropositive au moment de la naissance de leur enfant, ils s’opposent à l’alimentation artificielle ou ne retiennent pas cette manière de nourrir l’enfant. C’est le cas d’un conjoint séronégatif qui déployait tous les moyens possibles pour dissuader sa femme de donner le biberon au nouveau-né. Cependant, dès lors qu’il a été informé de la sérologie de sa femme, il l’a tout de suite confortée dans ce choix en s’impliquant dans sa mise en application.
13Une fois que les demandes du couple se sont accordées sur l’alimentation artificielle, sa mise en pratique peut révéler, au quotidien, des difficultés à même de perturber son maintien [cf. Desclaux et al., 2006] et faire apparaître, chez certaines femmes, la fragilité de leur choix. Dans ce contexte, les hommes jouent un rôle déterminant dans le maintien de l’utilisation exclusive du biberon.
14Pour soutenir leur femme dans l’alimentation quotidienne de leur enfant, plusieurs registres, matériel, affectif et moral peuvent être mobilisés. La plupart des hommes s’impliquent au quotidien auprès de leur femme, ce qu’elles confirment, estimant qu’il est de leur devoir de père mais aussi de conjoint de les épauler.
15Leur attitude peut être mise en lien avec la nature de leur relation conjugale. Des hommes qui ont des relations étroites [7] avec leur femme préparent ainsi le biberon ou, dans d’autres cas, le donnent à leur enfant en alternance avec elle. L’un d’eux explique : « elle peut être fatiguée. Donc il faut bien que je sois là pour l’épauler ». Les hommes qui ont des relations conjugales conflictuelles marquées par peu de dialogue se sentent davantage investis d’un rôle de contrôle, notamment lorsque leur femme était, au départ, opposée à l’alimentation artificielle. Ils veillent alors au bon déroulement de l’alimentation par le biberon, en particulier aux conditions hygiéniques dans lesquelles il est préparé, lorsqu’ils estiment qu’elles ne s’y conforment pas.
16L’investissement des conjoints auprès de leur femme peut aussi être moral. Ainsi, certains d’entre eux, ordinairement attentionnés à leur égard, peuvent les rassurer lorsque, une fois la pratique engagée, elles expriment des regrets à utiliser le biberon considérant qu’elles n’assument pas leur rôle de mère tel qu’elles l’avaient toujours perçu. C’est aussi au-delà du cercle conjugal que les hommes peuvent intervenir, précisément dans l’entourage immédiat du couple qui incite souvent les femmes à allaiter leur enfant [cf. Desclaux, 2002 ; Thairu et al., 2004] ; un rôle que l’ensemble des conjoints s’attribue. Ils les aident à trouver des stratégies pour répondre aux invectives de cet entourage tout en s’efforçant de ne pas divulguer la séropositivité de leur femme. Les discours des femmes montrent bien comment, seules, elles n’auraient pas toujours pu faire face à ces pressions et s’y seraient soumises. Certains hommes n’hésitent pas à s’associer publiquement au choix du biberon, voire à s’en approprier l’initiative, comme le dit un conjoint séropositif : « J’ai essayé de lui [belle mère] faire comprendre que c’est moi qui ai choisi de ne pas donner le lait maternel et que c’est le lait artificiel qu’on doit prendre. »
17Ces hommes rencontrés renoncent à respecter des règles normatives et défendent leurs femmes d’une éventuelle stigmatisation compte tenu du fait qu’elles ne se plient pas entièrement à ce qui est attendu socialement d’elles. Malgré tout, leur attitude illustre parfois une forme de domination masculine sur la vie domestique en ce sens que leur décision est ferme et sans compromis.
Avant la connaissance de la séropositivité de leur femme, tous ces hommes étaient convaincus que la meilleure alimentation était l’allaitement maternel et bien qu’ils en soient toujours convaincus, ils se sont adaptés à la situation et ont changé d’attitude. Ce qui sous-tend leur implication dans le choix du biberon est soutenu par la gratuité du lait artificiel dans ce programme, mais aussi et dans la quasi-totalité des cas, par leur crainte très forte du risque de transmission du VIH à l’enfant. Les hommes vivent plus positivement l’usage du biberon que leurs femmes pour lesquelles les enjeux paraissent plus importants [Tijou Traoré et al., 2009]. Un seul exprime des regrets à l’usage de l’alimentation artificielle, estimant que son enfant est devenu trop turbulent.
Pour tous les couples ayant un projet parental qu’ils considèrent non atteint, la séropositivité de la femme enceinte pose la question des enfants à venir, sans toutefois remettre en question la grossesse en cours. Les attitudes des hommes à l’égard du second registre, le projet de procréation, se construisent-elles à partir des mêmes logiques que celles qui ont guidé le choix de l’alimentation de l’enfant ?
Une remise en question du projet initial d’enfants
18Dans le cadre du programme de PTME, le discours tenu aux femmes sur la procréation est plus informatif que directif. L’équipe médicale leur laisse la latitude de poursuivre leur projet de procréation tout en les informant des différents risques encourus et des possibilités thérapeutiques et en leur spécifiant qu’elles ne garantissent pas une prévention totale de la transmission du VIH à l’enfant. Cependant, un espacement des naissances d’au moins deux ans leur est conseillé.
19Suite à ces recommandations, les couples décident soit l’abandon, soit l’ajournement des grossesses à venir. Ces recommandations sont d’autant plus complexes qu’elles prennent forme dans un contexte socioculturel où la procréation est valorisée. La littérature sur la procréation chez les femmes africaines séropositives met en exergue leurs difficultés et leurs angoisses [Aka-Dago, 1999 ; Baylies, 2000]. En revanche, peu d’études anthropologiques menées en contexte africain questionnent les attitudes des conjoints sur la procréation lorsqu’ils sont informés de la séropositivité de leur femme.
20La quasi-totalité des conjoints rencontrés souhaite dès la connaissance de la séropositivité de leur femme et quelle que soit leur sérologie, modifier leur projet d’enfants initial. Un seul conjoint, séronégatif, ne partage pas cette opinion alors que sa femme ne veut plus d’enfant. Les attitudes des conjoints se déclinent en des modalités diverses.
21La séropositivité de leur femme peut conduire des hommes, en particulier séronégatifs mais aussi séropositifs, à ne plus vouloir d’autres enfants et à juger qu’ils ont assez d’enfants, même si avant la découverte de l’infection VIH ils en souhaitaient davantage, et même s’ils connaissent les moyens thérapeutiques pour prévenir le risque de transmission. Ce souhait d’arrêter la procréation peut être partagé par l’épouse, mais c’est rare. C’est le cas d’un seul couple, sérodifférent, celui qui a le plus d’enfants. D’une même voix, ils justifient leur choix pour la santé de l’enfant et du conjoint.
22Plusieurs conjoints, en particulier ceux qui sont séropositifs, cherchent à convaincre leur femme de revoir à la baisse le nombre d’enfants encore désiré. L’un d’eux argumente autour du risque de transmission du VIH : « puisque l’état de grossesse ne va pas avec l’existence du virus, si on était appelé à faire cinq enfants, on sera obligé de faire au plus deux ». Il comprend d’autant plus le souhait de sa femme de vouloir d’autres enfants qu’elle n’a pas d’enfant biologique, alors que lui-même en a un. Il partage sa souffrance morale : « Le fait qu’elle n’a pas d’enfant (…) avec l’âge avancé, j’éprouve de la peine pour elle. », cherchant en même temps à lui imposer un nombre d’enfant moins important.
23Chez quasiment tous les conjoints rencontrés, le programme de PTME, comme cadre de prise en charge et de conseils, joue un rôle important dans la reconstruction du projet de procréation. En effet, quelles que soient leurs aspirations en matière de procréation, la plupart d’entre eux rappelle à leur femme la nécessité de s’en tenir au discours médical et les encourage à venir se renseigner auprès de médecins du projet. Face à l’entêtement de sa femme, un conjoint séropositif explique : « elle a encore envie d’avoir un deuxième enfant, c’est elle que je vais convoquer chez le médecin (…) qui va lui dire d’arrêter ».
24Les aspirations individuelles de ces conjoints qui repensent leur projet d’enfants prennent forme dans des contextes qui apparaissent pourtant peu propices à la reformulation de leur projet de procréation. Ainsi, tous souhaitaient avoir d’autres enfants avant la connaissance de leur statut sérologique et de celui de leur femme. Le seul partenaire qui maintient son projet initial de procréation n’a qu’un seul enfant alors que sa femme en a deux.
25L’attitude des conjoints varie peu selon leur statut sérologique. Elle est soustendue par des logiques diverses au sein desquelles le risque de transmission du VIH de la mère à l’enfant est peu évoqué. Pour autant, le VIH occupe une place dans leur raisonnement. En effet, ces hommes sont inquiets pour l’état de santé de leur épouse, en particulier ceux qui s’impliquent dans le projet aux côtés de leurs femmes. Ils estiment alors qu’une nouvelle grossesse ou une grossesse précoce pourraient avoir des incidences regrettables sur l’évolution de leur santé. Certains accordent également une place au VIH lorsqu’ils se positionnent en tant que père. Ils s’inquiètent pour leur propre santé et préfèrent limiter leur nombre d’enfants pour préserver l’avenir de ceux déjà présents. Malgré tout, le lien entre le VIH et leur propre santé reste peu évoqué par ces hommes, et ce, quel que soit leur statut sérologique.
26Enfin, et en dehors de tout lien avec le VIH, l’attitude de deux conjoints peut être guidée par une logique économique. Ils se montrent soucieux de ne pas alourdir leurs dépenses par la venue d’autres enfants.
27Dans la plupart des couples, des négociations sont engagées et conduisent certains conjoints à faire des compromis (ajournement ou diminution du nombre d’enfants) lorsque leur femme refuse de repenser le projet d’enfants. C’est alors davantage en tant qu’époux que ces conjoints réagissent : ils souhaitent préserver la qualité du lien conjugal et œuvrer au bonheur de leur femme. Ces compromis concernent des couples dont les relations sont proches (intérêt pour la vie de l’autre) et le dialogue intense et régulier ainsi que ceux où les femmes ont très peu ou pas d’enfants biologiques. C’est parce que sa femme n’a qu’un seul enfant biologique, qu’un conjoint séronégatif, déjà père de 3 enfants, a abandonné son idée initiale de plus vouloir d’enfants : « moi, c’est toujours en tenant compte de ma femme. »
Si le risque VIH n’est quasiment pas mis en lien avec la santé de l’enfant, pour autant les attitudes de la plupart des conjoints favorisent indirectement la prévention du risque de transmission du VIH.
Enfin, dans le dernier registre des conseils de prévention interrogés ici, celui de la sexualité, quel rôle jouent ces hommes à l’égard du risque VIH lors de la reprise des rapports sexuels ?
Lorsque les comportements sexuels tendent à ignorer le risque VIH
28La protection des rapports sexuels est un des premiers conseils délivrés aux femmes lors de leur prise en charge dans le projet. Il leur est ainsi recommandé de protéger leurs relations sexuelles avec leur conjoint pour éviter leur contamination s’ils sont séronégatifs, et pour éviter une surcontamination s’ils sont séropositifs. Par ailleurs, son usage est préconisé dans le cadre de rapports sexuels extraconjugaux.
29En Afrique, le dialogue conjugal autour du préservatif a souvent été décrit comme une pratique peu courante [Vidal, 1994, Muhwava, 2004]. La divulgation par les femmes de leur séropositivité tend à le rendre plus facile [Vidal, 1994 ; Théry, 1999] et la situation des couples rencontrés l’illustre bien : la quasi-totalité des couples en parle. Les discours recueillis révèlent des pratiques conjugales qui se déclinent selon trois modalités : l’usage systématique du préservatif, sa nonutilisation et son utilisation occasionnelle. Cette diversité de comportements fait apparaître une plus grande protection des rapports sexuels dans des couples séroconcordants que dans ceux sérodifférents.
30Lorsque les hommes, qu’ils soient séropositifs ou séronégatifs, décident de l’usage systématique du préservatif, ils le font parfois en accord avec leur femme et dès le début de la reprise des rapports sexuels. Ce choix résulte d’une décision où chacun des membres se positionne en tant qu’acteur avec sa part de pouvoir dans la prise de décision. Cette conduite peut prendre forme en dépit d’un contexte peu propice à l’instauration d’une telle pratique. En effet, ils évoquent tous la difficulté de s’y soumettre même s’ils adoptent sans délais ce moyen de prévention. Cette pratique ne faisait pas partie de leur expérience sexuelle conjugale, en dehors d’un couple qui l’avait déjà utilisé.
31À l’inverse, cette décision des conjoints d’utiliser le préservatif peut se faire en désaccord avec leurs femmes. Dans ce cas, ils s’efforcent de les convaincre, jugeant parfois leur conduite inadmissible pour leur propre santé. L’attitude des conjoints peut illustrer une vision dramatique du risque [Paicheler, 1997], en particulier lorsqu’il y a peu d’entente conjugale dans le couple. C’est le cas d’un conjoint séronégatif qui vit la sexualité avec sa femme comme un sacrifice, malgré l’usage du préservatif qui le protège de tout risque [cf. Tijou Traoré, 2006a]. Chez les conjoints séropositifs, la situation de séroconcordance peut être d’emblée perçue comme une situation justifiant l’usage du préservatif : certains l’utilisent soit pour éviter leur surcontamination, soit pour prévenir celle de leur femme, en particulier lorsqu’ils ont une charge virale plus élevée que la leur. En revanche, d’autres justifient son usage uniquement en conformité avec les recommandations du projet, sans pour autant comprendre le bien-fondé d’une telle démarche. Certains conjoints se positionnent par contre en tant que père ; ils perçoivent à travers une sexualité non protégée le risque de voir leur santé se détériorer et corollairement celui de ne pouvoir subvenir aux besoins de leurs enfants. Un conjoint séropositif souligne : « comme il y a les enfants qu’il faut élever, il faut vraiment utiliser ». De plus, ceux qui protègent leurs rapports sexuels sont ceux qui ne veulent plus d’autres enfants. Cette sexualité protégée dès la reprise des rapports sexuels et après l’annonce de la séropositivité de leur femme, n’est jamais remise en question, du moins au cours de la durée du recueil des données (1 an et demi à 2 ans). Les hommes considèrent, tout comme leurs femmes, que cette prévention fait dorénavant partie de leur sexualité.
32À l’inverse, certains hommes, tous séronégatifs, sont à l’origine du rejet du préservatif. Cette absence de changement dans leur vie sexuelle se fait, le plus souvent, en désaccord avec leur femme, qui cherche à les convaincre, de crainte qu’ils ne soient contaminés. L’un d’eux explique : « Je ne l’ai pas encore utilisé. Ça me peine d’aller avec elle avec un préservatif ». Cependant, des couples sérodifférents peuvent être d’accord sur la non-protection de leurs rapports sexuels. La femme peut être à l’origine de cette pratique, en particulier lorsqu’elle perçoit le préservatif comme un objet traumatique qui vient rappeler la présence du virus [cf. Pierret, 1999]. Dans ce cas, son conjoint acquiesce au nom d’un lien conjugal à préserver : « Elle allait se dire que je m’éloigne d’elle ». Cette logique peut s’expliquer par l’histoire conjugale qui s’articule autour de relations particulièrement fortes que l’homme et la femme ont su préserver des pressions familiales. Leur attitude à l’égard du préservatif est guidée par la qualité du lien conjugal qu’ils cherchent par-dessus tout à sauvegarder en refusant d’instaurer une autre sexualité que celle qui existait auparavant dans leur couple [Pierret, 1999 ; Meystre-Agustoni, 1999]. Chez certains, cet engagement affectif peut revêtir des formes extrêmes jusqu’à instrumentaliser le risque VIH comme un moyen pour prouver à leur épouse un sentiment toujours intact en dépit de leur séropositivité, comme nous l’avons montré [Tijou Traoré, 2006a]. Chez d’autres hommes, l’absence de protection des rapports sexuels peut provenir du coût du préservatif, ou d’un sentiment d’invulnérabilité au risque d’infection : ils sont restés séronégatifs en étant en couple avec une femme séropositive, et estiment que cela devrait se poursuivre dans l’avenir.
L’utilisation du préservatif peut aussi être occasionnelle, ce que les hommes justifient par l’absence de plaisir lors des relations sexuelles protégées (Bond, Dover, 1997), ou en expliquant qu’ils ne l’utilisent qu’à des fins contraceptives et donc seulement aux périodes où la femme est fertile. Cela concerne des couples dont le conjoint a une faible implication dans le suivi médical de sa femme et qui communiquent peu ensemble.
L’examen des conduites masculines possibles à l’égard de la prévention du VIH autour de l’alimentation du nourrisson, la procréation et la sexualité montrent d’une part, à quel point les hommes peuvent se construire un rôle positif et actif dans la prévention du VIH, d’autre part, que ce rôle varie selon leur statut dans le couple et la famille : ces hommes prennent plus en compte le risque de transmission du VIH à l’enfant, en tant que pères, qu’ils ne prennent en compte le risque de transmission du VIH dans le couple, en tant que conjoint. Ces analyses montrent également que les conjoints séronégatifs ne sont pas dans un oubli ou une forme de déni du risque, ce sont leurs conceptions des droits et des devoirs au sein du couple qui étayent leurs attitudes à l’égard du VIH.
Les interactions entre les dynamiques conjugales et parentales et la prévention du VIH
33De ces expériences masculines émergent trois principaux éléments qui interviennent dans le processus de construction du rôle des hommes à l’égard de la prévention du VIH. La construction de ce rôle prend tout d’abord ancrage dans une vie conjugale et familiale tout en illustrant des expressions de la conjugalité et de la paternité qui confirment et documentent les tendances relevées dans la littérature sur des nouvelles formes de conjugalité et de paternité qui se construisent en milieu urbain africain.
34Le premier élément qu’il convient de développer pour comprendre la construction de leur manière d’être et de faire à l’égard de la prévention concerne le rôle de conjoint. Une des premières caractéristiques de la conjugalité qui transparaît au travers des discours des conjoints concerne la conception du couple dans ses liens avec la famille élargie. En contexte africain, son rôle est décrit comme prédominant dans nombre de registres de la vie sociale malgré les transformations des dynamiques familiales. La prise de distance à l’égard de la famille élargie peut se lire à travers l’attitude de ces hommes à l’égard de l’alimentation. Pour défendre le choix de l’alimentation artificielle, des conjoints revendiquent et affirment l’autonomie de leur couple. Ils développent des stratégies et montrent à quel point ils se donnent les moyens de contourner les pressions familiales. Ceux qui n’ont pas eu besoin de l’imposer à leur famille sont parfois ceux qui, au quotidien, parviennent le plus à protéger leur vie de couple : « Non [je n’ai pas eu trop de problème avec la famille] mais c’est quand vous donnez l’occasion à quelqu’un de s’impliquer dans vos affaires que ça se passe ». L’élaboration du projet d’enfants en est également une illustration. Pour certains, ce projet doit être pensé en dehors des aspirations familiales. S’exprimant sur l’éventualité d’une telle ingérence, un conjoint explique : « c’est pas encore le cas mais, même ma belle-mère ou ma mère, c’est pas elles qui seront chargées de s’occuper de mes enfants. On ne me dicte pas ma manière de vivre ». Les modes relationnels dans le couple donnent aussi à lire des aspects de la conjugalité. Les hommes rencontrés illustrent dans la quasi-totalité des cas l’existence d’un dialogue et – à des degrés divers – la possibilité tant pour les femmes que pour les hommes de l’entreprendre. Ce dialogue conjugal peut s’observer, dans la plupart des cas, par rapport à l’ensemble des conseils de prévention prodigués à la femme. Cette situation semble en partie articulée à la conception que la plupart de ces hommes ont de la communication conjugale dans laquelle ils trouvent de l’intérêt pour le bon fonctionnement de leur vie de couple, en particulier à travers l’entraide et la confidence qu’elle favorise. Les expériences de ces hommes témoignent en outre de l’existence de couples qui rendent possible et effective l’expression de sentiments encore peu souvent évoqués dans la littérature. La tendresse, l’attention et la protection sont des manifestations qui peuvent modeler les relations entre hommes et femmes. Ces sentiments s’illustrent à travers des comportements spécifiques qui se donnent à lire à travers la mise en pratique de certains conseils de prévention. Ainsi, l’implication des conjoints à l’égard du biberon montre à quel point ils peuvent être dans l’attention et le soutien moral et physique de leur femme. C’est aussi le cas lorsqu’ils veillent à ne pas les blesser psychologiquement dans leur manière de penser la sexualité ou encore lorsqu’ils font des compromis par rapport au projet d’enfants. Un tel investissement affectif et moral de la part de ces conjoints peut également se lire dans le renforcement des relations conjugales suite à la connaissance de la séropositivité de leur femme. Il concerne davantage des couples sérodifférents mais des conjoints séropositifs peuvent partager cette attitude, comme l’un d’eux l’exprime : « Ce qui a changé, c’est que l’amour a augmenté. Maintenant, on est devenu plus soudé encore ». La consolidation du lien peut aussi trouver son expression à travers l’officialisation de la relation, qui donne plus d’ancrage dans l’avenir et est vécue comme une preuve d’amour, comme deux couples sérodifférents l’attestent. Ce rapprochement du lien peut également s’observer chez des couples où les relations conjugales n’étaient pas forcément prédisposées à ce type d’investissement de la part du conjoint, que ce dernier soit séropositif ou séronégatif. Accompagner leur femme dans le programme de PTME, dans l’objectif de les aider à mieux vivre leur séropositivité, c’est aussi, de la part de ces conjoints, des manifestations d’attention et de protection. Un conjoint séropositif en parle : « Évidemment, tout est couronné d’amour. C’est quand on aime, on fait ». Un autre abonde dans le même sens : « Pour moi, c’est (…) une façon de montrer à ma femme que je l’aime ». Cela peut être aussi soutenir moralement leur femme, l’aider dans l’observance du traitement et le suivi des rendez-vous médicaux, ou encore s’intéresser aux conseils qu’elle reçoit dans le projet.
Ces matériaux dévoilent ensuite des pans des conceptions de la paternité, qui à leur tour, participent de la construction des rôles des hommes dans la prévention du VIH. Les propos de conjoints rencontrés confirment les attitudes relevées dans la littérature selon lesquelles les pères sont soucieux de l’avenir de leurs enfants. Selon eux, la conception du rôle de père suppose de mettre à la disposition de leurs enfants les moyens nécessaires à leur parfaite intégration sociale en termes de scolarisation et de réussite professionnelle. Les enfants sont un sujet d’échange important dans le couple. Corollairement, le devoir de père, tel que ressenti par ces conjoints, peut être un objet de craintes important. Des conjoints, en particulier séropositifs, évoquent ces craintes liées à l’incidence de leur mort sur l’avenir de leurs enfants. Une étude menée en Afrique du Sud auprès de familles affectées par le VIH fait état de l’investissement des conjoints dans des tâches domestiques ou dans les soins apportés à l’enfant (Montgoméry et al., 2006). Les conduites de certains conjoints rencontrés confirment cette tendance. Ainsi, leur conception du rôle de père peut les inciter à s’investir dans des domaines spécifiquement réservés aux mères. Ils peuvent participer à des activités de soins maternels : laver l’enfant, lui donner le biberon, faire les courses qui s’y rapportent. En outre, leur conception des devoirs du père peut traduire une perception favorable de la contraception et de la planification familiale. On les entend bien souvent en prôner les bienfaits et ce indépendamment de leur statut sérologique et du nombre de leurs enfants biologiques : « Parce que ça permet de suivre les enfants ». Le lien entre la gestion du VIH et ces nouvelles dynamiques conjugales et parentales est ainsi une question complexe. On peut s’interroger sur le rôle du VIH dans ces expressions de la conjugalité et de la paternité et inversement, sur l’influence des manières d’être et de faire à l’égard de la conjointe et des enfants sur la prise en compte du VIH. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’arrivée du VIH dans la famille renforce les attitudes masculines à l’égard de leur rôle de conjoint et celui de père. Il semble en effet que leur attitude suit l’évolution des relations déjà engagées dans la famille et le couple, avec plus d’acuité. On peut repérer ce lien à travers des illustrations d’attitudes masculines comme celles qui consistent à accompagner leur femme lors de leur suivi ou à prouver la force d’un lien conjugal face au VIH en refusant d’utiliser le préservatif ou en précipitant le mariage. De ce point de vue, on peut penser que l’application de conduites de prévention peut fragiliser ou au contraire renforcer des aspects de la conception que ces hommes se font de leur rôle de conjoint et de père.
Mais ces expériences masculines à l’égard de la prévention du VIH prennent aussi ancrage dans un autre cadre spécifique : un programme de PTME dans lequel une place est accordée aux hommes ; elles doivent ainsi être considérées dans leur relation aux conditions de prise en charge et d’accompagnement qui en découlent. Le rôle de ce projet paraît déterminant à deux égards. D’une part, il conditionne en partie la construction du rapport au risque de ces hommes. En effet, la diffusion de recommandations précises, d’informations sur la prévention du VIH et la prise en charge médicale et matérielle fournissent un cadre auquel les hommes comme leurs conjointes se montrent très attachés (Tijou Traoré et al., 2009) et favorisent la prise en compte du VIH dans les pratiques. Mais, on repère que la proximité de ces hommes avec le discours médical est prégnant dans des domaines spécifiquement féminins, comme celui de l’alimentation de l’enfant, alors qu’elle tend à s’effacer dans le registre de la protection des rapports sexuels. D’autre part, l’équipe du projet influe sur les incidences de la séropositivité dans le fonctionnement de la vie conjugale. C’est le cas lorsque l’équipe soutient, directement ou indirectement, l’annonce de la séropositivité au conjoint, contribuant à modérer les réactions négatives qui en découlent ou pourraient en découler. En outre, les contacts que les hommes ont avec l’équipe, dans le cadre de l’accompagnement de leur conjointe ou d’initiatives personnelles, rendent propices l’instauration ou le maintien d’un dialogue conjugal autour des conseils de prévention. Enfin, l’équipe leur propose un cadre où ils peuvent puiser du soutien moral et ils s’en saisissent le plus souvent.
Pour conclure
35Ces illustrations de conduites masculines vis-à-vis de la prévention du VIH sont autant d’éléments qui étayent les orientations des recommandations internationales stipulant une plus grande implication des hommes dans les programmes de PTME. La place accordée aux hommes dans les programmes de prévention du VIH doit se construire en lien avec le rôle déterminant de l’équipe du projet dans l’accompagnement des couples et dans l’instauration ou le renforcement du dialogue conjugal. Elle doit aussi prendre en compte les éléments de domination masculine dans l’univers domestique qui apparaissent parfois dans le cadre de l’alimentation de l’enfant, et qui sont à même de susciter des relations inégalitaires ou de les exacerber lorsqu’elles existent déjà. Mais leur posture à l’égard de la prévention ne doit pas être entendue comme une attitude réifiée qui serait transversale à tous les registres de la prévention. Elle doit être resituée en relation avec les domaines de la vie sociale en jeu et les rôles de conjoint et de père qui en découlent, orientations actuellement questionnées par des travaux anthropologiques autour du VIH [8].
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Mots-clés éditeurs : VIH, prévention, alimentation de l'enfant, sexualité, conjugalité, procréation, paternité, homme
Mise en ligne 28/12/2009
https://doi.org/10.3917/autr.052.0095Notes
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[*]
Anthropologue, post doctorante, Université Victor Ségalen Bordeaux 2, ADES/SSD, UMR 5185 CNRS.
-
[1]
En regard des expériences des personnes rencontrées, nous définissons le couple comme deux personnes qui se reconnaissent en tant que conjoint, quelque soit leurs statuts résidentiel et matrimonial.
-
[2]
Nous avons fait le choix dans cet article de ne pas développer de manière approfondie les attitudes et les conduites des hommes en fonction des interactions conjugales dans lesquelles elles prennent en partie forme.Cette approche a été l’objet de publications (Tijou Traoré, 2006a, b) et d’un article à paraître (Tijou Traoré et al., 2009).
-
[3]
ANRS 1201/1202. Investigateurs principaux : F. Dabis, V. Leroy, M.T. Konan, C. Welfens Ekra.
-
[4]
Connaissance du statut sérologique maternel vis-à-vis de l’infection par le VIH et comportements en matière de sexualité, de procréation et d’alimentation du nourrisson à Abidjan, Côte d’Ivoire ANRS 1253. Investigateurs Principaux : A. Desgrées du Loû, B. Zanou, V. Leroy, C. Welffens-Ekra.
-
[5]
L’étude qualitative a porté sur 33 femmes séropositives et 26 conjoints. Dix couples ont été retenus pour cette analyse ; avec eux, deux interviews ont pu être réalisés. Les guides d’entretien portaient sur plusieurs aspects : vie conjugale, connaissances et perceptions des risques liés au VIH, conseils de prévention reçus, sexualité, procréation, alimentation du nourrisson. Le dialogue conjugal sur les conseils de prévention était transversal.
-
[6]
Les femmes et leur conjoint ont été interviewés séparément. Les entretiens auprès des femmes ont été menés avant ou après leur partenaire, l’ordre était déterminé par leur disponibilité. Ils ont été réalisés par H. Agbo, B. Ehouo, A. Gnonziba et N. Kouamé que nous remercions. Le critère de choix des femmes et des hommes repose uniquement sur leur consentement à participer à l’entretien.
-
[7]
Définies ici par l’existence d’un dialogue intense et régulier, un pouvoir décisionnel identique chez les deux membres du couple et des décisions plutôt consensuelles.
-
[8]
Je renvoie le lecteur tout particulièrement à l’intervention d’Alice Desclaux à la 15e ICASA, Dakar, décembre 2008.