Autrepart 2008/1 n° 45

Couverture de AUTR_045

Article de revue

Enjeux urbains contradictoires et vulnérabilité accrue dans un espace marginal péricentral : la rive gauche du Rimac à Lima (Pérou)

Pages 105 à 122

Notes

  • [1]
    Cet article a bénéficié de la collaboration de Gina Chambi (IMP, Institut Métropolitain de Planification de Lima), Carlos Escalante (CENCA, Instituto de Desarrollo Urbano), Iris Silva et Enrique Cruz (MML, Municipalité Métropolitaine de Lima), Coraline Brabander, Camille Gaudry et Vincent Blanqué (stagiaires IRD).
  • [*]
    Géographe, UR 029 IRD, Lima, Casilla 18 1209, Lima 18, Pérou – robert.dercole@ird.fr.
  • [**]
    Géographe, UR 029 IRD, Centre IDF, 32, avenue Henri Varagnat, 93143 Bondy – alexisierra2001@yahoo.fr.
  • [2]
    En réalité, le Cercado de Lima, n’est pas officiellement un district et constitue une exception. Les autres districts de l’agglomération ont leur propre municipalité et leur propre maire. C’est la MML (Municipalité Métropolitaine de Lima) qui est à la fois responsable de la gestion de l’espace métropolitain et du Cercado.
  • [3]
    Rive gauche du rio Rimac.
  • [4]
    Entretiens avec la population et plusieurs dirigeants d’asentamientos (avril-juin 2007).
  • [5]
    Le phénomène d’érosion est accru par les nombreuses canalisations sauvages de déversement des eaux usées dans le Rimac, s’écoulant le long du talus.
  • [6]
    Réseau d’études sociales sur la prévention des catastrophes en Amérique Latine.
  • [7]
    La reconstitution historique qui suit est le résultat de nombreux entretiens et de la bibliographie disponible : notamment Matos Mar [1977], Driant [1991], IMP [1998] ; MML, IMP [2005] ; Camacho, Yauri [2005] ; Brabander, Gaudry [2007].
  • [8]
    Matos Mar recense près de 120 000 personnes occupant les barriadas de Lima en novembre 1956, soit 10 % de la population de l’agglomération. Ces personnes sont réparties pour plus de la moitié de part et d’autre du Rimac, sur les versants des collines proches du centre (cerros) et en périphérie immédiate du tissu urbain. Trente ans plus tard, près de deux millions d’habitants, soit le tiers de la population de Lima, occupent les barriadas qui se sont étendues en périphérie sur les flancs de collines et dans des zones désertiques [Driant, 1991]. Cette population s’élève à plus de 3 millions d’habitants au début des années 2000, soit 40 % des habitants de Lima [Riofrio, 2004].
  • [9]
    Document de travail consulté à l’Institut Métropolitain de Planification de Lima.
  • [10]
    Les entretiens menés auprès des collecteurs indiquent que l’activité rapporte, en moyenne, 600 soles (moins de 150 euros) par mois. En dépit de sa faiblesse, la somme n’est pas négligeable et dépasse légèrement le salaire minimum promulgué par le Ministère du Travail (500 soles).
  • [11]
    Suivant les informations recueillies à la Casa Vecinal No 6, subdivision municipale du Cercado de Lima regroupant les quartiers de la MIRR.
  • [12]
    Ces familles ont été relogées dans le secteur de El Montón, dans des conditions de grande insalubrité.
  • [13]
    Les 18 familles qui se sont installées au pied de l’ancien dépotoir El Montón dans des habitations de fortune constituent une des manifestations de la surdensité humaine dans la MIRR. Les entretiens menés auprès de ces familles par les auteurs de l’article ont montré que ces dernières vivaient déjà dans le secteur et qu’elles ont délaissé des habitations où la promiscuité avec d’autres membres de la famille était devenue intenable.
  • [14]
    C’est l’organe supérieur de contrôle de l’utilisation des ressources financières de l’État. Sa commission environnementale est chargée d’effectuer des contrôles sur la qualité de l’environnement, la protection des ressources naturelles et du patrimoine culturel du pays et de veiller au bon usage du budget public dans ces domaines.
  • [15]
    Non encore publiques mais dont nous avons eu connaissance à travers l’IMP qui a accueilli les enquêteurs de la commission durant leur mission.
  • [16]
    Souligné notamment par les responsables des deux principales associations de collecteurs (ATALIR et ATIARRES) lors d’entretiens menés en avril 2007.
  • [17]
    Recherche intégrée et participative pour la réduction de la vulnérabilité, de la pauvreté et des charges environnementales dans une zone urbaine critique : la rive gauche du rio Rimac, Cercado de Lima.

Introduction

1 À moins d’un kilomètre des principaux centres de décision politique de Lima et du Pérou, dans le district de Lima (ou Cercado), l’un des 43 que compte l’agglomération liménienne [2], se situe un ensemble de quartiers (asentamientos humanos) marginalisés sur le plan physique et social. Cet ensemble est communément appelé Margen Izquierda del Rio Rimac [3] (MIRR). Outre son nom évocateur, nous considérons cet espace urbain comme une marge aux deux acceptions du terme : géographique car il est à part dans l’ensemble urbain, et social car il est en grande partie hors des normes de référence. La marginalité est accentuée par l’existence de risques multiformes, cet ensemble de quartiers où vivent 60 000 personnes, étant exposé à de nombreux aléas d’origine naturelle ou anthropique.

2 Dans ce contexte, l’objectif de l’article est de comprendre comment cet espace pauvre et marqué par diverses formes de non droit est porteur d’enjeux économiques, sociaux, urbanistiques et de situation tant pour sa population que pour la municipalité métropolitaine. Il vise en même temps à montrer comment ces enjeux contribuent à pérenniser, voire accroître la vulnérabilité de cet espace et de sa population et, par là même, à montrer que le fonctionnement de la ville maintient ce type de marge. La première partie décrit la MIRR et la manière dont cet espace vulnérable s’est construit dans le temps. La deuxième analyse les enjeux d’un espace socialement marginalisé, mais qui prend une position centrale au sein de l’agglomération. La troisième tente de montrer comment ces enjeux entretiennent, voire accentuent, la vulnérabilité de la MIRR et de sa population, ainsi que les solutions envisageables.

Un espace marginal vulnérable

Un espace péricentral

3 Si nous l’observons au niveau métropolitain, la MIRR se situe bien au centre de l’agglomération de Lima. Cependant, à une échelle plus fine, la MIRR est en marge par rapport au centre historique (fig. 1). Elle est séparée de celui-ci par l’avenue Ugarte qui constitue une véritable autoroute urbaine dont le trafic, plus de 6 000 véhicules/heure, est un des plus élevés de Lima [Instituto Metropolitano de Planificación, 1998]. Cette voie constitue donc une césure entre un espace concentrant les caractéristiques de la centralité (concentration du patrimoine historique, présence de nombreuses institutions publiques) et un espace délaissé. Au Sud, la voie ferrée qui conduit du port de Callao aux Andes occupe une bande de terrains en terre battue qui sert à la fois de voie de circulation (av. Meiggs), d’espace de jeu pour les enfants, de terrains d’occupation illégale et de dépotoir (photo 1). Cette bande sépare la MIRR de la zone industrielle du Cercado. À l’Ouest, les quartiers sont en position de confins : bien que prolongeant l’agglomération, le district de Carmen de la Legua, limitrophe de la MIRR, appartient à la province de Callao. Au Nord, la MIRR est bordée d’une quatrième césure franche : le Rio Rimac. Le cours d’eau dessine ici une gorge dont les abrupts ont jusqu’à 18 mètres de commandement (photo 2) et le nombre réduit de ponts ne permet pas de créer une véritable continuité territoriale entre les deux rives. Enfin, le fleuve sert de support à la limite administrative entre les districts du Cercado et de San Martin de Porras.

Un espace marginalisé socialement

4 Ces conditions physiques et administratives se conjuguent avec des conditions sociales précaires qui alimentent des représentations négatives. Il est ainsi fortement déconseillé aux non-résidents de se promener seuls dans la MIRR et les taxis acceptent difficilement de s’y rendre. Les agents municipaux dressent de la MIRR l’image d’une zone de non-droit, marqué par toutes les formes d’illégalité (absence de titres de propriété, activités clandestines, commerces non déclarés) et d’organisation souterraine (réseaux non identifiés de trafiquants, bandes organisées de jeunes délinquants, les pandilleros). Aussi, la MIRR a-t-elle toutes les caractéristiques de ce que R. Brunet a appelé un antimonde [Brunet, 1981, 1992]. Si ces représentations véhiculées sur place peuvent être exagérées, certaines données attestent d’une réelle marginalité sociale. Certes, les statistiques précises sur le secteur manquent, ce qui en soi traduit une certaine marginalité. Cependant, certaines études montrent à la fois le niveau de pauvreté, les conditions de précarité, la forte remise en cause de la loi et un développement marqué par des conditions sanitaires déplorables. La représentation d’espace à risque procède ainsi d’une accumulation de vulnérabilités et de dangers qui s’amalgament. Le niveau de pauvreté est directement perceptible par la présence de taudis et d’habitat précaire autoconstruit. Les rares études à notre disposition [MML, 2005 ; Camacho, Yauri, 2005] et les entretiens avec la population et les dirigeants des asentamientos humanos montrent une faible capacité d’épargne de la population qui l’empêche d’accéder au marché légal du logement. Les statistiques des commissariats montrent un niveau d’agressions et de vols supérieur à la moyenne même s’il s’agit du commissariat voisin de Montserrate, plus près du centre historique, qui a les taux les plus forts. Tous les types de délits et de crimes y sont recensés, du vol à l’arraché au meurtre. Le trafic et la consommation de drogue sont récurremment dénoncés dans les interview et enquêtes à la population [4]. Dans un autre registre, l’espace est marqué par plusieurs activités polluantes et par des foyers infectieux. Parmi ces derniers, El Montón est celui qui attire le plus l’attention de la population et des autorités : ancienne décharge publique abandonnée au début des années cinquante, elle constitue aujourd’hui une colline malodorante de 15 mètres de haut au cœur du quartier densément peuplé de Villa Maria. Cette colline est progressivement occupée au gré de l’urbanisation comme en décembre 2006 date à laquelle 18 familles se sont installées à son pied dans des cabanes de fortune. De nombreux cas de maladies de la peau ont été recensés dans ses alentours [Camacho, Yaury, 2005]. Plus globalement, les activités liées au tri des déchets contribuent à la représentation d’un environnement dégradé. Les poubelles ouvertes par ceux qui veulent en recueillir les déchets recyclables ainsi que l’amoncellement et le transport de déchets non contrôlés sont à la merci du vent et des animaux errants. Enfin, l’industrie est une autre source de nuisances pour la population. Le travail du cuir ou du plastique, les marbreries, les plâtreries et les ateliers mécaniques sont bruyants et rejettent des eaux usées ainsi que des émanations gazeuses.

Fig. 1

Localisation de la MIRR au sein de l’agglomération de Lima

figure im1

Localisation de la MIRR au sein de l’agglomération de Lima

Photo 1

Avenue Enrique Meiggs et voie ferrée reliant Callao aux Andes en passant par Lima

figure im2

Avenue Enrique Meiggs et voie ferrée reliant Callao aux Andes en passant par Lima



On notera le caractère délaissé de cette bande de terrain qui sépare la MIRR de la zone indus
trielle du Cercado. Au premier plan, le lieu de travail d’un collecteur de déchets solides.
(© A. Sierra, avril 2007)
Photo 2

Les gorges du Rimac en aval de l’avenue Ugarte et du pont de l’Ejercito, limite est de la MIRR

figure im3

Les gorges du Rimac en aval de l’avenue Ugarte et du pont de l’Ejercito, limite est de la MIRR

Les habitations, dont certaines à l’état de taudis, se situent en bordure du talus et menacent de
s’effondrer. Au premier plan, un des nombreux dépotoirs sauvages de la MIRR, les déchets sont
jetés dans le cours d’eau depuis l’avenue Morales Duarez.

(© R. D’Ercole, décembre 2006)

5 Ainsi, la méconnaissance de ces quartiers, le degré de pauvreté, les nuisances et surtout le niveau de l’illégalité participent fortement à la marginalisation de cet espace urbain. C’est dans cet environnement que peuvent se produire des accidents.

Un espace exposé à de nombreuses menaces d’origine naturelle ou anthropiques

6 La MIRR est exposée à un grand nombre d’aléas. La subduction de la plaque tectonique de Nazca sous la plaque sud-américaine a été à l’origine de violents séismes qui ont durement affecté la capitale péruvienne comme en 1746 (3 000 morts), 1940 (180 morts et 3500 blessés), 1966 et 1974. Le séisme de Pisco du 15 août 2007 dont l’épicentre était relativement éloigné de Lima (200 km) a cependant fortement ébranlé l’agglomération. Selon le SINPAD (Sistema Nacional de Defensa Civil del Perú), plus de 100 logements y ont été détruits et 5 personnes sont décédées, essentiellement dans les quartiers les plus pauvres de Lima qui regroupent 3 millions d’habitants, soit le tiers de la population totale de Lima [MML, 2005].

7 Parmi ces quartiers, ceux de la MIRR accumulent des facteurs de vulnérabilité : les habitations sont auto-construites (en adobe pour la plupart), avec des techniques de construction précaires, sans aucune règle antisismique, et les sols qui les supportent correspondent à d’anciennes décharges de déchets plus ou moins compactés. Ce support instable se traduit par de nombreuses traces d’affaissement et de nombreuses habitations sont fissurées. Le séisme du 15 août a détruit 4 habitations et plus d’une centaine ont été endommagées (photo 3).

8 Pour se trouver le long du rio Rimac, la MIRR est également concernée par le risque morphoclimatique. Dans ce secteur de la ville, le fleuve, particulièrement encaissé, érode la base : des éboulements se produisent et l’effondrement de la paroi entraîne alors les habitations et infrastructures situés en bordure  [5]. En 1995, suivant la base de données Desinventar de la Red[6], 3 habitations furent ainsi détruites et 7 autres endommagées laissant 50 personnes sans abri. Ce phénomène est plus fréquent en période de hautes eaux du Rimac entre décembre et avril. En avril 2007, le sol supportant une partie de la passerelle 1e de Mayo, permettant aux habitants du quartier du même nom de traverser le cours d’eau et d’accéder à San Martin de Porras, s’est ainsi dérobé (photo 4).

Photo 3

Maison affectée par le séisme du 15 août 2007 (quartier 2 de Mayo)

figure im4

Maison affectée par le séisme du 15 août 2007 (quartier 2 de Mayo)

Avant le séisme, cette maison, située sur un terrain instable (ancien remblai sanitaire), était déjà
partiellement affaissée

(© R. D’Ercole, septembre 2007)

9 La MIRR est aussi sujette à des incendies. Ceux-ci sont dus aux activités domestiques et plus encore aux activités de stockage et de tri des déchets (papiers, cartons, plastiques notamment) réalisées sans aucune règle de sécurité. Selon les données de la Protection Civile Municipale, 90 incendies s’y sont produits entre 2003 et 2006. En décembre 2005, deux personnes périrent suite à un incendie ayant affecté le local d’un collecteur de déchets. En 2006 une fillette fut tuée dans les mêmes circonstances. À ces risques se greffent les risques associés aux pollutions diverses comme celles qui sont liées à l’ancienne décharge de El Montón, aux activité de collecte et de tri des ordures ainsi qu’à l’activité industrielle. La figure 2 localise les lieux à risque. L’ensemble de la MIRR est concerné et plus particulièrement deux secteurs où ces risques se concentrent : Villa Maria-El Montón d’une part, 1e de Mayo d’autre part.

Photo 4

Escalier menant à la passerelle 1e de Mayo qui permet de franchir le Rimac et d’accéder au district de San Martín de Porras

figure im5

Escalier menant à la passerelle 1e de Mayo qui permet de franchir le Rimac et d’accéder au district de San Martín de Porras

Le sol situé entre la base des escaliers et la passerelle s’est effondré en avril 2007. L’érosion du
cours d’eau à la base du talus en est responsable.

(© R. D’Ercole, mai 2007)

La construction d’une vulnérabilité et d’une marginalité

10 Cet espace péricentral a construit sa marginalité et sa vulnérabilité depuis le XIXesiècle et les éléments qui caractérisent aujourd’hui la MIRR se mettent progressivement en place avec l’urbanisation de ce secteur  [7].

11 Bien qu’appartenant au district central du Cercado, la MIRR ne s’est urbanisée que durant l’ère industrielle. Elle se trouvait en effet hors des remparts de Lima qui passaient par l’actuelle avenue Ugarte, limite est de notre zone d’étude. Cet espace était voué à l’agriculture et à l’élevage avec la présence de quelques haciendas comme celle de la famille Cassinelli. Il s’agissait également d’un espace de transit entre Lima et son port, Callao, renforcé en 1850 par la construction de la voie de chemin de fer reliant les deux villes. C’est à cette époque que sont construits les abattoirs de Lima, à l’extérieur de l’enceinte fortifiée et à sa proximité. Cet espace est donc, avant la destruction des remparts, un espace périphérique, rural, au service de Lima, utilitaire donc et sans identité propre. Par l’installation des abattoirs, il apparaît comme un espace de rejet des nuisances du centre de Lima.

12 En 1872, les remparts sont détruits. Un plan d’aménagement urbain dessiné mais jamais appliqué, prévoyait de renforcer l’axe de circulation Lima-Callao par le prolongement des avenues partant du centre et par la canalisation du Rio Rimac, le long duquel un parc était projeté. Des lotissements nouveaux étaient prévus. L’échec de ce projet est lié aux aléas politiques (guerre avec le Chili, changement de présidence et disparition de Meiggs, l’ingénieur promoteur du plan) mais il interroge sur le non aboutissement des projets récents de planification de ce secteur. Il montre également que si l’idée était de faire de cet espace un axe structurant de l’urbanisation de Lima, d’autres facteurs ont conduit à délaisser l’axe Est-Ouest au profit de l’axe Nord-Sud, Lima-Miraflores. La vocation industrielle de cette partie du Cercado est un de ces facteurs.

13 En effet, les terres à l’ouest du centre historique deviennent à la fin du XIXe siècle un espace industriel. Les terrains libres, la proximité du port et surtout de la voie de chemin de fer, sont autant de facteurs favorisant l’implantation des industries dans ce secteur qui reste peu résidentiel, entre rural et urbain. L’image négative se forge alors, bien que la proximité du centre et le développement économique n’en fassent pas encore une marge. Une population ouvrière s’installe progressivement mais les secteurs les plus proches du Rio Rimac ne sont pas encore lotis. En 1936, le gouvernement construit le pont de l’Ejército qui prolonge dès lors l’avenue Ugarte pour en faire un axe majeur de ciculation nord-sud. Les aménagements opérés pour asseoir le pont sur le lit du fleuve conduisent à réduire brutalement la largeur de ce dernier et à réaliser une chute d’eau. Il semble que ce soit de cet aménagement que date le creusement de la gorge du Rimac.

14 La ville grossissant, la gestion et l’évacuation des déchets pose un problème majeur. Les terrains non résidentiels à la fois proches du fleuve et du centre semblent favorables à l’ouverture de nouveaux dépotoirs à la suite de ceux liés aux anciens abattoirs. Puis, les premiers remblais sanitaires apparaissent alternant couches de déchets en tout genre et gravats, sans doute repoussés progressivement vers le Rimac. Ce fait est attesté par la pente qui existe entre l’avenue Duarez et le Rimac. Il semble ainsi que la gorge soit d’autant plus profonde et étroite que le talus ait avancé et ait été surélevé par remblayage de déchets. Ceux-ci ont progressivement colmaté de petits chenaux qui couraient le long de l’actuelle avenue Duarez et qui sont visibles sur les cartes anciennes. Il en va de même des canaux d’irrigation et de drainage utilisés par l’agriculture qui disparaissent au début des années 1960. Ainsi se crée un sol urbain constitué à partir des déchets de la ville. À côté de la population ouvrière, une population de trieurs de déchets s’installe entre l’avenue Meiggs et le Rio Rimac.

15 Dans les années 30 et 40 apparaissent les premiers baraquements autoconstruits et illégaux sur les remblais de déchets et sur la rive du fleuve. C’est le cas dans le secteur El Montón de Chiqueros-Chancherías à partir de 1936 [Matos Marr, 1977]. Les premiers quartiers constitués, les barriadas, appelés pueblos jovenes dans les années 1970 puis asentamientos humanos ou barrios urbano marginales actuellement [Burga Bartra, 2006], naissent au début des années 50 le long de l’avenue Duarez. Les occupations illégales se font par la suite vers la zone industrielle, sur d’anciennes briquetteries, puis en bordure même de la voie ferrée. Ces occupations sont parmi les plus anciennes de Lima. En 1956, ce sont environ 20 000 personnes qui occupent la MIRR, soit 18,6 % de la population des barriadas de Lima [Matos Mar, 1977]  [8]. À l’instar de ce qui se produit à partir des années 1950 dans les principales villes latino-américaines, ces quartiers apparaissent hors de toute planification, sans le développement de services et d’infrastructures. Les espaces libres sont d’abord occupés, les logements de fortune sont ensuite construits et progressivement consolidés, et finalement on tente d’urbaniser (services, insfrastructures, légalisation des titres de propriété). Il s’agit là d’un « processus inverse de l’urbanisation formelle » [Burga Bartra, 2006, p. 8], d’un processus de « production différée du logement » [Driant, 1991, p. 16] avec tous les inconvénients que cela suppose.

16 En l’espace d’un siècle, et surtout depuis le début des années 1950, le secteur rural de la MIRR est devenu urbain en dehors des règles officielles, au gré du développement industriel et de l’arrivée de population pauvre. En dépit de l’ancienneté de sa mise en place, les autorités semblent avoir perdu la maîtrise d’un secteur pourtant proche du centre et qui est apparu au fil du temps comme concentrant la pauvreté, les nuisances et les dangers.

Enjeux et jeux d’acteurs autour de la MIRR

Les décideurs

17 L’espace semble avoir été délaissé mais il représente un intérêt en fonction des évolutions de la métropole et notamment du centre historique. Avec le classement de celui-ci au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1991, l’enjeu des planificateurs, architectes et urbanistes réside dans une évolution de la MIRR conforme à la restauration et la réhabilitation du centre historique voisin. Le paysage et les activités doivent répondre à une norme esthétique et fonctionnelle édictée par le centre. Les espaces verts le long du Rio Rimac, imaginés dès le XIXe siècle, devraient prolonger ceux déjà réalisés au niveau du centre historique. Cela conduirait, comme dans le centre, à déloger la population illégalement riveraine et l’existence d’un risque avéré d’effondrement sert cet objectif. Comme l’indiquent le Plan Maestro de 1998 [Instituto Metropolitano de Planificación, 1998] et le projet actuel de plan d’occupation du sol de la municipalité [9], les planificateurs souhaitent améliorer l’habitat selon les normes officielles pour faire de la MIRR une zone résidentielle et commerciale, certes modeste mais équipée. Ce traitement est le corrolaire d’une patrimonialisation des centres qui touche d’autres centres urbains latino-américains tel celui de Quito [Peyronnie, de Maximy, 2002]. La MIRR n’est pas sans rappeler le quartier illégal de Itchimbia dominant le centre historique de Quito et construit sur une décharge de gravats. Les autorités municipales ont opté pour un devenir touristique et résidentiel de ce quartier [Sierra, 2000]. Les similitudes s’arrêtent là du fait de l’ancienneté de la MIRR, de son degré de consolidation et de l’originalité de son processus d’urbanisation. L’originalité de la MIRR tient également aux enjeux contradictoires dont cet espace est porteur.

18 En effet, l’enjeu urbanistique entre en contradiction avec d’autres enjeux liés au développement du centre. La MIRR n’a pas d’éléments architecturaux susceptibles d’appartenir au patrimoine et reçoit ce qui est considéré comme une nuisance pour la conservation du patrimoine historique central : les commerces illégaux, le trafic automobile, les déchets. La MIRR maintient ainsi une fonction d’espace utilitaire pour le centre. C’est un espace d’accueil des commerçants qui en sont rejetés. C’est aussi un espace reconnu pour évacuer et trier les déchets solides produits par le centre. Enfin, c’est un espace de transit sous diverses formes. La conservation du patrimoine central suppose la réduction du trafic automobile et des émissions en gaz d’échappement. Or, deux axes Nord-Sud majeurs traversent le secteur classé. Pour réduire le trafic sur ces deux axes, la municipalité imagine d’en reporter une partie sur la MIRR en construisant de nouveaux ponts sur le Rimac comme celui de Santa María actuellement en construction.

La population

19 Face aux conditions de vie difficiles et aux différents dangers, une contradiction apparaît entre la solution projetée par les autorités et l’attitude de la population. Si les autorités publiques envisagent des expulsions, la population, au contraire, souhaite améliorer à court terme ses conditions d’existence sur place. En dépit du risque d’effondrement le long du Rimac et de l’instabilité générale du sol, la population refuse l’idée de partir dans un autre district. Ce refus s’explique en grande partie par la situation de marge péricentrale. En effet, la centralité est un enjeu pour ces populations qui vivent en grande partie du commerce. La MIRR se trouve entre trois foyers commerciaux. Au sud, le long de l’avenue Argentina, la municipalité a installé les commerces ambulants du centre historique sur d’anciens bâtiments industriels. Le Centre historique représente un second foyer. Cependant, c’est vraisemblablement le marché « informel » de Caquetà, sur la rive droite du Rimac, qui représente l’enjeu le plus fort. Ce marché a la réputation d’être le plus achalandé et le moins cher de Lima. Positionné autour de la route Panaméricaine au niveau d’un des plus grands échangeurs de la ville, il peut drainer une clientèle qui vient de l’ensemble de la région métropolitaine. Il est donc choisi par beaucoup de commerçants ambulants et illégaux. La population de la MIRR utilise ce marché à la fois pour l’approvisionnement domestique et celui de gros sans avoir besoin de transport. C’est donc une ressource essentielle pour tous ceux, majoritaires dans la MIRR, qui vivent du commerce de détail ou de la restauration. Pour la population, l’accès direct à ce marché est donc un enjeu majeur qui justifie la construction de passerelles piétonnes. En refusant les expulsions, la population défend donc une rente de situation.

20 Elle défend également certains facteurs de marginalité. D’après les entretiens que nous avons eus, l’un des intérêts du secteur réside dans sa méconnaissance et sa mauvaise réputation. Quand des agents municipaux arrivent, ils prennent soin de ne pas se confronter à la population car le rapport de force leur semble défavorable. Les autorités tolèrent l’existence d’une zone de non-droit pour éviter les remous et parce qu’elles ne peuvent pas répondre aux besoins de cette population. Ainsi, une sorte de modus vivendi semble s’être instauré qui laisse se maintenir la marginalité de la population. Celle-ci organise ses activités avec une grande marge de liberté, jouant avec les règles officielles sans être particulièrement inquiétée. Les activités de tri des déchets en sont l’exemple le plus abouti.

Les collecteurs et trieurs de déchets solides

21 La MIRR et le district de La Victoria constituent les plus grands espaces de collecte et de tri de déchets solides de Lima. Le département Environnement de la municipalité de Lima estime que près de 3 000 collecteurs travaillent et vivent dans la MIRR dans des locaux qui mêlent généralement l’activité et le logement, dans des conditions de grande insalubrité et d’insécurité (risque élevé d’accidents et d’incendies). À ce chiffre s’ajoute un nombre équivalent de collecteurs qui proviennent d’autres districts pour y exercer leur activité durant la journée. Ce travail s’effectue en association avec les collecteurs résidents ou de manière individuelle dans des locaux encore plus insalubres et dangereux que les précédents dans la mesure où personne ne les occupe en dehors des heures de travail.

22 Par sa fonction de collecte et de tri des déchets solides, la MIRR présente un intérêt indéniable pour la municipalité. C’est le seul secteur du Cercado de Lima où l’activité est autorisée, à l’exception du secteur de Barrios Altos, où celle-ci est faiblement représentée. La MIRR poursuit ainsi son rôle historique utilitaire, abattoir puis dépotoir, lieu de collecte des déchets ensuite ; elle permet de pallier les insuffisances de la municipalité dans ce domaine tout en libérant cette dernière, du moins partiellement, du poids de la pression sociale des pauvres sans emploi.

23 L’activité s’exerce cependant en dehors des normes légales. Elle associe les petits collecteurs, les plus nombreux et les plus pauvres  [10] (les « fourmis » comme ils se dénomment eux-mêmes), quelques collecteurs plus importants et un certain nombre d’intermédiaires. Parmi l’ensemble des collecteurs présents dans la zone, près de 600, regroupés dans 5 associations, ont développé des contacts avec la municipalité de Lima afin de tenter de formaliser leur activité, l’objectif étant avant tout de mieux s’organiser pour réduire le poids des intermédiaires et accroître leurs revenus.

24 Ceci dit, outre le fait de se situer à proximité du centre historique, riche en déchets solides, et d’une zone industrielle où l’on peut vendre des déchets triés (les déchets plastiques à l’usine San Miguel, par exemple), l’illégalité constitue l’un des attraits essentiels de la MIRR. Les collecteurs interrogés soulignent l’absence d’autorité dans le secteur qui leur confère une importante marge d’action, sans contraintes légales en matière fiscale ou environnementale. La voirie et les espaces publics sont occupés en fonction des besoins. Les rares amendes octroyées pour les infractions les plus graves, suite aux plaintes de résidents non collecteurs, n’atteignent que très rarement leurs cibles. La MIRR constitue ainsi un refuge, un antimonde aux activités clandestines sur lesquelles la municipalité ferme les yeux, par absence d’alternatives en matière de déplacement de l’activité et par souci d’éviter des conflits sociaux. Comme l’indique une responsable municipale, les collecteurs ne sont pas organisés mais ils disposent d’appuis solides dans le monde politique en raison des enjeux financiers que représente l’activité (la basura es oro, « l’ordure, c’est de l’or » dit-on dans la zone).

Des enjeux contradictoires conduisant à l’immobilisme

25 La MIRR est donc un espace tiraillé par des enjeux qui maintiennent sa marginalité. Il s’agit d’une part des enjeux contradictoires de la municipalité métropolitaine de Lima : d’un côté, un souhait affiché d’aménager la zone tout en manquant de moyens pour appliquer un plan ; de l’autre, un intérêt à ce que la MIRR demeure un espace de gestion des déchets, même illégal. Pour sa part, la population résidente est mécontente des conditions environnementales et de sécurité mais souhaite rester dans la MIRR principalement par attache historique (c’est un espace de vie et de constitution d’un patrimoine pour deux à trois générations), par ancrage territorial (plusieurs familles ont obtenu des titres de propriétés même si certaines se situent dans des zones non conformes d’utilisation du sol) et par attrait de la position centrale. Enfin, pour une partie de cette population, les collecteurs et trieurs de déchets solides (concernant environ 25 % des familles résidentes, sans compter les collecteurs provenant d’autres districts  [11]), travailler dans la MIRR constitue un enjeu en raison de l’absence de tout contrôle de la part des autorités municipales. Ces enjeux conduisent à l’immobilisme : une situation figée sur le plan des conditions de vie et du contexte environnemental puisque les collecteurs veulent poursuivre leurs activités, la population souhaite maintenir sa résidence et la municipalité intervient a minima. Par voie de conséquence, la mise en exposition aux aléas se maintenant, la vulnérabilité de la MIRR ne cesse de croître.

Une vulnérabilité qui se pérennise et s’accentue

Absence de mesures de réduction de la vulnérabilité et des risques

26 Pour l’instant, la municipalité n’adopte aucune mesure de réduction de la vulnérabilité et des risques dans la MIRR, le prétexte étant que de nombreuses familles sont installées dans des zones illégales et dangereuses. Les autorités indiquent que ces familles doivent partir ou être relogées. Cependant, les conditions du relogement ne sont ni fixées ni même négociées. Les seules opérations de prévention menées par les autorités municipales sont dictées par l’urgence comme ce fut le cas à la fin des années 1980 avec les travaux publics qui, au niveau du quartier Villa Maria, ont eu pour objectif de protéger l’avenue Duarez dont une partie menaçait de s’effondrer dans le cours d’eau. En revanche, aucune opération n’est à signaler, concernant directement la population et le logement, si ce n’est le relogement de quelques familles dont les habitations s’étaient écroulées  [12].

27 Bien au contraire, certaines opérations d’amélioration du cadre de vie ont pu accroître la vulnérabilité et sont symptomatiques des contradictions des autorités envers ce type de marge urbaine. C’est en bordure de la gorge du Rimac, dans une zone classée « à risque » par la Protection Civile, que la municipalité a construit la passerelle 1e de Mayo, les escaliers d’accès, et qu’elle a fait aménager une rue piétonne, pavée, équipée de bancs. Cette rue, surnommée localement le « boulevard » est le produit d’une démarche électoraliste du maire Castañeda. Celui-ci, pour sa réélection, avait visité le quartier et répondu aux requêtes des riverains. Ces ouvrages ont pu apporter un bien être. Le « boulevard » est un hâvre de tranquilité dans un quartier mal famé et possède une certaine allure esthétique qui tranche avec le paysage gris, poussiéreux de la marge. Aussi, apportent-ils une certaine valeur ajoutée aux terrains et aux logements qui le longent. Cependant, ces ouvrages ont des conséquences en terme de vulnérabilité dans la mesure où ils ont contribué à consolider une occupation illégale dans un secteur à haut risque, tout en développant auprès de la population un faux sentiment de sécurité.

28 À la différence de la Protection Civile nationale, la Protection Civile municipale ne dispose que de peu de moyens. Elle est pratiquement absente dans la MIRR, si ce n’est pour quelques actions ponctuelles de sensibilisation aux risques menées dans les écoles ou les entreprises de la zone industrielle. Elle ne peut qu’afficher le risque sans pour autant proposer de solutions concrètes pour le réduire. Les entretiens menés auprès de nombreux habitants de la MIRR ont montré que ces derniers sont conscients des dangers les concernant, liés notamment à l’érosion de la bordure du rio Rimac, à la fragilité de nombreuses habitations ou aux incendies. Ils relativisent cependant ces risques avec d’autres problèmes plus immédiats : la survie des familles, la délinquance ou les mauvaises conditions sanitaires. L’inquiétude concerne particulièrement les parents qui voient de nombreux jeunes s’organiser en bandes de pandilleros, notamment du fait du désoeuvrement et de l’absence d’emploi. La question sanitaire se traduit par des revendications variées conformes à celles des quartiers pauvres et illégaux : rénovation et construction d’égouts, pavage des rues pour éviter la poussière, création d’espaces verts et récréatifs. D’autres revendications sont plus spécifiques au secteur : le contrôle des émissions des usines, la dératisation. Les habitants espèrent que la municipalité intervienne de nouveau avec des opérations du type « boulevard ». Ils souhaitent que cette dernière améliore les conditions d’évacuation des eaux usées en avançant le risque sanitaire et non le risque lié à l’affaissement du sol. En effet, ils ne veulent pas attirer l’attention sur des risques dont la résolution supposerait de quitter la zone comme le propose la municipalité. En d’autres termes, il s’agit là d’une stratégie dont l’objectif est de consolider au mieux leur situation au sein de la MIRR. Le risque sanitaire sert ainsi d’argument leur permettant de refuser ou repousser leur départ de la zone alors que le risque d’affaissement ou d’effondrement est un argument contraire à la stratégie de consolidation.

29 Pour leur part, les collecteurs, de par leur informalité, sont conscients du fait qu’ils ne peuvent rien obtenir de la municipalité pour réduire leur propre vulnérabilité ou celle qu’ils engendrent, leur activité contribuant largement à l’état de délabrement et d’insalubrité du secteur. Leur stratégie consiste donc à se faire oublier pour bénéficier de cet espace de non droit et des avantages qu’ils en retirent. Le risque avéré est contraire à cette stratégie et leur intérêt est donc de le minimiser.

Statu quo, coup de force ou évolution progressive ?

30 Compte tenu de l’immobilisme municipal et des stratégies des différents acteurs, la vulnérabilité de la MIRR non seulement se pérennise mais s’accentue : l’érosion se poursuit en bordure du rio Rimac, les incendies menacent, les habitations s’affaissent, elles ont, pour la plupart, été fragilisées par le tremblement de terre du 15 août, et un séisme avec un épicentre très proche de Lima est possible, le tout dans un contexte de densification urbaine  [13]. Comment peut-on donc envisager l’avenir de la zone dans ces conditions ?

31 Le premier scénario réside dans le statu quo, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies. Le résultat est une vulnérabilité qui s’exacerbe et qui débouche sur des conséquences dramatiques liées aux problèmes sanitaires ou à des événements destructeurs prévisibles.

32 Le deuxième scénario est celui du coup de force de la part de la municipalité, du type de celui qui, en 1999, avait entraîné la relocalisation à Ventanillas, dans le nord de l’agglomération, de 10 000 familles qui avaient envahi des terrains privés dans le district méridional de Villa El Salvador (projet Pachacutec du gouvernement d’Alberto Fujimori). Trois raisons permettent d’envisager cette possibilité qui pourrait concerner au moins 10 000 personnes vivant entre l’avenue Duarez et le Rimac. D’une part, des terrains sont disponibles dans les collines désertiques de Carabayllo au nord de l’agglomération liménienne. D’autre part, la municipalité peut céder à la pression exercée par la commision environnementale de la Contraloría General de la República [14]. En effet, cette commission a réalisé une enquête sur la situation du bassin du rio Rimac et ses conclusions [15] mettent l’accent sur l’état déplorable du fleuve et de ses rives en matière d’environnement et de risques. Ces conclusions pointent les responsables de cette situation parmi lesquels le ministère de l’agriculture, la Protection Civile Nationale (INDECI) et les différentes municipalités du bassin, notamment la municipalité métropolitaine de Lima. Enfin, cette solution est en tout point conforme aux documents de planification et s’inscrit dans la logique d’expansion urbaine de l’agglomération depuis les années soixante [Driant, 1991].

33 Face à ces deux options extrêmes, et pour éviter les problèmes politiques et sociaux, il est vraisemblable que la municipalité adoptera dans un premier temps une attitude de négociation et de compromis, analysant et solutionnant les problèmes au cas par cas. Cela suppose qu’elle rompe avec l’attitude d’intransigeance qui a prévalu jusqu’à présent et qu’elle renforce sa présence au sein de la MIRR affichant clairement son intérêt pour la population résidente. Une première initiative allant dans ce sens concerne le rapprochement de la municipalité et des 600 collecteurs de déchets mentionnés précédemment, dans l’optique de permettre leur légalisation. Certes, ces collecteurs auront du mal à renoncer aux avantages que confère l’absence de contrôle dans la zone  [16] ; en revanche, s’ouvre pour eux la possibilité d’exercer leur activité dans de meilleures conditions sanitaires tout en augmentant leurs revenus par élimination d’une partie des intermédiaires auxquels ils ont affaire.

34 Toujours dans le sens du compromis, le projet « Investigación integrada y participativa para la reducción de la vulnerabilidad, pobreza y cargas ambientales en un área critica urbana : la Margen Izquierda del Río Rímac, Cercado de Lima »  [17] peut faciliter le lien entre la population résidente et les autorités municipales mais aussi nationales (en particulier le Ministère du Logement). Ce projet de recherche/ action, financé durant 4 ans par le CRDI (Centre de Recherche pour le Développement International, Canada) dans le cadre de son programme « Pauvreté Urbaine et Environnement » devrait démarrer en novembre 2007. Il réunira plusieurs institutions parmi lesquelles les trois porteuses du projet : l’IMP (Institut Métropolitain de Planification de Lima), l’ONG péruvienne CENCA (Instituto de Desarrollo Urbano) et l’IRD, ainsi que d’autres institutions associées comme la Protection Civile et le département Environnement de la municipalité. Ce projet a pour objectif de mettre en œuvre une stratégie de réhabilitation et d’amélioration de l’habitat dans la MIRR afin de réduire sa vulnérabilité. Il s’agit, pour cela, de renforcer les capacités des acteurs locaux, de promouvoir le dialogue entre acteurs à différentes échelles et d’exécuter quelques projets pilotes portant sur les logements, les espaces publics et l’activité de collecte des déchets solides, en particulier dans les secteurs les plus critiques Villa Maria/El Montón et 1e de Mayo (fig. 2).

Fig. 2

Éléments de vulnérabilité de la MIRR

figure im6

Éléments de vulnérabilité de la MIRR

(Cercado de Lima)

Conclusion

35 La situation de marge péricentrale décrite dans cet article existe dans nombre de métropoles latino-américaines dans lesquelles des quartiers contigus au centre historique sont pauvres et sous-équipés. Il ne s’agit cependant pas ici d’un processus de taudification ou d’involution du centre datant des années soixante-dix, faisant place aujourd’hui à un processus de gentrification [Baby-Collin, 2005]. La MIRR est dès l’origine une marge péricentrale qui n’a pas connu l’étape de constitution d’un quartier résidentiel bourgeois comme autour de l’Alameda à Quito ou le long de l’avenue Reforma à Mexico. En tant qu’espace pauvre, sous-équipé et frappé par divers aléas dommageables, la MIRR est également représentative de nombreux quartiers de Lima parmi lesquels des quartiers situés en position péricentrale comme ceux du district de La Victoria et de El Agustino. Les barriadas de la MIRR sont parmi les premières qui se sont développées à Lima, à proximité du centre de la ville mais c’est en termes d’enjeux que cette marge se distingue le plus. Les autorités la délaissent tout en y voyant un espace utilitaire à aménager à proximité d’un centre historique en voie de patrimonialisation. La population y a construit les plus denses et anciens quartiers illégaux de la ville, dans des conditions précaires, tout en entretenant une méfiance et une distance vis-à-vis des autorités permettant un certain laisser-faire. La situation de marge s’est ainsi en grande partie nourrie d’un face à face entre deux logiques faites de méconnaissance réciproque. Ainsi, la difficulté à accéder à l’information dans cet espace contribue à maintenir sa marginalité. Sans parler de gouvernance, notion floue et souvent instrumentalisée, il semble que la réduction de la vulnérabilité passe par le changement de perception de cette marge péricentrale et donc par la création de relations permanentes et de confiance entre la population et les autorités. Face à cette marge, le rôle du chercheur est posé comme face à tout antimonde [Houssay-Holzschuch, 2006] : appartenant au monde formel, sa difficulté est d’appréhender les logiques internes de ces espaces qui produisent une certaine forme d’urbain et de donner à voir ces logiques, notamment aux autorités. Par la suite, sa recherche, utile à la création de liens réciproques, peut aussi être instrumentalisée par l’une ou l’autre des parties. C’est à ces interrogations d’ordre éthique que les auteurs de l’article doivent aussi faire face.

36 RIOFRIO G. [2004], « Pobreza y desarrollo urbano en el Perú », in Las ciudades en el Perú, Lima, Perú Hoy, Desco, p. 71-111.

37 SIERRA A. [2000], Gestion et enjeux des espaces urbains à risque d’origine naturelle : les versants et les quebradas de Quito, Equateur, thèse de doctorat dirigée par Béatrice Giblin-Dévallet et Charles le Cœur, université de Paris VIII, septembre 2000.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • BABY-COLLIN V. [2005], « Les villes », in S. Velut et alii, L’Amérique latine, Paris, CNED-SEDES, p. 235-268.
  • BRABANDER C., GAUDRY C. [2007], Construcción de un espacio en riesgo : La margen izquierda del río Rímac, Cercado de Lima, Rapport IRD/IMP, Lima, 88 p.
  • BRUNET R. [1981], « Géographie du goulag. L’espace aliéné », L’espace géographique, vol. 10, n° 3, p. 215-232.
  • BRUNET R. [1992], Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Montpellier/Paris, Reclus/ La documentation française.
  • BURGA BARTRA J. [2006], El ocaso de la barriada. Propuestas para la vivienda popular, Lima, Ministerio de Vivienda, Construcción y Saneamiento, Facultad de Arquitectura, Urbanismo y Artes, Universidad Nacional de Ingeniería, 148 p.
  • CAMACHO T. L., YAURI F. L. [2005], El reciclaje como regeneración de la ciudad : renovación urbana en la Margen Izquierda del río Rímac y en la ex – zona industrial de la avenida Argentina, tesis de arquitectura, Univ. Ricardo Palma, Facultad de Arquitectura y Urbanismo, Lima, 190 p.
  • DRIANT J.-C. [1991], Las barriadas de Lima. Historia e interpretación, Lima, IFEA, DESCO, 232 p.
  • HOUSSAY-HOLZSCHUCH M. [2006], « Antimondes, Espaces en marge, espaces invisibles », Géographies et cultures, n° 57, p. 3-7.
  • INSTITUTO METROPOLITANO DE PLANIFICACIÓN [1998], Plan Maestro de Desarrollo Urbano del Cercado, Centro histórico y área de influencia de Lima, Municipalidad Metropolitana de Lima, 6 vol.
  • MATOS MAR J. [1977], Las barriadas de Lima 1957, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2e edición, 294 p.
  • MML et IMP [2005], Atlas ambiental de Lima Metropolitana, Lima, 134 p.
  • MML [2005], Estrategia de Desarrollo Integral y reducción de la pobreza en Lima Metropolitana, Proyecto « Construyamos Futuro » de la Municipalidad Metropolitana de Lima y el Banco Mundial, Lima, 213 p.
  • PEYRONNIE K, de MAXIMY R. [2002], Quito inattendu, Le centre historique en devenir, CNRS, 335 p.

Mots-clés éditeurs : centrality, vulnérabilité, marginality, priority issues, centralité, pauvreté, actor strategies, Lima, stratégies d'acteurs, enjeux, marginalité, poverty, vulnerability

Mise en ligne 01/03/2010

https://doi.org/10.3917/autr.045.0105

Notes

  • [1]
    Cet article a bénéficié de la collaboration de Gina Chambi (IMP, Institut Métropolitain de Planification de Lima), Carlos Escalante (CENCA, Instituto de Desarrollo Urbano), Iris Silva et Enrique Cruz (MML, Municipalité Métropolitaine de Lima), Coraline Brabander, Camille Gaudry et Vincent Blanqué (stagiaires IRD).
  • [*]
    Géographe, UR 029 IRD, Lima, Casilla 18 1209, Lima 18, Pérou – robert.dercole@ird.fr.
  • [**]
    Géographe, UR 029 IRD, Centre IDF, 32, avenue Henri Varagnat, 93143 Bondy – alexisierra2001@yahoo.fr.
  • [2]
    En réalité, le Cercado de Lima, n’est pas officiellement un district et constitue une exception. Les autres districts de l’agglomération ont leur propre municipalité et leur propre maire. C’est la MML (Municipalité Métropolitaine de Lima) qui est à la fois responsable de la gestion de l’espace métropolitain et du Cercado.
  • [3]
    Rive gauche du rio Rimac.
  • [4]
    Entretiens avec la population et plusieurs dirigeants d’asentamientos (avril-juin 2007).
  • [5]
    Le phénomène d’érosion est accru par les nombreuses canalisations sauvages de déversement des eaux usées dans le Rimac, s’écoulant le long du talus.
  • [6]
    Réseau d’études sociales sur la prévention des catastrophes en Amérique Latine.
  • [7]
    La reconstitution historique qui suit est le résultat de nombreux entretiens et de la bibliographie disponible : notamment Matos Mar [1977], Driant [1991], IMP [1998] ; MML, IMP [2005] ; Camacho, Yauri [2005] ; Brabander, Gaudry [2007].
  • [8]
    Matos Mar recense près de 120 000 personnes occupant les barriadas de Lima en novembre 1956, soit 10 % de la population de l’agglomération. Ces personnes sont réparties pour plus de la moitié de part et d’autre du Rimac, sur les versants des collines proches du centre (cerros) et en périphérie immédiate du tissu urbain. Trente ans plus tard, près de deux millions d’habitants, soit le tiers de la population de Lima, occupent les barriadas qui se sont étendues en périphérie sur les flancs de collines et dans des zones désertiques [Driant, 1991]. Cette population s’élève à plus de 3 millions d’habitants au début des années 2000, soit 40 % des habitants de Lima [Riofrio, 2004].
  • [9]
    Document de travail consulté à l’Institut Métropolitain de Planification de Lima.
  • [10]
    Les entretiens menés auprès des collecteurs indiquent que l’activité rapporte, en moyenne, 600 soles (moins de 150 euros) par mois. En dépit de sa faiblesse, la somme n’est pas négligeable et dépasse légèrement le salaire minimum promulgué par le Ministère du Travail (500 soles).
  • [11]
    Suivant les informations recueillies à la Casa Vecinal No 6, subdivision municipale du Cercado de Lima regroupant les quartiers de la MIRR.
  • [12]
    Ces familles ont été relogées dans le secteur de El Montón, dans des conditions de grande insalubrité.
  • [13]
    Les 18 familles qui se sont installées au pied de l’ancien dépotoir El Montón dans des habitations de fortune constituent une des manifestations de la surdensité humaine dans la MIRR. Les entretiens menés auprès de ces familles par les auteurs de l’article ont montré que ces dernières vivaient déjà dans le secteur et qu’elles ont délaissé des habitations où la promiscuité avec d’autres membres de la famille était devenue intenable.
  • [14]
    C’est l’organe supérieur de contrôle de l’utilisation des ressources financières de l’État. Sa commission environnementale est chargée d’effectuer des contrôles sur la qualité de l’environnement, la protection des ressources naturelles et du patrimoine culturel du pays et de veiller au bon usage du budget public dans ces domaines.
  • [15]
    Non encore publiques mais dont nous avons eu connaissance à travers l’IMP qui a accueilli les enquêteurs de la commission durant leur mission.
  • [16]
    Souligné notamment par les responsables des deux principales associations de collecteurs (ATALIR et ATIARRES) lors d’entretiens menés en avril 2007.
  • [17]
    Recherche intégrée et participative pour la réduction de la vulnérabilité, de la pauvreté et des charges environnementales dans une zone urbaine critique : la rive gauche du rio Rimac, Cercado de Lima.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions