Notes
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[*]
Économiste, Centre for Research on Inequality, Human Security and Ethnicity (University of Oxford) – yvan.guichaoua@queen-elizabeth-house.oxford.ac.uk. Le recueil des données nécessaires à l’élaboration de ce papier a été effectué grâce au concours de l’IRD.
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[1]
Pour une discussion plus complète du cas « dynamique », voir Guichaoua [2004].
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[2]
Si le terme du jeu est connu alors chacun des deux joueurs a intérêt à tricher au dernier coup. Sachant cela, ils ont donc aussi intérêt à faire défection à l’avant-dernier coup et ainsi de suite… Ce qui annihile toute possibilité de coopération.
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[3]
Dans la construction, les manœuvres (codés « 0 ») portent les briques, mélangent le ciment et sont payés 1500 FCFA (la variabilité de ce tarif est très faible) ; les maçons (codés « 1 ») alignent et scellent les briques et sont payés 2 000 FCFA environ.
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[4]
Ces entretiens décrivent la manière dont certains ouvriers se sont mis au service d’un patron avec lequel ils traitent exclusivement, espérant notamment accéder à terme au statut de tâcheron, en profitant par exemple des contrats que leur patron ne peut honorer faute de temps.
Introduction
1 La protection contre les risques dans les pays en développement est devenue, pour les organismes internationaux, l’un des axes majeurs des politiques publiques de lutte contre la pauvreté. Ce changement tient à la reconnaissance de la prévisibilité des conditions d’existence comme l’une des dimensions du bien-être individuel mais aussi à l’approfondissement de la connaissance de la relation entre pauvreté et vulnérabilité. Il a été démontré que les chocs économiques non couverts peuvent précipiter des non-pauvres dans la pauvreté. De plus, l’exposition aux risques des populations démunies peut altérer leur capacité à s’extraire de la pauvreté [Dercon, 2003 ; Morduch, 1994]. L’attention des organismes internationaux s’est donc naturellement tournée vers les mécanismes de protection contre les risques, souvent informels, existant dans les pays en développement pour en mesurer la capacité à servir de « filet de sécurité » efficaces pour les plus pauvres. Le présent article étudie certains de ces mécanismes tels qu’ils ont été observés parmi des travailleurs de la construction à Abidjan, à la fin des années 1990. L’étude des pratiques solidaires de ce secteur est d’un intérêt tout particulier : à Abidjan, comme ailleurs, le secteur du bâtiment recourt à une main-d’œuvre occasionnelle faiblement rémunérée et n’offre que peu de contrats de travail stables et protégés. Cette situation conduit les ouvriers à chercher les moyens de lisser leur consommation dans le temps et de faire face aux imprévus de l’existence en dehors de la relation d’emploi. Y parviennent-ils ? Si oui, comment ? Tels sont les questionnements principaux de notre contribution qui restreint son analyse aux formes socialisées de la protection contre les risques, négligeant ce faisant les stratégies individuelles de « gestion de portefeuille » auxquelles correspond, par exemple, la multiactivité (sur ce sujet, voir Combarnous et Labazée [2001]).
2 Afin de saisir les conditions d’émergence et de durabilité des dispositifs collectifs de protection informels, nous nous intéressons dans un premier temps au cadre analytique dans lequel l’économie a coutume d’envisager l’assurance mutuelle. Cette partie conclut à la nécessité de l’adossement des mécanismes assurantiels à des normes sociales ou regroupements sociaux existant déjà. Nous relevons par ailleurs, en nous appuyant sur des études de cas existantes, que bénéficier d’une protection peut être fait de différentes manières plus ou moins favorables aux individus membres du collectif. Nous confrontons enfin ces observations aux données recueillies auprès des ouvriers du bâtiment abidjanais.
Les choix rationnels peuvent-ils engendrer des dispositifs de protection mutuelle ?
3 Cette partie envisage successivement la faisabilité théorique de la solidarité entre individus désocialisés, les tests empiriques au sein d’espaces sociaux différents de l’hypothèse de partage des risques puis discute la nature et la nécessité de la hiérarchisation des liens sociaux par lesquels transite l’aide éventuelle.
4 De nombreux modèles microéconomiques cherchent à envisager les raisons pour lesquelles il peut être profitable, du point de vue individuel, d’établir avec d’autres agents des associations étalées dans la durée. La méthodologie qu’ils emploient est essentiellement déductive. Leur propos est de formaliser la viabilité d’arrangements de protection mutuelle face aux risques en s’appuyant sur deux hypothèses de base : i) les agents considérés se comportent conformément aux hypothèses de l’individualisme méthodologique ; ii) il leur est impossible de faire appel à quelque autorité tierce que ce soit pour faire appliquer leurs engagements réciproques. Un arrangement est stable dès lors qu’aucune des deux parties n’a intérêt à trahir sa partenaire.
5 On envisage donc ici les conditions d’existence d’un mécanisme d’assurance qui ne reposerait que sur l’intérêt privé des parties. Deux versions principales de ces modèles ont été élaborées à ce jour, l’une « statique », l’autre « dynamique ». Dans le premier cas, les agents ne tiennent pas compte des transferts passés pour décider du niveau de l’assistance réciproque pour une période donnée. L’arrangement n’inclut que de l’assurance, c’est-à-dire une compensation instantanée en cas d’événement funeste pour l’un des deux partenaires. Dans le second cas, l’historique des aides mutuellement offertes compte. Nous nous tenons ici à l’exposé du cas statique, le cas dynamique ne modifiant pas fondamentalement nos conclusions [1].
6 Coate et Ravallion [1993] sont les auteurs d’un article fondateur relatif aux arrangements « statiques » de pure assurance. Leur modèle met face à face deux ménages A et B qui ne peuvent recourir à une quelconque autorité pour faire appliquer un contrat qu’ils noueraient. Le principe d’assurance mutuelle suggère que A accepte d’aider B si B est victime d’un choc de revenu et, qu’en retour B accepte d’aider A lorsque les situations s’inversent. À quelles conditions cette coopération est-elle possible ? La formalisation du problème s’établit dans le cadre de la théorie des jeux. Des issues coopératives sont seulement possibles si les joueurs s’attendent à interagir souvent les uns avec les autres « ce qui n’est pas une attente déraisonnable dans une société traditionnelle villageoise, où des générations de ménages restent en contact étroit » [p. 2]. Les auteurs suggèrent donc une affinité spontanée entre une identité collective commune préalable des agents et la mise en œuvre d’arrangements de partage des risques. Alors même qu’il s’agit de nouer l’origine de la coopération dans les calculs intéressés des agents, les auteurs introduisent d’emblée, entre ces agents, une familiarité préexistante : un espace géographique commun voire des traditions communes.
7 Dès lors que l’on admet que le jeu se répète entre les agents, alors l’émergence d’une issue coopérative devient possible. Il faut cependant que le jeu se perpétue à l’infini ou que son issue soit inconnue des agents. Si le terme du jeu est connu, le raisonnement par backwards induction des joueurs ruine en effet toute perspective de coopération [2]. Ces deux conditions alternatives rendant possible la coopération se traduisent formellement de manière identique en appliquant aux gains futurs attendus de la coopération un facteur d’escompte [Orléan, 2000]. Coate et Ravallion font agir dans leur modèle une combinaison des deux conditions. Ils font jouer entre elles des dynasties ; la durée du jeu est donc a priori infinie. Les gains aux différentes dates sont toutefois pondérés par leur taux de préférence subjectif pour le présent. Chaque ménage doit composer avec l’éventualité d’une tricherie de l’autre. Au terme du raisonnement, l’absence d’engagement crédible tenant les parties débouche fatalement sur des arrangements moins performants que la solution de first best. Les auteurs s’attachent à préciser les conditions pour lesquelles un arrangement peut toutefois s’approcher de l’arrangement optimal. On peut faire en sorte que le montant du transfert s’approche de la solution optimale lorsque :
- les agents ne déprécient pas trop le futur. En effet, plus grande est la préférence des agents pour le présent, plus faibles sont les gains futurs actualisés et plus grande est la tentation de faire défection aujourd’hui ;
- les agents ont un degré d’aversion pour le risque relativement élevé ;
- les différences entre les revenus des agents, une fois le choc de revenus intervenu, ne sont pas trop fortes.
9 Le dernier résultat que mentionnent Coate et Ravallion tient à la fragilité des mécanismes d’assurance faisables : « un arrangement informel d’assurance risque de totalement disparaître du fait d’une baisse apparemment faible de leur aversion pour le risque ou d’une augmentation de leur taux de dépréciation du futur » [p. 21, notre traduction].
10 L’exercice formel consistant à fonder la viabilité des dispositifs de protection mutuelle à partir des stricts outils standards débouche sur des considérations extrêmement pessimistes. Les chances sont faibles de voir des agents initialement désocialisés former spontanément des dispositifs d’assurance. Il convient d’insister sur les raisons avancées pour que l’événement se produise néanmoins. Nous savons déjà que le pré-requis à l’existence d’un arrangement assurantiel fondé sur l’intérêt privé des parties est la répétition des interactions entre les joueurs. Mais l’efficacité du dispositif dépend aussi du fait que les agents ne déprécient pas trop le futur et qu’ils ont un degré d’aversion pour le risque élevé. Il faut au minimum que les agents soient tenus par la croyance d’être voisins à vie pour qu’ils acceptent de se protéger mutuellement. De manière tout à fait paradoxale, la coopération entre individus n’ayant a priori pour eux que leur rationalité stratégique n’est possible que s’ils sont préalablement socialisés. Cette socialisation préalable est incarnée par un « village » qui a fort peu de chances de ressembler aux espaces sociaux concrets que partagent les agents. Les vertus prêtées au « village » ou à la famille ne peuvent-elles être celles d’autres formes de proximité sociale ? Si les appartenances sociales des agents sont multiples, quels sont les groupes de référence pertinents du point de vue de la fourniture d’assurance ? S’il faut reconnaître à la société la capacité d’assurer la coopération, par quels mécanismes y parvient-elle ? La formalisation de Coate et Ravallion soulève finalement un grand nombre de questionnements, tous centrés sur un objet qui n’est pas analysé en propre mais dont l’existence est le gage nécessaire d’une coopération entre les personnes : leur appartenance à une entité sociale préalable. L’essentiel du chemin reste à faire pour comprendre les comportements d’entraide, celui de l’analyse des formes sociales concrètes pertinentes pour la problématique de l’assurance informelle.
Quelles formes de socialisation favorisent l’assurance mutuelle ?
11 L’une des options qui s’offre à l’analyste des formes « socialisées » d’assurance consiste à identifier les collectifs susceptibles de fournir les incitations adéquates à la mise en place de dispositifs d’entraide. Les contributions de De Weerdt [2002] ; Duflo [2003] ; Duflo et Udry [2003] ; Goldstein, De Janvry, et Sadoulet [2002] ; Grimard [1997] vont dans cette direction. Le village n’est qu’un candidat parmi d’autres à la fourniture d’assurance, pas forcément le plus pertinent. Plusieurs types de regroupement peuvent aussi être convoqués : la famille étroite ou lointaine, le lignage, le voisinage, les réseaux professionnels, les coreligionnaires, les partis politiques, les associations sportives, de femmes, de jeunes, de personnes âgées, de ressortissants d’un même village etc.
12 La famille est-elle un bon filet de sécurité ? Duflo et Udry [2003] montrent, à partir de données rurales ivoiriennes, qu’entre maris et femmes, l’assurance existe mais n’est pas complète. Les époux ont pourtant à leur disposition des moyens importants de rétorsion contre la tricherie : la division des activités étant généralement assez poussée chacun peut, en quelque sorte « couper les vivres » à l’autre. Les asymétries d’information pourraient expliquer ce mauvais résultat : les hommes ont tendance à dissimuler leurs revenus aux yeux de leurs épouses et réciproquement. Mais Duflo et Udry [2003] ajoutent que même lorsque l’observabilité des revenus perçus par chacun des époux est parfaite, le lissage de la consommation ne l’est pas. Une augmentation relative des revenus masculins se traduit par une augmentation des dépenses de biens tels que le tabac ou l’alcool tandis qu’une augmentation relative des revenus féminins a pour conséquence une augmentation des dépenses alimentaires ou éducatives.
13 Grimard [1997] teste l’hypothèse de « partage complet » des risques au niveau de l’ethnie. Si son choix est le bon, alors le caractère seulement partiel de la couverture villageoise peut être expliqué par son hétérogénéité ethnique. Ce faisant, Grimard considère que la perte d’efficacité du dispositif liée à l’observabilité réduite d’actions entreprises par des individus répartis sur une aire géographique étendue peut être conjointement compensée par une plus grande dispersion des risques et par la cohésion supposée élevée d’un groupe ethnique. Le résultat qu’obtient Grimard est que l’hypothèse de partage complet doit être rejetée mais qu’il existe néanmoins, à l’échelon de l’ethnie, une couverture mutuelle partielle contre les variations de revenus, d’autant plus efficace que les ménages concernés habitent la même région. Le collectif efficace en matière d’assurance serait donc le résultat d’un mixte de proximité géographique et ethnique.
14 Les travaux de Duflo, Udry et Grimard souffrent d’une limite importante : si des échanges solidaires ont bien lieu, on ne sait pas précisément en quelle qualité les échangistes se présentent les uns aux autres ni ce qui les oblige les uns vis-à-vis des autres. L’artefact de la famille ou de l’appartenance ethnique tient lieu de solution lapidaire à la question de socialisation efficace du point de vue de la solidarité. Goldstein, De Janvry et Sadoulet [2004] et De Weerdt [2004] comblent partiellement cette lacune et concluent à l’existence d’échanges mutuels sur la base d’une relation interpersonnelle élective. La première des contributions s’intéresse aux recours employés par les habitants de villages ghanéens pour satisfaire un besoin exprimé alternativement par le ménage dans son ensemble ou l’un des deux époux seulement. Un arbre des situations possibles est étudié : être à cours de liquidités ou non ; si oui, demander une assistance ou pas ; si oui, s’adresser à l’époux ou à d’autres personnes etc. Divers cheminements alternatifs dans la recherche d’assistance sont établis. L’un des résultats obtenus est qu’un canal d’assistance privilégié par les femmes consiste à s’adresser à d’autres femmes, en dehors du ménage et en dehors de la famille. La proximité liée au genre fonctionnerait donc. De Weerdt [2004] identifie, de son côté, l’existence de plusieurs autres options d’association à vocation assurantielle, offertes aux ménages d’un village tanzanien. La variable étudiée est la force des liens attachant entre eux les ménages. Une sorte de hiérarchie des appartenances se dégage des travaux de De Weerdt : la proximité familiale apparaît comme la première des variables associées à l’aide réciproque. Viennent ensuite les liens d’amitié, claniques, religieux et les proximités de statuts économiques. L’optique de De Weerdt est en fait de montrer l’endogénéité de la formation des groupes : leur multiplicité potentielle indiquerait qu’ils sont choisis par leurs membres. Cette contribution a pour vertu essentielle d’ôter aux appartenances sociales telles qu’elles apparaissent implicitement dans les analyses déductives précédemment citées tout caractère surplombant : elle détruit la fiction du village « solidaire ». Pour autant, il n’est pas sûr que l’on puisse conclure aussi rapidement que de Weerdt à une hiérarchisation pleinement choisie des sources de l’aide : l’auteur s’en tient à une mesure d’association statistique mais n’analyse pas en propre les conditions de formation des liens sociaux utiles.
15 L’analyse en terme de « capital social » avancée par Bourdieu [1980] fournit un complément bienvenu aux études exposées plus haut en permettant d’envisager des niveaux graduels de solidité des dispositifs assurantiels. De multiples configurations individuelles peuvent être imaginées en combinant tout à la fois la quantité des liens tissés par un agent et leur nature. On perçoit que cette représentation de l’immersion sociale des agents, parce qu’elle autorise un continuum de situations particulières, a de bonnes chances d’expliquer la nature toujours partielle du partage des risques que mesurent les analyses économétriques citées plus haut. Les caractères particuliers des relations bilatérales décident plus sûrement de l’existence puis, éventuellement, du niveau de l’assistance réciproque que ne le ferait, une fois pour toutes, un ordre supérieur. Ajoutons que le remplacement de la fiction du village par une approche de l’immersion sociale variable des agents implique l’abandon de l’idée préconçue que la ville détruit nécessairement les solidarités. Mais mettre l’accent sur les relations bilatérales plutôt qu’un collectif fictif qui prescrirait aux agents leur comportement ne suffit pas. Rejeter la fiction d’une institution tierce et surplombante réglant les défauts de coordination entre les agents impose de considérer que ceux-ci choisissent peu ou prou leurs connexions sociales. Mais les conditions sont-elles toujours réunies pour qu’un choix effectif de partenaires sociaux puisse être réalisé ? Notamment, des éventuelles asymétries de statuts économiques ou sociaux entre agents ne risquent-elles pas d’affecter les arrangements qu’ils sont susceptibles de bâtir ? Cette question est très largement ignorée des travaux quantitatifs évoqués plus haut qui parviennent à mesurer l’ampleur des échanges solidaires sans en capter la logique implicite : l’entraide est-elle consentie et équitable ? Repose-t-elle sur un lien d’allégeance ? Si oui, de quelle nature est cette allégeance ?
Dans quelle mesure choisit-on son appartenance communautaire ? La condition de solvabilité des participants au collectif assurantiel
16 Goldstein, De Janvry et Sadoulet [2004] et De Weerdt [2004], suggèrent assez clairement que les agents disposent de marges de manœuvre dans le choix des personnes auxquelles s’adresser lorsqu’une urgence économique se manifeste. Le réseau social pertinent du point de vue de l’assurance serait donc essentiellement construit. Bourdieu [1980] rend nettement compte de la distance qui sépare une approche fondée sur l’existence d’une socialisation des agents « déjà là » de celle fondée sur l’entretien et la construction délibérée de réseaux : « l’existence d’un réseau de liaisons n’est pas un donné naturel, ni même un « donné social », constitué une fois pour toutes et pour toujours par un acte social d’institution […], mais par le produit du travail d’instauration et d’entretien qui est nécessaire pour produire et reproduire des liaisons durables et utiles, propres à procurer des profits matériels ou symboliques. Autrement dit, le réseau de liaisons est le produit de stratégies d’investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l’institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables, à court ou à long terme, […] ; cela grâce à l’alchimie de l’échange […] comme communication supposant et produisant la connaissance et reconnaissance mutuelles » [p. 2]. L’appartenance sociale n’est donc pas un pur paramètre de l’action. Le passage cité de Bourdieu indique la nature largement construite des collectifs utiles à leurs membres et précise dans le même temps la condition de leur pérennité : l’échange. Le bon fonctionnement des dispositifs d’assurance mutuelle ou de crédit va généralement de pair avec la quasi-certitude d’une réciprocité des transferts accordés. La sphère des transferts assurantiels est bornée par l’étendue de la confiance des agents [De Weerdt, 2002 ; Platteau, 2002 ; Vidal, 1995]. Les pairs avec lesquels on choisit de procéder à des transferts réciproques doivent être dotés d’une capacité de remboursement. De Weerdt [2004] relève : « les ménages riches se choisissent les uns les autres comme partenaires d’un réseau mais les ménages pauvres s’évitent réciproquement » [p. 12]. L’insolvabilité rend tout prétendant à la solidarité collective inéligible. Vidal [1995] atteste la prégnance de la condition de solvabilité. Elle observe le fonctionnement de « tribunaux associatifs », dispositifs informels de règlement des conflits dont la juridiction s’étend généralement à chaque grand quartier de l’agglomération abidjanaise. De manière intéressante pour notre point de vue, figurent, parmi les litiges pris en charge par ces dispositifs, les infractions aux arrangements tontiniers. Vidal remarque que « les multiples conflits de la vie quotidienne n’étant pas considérés comme réglés tant qu’il n’y a pas eu « procès », il existe des systèmes d’arbitrage dont les structures diffèrent selon la nature des litiges et le statut des agents sociaux » [p. 202, souligné par nous]. De manière plus précise, Vidal ajoute que « les litiges n’arrivent [au niveau du tribunal d’association] que s’ils concernent des citadins qui, sans être nécessairement riches ou influents, possèdent les éléments d’un statut qui les distingue des « petits », des insignifiants » [p. 209-210]. Deux sortes de « solidarité » se dessinent au bout du compte. L’une met en scène des partenaires qui se choisissent réciproquement car tous partagent la même aptitude à jouer le jeu de la réciprocité. Le collectif ainsi créé rassemble des membres occupant des statuts socio-économiques proches. La protection mutuelle s’applique entre pairs, dans la stricte mesure où les risques encourus n’affectent pas leur capacité future de remboursement. À l’opposé, Vidal suggère que la relation de dépendance guette les inéligibles à la protection entre égaux. On peut même considérer qu’il existe deux sortes de dépendance, déjà décrites par Bardhan [1983]. La première s’exerce dans le cadre familial et est d’ordre intergénérationnel, l’autre pourrait être qualifiée de dépendance « consentie » (de type patron-client, par exemple) et s’exerce, au sein d’une génération, entre individus dont les statuts socio-économiques diffèrent. Le collectif solidaire privé de hiérarchies internes des analyses quantitatives s’enrichit donc ici de contenus pratiques où dominent les figures des échanges librement consentis entre égaux et les échanges ayant pour cadre une relation d’allégeance, familiale ou extra-familiale.
17 Munis de ce cadre d’analyse, nous étudions maintenant les résultats d’une enquête menée auprès de travailleurs du bâtiment abidjanais.
« Si tu n’as pas d’amis, tu n’as rien » : les pratiques solidaires des travailleurs rémunérés
18 Nous avons visité en 1998 vingt-cinq chantiers abidjanais de toutes sortes, sur lesquels environ 110 ouvriers (tous des hommes) ont été interrogés sur leurs conditions de travail. Ces ouvriers étaient tous des journaliers dont l’embauche ne durait pas plus que quelques semaines. Ce mode d’embauche des ouvriers est de loin le plus fréquent en Côte d’Ivoire dans ce secteur qui a subi, plus que tout autre, les effets d’une violente informalisation depuis le milieu des années 1980 [Cellule emploi ORSTOM-ENSEA, 1996].
19 Nous dressons ici dans un premier temps l’inventaire des pratiques solidaires des travailleurs rémunérés et tâchons de les situer dans la typologie simplifiée des formes d’inscription sociale correspondantes sur laquelle la section précédente a débouché. Dans un deuxième temps, à l’aide d’une régression simple, nous observons les caractéristiques individuelles des bénéficiaires de l’assistance puis interrogeons la possibilité de leur cumul.
Un inventaire des dispositifs de protection captés par l’enquête et de leur « lieu social » de déploiement
20 L’inventaire qui suit souffre potentiellement d’un biais : étant essentiellement centrée sur les relations d’emploi, notre enquête évalue imparfaitement la nature des aides fournies dans un contexte domestique. L’enquête apprécie mieux les arrangements réciproques établis entre employés et par les employés en dehors de leur cadre professionnel. Les mesures de la fréquence des principaux modes d’assistance sont rassemblées dans le tableau 1.
– Être recommandé / recommander quelqu’un sur le marché du travail
21 Près d’un travailleur rémunéré sur cinq est embauché directement par un parent. Un sur quatre bénéficie de l’intermédiation d’un proche pour être recruté tandis que plus d’un ouvrier sur sept a pour patron une personne qu’il connaît déjà. Enfin, plus d’un travailleur rémunéré sur deux a déjà permis à l’un de ses amis de travailler auprès de son actuel patron. Le réseau est le mode quasi-exclusif d’accès à l’embauche ainsi que le résume la formule « si tu n’as pas d’amis, tu n’as rien » que les personnes interrogées ont abondamment répétée. Dès lors, recommander un proche relève, même si cela permet de résoudre des problèmes d’asymétrie d’information, surtout de l’entretien d’alliances personnelles inscrites dans la durée, fondées sur l’espoir que le geste aujourd’hui accompli envers autrui le sera en sens inverse si le sort se retourne. L’enquête montre que c’est très largement entre égaux, au sein d’une même génération, que s’échangent les recommandations.
– Partager un logement
22 Le mode d’habitation est assurément un point névralgique de la construction des formes de sociabilité abidjanaises. L’une des configurations d’habitat la plus typique de cette ville est la « cour commune ». La proximité physique et le partage d’espaces communs induit des formes de proximité sociale, d’entraide et donc, nous le supposons, d’assurance informelle. L’enquête nous permet de préciser l’existence du partage des charges locatives, signalant cette proximité : près d’un ouvrier sur cinq occupe un logement dont il partage les charges avec d’autres. Il ne nous est pas possible d’indiquer toutefois qui sont ces « autres ». Il peut tout aussi bien s’agir de parents que d’amis.
– Participer à une tontine ou à une association de ressortissants villageois
23 Bien que non exclusivement orientées vers l’assurance, tontines et affiliations associatives procurent des précieuses aides en cas de « coups durs » (maladie, accident, décès d’un proche). De nature semi-formelle, mettant en jeu des échanges monétaires dûment consignés, il est possible de ranger ces dispositifs parmi les mécanismes d’assurance ayant cours entre égaux mais peut-être également selon la modalité patron-client. Tout dépend en fait des montants relatifs des contributions à la caisse de solidarité. Lorsque les partenaires sont des collègues rémunérés au même tarif (10 % de l’effectif), on peut légitimement s’attendre à ce que les contributions soient identiques pour tous. Ceci est probablement moins vrai de la participation aux caisses organisées en dehors de la corporation, concernant 42 % de l’effectif, sans doute essentiellement fondées sur une commune appartenance villageoise, où des hiérarchies entre « Grands Types » et plus petits contributeurs peuvent s’établir, sans toutefois que les premiers soient à l’origine exclusive des ressources des seconds.
– Recevoir des transferts monétaires
24 La réception de transferts monétaires, sur une base plus ou moins régulière, concerne 10 % seulement de l’ensemble des travailleurs rémunérés. Comme nous l’avons précisé plus haut et comme le laisse conclure l’écart spectaculaire des grandeurs de cette variable entre les « jeunes » et les « vieux », cette forme de solidarité s’insère sans aucun doute dans le cadre redistributif d’une relation asymétrique, vraisemblablement instaurée dans la sphère domestique, entre parents et enfants. Ceci est d’autant plus plausible que notre effectif est exclusivement masculin : la pratique de la « dépense » qui prévoit qu’un époux transfère régulièrement à sa femme une somme destinée à couvrir les frais d’entretien du ménage n’y a pas cours.
Incidence et origine des différentes formes d’aide (pour cent)
Nature de l’aide ou du dispositif |
Cadre social probable de la pratique considérée |
Fréquence (n = 119) |
Mode de recrutement Patron parent Intermédiation de proches non parents dans l’embauche par un patron non parent Embauche directe par un patron connu non parent À déjà recommandé un ami auprès du patron actuel Partage des charges locatives Tontine, caisse de solidarité, association au sein du présent cadre professionnel Tontine, caisse de solidarité, association hors du cadre professionnel actuel Transferts monétaires |
Dépendance familiale Réciprocité entre égaux Relation patron-client Réciprocité entre égaux Dépendance familiale ou réciprocité entre égaux Réciprocité entre égaux Réciprocité entre égaux Dépendance familiale |
19 25 17 54 19 10 42 10 |
Incidence et origine des différentes formes d’aide (pour cent)
25 Le tableau ci-dessus atteste de la présence et da la variété des dispositifs d’entraide dont bénéficient les travailleurs enquêtés. De plus, les trois configurations envisagées au terme de nos développements analytiques concernent potentiellement les travailleurs que nous avons rencontrés. Affiner l’analyse nous semble toutefois nécessaire. Deux directions sont empruntées. La première consiste à identifier les profils des destinataires des différentes formes d’aide ; la seconde cherche à vérifier la possibilité de cumul des aides.
Profils des bénéficiaires de l’aide et cumul des solidarités
26 Le choix auquel nous procédons consiste à effectuer une régression sur la variable dichotomique indiquant la participation des travailleurs à une tontine, caisse de solidarité ou association villageoise, avec des collègues ou non. Notre variable expliquée est donc le résultat de la fusion des deux dernières variables présentées dans le tableau ci-dessus. La raison pour laquelle nous la retenons est qu’elle est la plus aisément associable à l’une des trois formes de socialisation indiquées plus haut. Il semble en effet qu’elle corresponde à la forme de solidarité la moins contrainte qui soit, celle qui se pratique le plus sur la base du volontariat. Une affinité assez patente existe à notre sens entre la participation à une caisse de solidarité, une association villageoise ou autre et le mode de socialisation au sein d’un réseau de pairs. Qui participe à ce dispositif ?
27 Nous mesurons l’association de la variable « participation à une caisse de solidarité, une association villageoise etc. » avec différentes variables, disponibles dans notre étude. Les variables indépendantes que nous introduisons sont les suivantes :
- la première d’entre elles donne le degré de « complexité » des tâches confiées aux travailleurs. Elle est une grandeur approchée du revenu individuel qu’ils perçoivent. Dans le bâtiment comme dans le textile, les salaires sont en effet bien indexés sur les tâches effectuées [3]. Le recours à cette variable nous évite une conversion délicate des gains journaliers des ouvriers du bâtiment en revenus mensuels. Si la règle de la solvabilité comme critère d’accès au dispositif mutualiste est juste, alors on peut s’attendre à ce que les mieux rémunérés des employés soient les plus nombreux à adhérer à l’arrangement informel d’assurance ;
- la deuxième variable indépendante introduite indique si l’employeur actuel du travailleur est ou non un parent. Nous considérons qu’être embauché par un parent relève généralement de la mise au travail domestique autoritaire. Dès lors, l’effet de cette variable dans la régression mesure la possibilité de cumul de la forme de solidarité familiale redistributive avec le jeu de la réciprocité entre pairs, soit deux formes polaires de transferts (la dépendance consentie ne peut être mesurée ici) ;
- nous contrôlons également notre régression par les variables suivantes : catégorie socioprofessionnelle du père (père employé vs. père agriculteur ou indépendant du secteur informel), branche d’activité (bâtiment ou textile), âge des répondants (supérieur à 22 ans ou non – 22 ans constituant approximativement l’âge médian de notre effectif), nationalité (être ivoirien ou non), éducation (fréquentation de l’école « formelle » vs. absence de scolarisation ou école franco-arabe ou coranique).
29 Les résultats obtenus sont présentés dans le tableau 2.
Probabilité de participer à une tontine, caisse de solidarité… (régression logistique)
Log des probabilités de participation à une caisse de solidarité, tontine, association villageoise | |
Tâches confiées Complexes Simples |
0,71 Réf. |
Patron parent Oui Non |
– 1,41** Réf. |
Nationalité Ivoirienne Étrangère |
1,63*** Réf. |
Âge 22 ans et plus Moins de 22 ans |
– 0,1 Réf. |
Religion Musulman Non musulman |
0,45 Réf. |
Éducation Formelle Inexistante ou informelle |
0,53 Réf. |
CSP Père Employé Non-employé (indépendant informel ou agriculteur) |
– 0,36 Réf. |
Branche d’activité Textile Bâtiment |
– 0,95 Réf. |
Constante | – 1,49* |
R2 Observations |
0,13 115 |
Probabilité de participer à une tontine, caisse de solidarité… (régression logistique)
*** : significatif au seuil de 1 % ; ** : significatif au seuil de 5 % ; * : significatif au seuil de
10 %. Réf. : catégorie de reference.
30 Quelle interprétation donner des chiffres figurant dans le tableau 2 ? Le premier constat tient à la faiblesse de la grandeur R2 : le pouvoir explicatif des variables indépendantes à notre disposition est somme toute limité. Une large partie des raisons de l’affiliation aux dispositifs d’entraide nous échappe.
31 Les deux variables sur lesquelles notre attention se porte principalement (la complexité des tâches comme proxy des revenus et l’existence d’un lien de parenté entre l’employeur et l’employé) produisent sur la variable dépendante des effets mitigés. La première de ces deux variables ne joue aucun rôle significatif et son signe est, de surcroît, contraire à celui attendu. Le revenu n’est donc pas discriminant dans l’accès aux caisses à vocation mutualiste. Relevons que tous les travailleurs du sous-échantillon auquel s’applique la régression ont, par définition, accès à des ressources monétaires. Rien ne nous dit par ailleurs si les ouvriers relativement peu qualifiés participent aux mêmes caisses de solidarité que les ouvriers plus qualifiés. Il se peut ainsi que les regroupements assurantiels mis au point soient à la mesure des sommes que les uns et les autres sont capables de mettre en commun. Disposer de liquidités suffirait à entrer dans le dispositif dont les « chiffres d’affaires » varieraient selon la surface financière des participants.
32 Être recruté par un membre de sa famille réduit spectaculairement et très significativement la probabilité de participer à une caisse de solidarité entre pairs. La solidarité familiale redistributive ne se marie pas avec la réciprocité entre égaux. Ce résultat est assez similaire à celui constaté par Goldstein, De Janvry et Sadoulet [2004], au Ghana, à propos de l’assistance entre époux. Les auteurs notent en effet que « les individus n’obtiennent pas concomitamment d’aide de leur époux et de leur communauté mais de l’un ou de l’autre » [p. 11]. Deux types d’explication nous semblent possibles : la famille, parce qu’elle couvre tous les besoins de ses membres, n’engage pas ces derniers à chercher quelque aide que ce soit au-dehors. Alternativement, selon un scénario plus sombre, il est possible d’imaginer que les chefs de ménages ou les aînés recruteurs s’approprient les revenus de leurs cadets recrutés, les empêchant de participer aux jeux solidaires auxquels se livrent leurs pairs. La deuxième interprétation est conforme à une vision unitaire du ménage et nous semble la plus plausible : on ne voit pas pourquoi les jeunes travailleurs pouvant disposer de liquidités, même correctement couverts par leur famille, se priveraient, par le biais de tontines notamment, de la possibilité d’obtenir à l’extérieur des revenus additionnels. La fourniture de travail pour le compte d’un aîné ne serait que l’une des facettes de l’allégeance du cadet incluant également la mise sous tutelle des gains tirés de l’activité. Famille et réseaux de pairs semblent figurer donc comme deux espaces sociaux de fourniture de soutien alternatifs, non cumulables. Y aurait-il éviction de l’une des deux formes de solidarité aux dépens de l’autre ou une participation séquentielle chronologique au jeu familial puis aux jeux entre « pairs » ? On pourrait suggérer que l’âge sépare les bénéficiaires respectifs de ces deux formes d’aide. Or la régression ne permet pas de le conclure. L’âge affecte en effet de manière non significative la probabilité de participer à une caisse de solidarité. Du coup, il semblerait que l’on observe une dissociation des formes de solidarité fondée non pas sur le seul âge des individus mais sur leur statut relatif. Pour schématiser deux situations polaires, on est soit le dépendant et l’obligé d’un parent, soit l’égal des partenaires du jeu solidaire. Les individus qui ont été interrogés se situent de part et d’autre du seuil de franchissement statutaire de cadet à aîné [Abeles et Collard, 1985]. L’importante question des mécanismes de la promotion statutaire est alors soulevée. Il se peut que la dépendance consentie propre à la relation patron-client s’insère dans ce schéma, en tant que situation intermédiaire, ainsi qu’ont pu le laisser entendre nos entretiens ouverts avec des travailleurs [4]. Par ailleurs, il serait sans doute faux d’interpréter la « disparition » de l’intervention familiale chez les participants aux caisses de solidarité comme une rupture des liens avec le collectif domestique d’origine ; il se peut simplement que la direction des transferts se soit inversée. De bénéficiaires nets, les agents qui ont obtenu leur promotion statutaire peuvent devenir contributeurs nets aux ressources du ménage originel.
33 Parmi les variables de contrôle que nous avons incorporées à notre régression, la forme de scolarisation reçue ne semble pas influencer la participation au jeu mutualiste, contrairement à la nationalité : les étrangers (pour la plupart Burkinabé) ne jouent pas le jeu des tontines, caisses de solidarité etc. Une raison plausible de leur absence pourrait être qu’en tant « qu’outsiders », susceptibles de partir un jour, ils ne seraient pas des partenaires fiables. Mais dès lors, pourquoi ne pas pratiquer des échanges solidaires entre ressortissants du même pays ? On peut émettre la suggestion qu’alors, des règles domestiques prévaudraient. Si une solidarité familiale, incompatible avec la mutualisation des risques entre pairs, est pratiquée par les étrangers, peut-être l’est-elle aussi avec la famille restée au village. Cette fois, une règle domestique intergénérationnelle chasserait celle du jeu qui se joue entre pairs.
34 Une vue panoramique des prestations que s’échangent les individus de manière informelle confirme que celles-ci se logent dans des espaces sociaux différents, alternativement centrés sur la famille ou des relations construites. Il existe des affinités entre des types d’inscription sociale donnés et des mécanismes assurantiels particuliers. Si l’on y regarde de plus près encore, il semble bien que ces mécanismes ne puissent être combinés les uns avec les autres. Notamment, s’être extrait de la tutelle familiale semble constituer une pré-condition de la participation à des arrangements déployés entre pairs.
Conclusion
35 En l’absence de relation d’emploi suffisamment stable, une des principales préoccupations des actifs du secteur informel des pays en développement est d’assurer la continuité dans le temps de leurs ressources monétaires. En économie, les modèles de partage des risques se penchent sur cette problématique en prenant pour point de départ l’hypothèse standard de rationalité individuelle et d’atomicité des agents. Dans ce cadre, la coopération ne peut schématiquement émerger que si les participants au système d’entraide appartiennent préalablement à un collectif stable au cours du temps. L’efficacité de ce collectif hypothétique a été empiriquement mesurée, en Afrique, à l’échelle du village ou du groupe ethnique, avec un succès mitigé. L’apport de notre article est de deux ordres : il consiste premièrement à questionner l’uniformité supposée du collectif solidaire tel que présenté par la littérature économique. En nous appuyant sur des études de cas conduites en Côte d’Ivoire, nous lui substituons trois relations d’assistance : la réciprocité entre égaux, la dépendance extra-économique et la tutelle consentie. Dans le premier cas, l’aide peut provenir d’un réseau construit de pairs où s’applique une réciprocité « équitable ». Il se trouve que cette forme de solidarité exige de la part de leurs bénéficiaires qu’ils soient solvables, ce qui n’est évidemment pas la norme dans l’univers informel. Les non-solvables, lorsqu’ils ne sont pas socialement exclus, peuvent bénéficier de ce qui s’apparente à de la redistributionplus qu’à de l’entraide : c’est dans le cadre d’une relation de dépendance personnelle qu’ils peuvent espérer trouver des appuis. On peut distinguer deux types polaires de tutelle, l’une d’origine extra-économique (qui concerne les jeunes dépendants de leur collectif familial), l’autre « consentie », sur le modèle de la relation patron-client. La seconde série de résultats proposée par l’article s’appuie sur une analyse statistique conduite à partir de notre échantillon. Elle suggère que des comportements d’assistance réciproque existent bien parmi les travailleurs du bâtiment enquêtés. Nous ne sommes pas en mesure toutefois, faute de quantification monétaire fine des échanges réalisés, de dire à quel point cette solidarité parvient à satisfaire les besoins individuels exprimés. Un important résultat additionnel de l’analyse est que l’aide que l’on obtient par le biais d’un réseau semble incompatible avec l’assistance reçue par le biais d’une relation de dépendance, familiale ou consentie. Pour être aidé par des pairs, il faudrait donc non seulement être solvable mais également émancipé de toute tutelle. Les bénéfices éventuels du comportement le plus conforme aux prédictions de l’économie ne seraient finalement atteignables qu’une fois libéré des relations de dépendance personnelle.
BIBLIOGRAPHIE
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Mots-clés éditeurs : Côte d'Ivoire, partage des risques, secteurinformel
Date de mise en ligne : 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.043.0191Notes
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[*]
Économiste, Centre for Research on Inequality, Human Security and Ethnicity (University of Oxford) – yvan.guichaoua@queen-elizabeth-house.oxford.ac.uk. Le recueil des données nécessaires à l’élaboration de ce papier a été effectué grâce au concours de l’IRD.
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[1]
Pour une discussion plus complète du cas « dynamique », voir Guichaoua [2004].
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[2]
Si le terme du jeu est connu alors chacun des deux joueurs a intérêt à tricher au dernier coup. Sachant cela, ils ont donc aussi intérêt à faire défection à l’avant-dernier coup et ainsi de suite… Ce qui annihile toute possibilité de coopération.
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[3]
Dans la construction, les manœuvres (codés « 0 ») portent les briques, mélangent le ciment et sont payés 1500 FCFA (la variabilité de ce tarif est très faible) ; les maçons (codés « 1 ») alignent et scellent les briques et sont payés 2 000 FCFA environ.
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[4]
Ces entretiens décrivent la manière dont certains ouvriers se sont mis au service d’un patron avec lequel ils traitent exclusivement, espérant notamment accéder à terme au statut de tâcheron, en profitant par exemple des contrats que leur patron ne peut honorer faute de temps.