Notes
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Anthropologue, Laboratoire Asie du Sud-Est et Monde Austronésien, LASEMA-CNRS, UPR 297, Campus CNRS, BP 8, 94801 Villejuif cedex.
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[1]
Expression employée pour la première fois par le Ministre Rajaratman dès le début des années 1970.
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[2]
Le cœur de la ville était alors la rivière de Singapour, tandis que la rive nord était réservée aux bâtiments gouvernementaux et résidences européennes, et la rive sud aux entreprises commerciales. En outre, les quartiers de Chinatown et de Kampong Glam (à majorité malaise) étaient déjà mentionnés, ainsi qu’un quartier arabe.
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[3]
Celle de la vieille Raffles Institution par exemple, démolie en 1972, ou celle du temple chinois de Henderson Road, démoli en novembre 1978 après 5 ans de lutte entre les autorités du Housing Development Board (dit HDB) et les pratiquants du temple. Entre 1973 et 1980, seulement 19 bâtiments furent inscrits comme monuments nationaux; puis plus rien ne se produisit jusqu’en 1983, moment où l’on recommença les inscriptions avec The Holy Infant Jesus Chapel de Victoria Street, puis les façades d’anciens buildings le long de Stamford Road, ainsi que Stamford House et les maisons à terrasse de Bukit Pasoh Road.
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[4]
Ce mot désigne le métissage résultant du mariage entre hommes chinois émigrés dans les détroits d’Insulinde et femmes malaises.
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[5]
Ces décisions sont laissées « aux autorités compétentes », c’est-à-dire à des comités d’experts, incluant en fait une majorité de membres de l’Urban Development Authority (dit URA), mais aussi bien les directeurs des musées que les représentants du Singapore Tourism Promotion Board. En général, les études sont confiées au Preservation Monument Board (ou PMB, fondé en 1971) et la prise de décision revient à l’URA.
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[6]
Ces dernières années ont vu surgir une demi-douzaine de grands musées en 5 ans, sans même parler de plusieurs autres petits musées moins prestigieux, comme celui installé dans une ancienne caserne de pompiers (Civil Defense Heritage Gallery), ou celui de Fuk Tak Chi situé dans le plus ancien temple chinois de Chinatown.
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[7]
Bugis street était un quartier de « plaisir » autrefois très populaire et célèbre tant pour ses travestis que pour la qualité de ses petits restaurants bon marché de plein air ouverts toute la nuit. Ce quartier atteint l’apogée de sa renommée dans les années 1950-1960 (notamment grâce aux soldats américains et australiens qui stationnaient dans l’île durant les guerres de Corée et du Vietnam). La rue était décrite dans la presse locale comme le « quartier des Apaches de Singapour », véritable « concentré du vice comme l’est Montmartre à Paris » (sic). Contrairement aux affirmations officielles récentes, l’identification de ce quartier avec celui, plus ancien, des Bugis de Célèbes-Sud est purement fantaisiste.
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[8]
Voir interview [ IQ. Interiors Quarterly, 1991, p. 36] ; et encore, par exemple à propos de Bugis street : « Tout bâtiment dans le projet de Bugis street est de conception nouvelle. Ce qui est ancien sont les styles architecturaux : l’Art Déco des années 1920, le style néo-classique des années 1930, le style international des années 1950 et le propre éclectisme baroque singapourien » (Every building in the Bugis Street project is brand new. What is old are the architectural styles: 1920s Art Deco, 1930s neoclassical, 1950s International and Singapore’s own baroque eclectic…).
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[9]
Cette réalisation a reçu le ASEANTA Awards for Excellence 2003, au titre de « Meilleure initiative de l’ASEAN pour la protection culturelle » (Best Asean Cultural Preservation Effort).
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[10]
La communauté musulmane des Chulia est originaire de la côte du Coromandel en Inde du Sud. Parmi les premiers groupes de migrants dans le Singapour du xixe siècle, ils étaient souvent spécialisés comme prêteurs sur gage.
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[11]
Voir par exemple cet appel à souscription pour sauver la Mosquée Abdul Gafoor de Dunlop Street dans Little India, construite en 1907, et qui est classée monument national depuis 1979 : « Dans le cas de petits monuments délabrés comme la Mosquée Abdul Gafoor, il pourrait être bon que les Singapouriens qui se lamentent sur la perte de notre histoire architecturale puissent mettre leur argent où leurs bouches se trouvent… » (In the case of decaying small monuments like Abdul Gafoor Mosque, it would be good if Singaporeans who lament the loss of our architectural history could put their money where their mouths are…).
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[12]
Par exemple, datant des années 1920, le vieux théâtre chinois (Lai Chun Yuen) de Chinatown a été récemment restauré grâce aux donations d’hommes d’affaires de Taiwan. Au xixe siècle déjà, les riches mécènes des communautés chinoises et arabes surent suppléer les carences de l’administration coloniale pour se transformer en promoteurs immobiliers.
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[13]
Signalons la rénovation récente assurée par le groupe Bouygues du Fullerton building, ancienne poste centrale, transformée en hôtel international, et ouvert en décembre 2000. Le bâtiment lui-même date de 1928.
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[14]
Conçue par Lyonel Bintley et achevée en 1959, cette bibliothèque appartient à l’époque « brique-rouge » de l’architecture britannique. Elle rappelle aussi le style « prairie » cher à Frank Lloyd Wright, et sa Robie House de Chicago.
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[15]
Ouverte en 1932, elle est tout à fait unique et rappelle les réalisations du Bauhaus, notamment par son toit voûté. Son avenir est encore incertain, car elle appartient aux Chemins de fer malais qui désirent vendre terrain et édifice.
1Indépendante depuis moins de quarante ans, la cité-État de Singapour, un territoire d’à peine 650 km2 où se superposent les notions de ville, d’État et de nation, redécouvre depuis les années 1980 son patrimoine urbain, tout en peaufinant son image de « global city » [1] sur le plan mondial. Ce sont les étapes de cette invention, où les gestes excessifs et contradictoires ne sont pas absents, dont nous voudrions brièvement rendre compte. En outre, qualifiée de « plus grand bidonville du sud-est asiatique » en 1947, Singapour est aujourd’hui classée première ville d’Asie pour l’organisation de conventions internationales, et elle s’efforce de devenir la principale capitale touristique du continent. Le chemin parcouru entre ces deux extrêmes doit aussi être évoqué, car la notion de patrimoine en ponctue les étapes.
2En amont de tout exposé, un mot sur la traduction de « patrimoine » est nécessaire. Dans l’anglais de Singapour comme dans les résolutions de l’UNESCO, il est rendu par heritage, bien que ce terme soit loin de recouvrir le contenu de ses équivalents en mandarin, tamoul ou malais, qui sont les autres langues officielles de la cité-État. Deux choses sont donc d’emblée à souligner.
3La première est que l’emploi du terme heritage à Singapour s’est accompagné d’un profond changement de mentalité, qui fait parfaitement écho à l’idéologie que les autorités gouvernementales, c’est-à-dire le même People’s Action Party (ou PAP) au pouvoir depuis près de 40 ans, s’est efforcé de répandre depuis l’indépendance. Sans développer davantage, disons que la personnification extrême du patrimoine véhiculée par le terme anglais s’accommode fort bien de la représentation adoptée à Singapour, où la nation est souvent assimilée à une personne ou une maison [cf. les slogans du type « mon chez-moi, mon Singapour » (my home, my Singapore) ou « un toit sur notre tête » (a roof over our head)]. Une telle métaphore, qui entretient la confusion avec legacy, n’est pas sans incidence sur la politique du patrimoine ici mise en œuvre.
4En second lieu, notons que l’usage singapourien du mot heritage est daté et trouve son apogée dans les années 1980, en même temps qu’apparaissent ceux de preservation, conservation, puis un peu plus tard ceux de renovation et revitalization. Il est d’ailleurs associé en constellation à tout un faisceau d’autres qualificatifs récurrents (treasure, past icon, national icon, the Victorian splendor…) qui dessinent bientôt la réalité de ce dont ils sont censés rendre compte. Or, sur le plan des critères internationaux, force est de constater, de l’aveu même des Singapouriens, qu’aucune construction extraordinaire ne serait ici à classer selon les règles de l’UNESCO. Pas de palais imposant, de complexe religieux très original ou de paysage naturel incomparable. L’architecture de la ville, coloniale ou contemporaine, pour présenter nombre de qualités remarquables, n’est pas pour autant unique en Asie du Sud-Est. Mais tel est justement le génie de la cité-État d’avoir transformé le peu dont elle disposait en quelque chose d’exemplaire. A Singapour, le mot crée la chose, et ainsi que le note un article de la presse locale, heritage doit ici s’entendre « avec un rebondissement créatif » (with a creative twist). C’est ce que nous allons tenter d’exposer.
Légitimation des lieux et mode de valorisation
5Regardons tout d’abord le contexte étrange de cette invention. Bien que le plus ancien Singapour plonge ses racines dans le passé des grands royaumes malais et javanais des xive et xve siècles, les autorités singapouriennes, assistées des historiens à leur service, s’accordent pour faire remonter la naissance d’un « Modern Singapore » à la fondation de ce comptoir commercial par Sir Stamford Raffles en 1819, tant la figure de ce « père fondateur » fait ici écho à cet autre père de la nation depuis 1965, Lee Kuan Yew. Tout événement antérieur au xixe siècle ne relève donc que d’un « intérêt d’antiquaire » (antiquarian interest) [Tregonning, 1969, p. 14] ; et en 1990, en pleine période de la redécouverte patrimoniale de la ville, un ancien ministre d’affirmer clairement le rôle que les traces du passé se doivent d’entretenir avec la mémoire citoyenne : « Nos souvenirs antérieurs à 1819… sont des souvenirs que les Singapouriens ne peuvent partager collectivement… L’histoire d’avant 1819 est celle de fantômes ancestraux. Les riches héritages (des anciennes et splendides cultures) doivent être Singapourianisées pour convenir à nos besoins et à nos goûts » (Our memories before 1819… are memories that Singaporeans cannot share collectively… The history before 1819 is that of ancestral ghosts… The rich inheritances (of splendid ancient cultures) should be Singaporeanised to suit our needs and tastes) [Rajaratman, 1990, p. 33].
6Dès lors, les conséquences d’une telle vision patrimoniale sont au moins doubles. D’une part, elle procède d’une amnésie sélective et se doit d’entretenir le « mythe de fondation » d’une ville créée de toutes pièces sur une île quasi déserte (ce qui est historiquement faux) [Hamonic, 1999, p. 23 et suiv.]. D’autre part, l’intégration du legs colonial au patrimoine national ne pose ici aucun problème. De fait, la ville, même très moderne, a gardé en son cœur quelque chose de la toute première planification conçue par Raffles en 1822 [2], et Singapour n’a nul complexe à l’égard de son ancien colonisateur. La quasi-totalité des rues ou des lieux n’a jamais été débaptisée (ou mieux, a parfois été rebaptisée avec des noms évocateurs du passé colonial). Le nom du prestigieux Raffles se retrouve dans nombre de bâtiments publics et privés. En d’autres termes, aujourd’hui comme hier, le premier heritage de la ville est le patrimoine colonial, et sur ce point la lecture des anciens guides s’avère passionnante [par exemple, Manuel…, 1926, 75 et suiv.]. Les vieux bâtiments de l’Empire britannique servent donc de nouveaux propos, et le Civil and Cultural District du centre ville fournit un bel ensemble d’architecture coloniale qui convient parfaitement aux célébrations nationales du présent.
Cependant, dès les années 1970, on remarquait que les bâtiments publics préservés étaient justement de style occidental ou d’une variété coloniale de ce style, tandis que les bâtiments démolis étaient eux les éléments « asiatiques » de l’histoire locale, et il importe de resituer ces pratiques au sein du contexte qui leur a donné naissance [Viaro, 1995].
Les contextes d’une naissance
7Sans mentionner les diverses étapes du re-développement urbain mis en place depuis l’indépendance de 1965, (assainissement des taudis, destruction des bidonvilles et des vieux quartiers, relogement…) rappelons que pendant plus de 25 ans, une politique déterminée de table rase s’appliqua méthodiquement au re-découpage de l’île tout entière. Dès la fin des années 1970, la plupart des priorités auxquelles le gouvernement avait dû faire face lors de sa succession coloniale était en passe d’être résolues. La croissance économique était revenue, les emplois fleurissaient, le planning familial et les politiques de contraception étaient mises en place, l’enseignement en partie gratuit et restructuré, et les capitaux des investisseurs étrangers affluaient, venant prendre le relais des investissements de l’État qui avait été longtemps le principal promoteur immobilier. En même temps, une politique de grands travaux assez extraordinaire était menée de main de maître. Le stade national (construit en 1973), l’aéroport de Changi (ouvert en 1981), le métro ou MRT (commencé en 1983, mis en fonction en 1987), le port, les hôpitaux, les écoles, les voies express sont parmi les réalisations les plus impressionnantes, sans être les seules.
8Pour ce faire, les roues du développement urbain, dans un mouvement de Caterpillar généralisé, écrasèrent tout sur leur passage. Il fallait alors construire pour le peuple, effacer les traces et les odeurs de pauvreté, marcher vers le progrès. Ajoutons qu’à l’heure où sont écrites ces lignes, des chantiers continuent sans cesse de s’ouvrir nuit et jour dans la ville, même dans des quartiers que l’on croyait déjà rénovés. Dans ces conditions, les programmes de conservation du bâti, sous la tutelle assez contradictoire du Ministère du Développement, se sont trouvés noyés au milieu des grands travaux du plan, et il serait facile de baliser le parcours des années 1970-1980 de pertes irréparables, sans d’ailleurs avoir observé de fortes réactions de la population, à quelques exceptions près [3].
9Mais à partir des années 1980, de nouveaux problèmes socio-économiques se dessinèrent dans toute la région, et Singapour prît soudain conscience d’avoir avalé ses espaces mémorables tout en prétendant enraciner son identité nationale dans l’histoire. Se rendant compte à quel point les souvenirs du passé peuvent être une aide ou un obstacle à la construction du pays, la cité-État marqua alors un tournant radical à l’endroit de la sauvegarde de ses anciens bâtiments. De plus, la récession économique de ces années 1980 ayant stimulé la recherche de nouvelles directions de développement, on décida bientôt de promouvoir la ville comme centre d’affaires et de services internationaux. Le tourisme étant une composante essentielle de ce projet, le Tourism Product Development Plan de 1986 débloqua plus de 200 millions de dollars US pour le re-développement des « enclaves ethniques » précédemment démolies parce que considérées comme dangereuses. Dans le même temps, la restauration du Raffles Hotel était entreprise, ainsi que la transformation de Fort Canning en parc promenade (avec plus récemment la reconstitution d’un jardin aux épices sur les flancs de la colline), la création de plusieurs musées et centres artistiques, et la rénovation de rues résidentielles caractéristiques de l’architecture peranakan [4] comme Emerald Hill, Ann Siang Hill ou Club street. La reconstruction du célèbre quartier de Bugis street était aussi décidée.
Les raisons officielles de ces choix n’étant pas toujours claires [5], arrêtons-nous un instant sur leur évolution et sur les modes de classification adoptés. C’est que les organismes ayant aujourd’hui la charge de la conservation du patrimoine tirent eux-mêmes leur origine de ce tournant amorcé dans l’urbanisme général de Singapour au début des années 1980, lorsque l’on est passé de la simple construction de logements sociaux à la planification de cités nouvelles. Aussi la notion de patrimoine, loin de se réduire à la sauvegarde, la conservation et la rénovation des bâtiments, n’est nullement extérieure à la globalité de l’urbanisme de l’île. Ici, comme l’affiche aujourd’hui un slogan officiel, « la conservation des bâtiments fait partie de la planification urbaine » (building conservation is part of urban planning).
Classifications et inventaires
10Présentement, quoique ces catégories aient varié avec le temps, les monuments « remarquables » de la ville sont répartis en trois groupes. Celui des bâtiments dont l’architecture originale et la fonction sont protégées englobe presque tous les bâtiments civils et religieux. Un deuxième groupe est constitué par les bâtiments devant être non seulement préservés mais mis en valeur après restauration. Le dernier groupe est celui des constructions dont l’architecture originale est préservée, mais dont le bâtiment est alloué à de nouvelles fonctions.
11De fait, la stratégie de « retour sur le patrimoine » singapourien s’est présentée en trois temps. Commençant d’abord par préserver des monuments individués, repères symboliques et autres landmarks de la ville, on s’est ensuite tourné vers la rénovation d’ensembles historiques ou culturels, rues, espaces ou quartiers. De 1989 à 1991 par exemple, le nombre de conservation areas passa de 10 à 20. Plus récemment, c’est un large intérêt pour la création de musées et toutes autres formes documentaires sur le patrimoine qui s’est fait jour [6]. Ce mouvement atteint une telle ampleur que certaines critiques évoquent désormais une trop grande « muséification » de l’histoire singapourienne, tandis que d’autres bataillent contre la mise en place systématique d’un « décor urbain » à relent théâtral, certes propice à répondre aux attentes des visiteurs, mais qui n’a plus grand chose à voir avec la mémoire locale ou les « valeurs asiatiques » que l’on affirme ainsi préserver.
12Encore faut-il préciser ce que l’on entend exactement ici par renovation ou preservation. Rappelons que le PMB, aujourd’hui comme hier, doit, en théorie, veiller à ce qu’aucun monument présentant un intérêt historique ou architectural ne soit démoli sans considération appropriée. Or, en pratique, son propos est aussi « de trouver de nouveaux emplois à de vieux bâtiments » (to find news uses for old buildings), et de simplement enregistrer ceux qui sont inévitablement détruits.
13Les conséquences d’une telle politique sont au moins de trois ordres sur le paysage urbain. Tout d’abord, certains bâtiments classés se sont trouvés reconvertis dans leur nature et dans leurs fonctions. Tel est par exemple le cas du Singapore Art Museum ouvert en janvier 1996 dans l’ancienne école religieuse de St Joseph (cahier photo, p. XV) ; du Singapore Philatelic Museum, situé dans une ancienne Methodist Book Room construite en 1907 ; et de l’Asian Civilisations Museum, dont une aile, ouverte en avril 1997, est située sur Armenian street, dans la « structure coloniale tropicale » d’une ancienne école chinoise de Tao Nan datant de 1910, et dont l’autre s’est ouverte en 2003 dans l’Empress Place Building, après reconversion de ces anciens bureaux du Gouvernement colonial datant de 1867.
14Mais à Singapour, les choses vont bien au-delà de la simple reconversion du bâti ; et la rénovation d’un quartier – comme ceux de Clarke Quay ou de Tanjung Pagar par exemple – peut également signifier la modification totale de son destin. En ce cas, la notion de conservation est étrangement le moteur même des modifications, voire des bouleversements complets. Peu de Singapouriens s’étonnent par exemple que d’anciens cinémas (comme le Majestic), d’anciens hôtels (comme le Great Southern Hotel de 1936, vestige du mouvement moderniste dans Chinatown) ou même un ancien couvent de l’Enfant Jésus comme le Chijmes Hall, soient transformés en galerie marchande ou en centre commercial. On citera plus loin d’autres cas encore plus singuliers (cahier photo, p. XV).
15Ainsi la notion singapourienne de patrimoine se trouve-t-elle intégrée à une planification urbaine généralisée, assimilant d’ailleurs désormais certaines des premières « villes nouvelles » créées sur la périphérie de l’île à partir des années 1970. Après Chinatown, ce fut le cœur historique de la City qui se vit l’objet de toutes les attentions du Conservation Master Plan de 1987 [Goldblum, 1996]. Dès lors, les choses allèrent très vite. En 1988, un Committee on Heritage était créé avec pour tâche d’identifier les éléments disséminés du patrimoine local, et de proposer des mesures pour que les habitants se sentent davantage concernés par leur passé. Trois quartiers principaux sont alors identifiés : Chinatown, Kampong Glam (où l’ancien palais du sultan, construit dans les années 1840 devrait bientôt devenir the Malay Heritage Centre) et le quartier indien de Little India.
16Puis, après une réforme de l’URA en 1989, c’était au tour d’un National Heritage Board d’être établi en 1993, avec un statut autonome.
Aujourd’hui, outre les 43 édifices ou structures classés comme monuments nationaux, c’est l’URA qui assure la conservation de quelques 5 000 shophouses (cahier photo, p. XVI), maisons à terrasses et boutiques d’avant guerre, en général construites entre 1900 et 1930, et qui présentent un intéressant mélange d’éléments chinois, malais, européens et coloniaux. Par exemple, outre le style « palladien anglo-indien » et « néo-tudor » du xixe siècle, on rencontre ici un style dit « classicisme mutant » des années 1920, un style « Art Deco tropical » des années 1930, un style dit « noir et blanc » d’entre les deux guerres, etc. En outre, et comme par le passé, l’URA gère également les projets grandioses de travaux publics visant à transformer Singapour en global city, aidée en cela par The Land Reclamation Programme, qui a libéré de nouveaux espaces sur la ville basse et sur la baie pour le xxie siècle.
Significations et contenus de la conservation façon Singapour
17Il convient d’interroger le sens de cette conservation, qui ne s’interdit d’ailleurs pas le recours à une architecture innovante et de grande qualité. Tel fut par exemple le cas du quartier de Bugis junction et ses boutiques à vitrine indoors, mais qui, à part l’appellation, ne conserve de fait rien de commun avec la Bugis street de jadis, ni dans son aspect, ni dans son ambiance, ni dans sa composition sociale [7] (photo 1 et cahier photo, p. XVI).
Bugis street avant rénovation
Bugis street avant rénovation
18En d’autres termes, on procède non seulement ici au « façadisme », c’est-à-dire à la préservation des façades pour opérer une reconversion totale des volumes intérieurs ; mais encore, lorsque ces façades n’existent plus ou sont dans un état tel que la rénovation n’est plus possible, « les façades sont reproduites à partir de vieilles photographies » (the facades are replicated from old photographs) [8]. On aboutit ainsi au concept singulier de « nouvel aspect, vieille façade » (new look, old façade) ou mieux encore de « neuf mais fait pour avoir l’air vieux » (new-but-made-to-look-old-look), généralement accompagné de la constellation de termes qui font partie de sa suite obligée (facelift, revamp, etc.). Et plusieurs architectes locaux, très critiques, d’affirmer alors que la « guerre du faux » est déclarée ou que le royaume du kitch singapourien est en plein essor…
19C’est pourquoi, troisième conséquence, un certain nombre de lieux ou d’immeubles totalement transformés ne peuvent évoquer leur passé que par le biais de plaques commémoratives, de pancartes avec rappel historique, d’itinéraires balisés et autres heritage trail, heritage link et celebration route. À partir de 1995 ont peu a peu été initiés de la sorte un certain nombre de circuits commentés dans le but avoué de « capturer quelques-unes de ces icônes du patrimoine dans un parcours balisé » (to capture some of these icons in a trail). Après la mise en place d’une celebration route et d’un heritage link (reliant les bâtiments historiques entre le parc du palais présidentiel et City Hall), ces promenades orientées se sont multipliées dans plusieurs quartiers classés, et la vision suggérée par les storyboards qui les balisent mérite bien des commentaires [Hamonic, 2001, p. 103]. Par exemple, outre un petit Chinese Heritage Center récemment ouvert dans trois anciennes shophouses au 48 de Pagoda street [9], les sites choisis dans Chinatown retracent bien la vie passée (sont par exemple mentionnés les anciens bordels de Smith street, les boutiques de trafic d’esclavage des coolies comme Kwong Hup Yuen, au 37 de Pagoda street et les death houses de Sago lane), mais en gardant à l’esprit la perspective du chemin parcouru depuis « un noir passé » (a dark past) où s’entremêlaient « des antres à opium, des esclaves et des filles » (opium dens, slaves and dancing girls) jusqu’à la clarté scintillante de la prospérité actuelle. De même, les sites religieux mentionnés (comme la mosquée Al-Abrar de Telok Ayer Street, le temple Sri Mariamman de South Bridge road ou encore Jamae Mosque de la même rue, aussi connue comme étant la mosquée des Chulia [10]), sont retenus parce qu’ils sont, selon les interviews des autorités, « un mélange d’endroits à signification sociale, religieuse et économique. Ils sont aussi une bonne représentation du croisement des frontières ethniques, et ceci est unique en comparaison des autres Chinatown de la terre » (a mix of places with social, religious and economic significance). Ces plaques commémoratives sont apposées non seulement sur un bâtiment existant, mais aussi bien sur son ancien emplacement lorsqu’il a été détruit (tel est le cas du National Theatre rasé en 1986, de la Raffles Institution détruite en 1973, etc.), et l’on a ici souvent l’impression de circuler dans une ville invisible disparue qui doublerait la ville réelle.
20Sans doute la dimension extrême de ce travail de réécriture d’un heritage local trouve-t-elle l’une de ses meilleures représentations dans la multiplication des parcs thématiques, qui focalisent sur un aspect particulier de l’histoire culturelle. La rénovation de Haw Park Villa Tiger Balm Gardens (cahier photo, p. XVI) est un bon exemple de cette réinvention des traditions de la culture chinoise pour le marché des touristes, et il en va de même pour The Malay Village, censé offrir « un goût de vie villageoise » (a taste of kampong life). Multipliant les signes d’un passé qui n’a jamais eu lieu, ou du moins qui n’a pas eu lieu sous le seul aspect que l’on choisit de montrer, heritage link, celebration route, circuits organisés, parcs thématiques et autres trails relèvent tous, par divers biais (sélection opérée dans le passé, concentration du temps historique, perspective aplatie) d’un même esprit de fabrication artificielle du patrimoine ; et bien des exemples, parfois à la limite du cocasse, viennent illustrer ce processus [Hamonic, 1999, p. 23 et suiv.].
Ainsi cernons-nous mieux quelques-uns des éléments essentiels de l’appréhension du patrimoine à Singapour, où la conservation s’inscrit dans le changement, et où le temps historique se trouve comme concentré, raccourci, sans perspective. Une excellente illustration de cette conception est d’ailleurs offerte dans la Singapore 2015 Time capsule, placée sous une pyramide de verre près de la rivière de Singapour le 29 décembre 1990. Selon son inscription, elle « conserve un ensemble d’articles significatifs des premières 25 années d’indépendance de Singapour. Elle sera ouverte en 2015 à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance de Singapour » (stores a collection of significant items from Singapore 25 years of Independence. It will be opened in the year 2015 on the occasion of Singapore’s 50th Anniversary of Independence). Un demi-siècle suffit ici à créer l’illusion de la profondeur du passé tout en préjugeant du futur.
Acteurs et moyens financiers
21La conception du patrimoine singapourien englobe donc désormais non seulement les édifices religieux, les bâtiments coloniaux, les quartiers « ethniques », mais aussi les marchés, les hôtels, certains gratte-ciel et même les complexes commerciaux considérés comme « point de repère urbain significatif » (par exemple les magasins Carrefour installés dans les superbes bâtiments de verre et d’acier de Suntec City). Reste à voir à présent les modalités mêmes qui ont rendu possible cette évolution.
22Depuis l’indépendance, les objectifs globaux de Singapour en matière d’urbanisme n’ont en vérité guère varié. Leur argument majeur, « les terrains doivent être utilement mis en valeur » (the land must be more usefully employed) concerne tout autant les grands programmes de logements que le développement d’ensembles commerciaux et l’utilisation du patrimoine. Sur ce dernier point, et sans entrer dans les détails [Hamonic, 2001, p. 77 et suiv.], notons que ce sont l’URA et le PMB qui contrôlent, sélectionnent et restaurent eux-mêmes les bâtiments lorsque le gouvernement est propriétaire majoritaire. Sinon, ils servent de guide lorsque les propriétés privées sont majoritaires, et stimulent en ce sens le secteur privé. L’URA concentre ainsi dans ses seules mains toutes les décisions (classement, protection, sélection des sites, publicité locale et outremer, offre des ventes et des achats internationaux…).
23Les autorités singapouriennes tentent d’éviter les financements publics dans des projets de conservation, préférant les considérer comme des occasions pour les entreprises locales ou des investisseurs étrangers dont on espère attirer les dollars. En un mot, la politique de conservation doit être « profitable », même si elle s’accompagne du même coup d’une extraordinaire spéculation immobilière et d’un profond bouleversement de la composition sociale des quartiers. Ainsi que le résumaient très clairement ces paroles d’un ministre : « Notre approche [de la conservation] est simple : restaurer les bâtiments, et laisser émerger une nouvelle tradition » (Our approach [to conservation] is simple ; restore the buildings, and let a new tradition émerge) [Dhanabalan, 1997, p. 283]. Sauvegarde et conservation ne devant être ni une « entreprise de bienfaisance » (charity kick), ni un fardeau financier pour la nation, on pense ici que la meilleure façon d’y impliquer la communauté tout entière est non pas de subventionner, mais de s’en remettre à la loi du marché.
24C’est pourquoi on opte pour « un ré-emploi adapté des bâtiments historiques, les rendant utiles pour les besoins et usages des temps modernes » (an adaptive re-use of historic buildings, making them relevant to the needs and uses of modern times), [Dhanabalan, 1997, p. 261] et ce choix marque profondément le visage de Singapour.
25Tout d’abord, de grands groupes financiers, nationaux et plus souvent internationaux, par le biais de coentreprises (joint venture), ont ainsi été créés et se sont par ce biais ancrés dans la ville : Excalibur Group, East Coast Road Leisure, Far East Organisation, Parco… Ils combinent désormais gestion de discothèques, de restaurants, d’hôtels, locations de boutiques et autres affaires immobilières ou activités de loisirs au sein de plusieurs quartiers préservés.
Les anciens bâtiments reconvertis dans le cadre de cette politique sont légion, et sans même évoquer les pubs Elvis Presley et autre Mambo n° 5 qui s’abritent provisoirement dans ces locaux (car les faillites sont nombreuses), on peut citer les exemples de l’ancienne Joo Chiat Police Station de Katong, l’Arena Country Club de Tuas ou l’ancienne gare de pousse-pousse Jinrikisha Station de Tanjung Pagar, (vendue 2 millions de $, soit près d’un million d’Euros), tous transformés en bar, discothèque ou restaurant. Même des monuments nationaux inscrits ont connu cette transformation, et outre le Singapore Art Museum ou le Chijmes Hall cités plus haut, notons que le vieux Thong Chai Medical Hall de Eu Tong Sen Street, transformé en pub-discothèque, s’est vu décerner le Urban Redevelopment Authority’s Architectural Heritage Award pour avoir su remplacer, selon l’expression d’un journaliste local « l’odeur » des herbes médicinales vendues jadis par « l’âpre parfum du plaisir absolu… » (the tangy scent of Absolute pleasure…). Pour encourager l’entreprise et la créativité des architectes comme celles des investisseurs et des mécènes, des récompenses sont régulièrement décernées, en même temps que sont organisés des concours nationaux et internationaux faisant appel à des initiatives privées. Enfin, on fait aussi appel aux collectes publiques [11], et aux donations de particuliers, tant locaux qu’étrangers [12].
Regards portés, regards croisés : le visage international de la ville
26Ainsi le but affirmé de Singapour est-il d’être « une ville parfaite, originale, unique, exceptionnelle » (a city of excellence, original, unique, unusual), et le regard extérieur que l’on porte sur elle y joue un rôle crucial. Dès son établissement autonome en 1993, le National Heritage Board déclarait vouloir aider Singapour à se développer de façon à « attirer les visiteurs étrangers » (to attract visitors from abroad). Depuis, l’importance des visiteurs extérieurs ne s’est pas démentie. En témoignent la primeur accordée à la construction et la rénovation des hôtels [13], le nombre croissant de boutiques concernées par les plans de conservation, et le développement impressionnant des centres d’affaires. La volonté déclarée de « planifier Singapour pour en faire une capitale du tourisme » (plans to turn S’pore into tourism capital) comme le montrent les projets attachés à l’île de Sentosa (le Dysney Land local) et l’implication de plus en plus grande des associations organisatrices de loisirs comme The National Association of Travel Agents Singapore (NATAS) dans les planifications futures montrent que la considération accordée au point de vue des visiteurs étrangers va s’accroissant.
27Toujours est-il que la première impression forte, commune au citoyen et au touriste, est d’être ici dans une ville ultra moderne de type occidental. L’usage de la géomancie (Feng Shui) dans l’agencement des espaces, la construction des maisons basée sur l’équilibre des principes du Ying et du Yang, les caractéristiques « asiatiques » de l’architecture contemporaine restent discrètes, sinon insoupçonnées du spectateur lequel, même averti, aura besoin de beaucoup d’imagination pour reconnaître, par exemple dans les deux tours de bureaux de 37 étages de Gateway, les portes d’entrée d’un temple balinais qu’elles sont censées évoquer.
28Et de fait, qu’il s’agisse du quartier des affaires de la City ou des villes nouvelles de la périphérie, bien peu des prestigieux gratte-ciel dont s’enorgueillit Singapour ont été dessinés par des Singapouriens. Les réalisations du Japonais Kenzo Tange (pour OUB / l’Overseas Union Bank), de l’Américain John Portman (pour l’Oriental Hotel de Marina Square), de l’Américain Paul Rudolph (pour The Concourse à Beach Road) et de Ieoh Ming Pei, pour l’OCBC Center (Overseas Chinese Banking Corporation, bâtiment surnommé localement « la calculette ») évoquent peu les spécificités asiatiques, même si le Raffles City, qui est également l’œuvre de Pei, a été conçu comme une réplique « tropicale » du célèbre Rockefeller Center de New York. Les architectes qui marquent donc actuellement Singapour sont avant tout des praticiens de réputation mondiale. De même, les grands modèles singapouriens sont d’abord d’inspiration étrangère, même si depuis le milieu des années 1980, les architectes de la région ont élaboré un style « sud-est asiatique tropical » qui s’efforce de marquer ses différences. Tel est par exemple le cas des réalisations de Kisho Kurokawa pour la Lane Crawford Place ou du Singapourien Raymond Woo, pour Ngee Ann City sur Orchard Road.
D’autres Singapouriens, architectes ou simplement designers, vont quant à eux exercer leurs talents dans les pays de la région (tel est le cas pour le Hard Rock Café de Beijing par exemple). Récemment, la firme singapourienne WH Architects remportait deux des six projets du concours international organisé par le Singapore Institute of Architects à propos des futures stations de métro (auquel s’étaient inscrits des participants de France, d’Australie, de Grande-Bretagne, du Japon, des Pays-Bas, de Malaysia et de Hong Kong). Singapour une fois encore relève à sa façon le défi fondamental de la création d’un patrimoine pour demain, en prétendant incarner la réalisation possible d’un rêve dans lequel le pays tout entier demeurerait à jamais un modèle unique et dont on ne pourrait jamais exporter que de pâles copies [Goldblum, 1996].
Conclusion : un patrimoine pour demain ?
29Parti d’une négation quasi totale durant l’époque de l’immédiate indépendance, la notion de patrimoine singapourien s’est affirmée au cours des quinze dernières années en faisant surgir une foule d’initiatives et de projets liés à la conservation du bâti et dont le résultat est impressionnant : monuments classés, sites historiques balisés, propriétés privées répertoriées et sauvegardées, structures de protection, – à tel point que ce que l’on nomme ici revitalization est aujourd’hui considérée par les habitants comme une réelle nécessité sans laquelle Singapour ne serait pas ce qu’elle est. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de constater un sentiment d’implication de plus en plus grand de la population dans la mise en valeur de son passé et de son identité, alors qu’elle n’a presque jamais voix au chapitre, même si certaines organisations, comme la Singapore Heritage Society par exemple, font de louables efforts pour que le public puisse influer sur les décisions prises.
30Or, le poids passé et présent de l’occidentalisation sur les manières de définir le patrimoine local ne cesse ici de se faire sentir. C’est que les quartiers classés et rénovés finissent par simplement promouvoir une culture occidentale et un mode de consommation basé sur le libre marché capitaliste. Bien malin par exemple qui peut reconnaître aujourd’hui dans les maisons rénovées abritant le Café Elvis, le Chicago Bar ou le Hollywood Pub de Tanjung Pagar, le modèle traditionnel de la maison-boutique chinoise et de ses affaires, sauf à dire qu’elles aussi ont profondément changé. De fait, la conservation du patrimoine est comme taillée sur mesure aux dimensions du touriste, et la ré-invention locale de décors d’opérette, façon « le pays du sourire », paraît peu se soucier du style de vie réelle de la plupart des habitants. Mémoire largement factice donc, sans réelle profondeur, le plus souvent réactivée à l’occasion même des démolitions programmées (la bibliothèque nationale [14], le palais de l’ancien Sultan, la gare de chemins de fer [15], sont quelques exemples d’enjeux contemporains qui ont fait ou font encore débat), et ordonnancée de main de maître par une planification urbaine dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est systématique dans ses pratiques et volontariste dans son esprit (cahier photo, p. XV).
31Quant à l’architecture moderne et internationale de Singapour, modèles empruntés aux grandes villes américaines ou japonaises, les influences exercées puisent leurs racines en Occident, en dépit d’un discours sur les valeurs asiatiques. Les constructions ostentatoires des nouveaux quartiers s’en inspirent, de même que celles des nouveaux riches. Il n’est pas jusqu’à la constitution des attractions locales (aquarium et « monde sous la mer », jardins botanique et zoologique, parcs de loisirs) qui ne s’efforcent d’être des copies « en mieux » de ce qui existe à l’étranger.
32Ainsi la notion de patrimoine urbain à Singapour, relativement récente, enregistre-t-elle à sa manière bien singulière le mécanisme des résolutions de l’UNESCO. Pourtant, on ne peut plus désormais appréhender la ville en faisant abstraction de cette dimension.
La vision de Singapour comme métropole internationale du futur n’est donc pas non plus exempte de contradiction. Tout en affirmant que « le mot à la mode dans le Singapour d’aujourd’hui est « cosmopolitanisme » … nous voulons attirer les capitaux et talents étrangers, et nous sommes fiers d’avoir ouvert nos portes à la culture mondiale » (the buzzword in Singapore today is « cosmopolitisme » (…), we want to attract foreign capital and talent, and we are proud that we have opened our doors to global culture), on est pourtant devenu ici extrêmement sensible au thème de la perte ou de l’invocation superficielle de la tradition [Lim, 1998]. La conception « totalisante » de l’heritage singapourien, vidé de son contenu (au propre comme au figuré), dessine ainsi les contours d’une sorte de « patrimoine anomique », sans référence, sorte de pure relation à un temps où s’écrasent passé, présent et futur. C’est que, dans ce rêve de grandeur d’un « Singapour mondialisant » (globalising Singapore) selon une expression locale, aux paysages et aux modes de vie spécifiques et pourtant véritablement ouverts sur le monde, on se contentera simplement de relever que la Cité-État tout entière est l’objet d’un enjeu stratégique international, tout comme l’est son patrimoine urbain. Une définition inédite du patrimoine apparaît alors, au sein d’un maillage relationnel qui, comme pour certaines Organisations Non Gouvernementales, permet peut-être de parler bientôt de « patrimoine sans frontières ». Et c’est la notion même de ville, non plus seulement liée à un espace ou une institution déterminés, mais à un véritable réseau international, qui s’en trouve modifiée et qui devient « post-urbaine » [Agier, 2001]. La politique patrimoniale singapourienne prétend de la sorte savoir où elle va, et y va théoriquement d’un seul et même pas. C’est cet argument idéologique, dans ce qu’il a à la fois de sécurisant et de terrible qu’il faut garder à l’esprit pour ce qui touche au patrimoine urbain des mégapoles d’Asie du Sud-Est.
Bibliographie
Bibliographie
- Agier M. [2001], L’invention de la ville, Éditions des Archives contemporaines.
- Dhanabalan [1997], voir M. Perry.
- Goldblum C. [1996], « Le compartiment chinois ou le passé recomposé : facettes et enjeux de la requalification du centre ancien à Singapour », Les Annales de la recherche urbaine, Patrimoine et modernité, septembre, n° 72, 175 p, p. 68-78.
- Hamonic G. [1999], « Le passé recomposé ou la conception de l’Histoire à Singapour », Archipel, n° 57, p. 23-40.
- Hamonic G. [2001], L’invention des Patrimoines Urbains en Asie du Sud-Est, Approche Comparative (avec la participation de N. Krowolski, Nguyên Tùng et T. Beaufils), Rapport CNRS, Action Concertée Incitative Villes, octobre, 175 p.
- IQ. Interiors Quarterly [1991], juin-août.
- Lim William S. W et Tan Hock Beng [1998], Contemporary Vernacular : Evoking Traditions in Asian Architecture, Select Books, 176 p.
- Manuel du voyageur en Indochine du Sud [1926], Guides Madrolle, Librairie Hachette.
- Official Guide Singapore [2000].
- Perry M., Kong L. et Yeoh B. [1997], Singapore a Developmental City State, National University of Singapore, John Wiley & Sons, World Cities Series.
- Rajaratman M. [1990], « NUS Society Forum on Ethnicity and Singaporean Singapore », Extraits de la conférence in The Straits Times, 20 juin 1990.
- Tregonning K.G. [1969], « The Historical Background », préface à ouvrage collectif, Modern Singapore, National University of Singapore.
- Viaro A. [1995], « À la recherche d’un patrimoine perdu. La politique de conservation à Singapour », Les Cahiers de la Recherche Architecturale, n° 35-36 : Cités d’Asie, mars, p. 173-170.
Mots-clés éditeurs : Chinois, ethnies, Britanniques, Malais, Singapour, heritage, musée, Indiens, globalisation, urbanisation, patrimoine colonial
Date de mise en ligne : 01/01/2011.
https://doi.org/10.3917/autr.033.0157Notes
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[*]
Anthropologue, Laboratoire Asie du Sud-Est et Monde Austronésien, LASEMA-CNRS, UPR 297, Campus CNRS, BP 8, 94801 Villejuif cedex.
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[1]
Expression employée pour la première fois par le Ministre Rajaratman dès le début des années 1970.
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[2]
Le cœur de la ville était alors la rivière de Singapour, tandis que la rive nord était réservée aux bâtiments gouvernementaux et résidences européennes, et la rive sud aux entreprises commerciales. En outre, les quartiers de Chinatown et de Kampong Glam (à majorité malaise) étaient déjà mentionnés, ainsi qu’un quartier arabe.
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[3]
Celle de la vieille Raffles Institution par exemple, démolie en 1972, ou celle du temple chinois de Henderson Road, démoli en novembre 1978 après 5 ans de lutte entre les autorités du Housing Development Board (dit HDB) et les pratiquants du temple. Entre 1973 et 1980, seulement 19 bâtiments furent inscrits comme monuments nationaux; puis plus rien ne se produisit jusqu’en 1983, moment où l’on recommença les inscriptions avec The Holy Infant Jesus Chapel de Victoria Street, puis les façades d’anciens buildings le long de Stamford Road, ainsi que Stamford House et les maisons à terrasse de Bukit Pasoh Road.
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[4]
Ce mot désigne le métissage résultant du mariage entre hommes chinois émigrés dans les détroits d’Insulinde et femmes malaises.
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[5]
Ces décisions sont laissées « aux autorités compétentes », c’est-à-dire à des comités d’experts, incluant en fait une majorité de membres de l’Urban Development Authority (dit URA), mais aussi bien les directeurs des musées que les représentants du Singapore Tourism Promotion Board. En général, les études sont confiées au Preservation Monument Board (ou PMB, fondé en 1971) et la prise de décision revient à l’URA.
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[6]
Ces dernières années ont vu surgir une demi-douzaine de grands musées en 5 ans, sans même parler de plusieurs autres petits musées moins prestigieux, comme celui installé dans une ancienne caserne de pompiers (Civil Defense Heritage Gallery), ou celui de Fuk Tak Chi situé dans le plus ancien temple chinois de Chinatown.
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[7]
Bugis street était un quartier de « plaisir » autrefois très populaire et célèbre tant pour ses travestis que pour la qualité de ses petits restaurants bon marché de plein air ouverts toute la nuit. Ce quartier atteint l’apogée de sa renommée dans les années 1950-1960 (notamment grâce aux soldats américains et australiens qui stationnaient dans l’île durant les guerres de Corée et du Vietnam). La rue était décrite dans la presse locale comme le « quartier des Apaches de Singapour », véritable « concentré du vice comme l’est Montmartre à Paris » (sic). Contrairement aux affirmations officielles récentes, l’identification de ce quartier avec celui, plus ancien, des Bugis de Célèbes-Sud est purement fantaisiste.
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[8]
Voir interview [ IQ. Interiors Quarterly, 1991, p. 36] ; et encore, par exemple à propos de Bugis street : « Tout bâtiment dans le projet de Bugis street est de conception nouvelle. Ce qui est ancien sont les styles architecturaux : l’Art Déco des années 1920, le style néo-classique des années 1930, le style international des années 1950 et le propre éclectisme baroque singapourien » (Every building in the Bugis Street project is brand new. What is old are the architectural styles: 1920s Art Deco, 1930s neoclassical, 1950s International and Singapore’s own baroque eclectic…).
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[9]
Cette réalisation a reçu le ASEANTA Awards for Excellence 2003, au titre de « Meilleure initiative de l’ASEAN pour la protection culturelle » (Best Asean Cultural Preservation Effort).
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[10]
La communauté musulmane des Chulia est originaire de la côte du Coromandel en Inde du Sud. Parmi les premiers groupes de migrants dans le Singapour du xixe siècle, ils étaient souvent spécialisés comme prêteurs sur gage.
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[11]
Voir par exemple cet appel à souscription pour sauver la Mosquée Abdul Gafoor de Dunlop Street dans Little India, construite en 1907, et qui est classée monument national depuis 1979 : « Dans le cas de petits monuments délabrés comme la Mosquée Abdul Gafoor, il pourrait être bon que les Singapouriens qui se lamentent sur la perte de notre histoire architecturale puissent mettre leur argent où leurs bouches se trouvent… » (In the case of decaying small monuments like Abdul Gafoor Mosque, it would be good if Singaporeans who lament the loss of our architectural history could put their money where their mouths are…).
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[12]
Par exemple, datant des années 1920, le vieux théâtre chinois (Lai Chun Yuen) de Chinatown a été récemment restauré grâce aux donations d’hommes d’affaires de Taiwan. Au xixe siècle déjà, les riches mécènes des communautés chinoises et arabes surent suppléer les carences de l’administration coloniale pour se transformer en promoteurs immobiliers.
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[13]
Signalons la rénovation récente assurée par le groupe Bouygues du Fullerton building, ancienne poste centrale, transformée en hôtel international, et ouvert en décembre 2000. Le bâtiment lui-même date de 1928.
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[14]
Conçue par Lyonel Bintley et achevée en 1959, cette bibliothèque appartient à l’époque « brique-rouge » de l’architecture britannique. Elle rappelle aussi le style « prairie » cher à Frank Lloyd Wright, et sa Robie House de Chicago.
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[15]
Ouverte en 1932, elle est tout à fait unique et rappelle les réalisations du Bauhaus, notamment par son toit voûté. Son avenir est encore incertain, car elle appartient aux Chemins de fer malais qui désirent vendre terrain et édifice.