Autrepart 2004/2 n° 30

Couverture de AUTR_030

Article de revue

Les frontières de l'orpaillage en Afrique occidentale

Pages 135 à 150

Notes

  • [*]
    Anthropologue, Institut Max Planck d’Anthropologie Sociale BP 110351, 06017 Halle/Saale, Allemagne.
  • [1]
    Le terme orpaillage désigne ici l’exploitation minière artisanale.
  • [2]
    Les recherches ont été effectuées au Bénin, au Burkina Faso et au Mali entre janvier 1999 et avril 2003, financées par le DAAD et la Société Max Planck.
  • [3]
    Dans cet essai, je me limite à présenter les caractéristiques actuelles de l’orpaillage en Afrique de l’Ouest, qui a une histoire bien plus longue et commence dès les années 1980 [Carbonnel, 1991].
  • [4]
    Plusieurs études offrent une vue plus approfondie de l’orpaillage dans le passé et le présent. Voir particulièrement : Godoy [1990], Cleary [1990], Dumett [1998], Knapp et alii [1998], Tenfelde [1993]. Pour un aperçu concernant les débats anthropologiques les plus récents à ce sujet (bien que ceux-ci se réfèrent essentiellement à l’industrie minière) voir Ballard and Banks [2003].
  • [5]
    Le damantigi prend le contrôle des mines d’or relatif aux terroirs des clans fondateurs d’un village, décide où un nouveau site doit être installé, comment les travaux doivent être organisés, et exécute des rites. Le pouvoir effectif et l’accès à cette fonction diffèrent d’un village à l’autre.
  • [6]
    Sur le statut du discours de l’autochtonie, voir Geschiere [2001].
  • [7]
    Le système niaro prescrit que les orpailleurs locaux sont généralement propriétaires des mines et qu’ils doivent employer des ouvriers aux besoins desquels ils doivent subvenir ; en outre, ils peuvent recevoir une part importante du gain, qu’ils aient travaillé avec eux ou non. Les tonbolomaw de Kobadan m’ont déclaré que le système niaro représentait une réaction au flux incontrôlé d’étrangers qui « ont pris plus qu’ils n’ont donné ». En comparaison à d’autres camps, ils ont déclaré que ces prélèvements étaient modérés.
  • [8]
    Ici, le sujet principal des débats n’est pas toujours celui de la terre cultivable. Les discussions portent aussi sur l’accès des populations locales à l’eau des puits, l’utilisation des routes ou le respect de divinités de la terre.
  • [9]
    On doit distinguer les régions qui ont une plus grande expérience historique dans la production aurifère, comme celle du sud du Mali, de celles qui viennent seulement récemment d’y être confrontées par l’établissement rapide de camps d’orpaillage, comme la région gurmanché (cas de Bountwanou, Burkina Faso). Si l’extraction de l’or est un facteur bien connu dans une région, la position des sociétés locales vis-à-vis des orpailleurs qui affluent sera plus forte : il leur sera possible de développer des stratégies pour tirer profit de leur existence et élargir l’influence des institutions locales sur les camps.
  • [10]
    Surtout dans l’exploitation d’or filonien, les orpailleurs préfèrent partager des roches aurifères, avant que chacun ne procède individuellement à l’extraction finale de l’or. Cette habitude, ainsi que l’absence de salariat dans un contexte pourtant très marchandisé, semblent surprenantes. Elles s’expliquent surtout par l’instabilité des équipes de travail et parfois par l’insécurité de leurs activités qui demandent un partage rapide, bien que cette habitude crée une véritable situation de « loterie ». En outre, il existe une idée selon laquelle il faut éviter de mettre en jeu l’argent liquide, susceptible de devenir plus souvent l’objet de disputes et d’appropriation violente que les produits bruts.
  • [11]
    La plupart des orpailleurs considèrent ces arrangements comme justes et loyaux, en raison du plus grand risque pour le propriétaire du puits et du fait qu’il sait (ou devrait savoir) comment organiser le travail mais aussi comment défendre l’équipe contre des concurrents – conditions de base du succès.
  • [12]
    Pour une approche similaire concernant les plongeurs de diamants, voir De Boeck [1998].
  • [13]
    En mars 2003, j’ai visité le camp de Bountwanou pour la dernière fois. Il avait perdu au moins trois quarts de sa population, l’exploitation des mines d’or avait chuté de manière drastique. La majorité des orpailleurs avaient quitté le site quelques mois auparavant afin de retrouver un site plus prospère (Gomboussoukou). Un employé du CBMP supervisait les activités restantes dans un camp qui ne dura que 18 mois.

Introduction

1Les orpailleurs [1] ouest-africains [2] sont des jeunes gens mobiles qui tentent de résoudre leurs difficultés économiques en s’engageant dans l’extraction de l’or. Ils établissent des campements miniers itinérants dans les frontières interstitielles de l’Afrique de l’Ouest. Marquées par une composition sociale et ethnique hétérogène et traversées par des divergences d’intérêts et des conflits multiples, leurs communautés, s’étendant sur toute la région, présentent toutefois des traits communs.

2Mon objectif est d’examiner les caractéristiques de ces nouvelles communautés, partant de l’hypothèse d’une semi-autonomie relative [Moore, 1978] des campements d’orpailleurs quant à leur mode d’organisation du travail, leurs normes sociales et leurs modes de vie [Grätz, 2002]. En dépit des nombreux conflits que connaissent ces camps, j’explorerai les différentes voies d’intégration d’orpailleurs d’origines différentes. Un point particulier sera consacré à l’appropriation des ressources dans un contexte de tensions avec les populations locales et les représentants de l’État.

3Après une présentation des caractéristiques générales de l’orpaillage en Afrique occidentale, je décrirai ses particularités locales en comparant trois situations nationales, au Bénin, au Burkina Faso et au Mali. Mon étude s’est appuyée sur l’idée d’ethnographie multi-localisée (multi-sited ethnography) proposée par Marcus [1998], très adaptée à l’étude de communautés mobiles et de phénomènes transnationaux [voire aussi de Bruijn et alii, 2001].

4Cet article s’inspire des concepts de frontière développés par Turner [1935] et Kopytoff [Kopytoff, 1987 et 1999]. À la lumière de la dynamique migratoire particulière et des caractéristiques culturelles et sociales spécifiques à l’orpaillage, je comparerai brièvement ce type de frontière aux frontières agraires.

5Mon argument est que les camps miniers sont marqués par la rencontre entre des caractéristiques culturelles, techniques et sociales nouvelles, « inventées » sur place, et d’autres, plus anciennes, amenées par les migrants depuis leur région d’origine. Ces processus évoluent en fonction des relations des orpailleurs avec les communautés environnantes. Distinguer a priori les éléments d’innovation du conservatisme culturel, comme le fait Kopytoff, semble problématique. Cet auteur souligne cependant de manière correcte qu’une frontière est une situation de mise en relation politique entre des nouveaux arrivants, des sociétés locales et un État [1999]. Je postulerai que des processus sociaux internes jouent un rôle important quant à l’affiliation de migrants aux origines ethniques et sociales très hétérogènes, dans le cadre de la formation d’une communauté d’orpailleurs migrants [Douglass, 1998].

Traits généraux de la frontière de l’orpaillage

La notion de frontière

6Le concept de frontière a été initialement introduit par Turner [1935] en 1893 pour décrire le processus historique de colonisation du territoire nord-américain. Il désigne un espace soumis à une vague de peuplement et d’exploitation (mines, agriculture, élevage), une zone de mise en valeur qui se substitue progressivement aux territoires habités par les Indiens.

7Dans ce débat, l’ouvrage The African Frontier dirigé par Kopytoff [1987] est d’une importance considérable, en particulier pour les anthropologues et historiens africanistes. Les contributions qui figurent dans ce livre soulignent l’importance de nombreux mouvements migratoires dans les zones moins peuplées (ou moins contrôlées par des empires déclinants), non seulement aux marges mais aussi – à la différence des cas historiques auxquels Turner a fait référence – à l’intérieur des entités politiques existantes.

8L’intérêt de l’approche en termes d’histoire culturelle de Kopytoff est de retracer, contre une vision statique, les processus de re-modelage permanent des sociétés africaines, par les migrations, l’appropriation de nouvelles ressources et la construction de nouvelles entités politiques.

9Mon approche du phénomène de transmigration des camps d’orpailleurs s’inspire tout d’abord de la perspective turnerienne, débarrassée de ses aspects idéalistes. Comparé aux autres fronts pionniers, et particulièrement aux fronts agricoles qui correspondent au modèle de Kopytoff, l’orpaillage en Afrique de l’Ouest produit une frontière qui génère rarement des agglomérations permanentes. Les campements itinérants d’orpailleurs sont installés tout d’abord par des jeunes, dynamiques et adaptables, moins conservateurs que les pionniers agricoles. Ces derniers ont en effet tendance à produire un ordre social inscrit dans la durée, à pérenniser leur habitat, en quelque sorte à reconstruire une société « complète ».

10Toutefois, l’orpaillage partage avec les autres types de frontières son caractère spatial, interstitiel, à travers la mise en valeur de nouveaux espaces et ressources, situés souvent aux marges des sociétés englobantes. Les communautés d’orpailleurs ont aussi un « noyau dur » de normes et de règles communes qui, malgré leur remodelage permanent, transitent d’un camp à l’autre et contribuent à la stabilisation du groupe.
Les frontières de l’orpaillage présentent des caractéristiques spécifiques, notamment :

11

  • l’appropriation des ressources minérales à l’aide de moyens techniques simples ;
  • l’établissement de sites multiples et dispersés et le développement de communautés itinérantes ;
  • une migration translocale massive vers les zones rurales ;
  • des transformations économiques rapides des régions d’accueil qui n’étaient que partiellement insérées l’économie de marché ;
  • le développement d’espaces interstitiels de changement social et de compétition politique.
Les nouvelles [3] frontières aurifères en Afrique occidentale offrent des possibilités de revenus issus d’un trafic d’or florissant. Elles contribuent ainsi à l’émergence de « points chauds » de changement social et économique, avec de nouveaux marchés et infrastructures et de multiples possibilités de « faire des affaires » [4].

Technologie et organisation du travail

12Les sites d’orpaillage utilisent des techniques d’extraction similaires. En ce qui concerne l’extraction alluvionnaire, il s’agit dans la plupart des cas d’un travail avec des plateaux et des sluices, des houes et des pelles. Parfois, les orpailleurs utilisent des pompes à moteur, en fonction des ressources financières de l’équipe ou du chef d’équipe.

13Les différences techniques concernent principalement la manière de creuser les fosses. Au Bénin, où l’exploitation alluviale suit les sédiments fluviaux, de grandes fosses sont creusées. Les orpailleurs utilisent des tableaux spéciaux en bois fabriqués dans un village du Togo. Lors de l’exploitation de filons aurifères en montagne, les orpailleurs travaillent avec des pics à deux pointes, des burins et des marteaux de forgeron. L’exploitation dans les montagnes est beaucoup plus difficile et dangereuse, vu l’enfouissement des fosses, mais ce type de roche contient généralement plus d’or.

14Dans la plupart des cas, l’or est vendu directement sur place à de petits acheteurs. On utilise des balances locales ainsi que des poids simples comme des pièces d’un franc CFA et des allumettes. La plupart de ces acheteurs sont des agents qui agissent pour le compte de grands commerçants des villes. Ils font partie d’un réseau informel et international dont les ramifications s’étendent jusqu’aux grands centres de commerce [Grätz, 2004]. Par l’offre d’avantages immédiats, ces commerçants en or font le lien entre la production locale et l’économie de marché globale. Ils essaient de fidéliser les orpailleurs comme clients en leur garantissant des prêts qui obligent ceux-ci à leur vendre leur production en priorité. Le besoin permanent en argent liquide oblige les orpailleurs à s’inscrire dans cette logique, renforçant ainsi le volume des activités commerciales.
Les orpailleurs migrants établissent des campements miniers, faits de tentes, de huttes et d’appentis en paille, ou bien vivent à proximité des bassins d’exploitation dans des maisons louées ou bâties par eux-mêmes. Ces sites d’orpaillage sont dispersés régionalement et ils représentent les points d’ancrage d’un microsystème économique. Dans tous les cas, le nombre des orpailleurs se réduit de manière importante durant la saison agricole et augmente considérablement durant la saison sèche. Il peut aussi varier durant les périodes de festivités ou d’obligations religieuses. Les pluies et l’assèchement des rivières peuvent également entraîner l’arrêt provisoire de l’orpaillage. Les professionnels quittent le site en premier, si de nouveaux gisements promettant d’être plus rentables sont identifiés dans d’autres régions. Ils « transplantent » alors leur camp. Un petit nombre d’orpailleurs reste dans le camp qui se vide, et les habitants des villages avoisinants continuent généralement l’orpaillage pendant la saison sèche. Cette transmigration permanente des pionniers orpailleurs est accompagnée d’une diffusion des normes de l’orpaillage. Elle produit de nouveaux circuits économiques et génère une prolifération des compétences, des ressources monétaires et du savoir. Les règles fondamentales sont ensuite appropriées par quelques orpailleurs autochtones.

Brève présentation des sites aurifères

Kwatena, Benin

15Le premier cas étudié est celui de Kwatena, situé au nord du Bénin dans les piémonts de l’Atakora, non loin du chef-lieu du département de Natitingou. En 1992, des migrants venus du Togo et du Ghana ont commencé à exploiter les sédiments alluviaux et plus tard, les filons d’or montagneux de cette région à l’aide de techniques simples comme des poêles, des sluices, des burins et des marteaux à matir. Ils ont déclenché un boom de l’or, suscitant une immigration massive des travailleurs venant de toute la région et d’autres pays. Au début, les orpailleurs ont profité de la transition politique du Bénin vers la démocratie. Les années suivantes, les autorités gouvernementales ont à plusieurs reprises expulsé les orpailleurs par la force. Puis, après une série de négociations et de nouvelles expulsions, l’exploitation des terrains alluvionnaires a été partiellement autorisée.

Kobadan, Mali

16Le deuxième exemple provient du camp de Kobadan, près du site de Numusulku au sud-ouest du Mali. Cette zone aurifère, sise dans la circonscription de Nouga, le long du fleuve Niger non loin de la Guinée, fait partie de la région historique du Mandé. C’est une zone pluriethnique, peuplée de Soninké, de Malinké, d’éleveurs peuls, d’artisans organisés en castes et de pêcheurs somono. Les paysans combinent l’agriculture et l’élevage. Le camp de Kobadan se compose principalement de cases et il est situé à quatre kilomètres de l’important gisement d’or alluvial de Numusulku. Il se trouve à 20 kilomètres du fleuve Niger. Il y existe de nombreux sites aurifères, dont certains sont connus depuis le Moyen Âge. Ces derniers temps, l’orpaillage a connu une croissance considérable, attirant des immigrants venant du Mali et de toute l’Afrique occidentale, en particulier de la Guinée voisine. Beaucoup de jeunes qui avaient d’abord quitté le pays sont revenus. En fait, les autochtones ont toujours pratiqué l’orpaillage comme activité saisonnière secondaire. Les jeunes gens exploitaient l’or sous la surveillance d’un responsable local, le chef de l’or (damantigi), et de ses assistants (tonbolomaw ou tombolomaw ; voir infra). L’État malien n’intervient que marginalement dans ce secteur « informel ». Le camp de Kobadan a été établi près du site d’exploitation (à prédominance alluviale), mais il s’agit d’un campement à l’écart des villages avoisinants. L’ancien camp de Niaouleni est en revanche devenu un village.

Bountwanou, Burkina Faso

17Le troisième cas est le site de Bountwanou en pays gurmanché dans l’est du Burkina Faso. Il a pris le nom d’un village situé à quelque distance. Le camp a été établi en août 2001 seulement, mais s’est développé de manière considérable les mois suivants. Il a atteint son plein essor au début 2002. Initialement il s’agissait d’un « camp satellite » pour des orpailleurs travaillant à Boungou, situé à 50 kilomètres de Bountwanou. Il s’est développé à la suite de la découverte de grands filons d’or, les plus importants de la nouvelle zone. Le campement se trouve à une certaine distance des villages des paysans locaux, les Gurmanché, et des pasteurs peuls. Les migrants viennent de tout le Burkina Faso, en particulier des régions mossi à l’ouest et au nord de Ouagadougou et en grand nombre du Niger, mais aussi du Nigeria, du Bénin et du Ghana. Le camp comprend un site d’extraction, une aire séparée de traitement et un petit poste gouvernemental détaché du CBMP (Comptoir burkinabé des métaux précieux).

Dynamique comparée des frontières aurifères : la configuration des pouvoirs locaux

Relations orpailleurs immigrants-populations locales

18Dans tous ces cas, l’établissement rapide des camps d’orpailleurs génère de nouveaux marchés, une circulation monétaire accrue et un développement spontané des infrastructures et de services offerts par un grand nombre de petits hommes d’affaires, de commerçants, des patrons de bar et de prostituées.

19Ces lieux de « ruée vers l’or » sont caractérisés par un afflux important d’orpailleurs étrangers dont les règles et principes s’avèrent souvent incompatibles avec ceux des populations locales, engendrant une situation de pluralisme normatif. Au départ, tous ces sites ont connu une période d’appropriation, parfois violente, des ressources et de fortes tensions au sein des groupes migrants, avant que la communauté minière ne stabilise ses relations avec la société environnante. Les « compromis de fonctionnement » sont facilités lorsque les acteurs locaux deviennent aussi orpailleurs. En outre, malgré l’hostilité affichée de certains, de nombreux habitants participent de manière indirecte au boom minier en fournissant des marchandises, en vendant des produits alimentaires, de l’eau et des matériaux de construction. Dans certains cas, les villageois riverains d’un site aurifère qui n’étaient en aucune façon intéressés à son exploitation ont été en mesure de défendre leurs terroirs et d’expulser les orpailleurs étrangers [Werthmann, 2000]. Dans d’autres régions, les paysans des localités voisines ont exigé des dédommagements et sont entrés en conflit avec les orpailleurs immigrés, surtout si leurs revendications n’ont pas été satisfaites. Dans d’autres villages enfin, des accords multiples ont fondé des compromis entre les habitants locaux et les immigrés, bien que des conflits latents sur l’exploitation des terroirs, le peuplement et les ressources en eau aient persisté.

20Voyons à présent de manière plus précise ce qui se passe sur les terrains que nous avons choisis. À Bountwanou, les orpailleurs migrants n’ont fait que quelques cadeaux aux autochtones pour accéder au site. À Kwatena au Bénin, les travailleurs immigrés sont venus sur la zone sans en être empêchés. Ce n’est que plus tard que les habitants originaires de la région furent en mesure d’établir des systèmes de contrôle et de percevoir des tributs. Les immigrants (qui pouvaient être les habitants des villages avoisinants) ou des personnes venant des pays étrangers ont eu des rapports tendus avec ceux qui se considèrent comme les « maîtres de la terre ». Aujourd’hui cependant, les relations entre autochtones et immigrants ont évolué et abouti à des accords sur le partage des ressources. C’est ainsi qu’ils ont commencé à exploiter à tour de rôle les fosses à grand rendement.

21Dans le cas malien de la région Kobadan/Numusulku, les rapports de force sont en faveur des résidents locaux. Dans les camps miniers, souvent très éloignés des centres régionaux dotés de commissariats de police, de mairies et des autres institutions officielles, la population locale a été en mesure de contrôler le flux, les activités et une grande partie du comportement public des étrangers. Les populations locales (dont la grande majorité appartient à l’ethnie soninké) ont mis en place des règles pour l’accès aux ressources et un système de juridiction et de contrôle. L’institution centrale est ici les tonbolomaw. C’est un groupe d’autodéfense, composé d’adolescents, lié à un village particulier et à son terroir, surveillant toutes les activités minières. Commandés par un damantigi[5], le « maître de l’or » local, ils jouissent d’une certaine autonomie. Les tonbolomaw décident avec le damantigi qui a le droit d’exploiter une mine et les prélèvements que les orpailleurs doivent payer aux « autochtones » [6]. De manière similaire aux unions des chasseurs [Bassett 2003], ils organisent également des rituels importants et veillent au respect des interdits locaux aussi bien par les orpailleurs autochtones que par les immigrés.

22Depuis peu, certains tonbolomaw de la région ont établi un système particulier de gestion des sites miniers appelé niaro, qui diffère des règles d’appropriation des puits aurifères dans la grande plupart des autres sites [7]. Avant la nouvelle ruée, les tonbolomaw opéraient plutôt comme une organisation de défense du village contre les voleurs et ils géraient les campagnes d’or annuelles. Depuis le récent boom de l’or, leurs tâches se sont étendues. Ils agissent aujourd’hui comme une corporation régissant, arbitrant et sanctionnant toutes les affaires relatives à l’extraction de l’or et à la vie dans les camps d’orpailleurs. Les tonbolomaw tiennent des assemblées régulières et ad hoc. Ils sanctionnent la plupart des infractions à leur loi, y compris les cas de vol et de meurtre. Ils remettent rarement les personnes qu’ils ont arrêtées à la police, celle-ci étant généralement trop éloignée. Une forme simple de sanction est l’astreinte à un dédommagement ; une mesure plus dramatique est le bannissement du délinquant hors de la région minière.

23À Bountwanou, l’éloignement spatial entre les villages est considérable, il n’y a donc aucune compétition directe entre eux à propos des ressources. Il y a néanmoins des contacts réguliers entre certains chefs de village gurmanché et l’union des orpailleurs. Il existe même une relation amicale entre leur chef et un Gurmanché d’un village voisin, qui lui a apporté son aide lors de l’exploration de la région. Ce dernier est cependant considéré avec méfiance par beaucoup d’habitants du village de Bountwanou [8].

24Certains groupes d’immigrés fournissent des leaders qui représentent tout le monde, indépendamment de l’appartenance ethnique. Leur rôle est cependant limité aux sujets ne relevant pas de l’orpaillage. Dans le cas de Kwatena au Benin, le représentant des Togolais est en même temps celui de l’ensemble des immigrés étrangers. À Bountwanou, il existe un chef haussa, qui est également le chef des bouchers. Dans le camp malien de Niaouleni, près de Kobadan, les immigrés ont également élu un représentant, sans tenir compte de ses activités et de sa nationalité. L’acceptation de ces représentants diffère néanmoins de personne à personne.

25Au fond, les différences de configuration des pouvoirs sur les différents sites résultent de facteurs locaux, comme dans le cas de Bountwanou où il n’y a pas de villages dans l’environnement immédiat et donc pas de différends fonciers majeurs entre les agriculteurs autochtones et les orpailleurs immigrés. Il faut considérer également l’éloignement de l’appareil d’État. Au Mali par exemple, cette distance explique la liberté de manœuvre des tonbolomaw.

26Les différences micro-politiques sont également dues à l’influence des institutions locales préexistantes [9], au degré d’hétérogénéité des communautés minières, aux modes de migration et aux aléas de la disponibilité des ressources aurifères. Les lois nationales et les modalités de leur application, les changements dans l’économie nationale mais aussi le prix de l’or sur le marché mondial sont également importants.

27Mon interprétation comparative des différentes situations montre surtout que les différences ethniques, sociales, religieuses ou la nationalité des orpailleurs ne sont pas automatiquement sources de conflits. Cela dépend de la politisation des identités par les acteurs nationaux ainsi que par les pouvoirs locaux.
Les frontières de l’orpaillage en Afrique occidentale ne se résument pas à des tensions entre les « autochtones » qui formeraient un groupe homogène, se sentant menacé par l’extraction minière, quelques outsiders immigrés [Elias et Scotson, 1994] et l’État. Les rapports de force et les relations sociales entre personnes influentes sont naturellement bien plus complexes, et impliquent des divergences également au sein des groupes en compétition. Parmi les orpailleurs, les intérêts divergent fortement, entre les chefs d’équipe et leurs assistants, entre les équipes autour des limites des fosses, entre les orpailleurs et les acheteurs. Quelques orpailleurs s’adressent aux autorités locales (chefs de village, prêtres de la terre) pour demander leur assistance pour les cérémonies rituelles, développent d’intenses contacts sociaux avec les autochtones et entretiennent des relations amicales avec certains d’entre eux, alors qu’ils ont des litiges avec d’autres. D’autres restent distants vis-à-vis des populations locales. Quelques communautés locales sont divisées comme c’est le cas à Kwatena, entre les personnes qui veulent plutôt s’orienter vers l’agriculture et les partisans de la mine, celles qui voient leur mode de vie et leur pouvoir menacés par l’afflux des étrangers (voir infra) et d’autres qui participent aux marchés, vendent des marchandises de toutes sortes aux immigrants, offrent des prestations en travail, ou leur louent des logements.
Les communautés locales peuvent profiter de différentes manières de l’essor de l’extraction minière. Les villages du nord du Bénin, qui déploraient la forte émigration des jeunes, peuvent maintenant assister au retour de leurs jeunes travailleurs. Ici, la plupart des personnes évaluent les effets positifs du boom local de l’or, mais mentionnent en même temps les conséquences problématiques des rapides changements sociaux et culturels qu’il génère.
Ceci ne signifie pas que les relations entre les autochtones et les immigrants se seraient adaptées à un cadre social fixé au préalable. Au Mali, le système niaro (voir note 7) n’a été appliqué qu’en 2000, au début de la ruée vers l’or, par des autorités locales qui ont changé d’attitude et ont voulu exercer à cette époque un contrôle accru sur les immigrants. Le système a été introduit par des orpailleurs expérimentés de la région qui avaient déjà travaillé dans d’autres parties d’Afrique occidentale et surtout dans d’autres régions de l’espace frontalier périphérique du nord de la Côte d’Ivoire et du sud du Mali.

Accès aux ressources et économie morale de l’orpaillage

28Hormis ces différences dans le champ des pouvoirs locaux, tous les sites étudiés partagent des similarités frappantes en ce qui concerne les règles internes aux orpailleurs migrants.

29Sur tous les sites, les orpailleurs ont développé un système complexe d’organisation et de division du travail, des hiérarchies, le travail en équipe et des préférences dans le partage du produit. En général, les orpailleurs travaillent en petites équipes sous la conduite d’un chef qui est souvent le propriétaire de la mine ou du puits. Les équipes sont mixtes du point de vue des origines régionales et ethniques des travailleurs qui sont embauchés sur la base de leur habileté individuelle. Le propriétaire travaille avec des organisateurs auxquels il fait confiance, ou alors il travaille lui-même pendant les différentes phases du processus d’extraction de l’or. C’est un micro-entrepreneur. Il investit dans les équipements, entretient les travailleurs et reçoit, en général, la moitié du gain. Les puits d’extraction alluvionnaire peuvent être exploités par des mini-équipes. Quelques petits investisseurs tirent partie de plusieurs mines à la fois, en « parrainant » des équipes. La taille des différentes équipes varie. Parfois elles sont très petites, en particulier dans les exploitations alluviales. Ailleurs elles sont plus étoffées, jusqu’à 20 personnes, quand il s’agit d’exploiter les filons contenant de l’or. Des sous-équipes, qui travaillent par roulement, sont alors constituées. Il peut en résulter d’autres hiérarchies. Dans tous les cas, le niveau de la formalisation des deux structures, des équipes et de l’organisation du travail, est bas. Un propriétaire de mine ou un chef d’équipe peut échouer et sera embauché le lendemain comme simple manœuvre et vice-versa. La hiérarchie repose sur l’expérience, les mérites et les moyens financiers.

30En général (le cas malien représente situation particulière), les droits d’exploitation des mines et des puits sont attribués à la personne qui les a, la première, découverts et qui a commencé à les exploiter, c’est-à-dire qui possède tous les moyens financiers et techniques pour sa mise en valeur. Au cas où cette personne ne dispose pas des moyens nécessaires, elle peut conclure une sorte de contrat avec un petit entrepreneur qui s’engage dans l’exploitation contre des parts ou un revenu indexé sur le rendement, par paiement unique ou rémunération périodique. Le propriétaire de la mine peut exploiter ou louer à bail celle-ci contre une rémunération. Souvent il doit payer des contributions aux propriétaires fonciers, aux autorités rituelles et aux fonds de solidarité des orpailleurs. Le gain [10] est accordé selon la division des tâches – le propriétaire du puits reçoit la plus grande part (50 % dans la majorité des cas). [11] D’autres parts sont accordées à tous les membres en fonction du travail effectué ou des capacités mises en œuvre. Si l’équipe a du succès, il y a toujours une part minimum garantie, même en cas de maladie.

31Le système de répartition des risques [Grätz, 2003a] est commun à presque tous les sites aurifères d’Afrique occidentale. Un tel contrat social correspond à ce qui est considéré comme un « échange équitable » : l’entrepreneur doit subvenir aux besoins de ses travailleurs quelle que soit l’importance du rendement. Le gain possible pour un propriétaire de puits est élevé en cas de succès. En raison des incertitudes concernant les rendements, le risque est grand de perdre plus encore en cas d’échec.

32Dans de nombreux cas, un orpailleur reçoit également une part s’il est absent pour cause de maladie ou pour une affaire familiale, tandis que sa part peut être réduite s’il est jugé paresseux ou est en retard au travail. Il existe donc une idée de justice fondée sur le partage équitable du (difficile) labeur ainsi que sur l’acceptation de sanctions. Tous doivent également reconnaître que les différentes tâches sont distribuées en fonction du niveau d’expérience, des connaissances de chacun et de ses capacités physiques. On retrouve ici les éléments d’une économie morale [Scott, 1976] qui structure les règles et les modes d’organisation dans beaucoup d’équipes minières. De plus, des institutions concrètes aident à garantir des avantages partagés et à organiser la redistribution. Il est considéré comme normal, par exemple, que les entrepreneurs miniers et les commerçants ayant réussi, cotisent plus que d’autres pour les fonds de prévoyance permettant de faire face aux temps de crise.

33Cependant, des conflits surgissent souvent entre les chefs de mine qui se disputent les limites de leurs exploitations, la possibilité d’agrandir ou de partager ces dernières et le « vol » éventuel de roches aurifères. Des querelles naissent également entre les travailleurs et les chefs concernant les partages ou l’utilisation de l’équipement. En général, les conflits sont réglés au sein des associations de tous les chefs de mine, le niveau de formalisation, de stabilité et d’efficacité de ces associations différant d’un site à l’autre. Dans certains cas, les communautés minières sont dominées par des big men qui agissent comme des entrepreneurs et des médiateurs [Werthmann, 2003a]. Dans d’autres cas, des groupes d’autoprotection assument le contrôle local (voir supra). En général, il existe un besoin de capacités d’organisation qui peut expliquer l’acceptation de positions de pouvoir sans légitimation formelle. Les orpailleurs évitent de saisir les tribunaux. L’administration locale ne traite que très peu de cas.
Un aspect particulier est constitué par la gestion du temps libre. Dans tous ces campements, les orpailleurs ont des modes spécifiques de consommation favorisée par la grande variété de services et de biens offerts. Ceux-ci incluent des pratiques extensives en ce qui concerne la boisson, la consommation de cigarettes et la nourriture, des codes pour l’habillement et la coiffure, les loisirs (visites dans les vidéothèques). Quelques jeunes orpailleurs dépensent leur argent aussitôt gagné de manière ostentatoire, notamment dans la consommation d’alcool [12]. Il existe une obligation mutuelle de s’entraider, de se montrer généreux. Ce qui est loin d’être un gaspillage d’argent, car ces dons peuvent être considérés comme des réinvestissements dans la communauté des orpailleurs : ils font, à l’instar des obligations liées au travail, partie de l’économie morale de l’orpaillage [Grätz, 2003b ; Werthmann, 2004].

Les relations entre les orpailleurs et l’administration centrale

34Les relations entre les orpailleurs et l’administration centrale différent d’un lieu à l’autre dans le même pays, et changent au cours du temps. En général, l’État concerné considère que les richesses du sous-sol sont une propriété nationale qui ne peut être administrée et attribuée que par lui. Ce système associé à l’argument de « l’intérêt national » entraîne une négation des droits locaux éventuels. Ce principe est fixé dans le cadre légal officiel de la loi sur les mines (code minier) de chaque pays. La mesure dans laquelle l’État applique effectivement ces lois dépend de la connaissance générale de ses fonctionnaires sur les activités minières locales et de leurs capacités d’affirmer leur présence et d’intervenir, enfin de l’importance des gisements et des activités minières. La démarche étatique change souvent notamment si tout à coup un investisseur industriel est intéressé à la réalisation d’un projet de grande ou de moyenne importance. L’incertitude juridique, qui marque aussi les enjeux fonciers [Le Meur, 1999] est donc moins liée à la tension entre les lois officielles, les intérêts des orpailleurs et des riverains des sites d’orpaillage qu’aux politiques contradictoires de l’État. La pression étatique n’est pas un problème en soi. Les orpailleurs peuvent s’y adapter. C’est plutôt l’imprévisibilité des mesures administratives qui représente la perturbation principale. Parfois les représentants de l’État acceptent pendant un certain temps les normes des orpailleurs, pour ensuite les soumettre à un contrôle strict (Bountwanou, Burkina Faso). D’autres fois, ils protègent davantage les agriculteurs riverains et tentent en particulier de refouler les étrangers du pays (Kwatena, Bénin), après les avoir tolérés pendant longtemps. Ces relations sont donc soumises à des changements permanents. Au Bénin, l’État n’est absolument pas intervenu au départ. Plus tard, diverses interventions ont été tentées pour contrôler les orpailleurs. Une brigade de gendarmerie s’est installée, s’est laissée corrompre et n’a permis la poursuite des activités minières que contre paiements de dessous-de-table. Après le retrait des gendarmes, de nombreux orpailleurs sont revenus sur les sites. En 1999 une législation partielle a été promulguée. Depuis lors, de nombreuses négociations se sont engagées dans le dessein d’organiser les orpailleurs dans des coopératives qui devraient vendre leur or à l’État. Durant une courte période, les orpailleurs ont été organisés au sein d’un conseil fédéral (1999-2000) qui, compte-tenu de la frustration ressentie par de nombreuses personnes, s’est totalement transformé, renouvelant ses membres et ses comportements. Ses membres actuels, considérés comme les collaborateurs de l’administration, ne sont plus acceptés par les orpailleurs. Fin 2001, de nouvelles expulsions ont eu lieu parce que les orpailleurs étaient considérés comme trop obstinés pour accepter les conditions qui avaient été édictées (vendre à bas prix l’or aux acheteurs agréés par l’État), et parce qu’une entreprise de moyenne importance était arrivée et avait revendiqué des droits exclusifs d’exploitation pour une zone étendue. L’extraction de l’or fut limitée à quelques gisements alluviaux, et des étrangers furent expulsés de la zone minière. Quelques orpailleurs locaux furent chargés (et payés pour) d’exercer le contrôle. Il en a résulté que le groupe jusqu’ici très solidaire des orpailleurs a commencé à se scinder.
À Bountwanou, Burkina Faso, l’État fut tout simplement absent durant quelques mois parce qu’il ignorait l’immigration et qu’il manquait de personnel. Fin 2001, un poste du CBMP a été mis en place pour contrôler le commerce de l’or. L’agent de l’administration s’est attribué en même temps le rôle de policier, qui édicte ses propres règlements, essaie d’arbitrer les litiges et fait poursuivre les voleurs par les gendarmes. Les gens peuvent se libérer de ses contrôles en lui payant un dessous-de-table. Cependant, à Bountwanou, l’agent ne se mêle pas de toutes les affaires internes des orpailleurs, et il n’intervient qu’en cas de litiges très graves. Les orpailleurs essayent de régler eux-mêmes la plus grande partie de leurs problèmes. Au Mali, les représentants de l’État ne font que des apparitions sporadiques, aussi longtemps qu’un projet minier de plus grande importance n’est pas à l’ordre du jour. Dans ce pays, contrairement au Bénin, les représentants de l’État ne cherchent qu’à obtenir quelques avantages, en demandant des « taxes » d’utilisation des routes pour les minibus quittant la région, particulièrement en direction de Bamako. Le contrôle de la frontière entre le Mali et la Guinée est en comparaison beaucoup moins sévère.

Comparaison des situations de frontière : dynamiques et innovations

35Les frontières de la production aurifère en Afrique occidentale diffèrent de celles de la colonisation agraire dans la mesure où les frontières d’orpaillage ne présentent pas de lignes claires, continues, et se composent surtout de sites isolés, de points dispersés sur la carte de l’Afrique occidentale. Ces sites sont néanmoins liés les uns aux autres par des trajectoires de migration.

36Les frontières de la production aurifère sont porteuses d’un plus haut potentiel intrinsèque de conflits, dont la cause se retrouve dans la compétition accentuée pour les ressources.

37Un site d’orpaillage peut émerger quasiment d’un jour à l’autre et disparaître aussitôt qu’un autre lieu semble plus avantageux [13]. D’habitude, tous les commerçants et prestataires de services suivent les orpailleurs et suscitent sur ces nouveaux sites une marchandisation et une monétarisation accélérées des circuits économiques.

38Quelques villages ou petites villes peuvent subir une forte immigration et extension, et devenir de grands villages hétérogènes ou au contraire des « villes fantômes ».

39Cette dynamique s’applique également à la structuration interne des communautés d’orpailleurs. Les équipes de travail, par exemple, n’œuvrent ensemble que pendant quelques semaines, avant de se recomposer. Cependant, l’économie morale des orpailleurs, une fois constituée, se transmet de manière assez homogène d’un site à l’autre.

40Les agglomérations des frontières agraires ne peuvent pas être qualifiées de stables. Elles connaissent un taux élevé d’immigration et les habitants les plus âgés retournent souvent dans leur région d’origine. Cependant, le développement des villages y est plus équilibré du point de vue de l’âge et du sexe. Les frontières de la production aurifère ont plutôt tendance à attirer de jeunes hommes célibataires d’origines ethniques diverses, et peu de femmes. Il manque généralement aux frontières minières (excepté au nord du Bénin) certaines des règles sociales typiques de l’immigration agraire, comme par exemple l’institution du tutorat [Chauveau, 2002].

41Les deux types de frontières renvoient également à des réalités matérielles différentes. La disponibilité et l’accès à l’or, combinés à l’accès aux moyens techniques d’extraction nécessaires, décident de la naissance ou du déclin d’un site. Cet aspect seul n’explique toutefois pas la mobilité extrême des orpailleurs. Outre la saisonnalité de leurs activités, les autres possibilités de revenus dans la région, les marchés, la sécurité ainsi que le climat politique local et national jouent leur rôle.
Enfin, à un type de frontière peut succéder un autre type. Au Mali et Burkina, certains immigrants sont restés sur place après la fin de la période du boom, se sont tournés vers l’agriculture et ont transformé le camp d’orpailleurs en un village d’agriculteurs.

Conclusion

42J’ai décrit les différentes tendances sociales et politiques qui structurent les frontières de l’orpaillage. Sur la base d’une étude comparative de trois sites aurifères, j’ai exploré les traits communs et les différences qui caractérisent un champ semi-autonome [Moore, 1978 ; Grätz, 2002] en train de se faire, les sites se distinguant par des mouvements dynamiques de migration et de professionnalisation croissante d’acteurs translocaux. Même si les conflits sont nombreux pour accéder aux ressources, la communauté des orpailleurs se révèle capable de générer une cohésion sociale minimale et d’enclencher des processus d’intégration sociale.

43Ces campements dispersés et leurs marchés se développent rapidement dans des territoires ruraux qui vivent alors des changements brutaux. Cette dynamique fait émerger un champ économique et social multilocal, structuré par l’organisation du travail, la distribution des revenus, les sphères de la circulation et des modes de consommation propres aux sites de l’orpaillage. Ce nouveau « champ micro-économique en développement » [Bulmer, 1975], ou « système sociotechnique », [Pfaffenberger, 1998] met en relations les orpailleurs, les commerçants, les prestataires de services, dans une situation qui les distinguent des économies agropastorales avoisinantes.

44Leurs actions combinent des aspects d’une économie morale et certaines logiques d’entreprenariat, entre la camaraderie et les rapports patronaux. Parallèlement à cela, nous assistons à la genèse d’une identité sociale et professionnelle particulière des orpailleurs, qui se forme au travers de leurs séjours prolongés dans le cadre marginal des campements, des normes spécifiques liées à la production et la consommation, au partage du travail et des risques, des modes de communication, s’accompagnant d’un style de vie souvent provocateur, accentué encore par une opinion extérieure stigmatisante [Grätz, 2003b].

45Les différences entre les camps d’orpailleurs se rapportent à la configuration des structures locales de pouvoir, à la disponibilité des ressources minières et au développement des marchés. Réagissant aux stratégies des orpailleurs, l’État met souvent en œuvre des politiques contradictoires, allant du refoulement à la tolérance, de la privatisation à la simple observation et au contrôle de certains facteurs comme la commercialisation de l’or. Bien que les communautés d’orpailleurs jouissent d’une autonomie relative, elles sont en partie influencées par ces politiques étatiques, qu’elles soient directes (comme avec le CBMP au Burkina Faso) ou indirectes (négociations permanentes). Les discours officiels ont des effets sur le terrain, comme au Mali, où la politique officielle promeut une décentralisation qui sert d’argument aux acteurs locaux pour légitimer le rôle des tonbolomaw.

46Malgré les ambiguïtés du concept, on peut donc postuler l’existence d’une frontière aurifère mouvante. Contre toute simplification, je préconise une interprétation complexe des transformations correspondantes dans ce champ social, compte tenu des caractéristiques dynamiques globales de ces postes isolés et dispersés du changement socio-économique.

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Mots-clés éditeurs : économie morale, frontières, ressources, migration, orpaillage, pouvoir, Afrique de l'Ouest

Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/autr.030.0135

Notes

  • [*]
    Anthropologue, Institut Max Planck d’Anthropologie Sociale BP 110351, 06017 Halle/Saale, Allemagne.
  • [1]
    Le terme orpaillage désigne ici l’exploitation minière artisanale.
  • [2]
    Les recherches ont été effectuées au Bénin, au Burkina Faso et au Mali entre janvier 1999 et avril 2003, financées par le DAAD et la Société Max Planck.
  • [3]
    Dans cet essai, je me limite à présenter les caractéristiques actuelles de l’orpaillage en Afrique de l’Ouest, qui a une histoire bien plus longue et commence dès les années 1980 [Carbonnel, 1991].
  • [4]
    Plusieurs études offrent une vue plus approfondie de l’orpaillage dans le passé et le présent. Voir particulièrement : Godoy [1990], Cleary [1990], Dumett [1998], Knapp et alii [1998], Tenfelde [1993]. Pour un aperçu concernant les débats anthropologiques les plus récents à ce sujet (bien que ceux-ci se réfèrent essentiellement à l’industrie minière) voir Ballard and Banks [2003].
  • [5]
    Le damantigi prend le contrôle des mines d’or relatif aux terroirs des clans fondateurs d’un village, décide où un nouveau site doit être installé, comment les travaux doivent être organisés, et exécute des rites. Le pouvoir effectif et l’accès à cette fonction diffèrent d’un village à l’autre.
  • [6]
    Sur le statut du discours de l’autochtonie, voir Geschiere [2001].
  • [7]
    Le système niaro prescrit que les orpailleurs locaux sont généralement propriétaires des mines et qu’ils doivent employer des ouvriers aux besoins desquels ils doivent subvenir ; en outre, ils peuvent recevoir une part importante du gain, qu’ils aient travaillé avec eux ou non. Les tonbolomaw de Kobadan m’ont déclaré que le système niaro représentait une réaction au flux incontrôlé d’étrangers qui « ont pris plus qu’ils n’ont donné ». En comparaison à d’autres camps, ils ont déclaré que ces prélèvements étaient modérés.
  • [8]
    Ici, le sujet principal des débats n’est pas toujours celui de la terre cultivable. Les discussions portent aussi sur l’accès des populations locales à l’eau des puits, l’utilisation des routes ou le respect de divinités de la terre.
  • [9]
    On doit distinguer les régions qui ont une plus grande expérience historique dans la production aurifère, comme celle du sud du Mali, de celles qui viennent seulement récemment d’y être confrontées par l’établissement rapide de camps d’orpaillage, comme la région gurmanché (cas de Bountwanou, Burkina Faso). Si l’extraction de l’or est un facteur bien connu dans une région, la position des sociétés locales vis-à-vis des orpailleurs qui affluent sera plus forte : il leur sera possible de développer des stratégies pour tirer profit de leur existence et élargir l’influence des institutions locales sur les camps.
  • [10]
    Surtout dans l’exploitation d’or filonien, les orpailleurs préfèrent partager des roches aurifères, avant que chacun ne procède individuellement à l’extraction finale de l’or. Cette habitude, ainsi que l’absence de salariat dans un contexte pourtant très marchandisé, semblent surprenantes. Elles s’expliquent surtout par l’instabilité des équipes de travail et parfois par l’insécurité de leurs activités qui demandent un partage rapide, bien que cette habitude crée une véritable situation de « loterie ». En outre, il existe une idée selon laquelle il faut éviter de mettre en jeu l’argent liquide, susceptible de devenir plus souvent l’objet de disputes et d’appropriation violente que les produits bruts.
  • [11]
    La plupart des orpailleurs considèrent ces arrangements comme justes et loyaux, en raison du plus grand risque pour le propriétaire du puits et du fait qu’il sait (ou devrait savoir) comment organiser le travail mais aussi comment défendre l’équipe contre des concurrents – conditions de base du succès.
  • [12]
    Pour une approche similaire concernant les plongeurs de diamants, voir De Boeck [1998].
  • [13]
    En mars 2003, j’ai visité le camp de Bountwanou pour la dernière fois. Il avait perdu au moins trois quarts de sa population, l’exploitation des mines d’or avait chuté de manière drastique. La majorité des orpailleurs avaient quitté le site quelques mois auparavant afin de retrouver un site plus prospère (Gomboussoukou). Un employé du CBMP supervisait les activités restantes dans un camp qui ne dura que 18 mois.

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