1Les défis éthiques posés par la recherche internationale en santé sont multiples. Parmi les principaux objets de la réflexion, on retrouve les questions liées au niveau adéquat de soins à offrir aux participants d’une recherche, au consentement individuel et/ou collectif des participants à la recherche, aux retombées de la recherche pour les participants et leur communauté d’appartenance et au développement de structures locales en éthique de la recherche. Les anthropologues ajoutent volontiers à cette liste les enjeux soulevés par le respect, de la part des médecins et chercheurs formés dans des traditions médicales étrangères, des pratiques thérapeutiques traditionnelles et des savoirs populaires locaux, voire les enjeux liés à l’absence d’ajustement des pratiques diagnostiques et des cadres nosographiques aux significations données localement aux symptômes et causes de la maladie. Ils rappellent, de plus, que les enjeux liés aux techniques de recherche et de soins ne doivent pas détourner l’attention des enjeux en termes de justice sociale [Lane et alii, 2000]. Ces défis éthiques émergent dans un contexte marqué par une préoccupation: les critères utilisés implicitement ou explicitement pour juger de l’acceptabilité éthique d’une recherche sont fondamentalement fonction de valeurs qui, pour être reconnues pertinentes universellement, ne sont pas hiérarchisées de la même façon et ne se voient pas attribuer la même importance dans l’inévitable processus d’arbitrage entre des valeurs et principes en compétition. Un défi éthique plus général devient le développement d’un cadre d’analyse des enjeux éthiques adapté aux valeurs et aux normes éthiques locales. Plus spécifiquement se posent les questions de l’universalité des principes éthiques gouvernant l’éthique de la recherche biomédicale et du bien-fondé d’un relativisme éthique. Tel sera le thème central du présent texte. Au-delà d’une polarisation entre un principisme intégriste défendant l’imposition mécanique de valeurs universelles et un relativisme radical, nous défendrons la pertinence d’une approche fondée sur les valeurs phares et la discussion éthique, approche qui retient certaines composantes constructives d’un principisme spécifié, sensible aux contextes socioculturels et arrimée à une éthique de la discussion.
Les enjeux d’une polarisation principisme versus relativisme
2En dépit d’un certain discours postmoderne niant toute possibilité à la définition de principes éthiques « objectifs », libres de tout impérialisme éthique, rares sont les chercheurs qui ne reconnaissent pas la pertinence de balises éthiques qui permettront de définir les limites de l’acceptable en recherche internationale. Les nombreux exemples de dérapages éthiques de recherches expérimentales conduites par des équipes occidentales auprès de populations des pays du Sud ont bien mis en évidence que, sans exception, les chercheurs reconnaissent certaines limites à l’acceptable, au tolérable et au justifiable en recherche internationale. L’enjeu qui s’impose à l’éthique de la recherche réside dans la définition de ces limites et des critères qui pourront être invoqués pour les justifier. Le balancier de la réflexion nous conduit entre deux pôles opposés. D’abord, une approche universaliste défend l’idée voulant que « ce qui n’est pas acceptable en éthique de la recherche dans les pays développés ne peut l’être dans les pays sous-développés ». Les mêmes critères définissant l’acceptable pourraient être utilisés indépendamment du contexte social, culturel, économique et politique dans lequel vivent les populations visées par les recherches. Ensuite, une approche relativiste soutient que le respect de l’autre commande une éthique libre de tout impérialisme imposant des valeurs universelles (sous-entendues imposées universellement par les Occidentaux qui les ont retenues) et reposerait, dans une perspective communautarienne (au sens éthique de ce terme) sur la mise à jour de valeurs propres à chacune des sociocultures concernées. Cette polarisation est simplificatrice à plusieurs niveaux.
31) D’abord, elle oppose abusivement les concepts de principe et valeur. La compréhension mutuelle des positions des défenseurs et pourfendeurs des valeurs et principes universels est minée à la base par l’absence totale de définition commune de ces concepts. Certains voient les principes comme des guides rigides et contraignants pour l’action, d’autres comme de simples balises permettant de guider l’action, voire comme les composantes d’un vocabulaire de base favorisant la discussion éthique. Or, les principes réfèrent à des valeurs fondamentales considérées comme étant positionnées au sommet de la hiérarchie des justifications culturelles des prescriptions et des proscriptions de comportements. La variabilité induite par les disciplines (par exemple, philosophie, sociologie, anthropologie, psychologie) dans la définition de la notion de valeurs [Mesure, 1998 a] explique des prises de position divergentes quant aux contributions d’une approche universaliste. S’il est illusoire d’espérer un consensus quant à la définition de ces concepts, il nous apparaît toutefois fondamental de rappeler que tant les principes que les valeurs ne peuvent être définis en dehors du cadre d’une théorie générale, par exemple de la justice, de l’autonomie, de la responsabilité [Beauchamp, Childress, 2001 ; Durand, 1999]. Nous soutenons, ici, que le principisme spécifié n’aborde pas les principes en tant que déterminants absolus de l’action, mais comme des valeurs fondamentales dont le poids relatif varie d’un contexte à l’autre. Principes et valeurs peuvent être interprétés comme les composantes d’un vocabulaire de base favorisant la discussion éthique.
42). Cette polarisation pèche aussi par abus d’idéalisme en croyant qu’il est possible, pour l’ensemble des acteurs concernés par les enjeux d’une recherche, d’en arriver à un consensus sur l’identification, et surtout la définition, d’un nombre de valeurs ou de principes éthiques qui pourront guider l’analyse éthique. En fait, que ces acteurs appartiennent à une même socioculture ou qu’ils proviennent de plusieurs pays, la détermination d’une liste finie de principes, de même que la production d’une définition substantive consensuelle, sera toujours un objectif illusoire. Par contre, l’expérience montre que des participants à une discussion éthique, tout en usant d’une liste de telles balises éthiques, peuvent aisément en arriver à un consensus quant à l’à-propos d’une intervention de recherche donnée. Le principisme, même dans la version « classique » développée par Beauchamp et Childress [1994-2001] en bioéthique, s’accommode donc très bien d’un certain pragmatisme axé sur les résultats (une position claire et défendable face à un conflit éthique donné).
53) Les critiques qui s’attaquent à l’impérialisme inhérent à la Déclaration des droits de l’homme ou à des principes éthiques proposés par certains comme universels s’en tiennent souvent à un débat idéologique. Bien que des dizaines de textes dénoncent l’impérialisme culturel inhérent à ces principes ou droits universels, rares sont ceux qui illustrent concrètement leur propos en identifiant quels sont ces principes et droits dont le respect causerait du tort aux populations locales et qui mériteraient d’être retirés de la liste. Plus rares encore sont les études qui identifient quels seraient ces torts ou qui invoquent des exemples de recherches qui les engendreraient. Bref, la critique dépasse rarement le niveau de la critique dogmatique. En fait, la plupart des chercheurs s’inscrivent, implicitement, dans le respect de ce que Boudon [1998] nomme les irréversibilités, soit les valeurs (par exemple, égalité homme/femme, démocratie, respect de l’intégrité physique et mentale de l’individu) acquises au terme de longues luttes au cours des siècles et que l’on souhaite voir continuer à guider les actions humaines.
64) Ce sont moins les droits et principes à prétention universelle, en eux-mêmes, qui posent problème que le dogmatisme et l’absolutisme qui accompagnent leur application. Bref, même si les principes sont définis localement ou universellement, s’ils font l’objet d’une application sans sensibilité au contexte, de façon mécaniste, les dérapages au niveau de leur application les rendront non éthiques. Or, une recherche menée sur le principisme [Massé, 2003] n’a pas permis d’identifier un seul auteur faisant la promotion d’un principisme dogmatique, mécaniste et décontextualisé. Tout comme dans le cas des principes bioéthiques, les pourfendeurs de l’universalité des Droits de l’homme confondent généralement le principisme comme approche théorique et méthodologique (qui n’apparaît que comme principisme spécifié) et les applications souvent mécanistes et dogmatiques qu’en font certains comités d’éthique. Bref, le débat sur le principisme doit départager le questionnement sur la pertinence des principes du procès à l’encontre des usages sociaux, politiques et éthiques qui en sont faits.
75) Il est, à notre avis, tout à fait illusoire de croire que l’on peut conduire une discussion éthique entre acteurs sociaux concernés à propos des enjeux d’une recherche sans que les acteurs impliqués n’invoquent, en début ou en cours d’échange, certains principes et certaines valeurs. L’une des retombées positives d’un certain postmodernisme aura été de rappeler la naïveté des chercheurs qui prétendent à l’objectivité dans leur prise de position à l’abri de leurs origines de classe, de genre, ethniques, religieuses, voire politiques. Les travaux, entre autres, de Laurence Kuznar [1997] et de James Lett [1997], dans le cadre de leur plaidoyer pour une « anthropologie scientifique » ou, sur un tout autre registre, les classiques de Markus et Fischer [1986 ; 1999] sur la négociation et la construction des savoirs entre acteurs de divers « mondes », auront eu un impact décapant sur ces prétentions. Le principisme spécifié se distingue alors moins de la casuistique, de l’éthique narrative ou de l’éthique relativiste par le seul fait qu’il invoque des principes: cependant, il le fait en tout début de discussion dans le but d’asseoir les bases d’une discussion éthique explicite. L’identification, dès le départ, de principes, valeurs, normes ou règles a, soutenons-nous, l’avantage de mettre sur la table un certain nombre de balises, toujours sujettes à débats, subdivisables, ajustables, qui deviendront le vocabulaire de base d’un langage éthique partagé par les parties en présence.
8Le présent texte défendra l’idée voulant que l’éthique de la recherche peut et doit être balisée par des principes, valeurs ou droits universels dans le contexte de ce que l’on pourra appeler un principisme spécifié sensible aux contextes locaux et ouvert à une éthique de la discussion.
Le principisme face à l’éthique de la recherche
9Sommairement, le principisme propose que les décisions à portée éthique dans l’univers des soins de santé puissent être construites dans le respect d’un nombre limité de principes fondamentaux, tels ceux de respect de l’autonomie de la personne, de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice [Beauchamp, Childress, 2001]. Une première liste de tels principes univerels est celle proposée dans la déclaration d’Helsinki (révisée cinq fois jusqu’en 2000) votée en 1964 par l’Association médicale mondiale. Le Belmont Report [NCPHSBBR, 1978], pour sa part, en retenait trois (respect des personnes, bienfaisance, justice). D’autres ont récemment invoqué les principes de réduction des méfaits, de réciprocité, des moindres mesures restrictives ou coercitives ou de transparence [Upsur, 2002; Kass, 2001]. Une version élargie [Massé, 2003] décline ces principes en une dizaine de valeurs phares (solidarité, responsabilité, bienfaisance, utilité, non-malfaisance, respect de l’autonomie, promotion de la santé, justice, promotion du bien commun, précaution), partagées par une population donnée (le Québec) et permettant de justifier les interventions de santé publique et/ou les limites dans la mise en œuvre des moyens à déployer pour atteindre ces objectifs. De telles valeurs, tout en agissant comme des balises pour l’action et tout en s’inscrivant dans une théorie cohérente qui leur donne sens, sont dépouillées de la connotation de normativité impérative associée aux principes éthiques. Elles peuvent aussi, selon certains, être déclinées en règles [Beauchamp, Childress, 2001] ou en normes [Verweij, 2000] qui permettent d’en cibler la portée.
10Ce principisme se caractérise aussi par trois autres éléments fondamentaux. Le premier veut que les valeurs ou principes retenus soient séculiers et évacuent les positions religieuses morales par définition dogmatiques et non négociables (par exemple, principe de la sacralité de la vie qui limite la portée de leur analyse sur l’avortement, l’euthanasie, etc.). Le deuxième réfère au rejet de toute approche absolutiste qui ferait primer, dès le départ, un principe sur un autre. Le principisme se doit d’être prima facie, soit une approche qui met tous les principes sur un pied d’égalité au départ, subordonnant la hiérarchisation finale à une pondération contextualisée. Le troisième critère est celui de l’arbitrage conduit par les acteurs sociaux concernés. Ces arbitrages entraînent certains empiètements sur les principes qui, dans un cas donné d’intervention ou de recherche, verront leur importance diminuée. Bref, le principisme n’est pas une approche subordonnée aux principes (principle-driven), mais guidée par les principes (principle-guided) [Childress, 1994]. L’une des leçons du principisme est de nous rappeler que le problème en éthique n’est pas d’« avoir des principes », mais d’y adhérer de façon dogmatique.
11L’une des positions éthiques les plus constructives récemment produites est celle du Nuffield Council on Bioethics exprimée en 2002 dans son rapport intitulé Pays en développement: l’éthique de la recherche dans le domaine des soins de santé. Les quinze membres du Conseil fondent leur analyse autour du respect de quatre grands principes qui devraient, à leurs yeux, guider l’analyse éthique des recherches. Ces principes ou devoirs sont: 1) le devoir de soulager la souffrance, 2) le devoir de respecter la dignité de la personne (interprété plus restrictivement par certains comme respect de l’autonomie individuelle), 3) le devoir d’être sensible aux différences culturelles et 4) le devoir de ne pas exploiter les personnes vulnérables (défini ailleurs comme bienfaisance). L’insensibilité à la diversité culturelle quant à la perception des causes de la maladie, de l’efficacité des thérapies traditionnelles ou des rapports médecins/tradipraticiens est vue comme l’une des manifestations les plus insidieuses d’expression du biopouvoir sur ces populations. Les quinze membres et auteurs voient ces principes comme parties d’un cadre éthique qui « favorise l’articulation des devoirs, obligations, demandes et attentes de ceux qui sont impliqués dans la recherche liée aux soins de santé » [Nuffield Council, 2002: 49]. Ces principes doivent faire l’objet d’interprétation et d’exercice de jugement; « ils ne doivent pas être vus comme des règles devant être appliquées mécaniquement » [ibidem: 53].
12À titre d’exemple, le principe de respect de l’autonomie de l’individu n’est pas retenu intégralement dans la mesure où le Conseil recommande « d’obtenir l’accord de la communauté intéressée ou le consentement d’un membre de la famille plus âgé avant de s’adresser à une personne susceptible de participer à un essai ». La communauté, tout autant que l’individu participant, doit être éclairée sur les retombées négatives potentielles d’une recherche. Il n’est pas rejeté dans la mesure où le Conseil suggère qu’« il faut néanmoins toujours obtenir le consentement éclairé de chaque participant à un projet de recherche ». Bref, le consentement communautaire ne nie pas l’impératif de respect de la volonté individuelle; il s’y superpose. La recommandation 22 de ce rapport précise alors:
« Dans certains contextes culturels, il peut être opportun d’obtenir l’accord de la communauté ou l’assentiment d’un membre de la famille avant de s’adresser à un participant éventuel. Si un participant éventuel ne souhaite pas prendre part aux travaux de recherche, il faut respecter sa volonté. Les chercheurs ne doivent pas enrôler ces personnes et ont le devoir de faciliter leur absence de participation [entre autres, en garantissant leur anonymat]. »
14Cette version de l’approche principiste s’avère des plus ouvertes et sensibles aux réalités locales et des moins dogmatiques. Il s’agit d’un exemple patent de principisme spécifié, soit d’un principisme qui n’utilise les principes que comme des balises à la réflexion, non comme des dogmes qu’il faille respecter intégralement et mécaniquement.
15Bref, loin d’un déterminisme mécaniste insensible aux différences culturelles entre les acteurs et les sujets de la recherche, cette version du principisme en appelle à un relativisme moral défini comme une sensibilité aux contrastes dans les contextes culturels. Le principisme n’est pas incompatible avec un certain « pluralisme éthique » qui soutient que les règles et normes qui régissent la recherche peuvent varier selon les sociétés et les cultures dans lesquelles se fait la recherche. Si ce relativisme ne se voit pas imposer certaines limites, il peut en résulter que « des codes de morale différents ne pourront pas être comparés ni évalués à des fins critiques […]. Être sensible aux valeurs inhérentes aux pratiques locales ne signifie pas qu’on les accepte sans discussion. Il faut, au contraire, être disposé à explorer les différences sans préjugé et à rechercher autant que possible à les comprendre… » [Nuffield Council, 2002: 5]. Telle est l’essence même d’un relativisme méthodologique sur lequel nous reviendrons à la section suivante.
Les principes à l’épreuve du relativisme culturel
16Une autre voie de critique du principisme est celle des prétentions à une pertinence universelle des valeurs, règles, principes et autres normes éthiques. Si certains sont prêts à accepter leur contribution aux débats éthiques dans leur pays, ils dénoncent l’usage des principes pour alimenter la réflexion sur les enjeux éthiques de la recherche internationale.
17Bien peu de chercheurs seraient encore prêts à défendre aujourd’hui les vertus du relativisme épistémologique, soit la version radicale qui nie toute possibilité d’identification d’une vérité, voire qui déconstruit systématiquement la notion même de réalité. Dans cette version d’un constructivisme radical, la vérité n’existe qu’à travers les multiples constructions qu’en fait chacun des acteurs sociaux, chercheurs compris. Toute moralité serait alors strictement culturellement construite [Zechenter, 1997: 325], ne serait à la limite qu’une simple convention sociale. Toutefois, nous pouvons nous rallier à la version méthodologique du relativisme qui réfère alors à « l’engagement à suspendre tout jugement moral tant qu’un effort n’aura pas été fait pour comprendre les croyances et pratiques culturelles de l’autre dans l’intégralité de leurs contextes culturel, matériel et historique » [Turner, 1997: 274] ou encore, dans les termes de Cohen, à « une ouverture à regarder l’autre avec un esprit ouvert, à apprendre avant de juger et à considérer sa propre culture avec un œil critique » [Cohen, 1998: 126].
18Mais même ce relativisme éthique a ses limites, et ce aux yeux mêmes de ses défenseurs. Ces derniers ont compris que cette théorie, loin de faire automatiquement la promotion des intérêts des populations minoritaires, « contenait un biais insidieux envers le statu quo et en faveur de la préservation des cultures étrangères ou exotiques, en tant que zoos ou spécimens anthropologiques » [Hatch, 1983: 116]. Le relativisme n’impliquerait pas automatiquement la défense et l’acceptation aveugle de tous ses éléments. « Toutes les valeurs culturelles créées ne sont pas d’égale valeur », rappelait Kluckhom [1955: 670]. Certains déplorent que le relativisme soit utilisé pour « excuser, rationaliser ou expliquer le traitement différentiel fait, devant la loi, des femmes, des minorités et des groupes autochtones et pour justifier ce que plusieurs considèrent comme des abus des droits humains » [Nagenstat, 1997: 352]. J’ai déjà souligné [Massé, 2000] que, si la définition des « droits de l’homme » peut difficilement éviter l’écueil d’une essentialisation de l’humanité et de l’altérité, l’anthropologie doit s’en inspirer et se départir de l’idée selon laquelle porter un jugement sur des pratiques culturelles est automatiquement et incontournablement une démonstration d’ethnocentrisme.
19Mais encore, pouvons-nous demander, le chercheur qui, craignant les biais d’ethnocentrisme et d’impérialisme culturel, fonderait la critique éthique de ses recherches sur le respect « impératif » des valeurs locales ne risque-t-il pas de perdre de vue un préalable fondamental à toute éthique critique et engagée en anthropologie, soit la reconnaissance d’une différence fondamentale entre l’explication et la justification des pratiques sociales? « C’est [rappelle Macklin] une chose de fournir une explication des coutumes et pratiques dans une culture donnée. Mais c’est une tout autre chose d’en fournir une justification » [Macklin, 1999: 24]. Tel est l’un des écueils majeurs qui guettent l’éthique en recherche internationale. Pourquoi alors ne pas plaider pour une approche mitoyenne entre relativisme et universalisme? Est-il impossible de concilier principes universaux et sensibilité au contexte, relativisme et absolutisme (tel ou tel principe doit prédominer)? Le Nuffield Council croit que oui et considère que « la reconnaissance de l’existence d’une diversité de cultures et de communautés porteuses de codes moraux différents ne conduit pas au relativisme moral » [Nuffield Council, 2002: 51]. En fait, il ne faut pas confondre deux questions différentes: que prescrit la culture locale? Quelle est l’action éthiquement acceptable à retenir après prise en compte de la culture locale? Pour ces chercheurs, « les jugements éthiques sont de ce second type. Ainsi, la sensibilité aux valeurs inhérentes aux pratiques locales n’entraîne pas leur acceptation sans critique » [ibidem: 52].
20Un second écueil face auquel il faut mettre en garde les chercheurs est celui de la culturalisation des enjeux éthiques, alors réduits à de simples conflits de valeurs. Or, rappelions-nous ailleurs [Massé, 2000], les chercheurs ont le devoir de questionner les usages sociaux et politiques faits par des minorités au pouvoir de certains éléments de culture. Une économie morale de l’ethnographie a le devoir de porter une attention particulière aux véritables dilemmes éthiques et conflits moraux vécus par l’ensemble des membres d’une communauté et aux critiques qu’ils véhiculent en termes d’« idiomes réflexifs » et d’engagement [Markus, Fischer, 1999: XXXII]. Bref, tout n’est pas relatif, même à l’intérieur d’une culture donnée. Le relativisme éthique devra reprendre à son compte les questions fondamentales suivantes posées par Zechenter [1997]: 1) quels intérêts sont servis par les coutumes « traditionnelles »? 2) pourquoi certaines coutumes sont abandonnées pendant que d’autres sont maintenues ou ressuscitées? 3) qui bénéficie du changement dans les pratiques culturelles et à qui profite le statu quo? 4) qui influence la direction et la dynamique interne du changement culturel et qui détermine si ce changement ira dans le sens d’une plus grande justice ou dans le sens d’une oppression de certaines minorités? 5) quels sont les critères qui permettent d’identifier les sous-groupes qui, dans une société donnée, seront les représentants légitimes qui déterminent ce qui relève de la « culture traditionnelle »?
21Le nouveau courant de l’ethnographie critique postule que « l’énoncé et l’affirmation de valeurs ne sont pas les buts d’une ethnographie en tant que critique culturelle; ses buts sont plutôt l’exploration empirique des conditions historiques et culturelles de l’articulation et de la mise en œuvre de diverses valeurs [1] » [Markus, Fischer, 1999: 167]. La seconde partie de l’énoncé est particulièrement pertinente. L’approche anthropologique de l’éthique « passe, surtout, par une analyse contextualisée des processus de résolution de dilemmes éthiques, marqués par les conflits entre les acteurs sociaux inscrits dans des rapports de pouvoir, qui ne partagent pas les mêmes valeurs, qui n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes responsabilités » [Massé, 2000: 29]. Il est clair, à titre d’exemple, que les autorités religieuses ou politiques qui s’opposeraient à un projet de recherche parce qu’il met en péril les intérêts d’un électorat de tradipraticiens ne le feraient pas automatiquement dans l’intérêt des sujets de la recherche qui pourraient bénéficier de diverses retombées. Par contre, la première partie de l’énoncé est plus problématique. En fait, l’énoncé de valeurs et de principes soumis comme objets de discussion et une ethnologie interprétative critique soucieuse d’analyser les limites de la portée de ces principes dans un contexte local donné sont tout à fait conciliables. Les chercheurs doivent ne pas être dupes du fait que le relativisme peut être utilisé par des gouvernements ou des groupes d’intérêts, fondamentalistes ou autres, pour justifier l’acceptation ou le refus de participer à certaines recherches à travers une dénonciation d’un impérialisme culturel. Les principes éthiques généraux peuvent être très utiles, non seulement pour favoriser la communication transculturelle, mais aussi pour aider les chercheurs, décideurs et sujets non occidentaux de la recherche à « formuler des arguments persuasifs contre les coutumes traditionnelles ou les lois restrictives qu’ils tentent eux-mêmes de modifier dans leur propre société » [Macklin, 1999: 52].
22Le cas du consentement du monde médical à une recherche portant sur les médecines traditionnelles peut illustrer ces conflits d’intérêts. Ainsi, au milieu des années quatre-vingt-dix, un membre du Comité consultatif pour la protection des personnes au cours de la recherche biomédicale (Martinique), membre de l’Ordre national des médecins, souhaita imposer comme condition à l’acceptation d’un protocole de recherche sur les savoirs et pratiques thérapeutiques populaires de la détresse psychologique, l’engagement que les quimboiseurs [2] locaux, « des illégaux relevant des tribunaux correctionnels », ne seraient pas interviewés. Au-delà des enjeux soulevés par l’assujettissement de recherches anthropologiques au jugement « éthique » de médecins, on est ici face à un cas flagrant d’impérialisme, autant corporatiste que culturel. Une telle position repose sur l’a priori que les quimboiseurs sont des charlatans, qu’ils constituent une menace pour la société, que toute étude qui s’y intéresse conforte leur crédibilité et leur pouvoir aux yeux de la communauté et, donc, qu’il serait éthique de les ignorer et de les contourner. Ici, les finalités de la recherche en termes d’approfondissement de la compréhension des interprétations populaires des causes et de la nature de la maladie ne peuvent suffire à la justifier. Les moyens ne justifient pas les fins. Bien sûr, on pourrait y voir une simple attitude corporatiste, une guerre de territoire entre secteurs de soins ou, pire, un prétexte à règlement de compte envers des « guérisseurs » que l’on a décidé de ne plus traduire en justice à cause de la publicité gratuite et massive que les procès publics très médiatisés ont jadis entraînée. Toutefois, les enjeux sont plus profonds. Ce qui est en jeu ici, c’est le respect des savoirs et des pratiques populaires par une biomédecine qui, forte de ses assises scientifiques, disqualifie les interprétations populaires de la maladie et les pratiques thérapeutiques traditionnelles. La faute éthique ici ne réside pas dans la critique de pratiques thérapeutiques dont le sérieux et l’efficacité sont très certainement discutables (pratiques reposant, en partie, comme nous l’avons suggéré ailleurs, sur une construction culturelle conjointe de la vérité et du mensonge [Massé, 2002]). Les enjeux éthiques sont plutôt liés à l’absence de respect envers les humains qui s’y réfèrent. C’est en ce sens que le Nuffield Council reconnaît la cohabitation de la biomédecine et des médecines traditionnelles, mais aussi le travail de décodage des savoirs populaires par les comités d’éthique, ceux-ci devenant des lieux majeurs d’enjeux éthiques en recherche internationale.
La notion de principisme spécifié: contexte d’application et usages sociopolitiques des principes
23On accuse les principes d’être abstraits. Bien sûr, ils sont abstraits dans leur « forme ». C’est d’ailleurs ce qui les différencie des règles ou des normes. Toutefois, Macklin rappelle:
« Le caractère inhérent et inévitable de leur abstraction ne préjuge aucunement de la manière dont ils doivent être appliqués à des situations personnelles, sociales ou professionnelles. Pour appliquer quelque principe éthique "abstrait" que ce soit, il faut d’abord prendre en compte le contexte social, considérer qui est susceptible d’être affecté et de quelles façons… Il n’existe aucun algorithme, aucune procédure déductive pour faire cela »
25Il est tout aussi absurde de postuler que les principes sont insensibles aux élucidations et aux interprétations. Tout au contraire, « les façons de comprendre et de mettre en œuvre des principes généraux sont multiples et peuvent prendre autant de formes qu’il existe de contextes, de pays ou de cultures différentes » [ibidem: 48]. C’est d’ailleurs le mandat spécifique des anthropologues de procéder à l’analyse de ces diverses interprétations.
26L’accusation réduisant le principisme à une méthode déductive, du type « hautvers-le-bas » et non pas « bas-vers-le-haut », s’applique à une version radicale marginale et découle d’une lecture réductionniste de ses méthodes. Pourtant, les anthropologues ont été particulièrement critiques. Marshall et Koenig [1996 ; 2000], dans leur plaidoirie en faveur d’une approche interprétative bottom-up, déplorent que les approches principistes top-bottom « définissent une bonne théorie éthique comme celle qui peut produire des résultats "objectifs", une approche postulant un "observateur idéal" qui établit des critères rationnels pour juger les cultures, sans préoccupation pour leur historique et leur localisation » [Marshall, Koenig, 1996: 350]. Ces auteurs dénoncent l’influence de la philosophie (entendue comme discipline insensible aux contextes) sur une bioéthique qui s’en remet à des principes tels que le respect de l’autonomie de l’individu, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice dont les principaux défauts seraient d’être « philosophiques » et « occidentaux ». Comme c’est le cas dans la plupart des dénonciations du principisme, aucun argumentaire n’est avancé pour expliquer en quoi la justice ou la bienveillance seraient en soi inapplicables en dehors de l’Occident. Nous sommes malheureusement trop souvent en face de critiques dogmatiques qui véhiculent une image simplifiée du principisme, en oubliant que très peu de philosophes, éthiciens ou anthropologues utilisent le principisme sans y adjoindre le concept corrélatif de spécification.
27Or, à l’encontre des applications mécanistes et linéaires des principes aux cas particuliers, Childress et Beauchamp [2001] proposent plutôt une approche sensible au contexte. S’inspirant de la typologie de Henry Richardson [1990], Childress précise que la spécification procède par un ajustement qualitatif des normes aux cas particuliers et fait implicitement partie intégrante d’un principisme sensible au contexte, aux circonstances et aux spécificités du cas. Il propose donc, et nous nous rallions à cette approche, une forme de « principisme spécifié », pour reprendre la formule proposée par Degrazia [1992].
28Illustrons la spécification par un exemple. Le respect de l’intégrité humaine est présenté par certains comme ayant une valeur absolue. La règle du respect de la confidentialité qui en découle est parfois aussi perçue comme un absolu. Or, l’expérience en contexte de pratiques ayant mis en évidence les conséquences négatives, sur la vie privée des personnes, d’une intervention impliquant la constitution d’un fichier nominal de citoyens ciblés, certains proposent la formulation paradig-matique suivante: « la constitution de fichiers nominaux comporte trop de risques et devrait être interdite ». Pourtant, d’autres cas d’intervention requérant des fichiers nominaux peuvent attirer l’attention sur le fait que cette norme s’applique de façon ambiguë (par exemple, pour un problème de santé X, les conséquences des bris de confidentialité sont de peu d’importance) ou qu’elle entre en conflit avec d’autres normes (par exemple, en l’absence d’intervention, d’autres personnes risquent de souffrir). Une formulation spécifiée de cette norme serait alors: « la constitution de fichiers nominaux ne devrait être interdite que si les risques encourus en termes d’entraves à la vie privée ne sont pas compensés par des gains significatifs pour d’autres citoyens ». En fait, « ces normes spécifiées n’ont pas besoin d’être absolues; elles peuvent être qualifiées par "généralement" ou "la plupart du temps" » [Degrazia, 1992: 526]. Bref, la spécification implique un processus de qualification d’un principe ou d’une norme par des moyens substantifs. Elle procède « en ajoutant des clauses indiquant lequel, où, quand, comment, par quels moyens, par qui et à qui l’action est à être, est à ne pas être, ou peut être faite, ou doit être décrite… » [Richardson, 1990: 295-296]. La spécification procède ainsi en « établissant les qualifications substantives qui ajoutent de l’information sur la portée de l’applicabilité de la norme ou la nature de l’acte ou la fin attendue ou proscrite » [Richardson, 1990: 296].
29Ce principisme spécifié n’est ni une approche déductive du type haut (les principes) vers le bas (la réalité), ni une approche inductive (où les principes émergeraient d’une étude situationniste de chacun des cas), mais plutôt une approche hybride que nous pouvons qualifier de « transductive » (dialectique des démarches inductive et déductive). Une telle approche s’inspire d’une démarche dialectique que Durand décrit ainsi:
« On peut partir de valeurs, de principes, d’hypothèses et regarder les cas à travers eux, à la condition de comprendre le cas dans toute sa complexité et d’être toujours prêt à reconsidérer l’hypothèse, réinterpréter les valeurs, le principe, changer la règle »
31Laurent Vidal [2001] illustre clairement les risques de dérapages que peut engendrer, par exemple, l’application mécaniste des principes de bienfaisance, mais aussi de respect de la confidentialité, dans l’élaboration de politiques de notification aux partenaires sexuels des cas d’infection à VIH ou de poursuites judiciaires contre les personnes considérées comme ayant propagé le virus délibérément. Il a tout à fait raison de rappeler avec Brunet-Jailly qu’« un principe éthique inapplicable en pratique n’est plus qu’une idée, parfaitement noble mais vidée de tout autre intérêt […], affirmer un principe que personne ne peut appliquer est un non-sens » [cité dans Vidal, 2001]. Vidal est alors justifié d’ajouter qu’« un principe éthique ne peut ignorer ses traductions dans les faits » ou qu’il perd alors son caractère éthique. L’illustration donnée du cas des traitements antirétroviraux en Afrique montre toutefois dans quelle mesure il est impératif, mais pas impossible, de conjuguer principes théoriques et pratiques de terrain et de « négocier les inévitables obstacles pratiques que [l’éthique] rencontrera » [Vidal, 2001].
L’éthique de la discussion
32Nous avons signalé jusqu’ici que les principales contributions du principisme spécifié à l’éthique de la recherche sont une conception de l’éthique comme lieu d’arbitrage entre un nombre donné de principes et/ou de valeurs phares ayant une valeur prima facie et la considération que l’application de ces principes doit répondre d’une spécification, soit d’une analyse contextualisée des limites de la portée de chacun des principes dans une situation donnée. Du côté des limites de cette approche, j’ai souligné [Massé, 2003] que la volonté de vouloir résumer l’ensemble des normes sous le chapeau des quatre grands principes classiques de la bioéthique était intéressant, au plan théorique, mais rendait ces principes trop généraux pour servir de balises efficaces à la discussion. Plutôt que de décliner ces quatre principes en une série de règles éthiques spécifiques, processus qui risque d’alimenter des usages mécanistes de ces règles, j’ai suggéré de remplacer cette liste de principes (mieux adaptés aux enjeux de la bioéthique qu’à ceux liés à la santé publique et à l’éthique de la recherche) par une liste de valeurs phares, dont le nombre, la définition et la portée seront soumis à la discussion. Or, ici réside l’une des limites importantes des approches principistes: rien n’est dit sur les mécanismes et les acteurs qui devront opérer l’arbitrage. L’approche par « comité d’éthique » est généralement sous-entendue. Il y a alors risque d’enclaver les délibérations éthiques dans un cénacle d’experts. Le travail d’arbitrage entre les valeurs phares, principes et autres normes générales doit, au contraire, être ouvert à l’ensemble des acteurs sociaux concernés par une recherche donnée (autorités politiques et religieuses locales, chercheurs internationaux et locaux, mais aussi représentants des sujets qui participeront à la recherche). Si la grande majorité des organismes internationaux de recherche ou des conseils d’éthique recommandent la mise sur pied de comités d’éthique dans chacun des pays ciblés par les recherches internationales, très peu est dit sur la représentation des sujets et les dangers d’un recours aux « porte-parole » officiels. Rappelons que l’éthicien, pas plus que les autres acteurs, n’a un accès privilégié au juste: seule la discussion peut fonder l’acceptabilité rationnelle des normes éthiques.
33Dans la conception habermassienne de l’éthique de la discussion, la moralité d’une action n’est pas fonction de valeurs universelles partagées. Les valeurs n’acquièrent un statut de balises justifiées de l’action que si elles conduisent, à travers la discussion, à un consensus quant à ce qui doit être fait ou évité. Elles ne deviennent pas justes du simple fait qu’elles sont partagées universellement.
« Sont "justes" les jugements moraux qui méritent d’être universellement reconnus, ce qui signifie qu’ils pourraient, dans les conditions approximativement idéales d’une discussion rationnelle, trouver l’assentiment de toutes les personnes susceptibles d’être concernées »
35La validité morale n’est donc pas donnée au départ par des valeurs ou des principes, aussi justifiables soient-ils, mais elle se présente en tant que « construction » entre acteurs raisonnables. L’éthique se réalise dans un espace de praxis; les valeurs n’évoluent pas dans une sphère autonome: elles sont immergées dans la pratique d’une quête des finalités. La justesse des jugements moraux ne réfère pas à la « vérité »: « la vérité dépasse la justification, fût-elle idéalisée » [ibidem: 227]. Ce qui n’enlève aucune pertinence au recours à une liste initiale, non définitive, de valeurs ou de principes pour amorcer la discussion.
36Par exemple, le principe de justice sociale (juste répartition des retombées positives d’une recherche), qui prend une importance clé en éthique de la recherche, n’est pas défini de façon substantielle et préétablie par l’éthique de la discussion. Dans le cadre de son approche cosmopolite du droit et de l’éthique, Habermas [1996] propose un idéal de démocratie planétaire fondée sur des espaces publics de discussion qui redéfiniront, d’un contexte à l’autre, la nature et la portée de ce principe. Ce qui est universel, pour Habermas, ce n’est pas le principe de justice (ou ceux d’autonomie, de responsabilité, de solidarité, etc.), mais le principe de la discussion ouverte et démocratique entre acteurs concernés. La discussion éthique doit déborder la définition préalable de principes de référence (par exemple, Droits de l’homme, principes éthiques généraux) pour débattre les règles d’une discussion éthique.
37Ainsi, l’éthique de la recherche s’expose à des dérapages absolutistes, normatifs, voire paternalistes, si elle se contente d’appliquer mécaniquement des principes éthiques élaborés dans un contexte socioculturel étranger au contexte où ils seront appliqués. Ces principes doivent être conçus comme l’aboutissement d’un processus de reconstruction fondé sur la discussion éthique. Or, au moins trois autres étapes doivent être mises préalablement en œuvre. Dans le langage de Jean-Luc Ferry [2002], il s’agit d’étapes qui expriment trois types de discours éthique. Le premier est le discours de la narration qui vise à traduire dans ses particularités des « récits édifiants typiques ». En langage de recherche, il s’agirait de produire des cas types d’actions de recherche qui respectent la perspective et la vision qu’en ont les acteurs locaux. Le deuxième discours serait celui de l’interprétation qui s’appuie sur des « valeurs de synthèse » qui visent à être holistes et universalistes (dans le cadre d’une socioculture donnée). Le troisième discours est celui de l’argumentation qui vise à dépasser les valeurs de synthèse au profit de « principes de décentrement ». Ces derniers principes seront alors assimilables à des normes reconstruites par les acteurs sociaux concernés.
38L’éthique de la discussion croit trouver le salut dans l’évacuation d’un débat sans fin sur la substance et la hiérarchisation des valeurs pour privilégier une argumentation constructive interrogeant les prétentions à la validité des proscriptions et prescriptions. Le but est alors de transformer les valeurs pluralistes et individuelles en normes universelles acceptables par le plus grand nombre. Mais ce consensus qui résultera de la discussion ne découle pas d’un consensus sur les dénominateurs communs qui fondent des valeurs universelles. Il résulte d’un choix rationnel, argumenté sur les valeurs et normes acceptables comme arbitres dans un contexte et des circonstances données. « Au modèle d’un consensus par recoupement vient donc s’opposer celui d’un consensus par confrontation » [Ferry, 2002: 63] entre les valeurs et points de vue avancés par les divers participants à la discussion.
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40Même s’il n’est plus souhaitable que les valeurs s’enracinent dans des croyances dogmatiques, l’éthique de la recherche n’en est pas pour autant confinée à « une inventivité éthique sans règles ni principes » [Mesure, 1998 b]. Pourtant, une éthique à la recherche de vérités établies en substance et reconnues par tous est vouée à l’échec. Nous croyons qu’il est alors plus facile d’arriver à une entente sur des situations pratiques que de faire consensus sur des positions théoriques. « Nous pouvons ne jamais accorder entre elles nos visions du monde respectives, tout en étant capables de nous entendre entre nous sur des règles, afin de coordonner nos actions et plan d’action » [Ferry, 2002: 71]. La confrontation et l’arbitrage des valeurs phares qui fondent le modèle de résolution des conflits éthiques défendu ici n’ont pas pour but de susciter un consensus sur la hiérarchisation définitive de ces valeurs. L’objectif pratique est d’en arriver à une position commune sur les normes qui doivent régir la mise en œuvre de tel ou tel programme de santé publique dans des contextes comparables. Ce qui est en jeu dans la discussion éthique pratique n’est pas la valeur comparée des valeurs, mais « la hiérarchisation de leur portée normative » [ibidem: 75]. Or, l’éthique de la recherche est normative par définition si l’on entend qu’en tant qu’éthique appliquée, elle a pour but de définir l’acceptable et l’inacceptable dans les demandes faites aux sujets. Les principes éthiques, valeurs phares ou droits universels ne peuvent être invoqués mécaniquement pour définir ces limites de la recherche. Ils peuvent toutefois jouer un rôle constructif de balises et de guides de réflexion et de communication dans le cadre d’une éthique de la discussion soucieuse de démocratie et de sensibilité aux contextes.
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