Notes
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Anthropologue, université de La Rochelle, laboratoire Seaman-Espace Nouveaux Mondes.
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[1]
La structure géomorphologique des îles Loyauté, un plateau corallien soulevé et dépourvu de cours d’eau, sans rivage propice au mouillage régulier des navires, détermina le statut colonial des îles Loyauté : elles furent décrétées « réserves indigènes » dans leur totalité et ne connurent donc pas les spoliations foncières qui sévirent sur la Grande-Terre.
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[2]
Toutes ces archives ont été rendues disponibles par le travail monumental du père Dubois. Elles sont consultables pour l’essentiel sous forme de microfiches déposées à l’Institut d’ethnologie de Paris.
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[3]
Selon l’expression de Maurice Godelier [1982 : 157].
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[4]
Nous utilisons le terme « section de fratrie » pour désigner l’ensemble des germains de même sexe, le groupe de frères (ou de sœurs) qui, à la question bo tei la ? « toi/enfant (-de)/qui ? », nomme un même individu. Ils entretiennent entre eux une relation interindividuelle désignée par le terme maré ace-celuaien « préfixe duel/cadet/suffixe possessif ». Dans cette section de fratrie, se transmettent des noms individuels, en nombre limité, qui ne sont généralement pas en circulation dans une autre section de fratrie, même si cela peut s’observer. L’expression « fratrie » renvoie au pluriel du même terme, ace-re-celuaien, « préfixe duel/pluriel/cadet/suffixe possessif », et correspond à l’ensemble des germains classificatoires de même sexe du lignage ; « fratrie » et « fratrie lignagère » sont deux expressions synonymes ; l’emploi de la deuxième, bien que tautologique, permet de marquer une opposition avec la « fratrie clanique » qui correspond à l’ensemble des germains classificatoires de même sexe d’un ensemble de lignages répondant à un même toponyme éponyme (infra : note 10). Quoique la distinction entre « père » et « frères de père » ne soit pas pertinente dans la parenté maréenne (« père » et « frères de père » sont tous appelés caca), les « pères » sont hiérarchisés dans leur fratrie selon la chaîne aîné~cadet, laquelle hiérarchie de statuts est transmise à la fratrie de leurs fils. Dans une fratrie, les individus se distinguent donc hiérarchiquement dans le même rapport que leurs « pères » dans leur propre fratrie.
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[5]
À Maré, la « parole » (eberedro) est en premier lieu objet de délégation ; seule son attribution – aux aînés ou aux benjamins – assure la légitimité d’une argumentation. Prendre la parole, c’est donc avant tout y être autorisé, et la compétence rhétorique relève d’un statut social spécifique. La conséquence d’une telle modalité de l’exercice réglé de la Parole est la confiscation dont elle fait l’objet, le silence auquel sont réduits certains – les cadets. Parole et mutisme sont ainsi les corollaires de l’autorité. Dans la mythologie, la parole est proprement hypostasiée : le coq dispose d’une « compétence solaire » pour donner existence sociale aux ignames en les nommant de son chant, ce qui permettra de les classer et d’attribuer les terres appropriées à la bonne croissance de chaque espèce et variété. Parole et igname sont ainsi deux objets de production de même nature, une même valeur sociale. Kakailen signifie ainsi le « sens » d’un propos, d’un mot, d’un énoncé, et le « tubercule » de l’igname [Illouz, 2000 : 47-48, 83].
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[6]
Aujourd’hui par exemple, les instituteurs des écoles de « tribu » sont familiers à Maré de cet obstacle de « la coutume » dans leur effort pédagogique à faire « s’exprimer » tous les élèves d’une promotion : si deux frères classificatoires sont présents dans la même classe, le cadet ne répondra jamais aux questions du maître, « de crainte » d’humilier son aîné. Il en va presque toujours ainsi en coprésence de frères.
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[7]
Le aebon, « paquet d’odeurs », servi au benjamin, est un met d’igname sans adjonction de lait de coco, enveloppé dans des feuilles de bananier, ficelé à l’aide de lianes et cuit à l’étouffée dans un four de pierres enterré.
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[8]
De fait, l’aîné parle peu ; l’efficacité de l’exercice est dans la délégation au benjamin.
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[9]
Ce mot est construit de la manière suivante : e-…-jeu : confixe bénéfactif ; pareu : « craindre, appréhender, crainte, peur ».
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[10]
Aucun de mes informateurs n’est parvenu à donner une traduction française de ce mot. Le puec, répètent-ils de différentes manières, est ce que le cel (cadet) donne au tok (aîné).
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[11]
Le nom de lignage est celui du toponyme primordial, précédé de la particule serei, qui indique la provenance d’un lieu ; sere i « venir de » : serei Tadeng, « (ceux) venant de Tadeng », ta deng signifiant « lieu planté de banians ». Pour conduire au déploiement de cette structure spatio-lignagère, il fallut, précisent les récits de fondation, qu’un événement historique poussât l’ancêtre fondateur à s’extraire de son lignage et à s’éloigner significativement du territoire d’appartenance, pour nommer un nouveau lieu, éponyme du nouveau lignage. Mais, dès lors que le lien avec le lignage d’extraction n’est pas dénoncé, il suffit à entériner une position de cadet par rapport à celui-ci, position dont la sanction institutionnelle n’est autre que l’acquittement régulier du « don de reconnaissance » (puec) dû à l’aîné. La souveraineté du lignage, en tant qu’elle procède d’une soustraction à celle d’un autre lignage, trouve sa reconnaissance et sa limite dans la relation aîné-cadet où l’ancêtre fondateur était impliqué, et que celui-ci ou sa descendance ne s’est pas risqué à dénoncer, ou n’a pas estimé devoir dénoncer. Le lien aîné-cadet continue de courir entre les lignages – au-delà de la distance spatiale et généalogique provoquée par l’extraction de l’ancêtre fondateur – au sein d’une unité plus vaste. Le scénario mythico-historique permet ainsi d’expliquer une appartenance – englobant l’appartenance au lignage – à une formation supérieure, celle du guhnameneng, par un lien généalogique plus ancien. Le nom du guhnameneng (groupe de lignages) comporte également une particule locative, si, indiquant la provenance d’un lieu ; de manière moins précise toutefois que la particule serei qui précède les noms de lignage ; sere i signifie « venir de » au sens d’un lieu précis, si signifie « de » sans comporter l’idée d’un ancrage en ce lieu. La désignation du groupe d’appartenance prend donc la forme d’une déclinaison sur le mode « de tel lieu venant (en dernier lieu) de tel autre », si Gurewoc serei Yaw, « de Gurewoc venant (en dernier lieu) de Yaw ». On peut suivre parfois les segmentations successives comme dans le nom si Medu serei Hnaule serei Anyin, « de Medu venant (en avant dernier lieu) de Hnaule venant (en dernier lieu) de Anyin ».
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[12]
On reconnaîtra certains aspects d’une configuration « polynésienne » de l’autorité telle que la décrit M. Sahlins à la suite de P. Kirchhoff [1955], R. Firth [1957] et I. Goldman [1957] qui utilisent respectivement les expressions de conical clan, ramage et status lineage. Selon Sahlins, « Smaller units are integrated into larger through a System of intergroup ranking, and the network of representative chiefs of the subdivisions amounts to a coordinating political structure. […] The Polynesian polity is an extensive pyramid of groups capped by the family and following of paramount chief. […] Genealogical ranking is its distinctive feature : members of the same descent unit are ranked by genealogical distance from the common ancestor ; lines of the same group become senior and cadet branches on this principle ; related corporate lineages are relatively ranked, again by genealogical priority » [Sahlins, 1967 : 287-288]. Mais cette hiérarchisation, qui répond à un ordre généalogique vrai ou fictif suivant les niveaux d’intégration des groupes, ne se reproduit pas par la seule logique du système pyramidal ; elle n’est possible, à Maré, qu’au prix d’une tension « de chaque instant » entre aînés et cadets et du contrôle de ces derniers selon un régime d’imposition impérieux.
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[13]
Waceng, « panier », est la synecdoque par laquelle la « magie » est désignée par son contenant.
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[14]
On nomme Eletok, « Têtes-aînées », les chefferies anciennes de l’île, défaites entre le dernier quart du xviiie siècle et le premier quart du xixe par une coalition de clans « cadets » ; les meneurs prirent ensuite position d’aînés. Ce mouvement insurrectionnel généralisé est désigné par l’expression Hna atakoni ore Eletok, « On fit disparaître les Eletok ». Des chroniques détaillent les grands moments et faits d’armes qui marquèrent ce bouleversement général des hiérarchies sociales et la réordonnance guerrière des alliances.
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[15]
Les généalogies permettent de dater ces faits du début du xixe siècle [Dubois, 1977 : 225].
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[16]
Les si-Xacace tenaient, jusque vers la fin du xviiie siècle, leur puissante chefferie Eletok à Tit(i). Ils furent défaits par les si-Ruemec, précédemment vainqueurs des si Pecuaen, autre chefferie Eletok dans l’est de l’île.
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[17]
Principalement pour la possession de la splendide plage de Dranin, où la capture des tortues est réputée plus facile. La consommation de la tortue est expressément interdite au quidam ; elle est le privilège exclusif de l’aîné ultime, qui invitait ses épouses à en boire le sang. Plus qu’un enjeu territorial, la plage de Dranin est donc associée à la dignité de l’aîné ultime.
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[18]
Sur la mise en circulation de la parole et de la mort, voir Christian Geffray [2001].
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[19]
Les « importateurs » du kaze, venus de Lifou, sont les si-Xacace accompagnés des si-Hnathege. Ils proposèrent leurs compétences meurtrières à différentes chefferies. Des fratries lignagères si-Xacace ou si-Hnathege travaillaient ainsi au renforcement de la puissance guerrière de chefferies rivales. Les si-Xacace et les si-Hnathege, quel que soit le parti qu’ils soutenaient ou soutiennent encore, affirment leur appartenance à une même chaîne de fratries claniques. Des procédures d’alliances patrilatérales permettaient dans le passé de maintenir leur cohésion dans la « chaîne » des chefferies.
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[20]
Sous certains aspects, le kaze rappelle le bao, « cadavre-dieu » décrit par M. Leenhardt [1930 : 213 sq] ; sous d’autres, il se rapproche plus du doki, auquel l’auteur attribue une origine loyaltienne [ibidem : 238 sq].
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[21]
On peut souligner que la singularité du statut des acania correspond à leur non-inscription dans l’ensemble hiérarchique de parenté fictive où sont réunies toutes les fratries claniques de la chefferie. Les aînés de fratries claniques acania, en effet, ne donnent pas le puec à l’aîné ultime mais à l’aîné de toutes les fratries claniques acania : ils forment ainsi une sorte d’État dans l’État. Historiquement, ils ont été accueillis dans les chefferies après que celles-ci se sont constituées, et apparaissent donc comme des « étrangers », pour cette raison sans doute, détenteurs de savoirs et de magies redoutables.
1Les insulaires de Maré vivaient jadis au rythme incessant des entreprises guerrières. « Échanges guerriers » conviendrait d’ailleurs mieux pour traduire ce recours constant aux règlements meurtriers, lors desquels les ennemis jurés du moment avaient pu, la veille, être les alliés les plus « fraternels ». L’administration coloniale, les missions religieuses et les ravages épidémiques successifs des premiers contacts ne sont réellement parvenus à inhiber cette puissante inclination sociale qu’à partir des premières années du xxe siècle. Concernant les guerres entre les différentes chefferies, et pour presque chacune des batailles qu’elles se livrèrent, nous disposons d’une importante documentation. D’abord, celle des missions protestantes et catholiques, concurrentes, qui s’appliquaient à fournir toutes sortes de rapports, de recueils de témoignages, d’enquêtes sur la tenure foncière, de généalogies, et qui entretenaient des correspondances régulières avec leur hiérarchie et avec l’administration que chacune tentait de gagner à sa cause. Ensuite, celle de l’administration qui, à partir de la prise de possession des îles Loyauté par la France en 1864, dépêchait des commissions d’enquête sur l’île pour déterminer, au cours de multiples interrogatoires, procès-verbaux à l’appui, les responsabilités des conflits et la légitimité des revendications [1]. Enfin, celle provenant des « chefs » de « clans » et de « chefferies » eux-mêmes. Ces personnages de haut statut social, qui se voyaient progressivement interdire par les nouvelles instances coloniales les possibilités de régler à leur manière les différends chroniques qui animaient leur société, perçurent dans le même temps combien l’écriture présentait pour les Blancs un caractère de vérité délibératoire. Beaucoup d’entre eux décidèrent très tôt de consigner par écrit, dans leur langue, les arguments légitimant à leurs yeux leurs prétentions statutaires récits de fondations, limites des tenures foncières, généalogies de chefs, faits d’armes expliquant l’allégeance des différents groupes, etc. [2].
2Si toutes ces sources offrent une diversité de styles et de tons où se trahissent à plus d’un titre les interprétations partisanes des événements et des situations, elles présentent l’intérêt majeur de multiplier souvent les témoignages et de divulguer concurremment une variété de formulations et d’énoncés d’un même fait. Des pans entiers de la vie des anciens Maréens sont ainsi saisis sur le vif de leurs propres paroles et viennent préciser le sens des pratiques et des institutions de leurs descendants, qui nourrissent parfois, aujourd’hui encore dans les mêmes termes, ces rumeurs âpres et fugitives qui préludaient autrefois aux arbitrages sanglants.
3Toutes les formes d’affrontement meurtrier semblaient jadis en vigueur : de la déclaration de guerre suivie d’une rencontre « à la loyale » sur un champ de bataille traditionnel (hnawawa), où les grands guerriers (toa eat) tentaient d’accomplir de nouveaux exploits, à l’attaque nocturne des villages endormis donnant lieu à l’incendie de la case commune des jeunes guerriers (tacaer), au siège des refuges de guerre (hnabo), à l’embuscade ou traquenard réalisé avec la complicité de quelque espion (irekaica) ou traître, à l’expédition solitaire en territoire ennemi d’un guerrier en mal de notoriété, nos sources multiplient les exemples.
4L’enquête ethnologique portant sur les statuts actuels des groupes sociaux d’une même chefferie appréhende aisément le projet guerrier qui en a suscité l’organisation : les chefferies maréennes se présentent toujours comme de subtils, et parfois très complexes, dispositifs militaires. Mais l’évidence militaire de cette organisation risque de gauchir l’analyse des fondements de la guerre dans les sociétés kanakes. En effet, si l’entité sociale que l’anthropologie désigne sous le nom de « lignage » semble représenter le groupe d’appartenance homogène qui prétend soutenir en son nom un engagement guerrier, le plus souvent dans une coalition plus large, on pourrait imaginer que les rapports sociaux s’articulent au niveau de tels groupes, dans lesquels les individus seraient organiquement liés à la même cause. Qu’il s’agisse de conquérir un territoire, de mener des représailles ou d’assouvir une vengeance contre un groupe qui prit l’initiative d’une première agression, l’affrontement serait toujours suscité par l’idée du bien commun et objectivé par la perspective d’une réparation ou d’un avantage conjoncturel.
5Nous voulons montrer ici que la clé de voûte guerrière repose ailleurs, au niveau d’une relation élémentaire, celle qui met en vis-à-vis, dans les rapports de parenté et de production, un cadet et son aîné. Si l’investissement guerrier, comme préparatifs continus ou engagements effectifs, constituait une véritable inclination, dont les récits lignagers témoignent, et s’il polarisait la vie sociale des hommes, il procédait néanmoins d’une coercition inhérente à l’ordre des rapports sociaux de production et aux modalités de circulation des biens à l’intérieur même des groupes. Il relevait en sorte directement de l’imposition d’une reconnaissance des statuts dans le cadre de la parenté agnatique. La violence manifeste et latente suscitée par l’aliénation des sujets – rapportés socialement, comme on le verra, à leurs strictes obligations statutaires – inspirait le mode extrême de leur émancipation : sur le champ de bataille, comme lieu d’une rencontre agréée avec la mort, s’exposait la valeur inaliénable des sujets : leur parole.
6Ce serait, en effet, à Maré, se situer trop en aval du problème que de chercher à comprendre les affrontements guerriers à partir des différends qui les suscitent. Les conflits explicites ne constituent en somme que le commentaire de la guerre. Le mobile du conflit, celui qu’évoquent des antagonistes anxieux de leurs intérêts ou de leurs prérogatives, obscurcit l’entendement social de son origine. La menace que l’ennemi laisse planer sur la jouissance d’un bien – le territoire et ses accès, les femmes, les richesses, etc. –, comme la vengeance à laquelle on ne saurait renoncer recouvrent seulement le contenu manifeste – politique – du discours de légitimation d’une entreprise guerrière, celui des proclamations publiques nécessaires à la mobilisation des forces et au rassemblement des alliés. De cette menace extérieure, sans cesse rappelée, peut à tout moment se dégager l’occasion convoitée par les guerriers ennemis pour résorber les conditions intérieures de leur soumission « muette » aux instances de la parenté. Car ce n’est pas l’ennemi qui commande de s’armer et de déployer une violence de défense, de riposte, d’agression, de vengeance, mais le désir des sujets de s’élever dans leur groupe, de s’émanciper de la condition d’obligés dans laquelle ils sont maintenus, de s’adjuger un droit imprescriptible à la parole. La guerre devient pour eux tout à la fois l’occasion et l’expression d’une promotion, d’un nouveau statut « à prendre [3] ».
7C’est ainsi que le « grand guerrier » (naca eat, toa eat), objet d’admiration et de crainte, devient aussi indispensable à l’armature militaire de la chefferie qu’il se révèle une menace pour elle : sa parole peut braver celle de l’aîné ultime, le « chef », dit-on, auquel il est fondé de répondre si ce dernier l’interpelle : « Occupe-toi donc de ta chefferie ! » Cette subrogation de la parole de l’aîné – qui conduit, comme nous le verrons, au délitement des rapports sociaux – a inspiré aux Mélanésiens de Maré la création d’un dispositif de contrôle des guerriers qui travaille à son tour la totalité des rapports sociaux.
Dette de paix : le cadet sous le bras armé de l’aîné
« Il n’est d’accès aux biens et aux objets en effet, dans quelque société que ce soit, que par la grâce d’un service. La vie propre de la totalité de la population apparaît ainsi suspendue à l’existence sociale de meneurs spéciaux, […] dont tous dépendent imaginairement pour subsister, c’est-à-dire, croient-ils, ne pas mourir ».
9Portons tout d’abord notre attention sur le statut d’un sujet social ordinaire. Ainsi, au niveau de la « section de fratrie », de la « fratrie lignagère » et de la « fratrie clanique [4] », un homme trouve les fondements de son être social dans la position qu’occupe celui qui le précède génésiquement ; il a toujours un aîné au-dessus de lui, de telle sorte que tous les sujets sociaux « dépendent » de leur aîné immédiat. Le lien social élémentaire prend donc la forme de la relation immédiate – indécomposable – aîné-cadet. Ce lien seul, en effet – contrairement à d’autres, comme celui d’oncle utérin-neveu par exemple, si important en Mélanésie –, se matérialise à de multiples niveaux de l’existence sociale individuelle par un « don » (puec), impératif et régulier, que le cadet (cel) doit faire à l’aîné (tok), et que nous appellerons pour l’instant, comme nous y invite la glose locale, « don de reconnaissance ».
10Ce « don » s’entérine comme « reconnaissance », sous la clause du mutisme auquel le cadet est tenu en présence de l’aîné : tout cadet, en effet, abandonne à son aîné l’initiative de la « parole » (eberedro), et cela sur le mode d’un véritable effacement prudent [5]. Cette obligation de réserve faite au cadet est si profondément attachée à son statut, elle marque si fortement son comportement et ses attitudes, elle peut si aisément se laisser observer dans les situations les plus diverses, les plus anodines en apparence de la vie quotidienne [6], qu’il faut y voir un trait structurel de la vie sociale.
11Nous verrons qu’au niveau où s’ordonne l’ensemble des rapports sociaux, comme rapports de parenté agnatique classificatoire, le principe élémentaire sur lequel viennent s’aligner tous les sujets masculins d’un groupe social est celui de la relation hiérarchique aîné-cadet. Ce principe s’applique dans toutes les occasions solennelles ou communes, que ce soit entre deux individus d’une même section de fratrie (ace-celuaien) ou de deux sections d’une même fratrie (ace-re-celuaten), entre aînés de fratries lignagères et l’aîné de leur fratrie clanique (tokaguhnameneng), ou enfin, entre aînés de groupes de fratries claniques (hnaelen) et l’aîné ultime de la chefferie, l’aîné-des-aînés, le retok.
12Ce lien social élémentaire, on le voit, court entre les frères selon le principe de l’ambivalence cadet~aîné (C~A) qui marque le statut de tous les sujets compris entre le benjamin (C~B) et l’aîné (A~A). En même temps que le don de reconnaissance se répercute de C~A en C~A, la parole est tour à tour inhibée, tout cadet se tenant muet – quasi muet, verrons-nous – devant son aîné. Selon ce principe, on observe que la chaîne de liens est incomplètement constituée, précisément à ses extrémités. D’abord en ce qui concerne le benjamin, qu’aucun cadet, par définition, ne vient honorer, ensuite en ce qui concerne l’aîné, qui demeure, lui aussi, par définition, sans aîné à honorer. On pourrait donc s’attendre à ce que la parole ainsi différée trouve son lieu d’expression en bout de chaîne et parvienne à se réaliser au travers de l’aîné (A~A), lui conférant ainsi l’autorité d’expliciter seul le destin du groupe qu’il coiffe. Pourtant, il semble bien que l’idéologie maré ait résolu différemment la question liée au lieu d’exercice de la parole. En effet, une procédure particulière permet de boucler « la chaîne des reconnaissances » : l’aîné se lie au benjamin (wananaas) par une offrande spécifique (aebon [7]), acte d’ouverture des prémices d’ignames, et lui délègue le pouvoir, si besoin est, de prendre la parole (eberedro) en son nom. L’aîné et le benjamin bouclent ainsi la chaîne des frères.
Lien hiérarchique cadet-aîné
Lien hiérarchique cadet-aîné
13Soulignons que l’offrande du aebon (A~A ? C~B) peut à juste titre figurer sur le même plan que les dons de puec : non seulement elle initie la célébration des prémices d’ignames et ouvre donc tout le cycle des prestations de l’année agricole, prestations qui s’envisagent toutes comme des modalités particulières de puec (elles marquent toujours une relation aîné-cadet), mais aussi elle est explicitement corrélée à la qualification du benjamin pour parler en lieu et place de l’aîné. La parole du benjamin, dont la vérité, ou le crédit, s’observe dans son consentement à figurer lui-même comme dernier des cadets et prestataire de puec envers son aîné immédiat, travaille à garantir la reconnaissance muette des cadets prestataires. Ainsi, le aebon est à la parole réalisée ce que le puec est à la parole inhibée.
Section de fratrie structurée par le lien hiérarchique aîné-cadet et le bouclage aîné-benjamin
Section de fratrie structurée par le lien hiérarchique aîné-cadet et le bouclage aîné-benjamin
14Quelle que soit l’ambivalence cadet~aîné qui court entre les frères successifs, le statut qui prévaut pour chacun est en dernier lieu celui de cadet. Chacun d’eux, en effet, ne parvient jamais à user pleinement du droit de parole et se trouve systématiquement astreint à l’offrande d’un don de reconnaissance (puec) immédiatement après en avoir reçu un. Ainsi, dès qu’une circonstance particulière met en présence des frères au-delà de la relation interindividuelle, chacun dans la chaîne des ambivalences aîné~cadet est réduit à n’être qu’un cadet, parce qu’il se voit maintenu aux marges de la parole que l’aîné ne partage qu’avec le benjamin. Aussi, le terme de parenté qui désigne la relation duelle, vraie ou classificatoire, de germains de même sexe, frères/cousins parallèles – qui ne sont pas distingués – ou sœurs/cousines parallèles (ace-celuaien, pl. : ace-re-celuaien) (supra, note 4), laisse apparaître la mention de « cadet » (cel, celua) à l’exclusion de celle d’aîné (tok), soulignant ainsi le statut d’obligé au sein de l’ambivalence aîné~cadet qui court entre les frères successifs. Toute section de fratrie, par extension toute fratrie et fratrie clanique, est donc constituée d’une chaîne d’obligés silencieux, encadrée d’un aîné et d’un benjamin, tous deux qualifiés pour prendre la parole selon l’occasion [8].
15Revenons sur cette reconnaissance muette des cadets prestataires. Cadet et aîné connaissent parfois de brèves situations d’interlocution. Outre les occasions peu prévisibles où il apparaît nécessaire ou urgent de porter une information à la connaissance de l’aîné, le cadet prend la parole devant lui pour présenter sa prestation (puec). Il affiche alors une modestie et une discrétion qui semblent confiner à l’embarras : « Voilà quelques ignames, et (s’il y a lieu) voici quelque argent de ma part. » La phrase énoncée, le cadet fait le plus souvent un pas en retrait, évite de croiser le regard de son aîné, et observe le silence qu’il a rompu seulement l’espace de ce bref instant. Il acquiesce par un hochement de tête aux remerciements convenus de l’aîné et se retire après ce qui peut paraître à l’observateur comme de pénibles hésitations… Tout témoigne d’une rencontre difficile. Siège d’une troublante division, le cadet semble se maintenir en permanence au seuil d’un franchissement périlleux. L’objet motivé de l’entrevue ne paraît jamais suffire à dissiper une sorte d’inquiétude. Le trouble, si malaisé à définir, qui marque pourtant si typiquement de telles confrontations, semble, il est vrai, diminuer avec l’âge, mais il subsiste toujours quelque chose de cette anxiété qui hante tout au long d’une vie la relation entre aîné et cadet. Nous avons observé cette tension inquiète aussi souvent que notre attention s’est portée sur telle ou telle obligation qui convoque tel ou tel couple de frères, telle ou telle section de fratrie, et de fréquentes situations fortuites ont donné lieu à sa pleine exposition.
La fratrie : une chaîne d’obligés
La fratrie : une chaîne d’obligés
16Interrogés sur les raisons de ces attitudes qui maintiennent les cadets aux marges inquiétantes de la parole, les gens de Maré renvoient au sens d’un mot qu’ils traduisent par le français « respect » : epareujeu, littéralement « en relation d’appréhension, de crainte ou de peur [9] ». Ainsi, la déférence envers l’aîné, qui se manifeste concrètement par l’ensemble des prérogatives qui s’attache à sa personne, peut-elle être identifiée, dans les termes de Durkheim, comme fait social par cette coercition qui la forge et lui donne son apparence singulière. Nous verrons que la violence qui caractérise cette relation ne se réduit pas, en cas de manquement au devoir, à d’éventuelles réprobations ou réprimandes, discrètes ou publiques, mais s’exerce physiquement avec une extrême sévérité, selon des formes quasi rituelles. Epareujeu, « respecter », prend en français tout le sens de la formule « être tenu en respect ». Mais cette violence revêt en même temps le visage de la bienveillance du « grand frère », plein de sollicitude et prodigue en conseils, vers lequel le cadet dirige cette sorte d’amour qu’il attend lui-même de cet autre cadet dont il est l’aîné. Ambivalence de statut, division du sujet, violence et amour s’articulent au même corollaire : l’acquiescement muet du cadet, pour lequel la volonté présomptive du « grand frère » constitue un objet indistinct d’appréhension permanente.
17C’est sur le fondement imaginaire d’un tel complexe de subordination que repose l’attente sociale d’un projet objectif de violence. La futilité du motif peut en l’occurrence se révéler opportune au déploiement d’une violence, dont l’entendement clair, peut-on insister, se dérobe à la conscience de ceux qui la libèrent. Parce qu’elle gît en un lien de parenté, et ressort donc d’un fait irréductible, cette violence, éprise d’un obscur objet, se manifeste sous des formes hautement valorisées socialement. On peut observer aujourd’hui encore la violence qui pèse sur la chaîne des cadets lors d’un rite de passage auquel participe toute la fratrie masculine, fratries lignagère et clanique. Le garçon de Maré (maicaman) qui approche la vingtaine d’années est rasé pour la première fois. Cela étant, il doit répondre à trois questions, auxquelles l’honneur commande de répondre affirmativement : « As-tu déjà fumé ? As-tu déjà bu de l’alcool ? As-tu déjà été avec une femme ? » La confession des fautes, quelle que soit la morgue qui s’y laisse parfois entrevoir, sera portée au crédit de la parole du novice, tant il est vrai qu’il consent, par ces réponses, à payer le prix fort. Son aîné immédiat le prie alors de sortir et lui administre une flagellation énergique. Les coups cinglent rudement le dos nu du novice qui ne saurait broncher et qui raidit les muscles des épaules et du dos pour que se brise la baguette au moment de l’impact. Cinq, six ou dix verges se brisent sur ses épaules. Viennent ensuite tour à tour un aîné parmi les plus anciennement rasés encore célibataires, le dernier des jeunes hommes mariés du village, un autre homme marié, à peine plus mûr que le précédent, un suivant, un peu plus ancien que le précédent et ainsi de suite. Chacun à leur tour, ils admonestent le novice et le fustigent durement. Quand vient le tour des hommes mariés les plus mûrs, la flagellation s’étend à tous les célibataires de la fratrie, rasés ou non. C’est qu’on se doit, dit-on, de « flageller les jeunes gens » (camethot), sorte de violence vertueuse qui, là comme ailleurs, répond pleinement à l’adage : « Qui aime bien, châtie bien. » Les garçons se crispent et sursautent sous les coups, les baguettes éclatent une à une, mais pas un ne gémit. Enfin arrive un homme marié moins âpre à éprouver l’honneur des jeunes gens, et qui renonce à prolonger la sanction. Les voilà libérés dans un triste état, jusqu’au prochain rasage, qui les réunira à nouveau, sémillants autour d’un autre néophyte. Quant au garçon rasé, il est devenu yehnakunu, « jeune guerrier » (jadis) en âge de prendre une épouse, mais après seulement que son frère aîné immédiat se sera lui-même marié.
18La description d’une telle célébration de la violence permet d’appréhender la loi inflexible sous laquelle se rangent les sujets masculins d’une même fratrie ou d’une fratrie clanique : l’aîné précède en toute chose le cadet ; il dispose pour cela de la parole et du pouvoir de l’imposer. Tout aîné en fait une question de principe, au nom duquel il entend bien, de son bras armé s’il le faut, tenir son cadet en « respect » (epareujeu). User des prérogatives d’un aîné – boire, fumer, mais surtout disposer sexuellement d’une femme – quand le poil au menton ne justifie pas encore un premier rasage, quand l’aîné célibataire attend lui-même le mariage de son aîné, voilà une infraction qui peut mettre en péril tout l’édifice social. Mais cette violence ritualisée – et néanmoins effective – dévoile l’unique modalité d’accès aux épouses : l’aîné dispose d’une priorité absolue au mariage, à la réalisation préalable duquel est suspendu aussi longtemps qu’il le faudra celui du cadet. Cette exigence, qui ne souffrait jadis aucune exception, trouve sa validation dans l’obligation faite à la fratrie clanique, incluant la totalité de ses membres, de rassembler les biens et richesses indispensables à l’échange matrimonial. C’est toujours la fratrie clanique, dans son entière constitution, qui marie un des siens.
19La pratique institutionnelle qui mobilise, en effet, la plus grande part des ressources sociales, ressources de production, de titres, d’honneur individuel ou collectif, ou encore ressources oratoires, est celle des mariages. À cette occasion s’expose de la manière la plus ostensible le principe général à partir duquel un groupe social ordonne ses relations internes et celles qu’il noue dans l’alliance. Les seuls sujets qui participent nommément au déploiement des richesses, à la démonstration publique des capacités productives, et ce faisant au renouvellement de l’honneur du groupe, sont donc « les frères » (ace-re-celuaien) du fiancé, ceux qui forment avec lui une fratrie clanique. Ainsi, appartenir à une fratrie clanique où ne se trouve plus de frère à marier (celle des pères de pères, et parfois celle des pères) c’est se voir réduit à ne jouer qu’un rôle auxiliaire dans les occasions majeures des échanges sociaux. On distingue immédiatement ce qui motive cette discrimination : c’est dans ces fratries que se maintient la capacité de reproduction du lignage et du clan, ce sont elles qui sont créditées des fruits de la production laborieuse, comme du recrutement des progénitures.
20Mais pour accumuler les dons d’ignames et les richesses prestigieuses attendues pour le mariage, les frères ne viennent pas former une simple somme arithmétique de contributeurs généreux. Ils sont introduits selon une syntaxe qui répond à la relation élémentaire aîné-cadet. Si le prestige du lignage ou du clan, comme la déclamation de son nom, s’exhausse dans l’accumulation collective des biens, le succès de l’opération est assuré par la reconnaissance du lien élémentaire qui intime au cadet de déposer un don derrière celui de son aîné. Cette préséance d’aînesse – reconnue, acceptée par le cadet et inversement reproduite par lui dès lors qu’il est aussi l’aîné du cadet qui le suit – constitue proprement l’atome d’autorité sociale, la modalité du lien social élémentaire inhérent à toutes les procédures d’intégration sociale. Elle traduit la prégnance du lien fervent qu’un obligé, réduit au mutisme, inquiet et reconnaissant, noue avec un prébendier constitué en idéal du Moi. Tel est le sens, croyons-nous, qu’il faut donner au mot puec, et que seul l’examen des pratiques de l’autorité permet de dévoiler [10]. Ce lien social liminaire, en effet, est tout entier placé sous le signe de la dette. Le puec exprime la « reconnaissance » d’une dette congénitale, qui oblige sa vie durant un cadet envers son aîné.
Parole de guerre : les protocoles d’une parenté fictive, la « chefferie »
« La population des hommes de valeur, valeureux […], est donc composée de personnes qui tuent éventuellement beaucoup et n’en exposent pas moins leur corps aux coups mortels d’autrui : des hommes réputés sans peur dont la parole, en conséquence, est libre-donc-fiable. La « guerre » – si l’on nomme ainsi l’ordonnance des homicides où s’accomplit la mise à l’épreuve obligée de la parole – est naturellement le champ de confrontation de ces hommes ».
22Ce lien social élémentaire, tel qu’il vient d’être décrit au niveau de la fratrie lignagère, se reproduit au niveau de la fratrie clanique : l’aîné de fratrie d’un lignage cadet doit s’acquitter du puec envers l’aîné de fratrie du lignage immédiatement aîné. À ce titre, tous les collatéraux de chaque fratrie lignagère sont intégrés dans une fratrie de plus grande ampleur, celle du « clan [11] ».
23Ce principe aîné-cadet, qui hiérarchise les fratries lignagères, s’accommode du même bouclage aîné-benjamin évoqué précédemment : l’aîné de la fratrie clanique (tokaguhnameneng) adresse au benjamin de la fratrie clanique (moeteshet) l’offrande du aebon (supra, note 7) et lui délègue le pouvoir, si besoin est, de prendre la parole (eberedro) en son nom. Un tel bouclage installe tous les aînés de fratries lignagères dans la position de cadets vis-à-vis de l’aîné de la fratrie clanique, envers lequel ils sont à ce titre redevables du puec.
24À un troisième et dernier niveau enfin, celui de la « chefferie », les aînés de fratries claniques s’acquittent du puec envers l’aîné de la fratrie clanique reconnue comme aînée de toutes les fratries claniques. Toutefois, ces dernières ne sont pas, à ce niveau, hiérarchisées en une chaîne ambivalente cadet-aîné comme le sont les fratries lignagères à l’intérieur de la fratrie clanique. Les fratries claniques ne reconnaissent pas entre elles le lien de dette qu’elles consentent à honorer envers celle de l’aîné ultime. Chaque aîné de fratrie clanique remet directement un puec à celui-ci, l’aîné des aînés, nommé du pluriel « les-aînés » (retok) – que nous nommons ici « aîné ultime » –, lequel regarde néanmoins chaque prestataire comme son « frère cadet » (cel) [12].
La fratrie clanique : l’aîné de fratrie d’un lignage cadet (?) s’acquitte du puec (?) envers l’aîné de fratrie du lignage immédiatement aîné
La fratrie clanique : l’aîné de fratrie d’un lignage cadet (?) s’acquitte du puec (?) envers l’aîné de fratrie du lignage immédiatement aîné
25Pour épuiser les ressources de cette fiction de parenté – et disposer ainsi de l’argument d’autorité qui s’y définit –, l’aîné ultime reconnaît à une autre fratrie clanique le titre de benjamin ultime (moeteshet), lui adresse l’offrande du aebon et lui délègue le pouvoir de prendre la parole en son nom. Cette fois encore, un tel bouclage installe tous les aînés de fratries claniques dans la position de cadets vis-à-vis de l’aîné ultime, en faveur duquel ils déposent leur parole, laquelle constitue tout le sens de leur position à l’intérieur de leur fratrie clanique respective. C’est donc dans le cadre d’une parenté simulée que les fratries claniques se lient à celle de l’aîné ultime. Dans les termes du puec, c’est-à-dire du devoir impérieux qu’un cadet remplit auprès de son aîné, les aînés de fratries claniques voient leur prétention à exercer la parole considérablement limitée par l’attelage souverain du couple ultime aîné-benjamin, qui les circonvient en dernière instance. Ils ne sont pourtant imposés et réduits au silence sur le mode de la parenté qu’en vertu de contingences historiques en rupture avec les développements spatio-généalogiques par lesquels se configurent les fratries lignagères ou claniques (supra, note 10). En effet, à ce dernier niveau, celui de la « chefferie », le vocabulaire de la parenté classificatoire continue d’offrir l’unique format idéologique qui parvienne à délivrer les mots de l’imposition.
26Nous avons remarqué qu’au niveau de la fratrie lignagère comme de la fratrie clanique, la vérité ou le crédit de la parole du benjamin s’observe dans le consentement de celui-ci à figurer comme dernier des cadets et redevable à ce titre du puec envers son aîné immédiat. Le benjamin, avions-nous dit, travaille à garantir la reconnaissance muette des cadets prestataires, soutenant ainsi l’armature d’un régime d’impositions sur lequel s’appuie l’aîné pour grandir son nom. L’aîné recueille la parole que le benjamin exerce en rappelant sans cesse les positions de chacun dans la chaîne des frères, les devoirs qui y sont associés, les préséances, l’étiquette… Cette fois, le benjamin ultime (moeteshet) – désigné comme tel pour circonvenir avec l’aîné ultime la parole des aînés de toutes les fratries claniques – doit sa promotion à cette fonction à la détention qu’on lui connaît d’une magie de guerre, waceng, le « panier [13] ». Là où la fratrie clanique, comme on l’a vu, déploie rituellement la violence des aînés sur des cadets obligés (camethot), la « chefferie », bien qu’installée au sein de rapports de parenté présumés, dispose d’un instrument homicide hautement efficace qui constitue l’apanage du seul benjamin ultime. Celui-ci raffermit les armes pour assurer les entreprises militaires et soustrait ce faisant une partie de la gloire que les guerriers recherchent en affrontant l’ennemi. Par ce coefficient d’efficacité martiale qu’il doit au « secret » du moeteshet, le guerrier ne s’expose jamais sans répondant aux assauts de l’adversaire. On conçoit combien le « rendement » supposé accru des armes crédite la parole du moeteshet, dépositaire de celle de l’aîné ultime, et comptable des puec qui lui sont dus. Mais on conçoit aussi combien une telle efficacité meurtrière du « panier » du moeteshet est suspendue à la foi des « cadets ». Qu’ils présument, en effet, ne devoir leur réussite au combat qu’à leur propre valeur guerrière, et les voilà en proie au désir de reprendre la parole, de délier la leur de celle du benjamin ultime, de celle de leur aîné ultime. Une trop grande réussite à la guerre, celle qui singularise un guerrier parmi les autres, qui suscite l’admiration et la confiance de la fratrie, érode la « tenue en respect » du cadet couronné de succès. Sur sa seule renommée, le titre de toa eat, « éminence d’armée », ou de naca eat, « entraîneur de troupe », lui échoit. Comme pour d’autres avant lui, on chantera ses exploits dans les danses de guerre Wahiek(u), tel ce grand guerrier, Guane Hnor si-Hnadid si-Drowedr, qui franchit d’un seul bond un gouffre large de près de sept mètres dans la falaise de Lothuben où vinrent s’abîmer tous ses poursuivants si-Gurewoc [Dubois, 1977 : 372, 393]. Ce lieu reste nommé aujourd’hui Hna-ded(e)-ni-hnor, « Là où Hnor a bondi ».
27Quelle que soit la force imaginaire du principe qui réduit tout cadet au silence dans sa fratrie clanique et dans la société de l’aîné ultime, un tel homme ne se soumet plus aisément au régime d’impositions qui ordonne les rapports sociaux. Le chant de guerre Wahieku ni Rabadridr(i) rapporte la course de deux grands guerriers, Kacahm(i) si-Waek(o) et Sipane Acakaze, qui touchent successivement plusieurs fratries claniques dans le nord-ouest de l’île pour leur proposer une alliance contre les si-Hnathege, chefferie Eletok alors puissant [14]. Ces deux coursiers étaient tubenengoc-ore-eat, la « bouche de l’armée », autrement dit « hérauts d’armes ». Ils parviennent, dit le chant, à convaincre la plupart des Acakaze, sauf quelques partisans de la prudence. Parmi ceux-là, les benjamins de l’aîné ultime, les moeteshet d’alors, Cekol et Thureat Acakaze, qui tentent en vain de calmer les gens, et Cuewapuru si-lehmi si-Roi, l’aîné ultime des Acakaze (retok), à qui la troupe galvanisée répond : « Wegogo ne ya kore doku ni nubo ! », « Occupe-toi donc de ta chefferie ! » [Dubois, 1977 : 209, 221 [15]]. Ainsi renvoyé au simple enregistrement des puec, dépouillés du corollaire de la reconnaissance muette, l’aîné ultime voit sa parole déposée au profit de celles, à présent déliées, de « grands guerriers ». On imagine assez bien que l’intérêt supérieur de la chefferie poussait à espérer voir les plus farouches de ces grands guerriers tomber à leur tour sous les coups des grands guerriers ennemis, victimes en quelque sorte d’avoir cru pouvoir se passer du soutien occulte du moeteshet.
28L’entreprise guerrière ne réclamait donc pas l’enrôlement de toute la chefferie ; elle appelait d’abord ceux qui souhaitaient recouvrer la maîtrise de la plus haute valeur qu’un sujet conçoit pour lui-même : la libre parole. Pour le recouvrement de cette valeur, le cadet connaît le prix, le seul qui puisse équivaloir au bien qu’il convoite : l’imminence de sa propre mort. Il sait parfois, comme on le rapporte, épargner celui qu’il tient à sa merci s’il l’entend crier : « Inu ci ke ba net ! », « Je ne veux pas mourir ! » La mort de celui-là, en effet, ne viendrait pas grandir le nom de son tueur, lequel peut, en revanche, s’exposer bravement à la lance d’un aîné ombrageux. Ainsi, Kuma, l’aîné ultime des si-Xacace [16], recevait le puec d’Awanedr, son cadet, aîné de fratrie, au lieu-dit Hna-puec, « Là où se fait le puec ». En guise de « remerciement d’aîné » (shudul), dans la pure tradition qui autorise un aîné à corriger son cadet, Kuma décochait un coup de lance, que le prestataire prévenu tentait d’esquiver. Si le coup atteignait sa cible, la viande du cadet était placée au sommet du tas d’ignames qu’il avait apporté et était servie au festin. Une année, Kuma blessa Awanedr, qui répondit en blessant Kuma à son tour, en le tuant disent d’autres. Awanedr prit la fuite et se réfugia plus à l’est, auprès d’une autre chefferie Eletok, celle des si-Pecuaen [Dubois, 1977 : 85]. On dit aussi que Cako si-Waek(o) si-Xed, aîné ultime des si-Waek(o), « remerciait » le puec vers Beceda d’un coup de lance. Cet exercice lui aurait coûté la vie lorsqu’il vint à blesser un de ses cadets serei-Wo, celui-là peu enclin à accepter l’usage « sans proférer un mot » [Dubois, 1977 : 247]. La vie du cadet déférent était donc suspendue à sa maîtrise de l’esquive, seule réponse, muette, qui lui fût permise. On se souvient comment, aujourd’hui encore, un cadet flagellé s’applique à raidir ses muscles du dos et des épaules pour briser sans broncher la verge qui s’abat sur lui. La vie d’un cadet récalcitrant, peu disposé à agréer les « remerciements » cannibales de son aîné ultime, tenait à une bonne évaluation de ses chances de fuite, s’il lui venait l’idée de répondre à son tour dans les mêmes termes.
29C’est ainsi qu’Awanedr, dont la parole déliée ordonnait de riposter à son aîné Kuma, trouva refuge, disions-nous, plus à l’est, auprès de l’aîné ultime des si-Pecuaen, le prestigieux souverain Eletok. On raconte le détail des affronts que la descendance d’Awanedr endura auprès de ces nouveaux maîtres [Dubois, 1975 : 171]. Comme leur nom l’indique, les chefferies Eletok, « Têtes-aînées », défendaient leurs prérogatives d’aînesse contre toutes les fratries claniques de l’île. Elles s’exposèrent à leur fronde durant une trentaine d’années, au cours de guerres acharnées qui consommèrent leur puissance. Les vaincus épargnés furent placés sous la protection des vainqueurs, dont ils devinrent les « cadets », et envers lesquels ils s’acquittent depuis du puec. Cependant, la guerre contre les Eletok n’atténuait en rien la compulsion du lien aîné-cadet qui courait entre les rebelles eux-mêmes.
30Ainsi, un autre Kuma, des si-Ruemec, arrière-petit-fils d’Awanedr, eut deux fils, les deux Etoroi – Etoroi Cuki et Etoroi Wapurune –, l’aîné de sa première épouse, le cadet d’une épouse seconde. On rapporte que l’affection de Kuma allait d’abord au cadet. Il décida donc de léguer sa chefferie à ses deux fils ex œquo ; une moitié des fratries claniques donnèrent le puec à l’aîné, l’autre moitié, au cadet. L’aîné Etoroi Cuki s’éloigna à Ta-gurewoc, fonda les si-Gurewoc, puis s’installa à Yaw. Le cadet Etoroi Wapurune resta près de son père et garda le nom si-Ruemec, « venant des Deux-gloires ». Si la fondation de chefferies jumelles constituait un désaveu patent des prérogatives d’aînesse, l’usurpation du nom par le cadet entérinait une situation de guerre chronique entre les deux nouvelles chefferies. Engagés dans d’opiniâtres luttes fratricides, si-Gurewoc et si-Ruemec cessaient pourtant de s’affronter [17] pour faire alliance contre les chefferies Eletok. Celle des si-Pecuaen, dont ils dépendaient depuis que leur ancêtre commun Awanedr avait trouvé refuge auprès d’elle, fut la première à tomber sous les coups de Wapurune si-Ruemec, allié à son neveu Waya si-Gurewoc. Mais sitôt que leur campagne commune contre les Eletok connaissait quelque ralentissement, si-Ruemec et si-Gurewoc reprenaient leur guerre fratricide.
31On pourrait multiplier les exemples. Un même scénario historique offre l’argument d’une belligérance « éternelle » entre les chefferies si-Medu serei-Hneod et si-Medu serei-Hnaule, issues toutes deux de Cegowene si-Medu [Dubois, 1977 : 142]. Les généalogies des lignées d’aînés ultimes des chefferies de Maré exposent toutes, d’une manière ou d’une autre, cette subrogation de la parole d’un aîné antérieur. Pour avoir affronté leur aîné au péril de leur vie, et avoir ainsi conquis le titre de « grand guerrier », dont la parole inaliénable prend le sens exact d’un mépris de la mort [18], des cadets surent s’élever à la position d’aîné ultime. Mais synthétisant sur eux-mêmes la parole de l’aîné ultime (retok) et celle du grand guerrier (toa eat), ils démontraient l’inanité du lien institutionnel que l’aîné ultime prétend nouer avec le benjamin ultime, dont le crédit ouvert à sa parole repose, rappelons-le, sur sa magie d’affermissement des armes (waceng). L’exemple d’un tel aîné ultime sape la foi des fratries en la parole du benjamin ultime. Or, la crédibilité de la parole de ce dernier reste hautement requise pour persuader les cadets de la chefferie – aînés de fratries claniques potentiellement désireux de recouvrer la parole – que leur succès au combat est suspendu à l’exercice d’un « art » qu’ils n’ont pas, et sans lequel ils ne sauraient longtemps rester en vie. Enfin, rien n’assure que le fils aîné, ou l’un quelconque des fils de cet aîné ultime, sera à son tour un grand guerrier lorsqu’il sera installé dans la position de son père. Pour pallier le doute que le charisme guerrier d’un aîné ultime jette sur l’efficience de la parole du benjamin ultime et prévenir la menace intérieure qui pèse sur la pérennité de la chefferie, les aînés ultimes durent faire appel aux plus surprenants spécialistes de la « mort magique ».
32Le peu de foi que vint à susciter la parole du benjamin ultime conduisit à sa déposition institutionnelle, plus ou moins complète selon les chefferies et les moments historiques. Les aînés ultimes pouvaient, en effet, souscrire aux services de groupes étrangers [19], détenteurs de maléfices hautement redoutés, connus sous le nom de du-re-kaze, « os de cadavre », ou, par synecdoque, simplement kaze, « cadavre [20] ». Ces prestataires d’homicides, espèces locales de « tueurs à gages », relèvent de la catégorie plus large des « maîtres du mal », aca-nia. Il y aurait beaucoup trop à dire sur le sémantisme de nia, « mal », qui entre dans le mot « colère, courroux, rage », cenge-nia : « sac de nia », ou prend le sens de « défectueux, vicié » pour un instrument hors d’usage ou, aujourd’hui, une machine « en panne ». De ces différentes acceptions, on peut retenir l’idée d’une « crise », dont les aca-nia savent se rendre « maîtres ». La « crise » qu’ils prétendent dominer, on l’aura compris, est celle qui affecte le lien social élémentaire – placé sous le signe de la dette congénitale (puec) –, qui oblige, sa vie durant, un cadet envers son aîné. Pour le maintien de l’acquiescement muet du cadet, ou sa restauration s’il vient à être «vicié » ou « en panne », les acania libèrent la puissance (nene) « courroucée » du kaze, qui parvient à abattre les récalcitrants et les rebelles, dit-on, à distance. Encore faut-il convaincre que la mort relève toujours de l’action du kaze. Comme y prétend le benjamin ultime avant son dessaisissement, l’acania s’emploie à inscrire au crédit du renfort occulte qu’il apporte la mort des hommes tombés sous le casse-tête ou la lance des guerriers ; il se laisse surtout volontiers désigner comme l’auteur d’un grand nombre de décès inexpliqués : ceux de fautifs présumés, venus « nourrir un kaze » insatiable (akodraruni kaze), friand du foie de victimes, dont la rumeur rappelle l’invective publique qui un jour les désigna. Nul ne se tient donc hors de portée du kaze, pas même le grand guerrier que d’illustres prouesses au combat ne mettent guère à l’abri d’un remerciement cannibale aussi bien assisté. Mais cette fois encore, l’efficience du kaze repose entièrement sur la foi que les sujets sociaux nourrissent à son sujet…
33La relation que l’aîné ultime (retok) entretient avec son ou ses acania lui vaut désormais le titre de doku. Car l’étrange traitement dont la personne, vivante ou morte, du doku fait l’objet de la part des acania élève celui-ci à la dignité de souverain absolu – intouchable – et le met en mesure d’exiger de ses cadets le paiement d’une dette accrue. L’exposé des différentes fonctions d’acania et l’analyse des rapports entre les spécialités reconnues à chacun d’eux à la cour des doku ne peuvent être envisagés ici en détail [21]. Citons néanmoins l’acania core’ma, « dos de maison », ou gorehnameneg, « enceinte de demeure », dont on dit qu’il est la « sentinelle », défenseur des accès de la résidence du doku et de son territoire. Il détient un kaze dont il frappe tous ceux qui tombent en disgrâce. Selon les chefferies, on le nomme aussi acania capidru, qui « gronde contre le manque de respect ». Mais pour comprendre comment les acania conquièrent la foi des sujets de la chefferie, arrêtons-nous sur celui dont l’état et l’attribut procèdent de l’abjection qu’il apprête pour lui-même : l’acania me kug(o), l’acania « souillé ».
34Ce qui suit est aussi notoire qu’invérifiable, mais ceux qui en parlent n’ont aucun doute sur la véracité de ce qu’ils ont entendu… On le rapporte à voix basse, c’est aussi là que se joue la force sociale de la macabre figure dont il va être question à présent. L’« os de cadavre » (du-re-kaze), l’instrument meurtrier des acania, était (est) prélevé sur le cadavre même d’un doku. Sa dépouille est pourtant rendue introuvable, ou presque, par les soins experts de l’acania « souillé ». Attaché intimement à la personne du doku, il s’applique à en absorber les excréments, d’une manière générale tout ce que son corps libère. Si le doku est blessé ou malade, il consomme ses crachats, son pus, son sang. « Il touche les saletés du doku » (ci ru(e) kug(o) o doku), il est « celui à qui échoit le paquet » (la « poubelle ») (ngom cili ke-re-ael). Il mange les restes de ses repas. S’il est seul à supporter le contact du doku, seul le doku supporte son contact. Il fait ainsi disparaître dans son estomac tous les déchets du doku, jusqu’aux chairs putrescentes de son cadavre. On assure, en effet, que l’acania « souillé » va, dans la grotte secrète où il a caché (ulan) le corps du doku qu’il lui revient de confisquer, « boire » le cadavre avec un roseau tout au long de sa décomposition (ci kua bi re tango ne guashow). Depuis que les évangélistes ont convaincu les gens de Maré d’ensevelir leurs morts, l’acania « souillé » est enterré hors des cimetières, et personne aujourd’hui n’ose manger dans une assiette qu’il a touchée. Par l’escamotage complet dont son corps, vivant ou mort, fait l’objet, le doku devient proprement intangible au commun des mortels. Il ne subsiste de lui, constitué sur ses excréments et son cadavre, qu’un double mortifère, l’acania « souillé » doué d’une parole de doku.
35La première tâche de l’acania « enceinte de demeure » ou « gronde contre le manque de respect » consiste donc à découvrir des sépultures de doku. Il ne fait de doute pour personne que les acania, quelles que soient leur spécialité et leurs pratiques secrètes, ont partie liée. Abandonner les os du doku, aussi bien dissimulés soient-ils, c’est les livrer à celui qui fait profession de découvrir de telles cachettes. L’alchimie macabre des acania consiste donc à transformer l’aîné ultime en instrument homicide infaillible. Ils envisagent ainsi une solution radicale aux incartades imprévisibles de cadets grands guerriers épris de libre parole, en leur confisquant le pouvoir de disposer de leur propre mort. Ceux-ci ne doivent pas douter qu’ils peuvent succomber à tout moment, sans gloire (mece), sous les coups invisibles des « os du cadavre » du doku. Pourtant, l’histoire de l’île en donne de nombreux exemples, il s’est trouvé de grands guerriers pour braver la « colère » des kaze et avoir raison des acania. Jamais néanmoins, depuis l’introduction du kaze à Maré, les doku ne cessèrent de recourir à leurs services, tant il est vrai que « la parole du meneur, pour autant qu’elle se présente comme garante de la non-mort des menés, donne aussi bien forme à la menace qui pèse explicitement sur leur vie » [Geffray, 1997 : 181]. Mise à l’épreuve de la parole, la fiction qui répond à la demande sociale grandit la foi des obligés qui en sondent inlassablement le mystère.
Bibliographie
Bibliographie
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- Godelier Maurice [1982], La Production des grands hommes, Paris, Fayard.
- Goldman Irving [1957], « Variations in Polynesian Social Organization », Journal of Polynesian Society, 66 : 374-390.
- Illouz Charles [2000], De chair et de pierre, essai de mythologie kanak (Maré, îles Loyauté), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
- Kirchhoff Paul [1955], « The Principles of Clanship in Human Society », Davidson Anthropological Journal, 1 : 1-11.
- Leenhardt Maurice [1930], Notes d’ethnologie néo-calédonienne, Paris, Institut d’ethnologie, Musée de l’Homme.
- Sahlins Marshall [1963], « Poor Man, Rich Man, Big-Man, Chief : Political Types in Melenasia and Polynesia », Comparative Studies in Society and History, 5 (3) : 285-303.
Mots-clés éditeurs : Maré, chefferie, parenté, guerre, Nouvelle-Calédonie
Date de mise en ligne : 01/01/2011.
https://doi.org/10.3917/autr.026.0017Notes
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Anthropologue, université de La Rochelle, laboratoire Seaman-Espace Nouveaux Mondes.
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[1]
La structure géomorphologique des îles Loyauté, un plateau corallien soulevé et dépourvu de cours d’eau, sans rivage propice au mouillage régulier des navires, détermina le statut colonial des îles Loyauté : elles furent décrétées « réserves indigènes » dans leur totalité et ne connurent donc pas les spoliations foncières qui sévirent sur la Grande-Terre.
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[2]
Toutes ces archives ont été rendues disponibles par le travail monumental du père Dubois. Elles sont consultables pour l’essentiel sous forme de microfiches déposées à l’Institut d’ethnologie de Paris.
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[3]
Selon l’expression de Maurice Godelier [1982 : 157].
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[4]
Nous utilisons le terme « section de fratrie » pour désigner l’ensemble des germains de même sexe, le groupe de frères (ou de sœurs) qui, à la question bo tei la ? « toi/enfant (-de)/qui ? », nomme un même individu. Ils entretiennent entre eux une relation interindividuelle désignée par le terme maré ace-celuaien « préfixe duel/cadet/suffixe possessif ». Dans cette section de fratrie, se transmettent des noms individuels, en nombre limité, qui ne sont généralement pas en circulation dans une autre section de fratrie, même si cela peut s’observer. L’expression « fratrie » renvoie au pluriel du même terme, ace-re-celuaien, « préfixe duel/pluriel/cadet/suffixe possessif », et correspond à l’ensemble des germains classificatoires de même sexe du lignage ; « fratrie » et « fratrie lignagère » sont deux expressions synonymes ; l’emploi de la deuxième, bien que tautologique, permet de marquer une opposition avec la « fratrie clanique » qui correspond à l’ensemble des germains classificatoires de même sexe d’un ensemble de lignages répondant à un même toponyme éponyme (infra : note 10). Quoique la distinction entre « père » et « frères de père » ne soit pas pertinente dans la parenté maréenne (« père » et « frères de père » sont tous appelés caca), les « pères » sont hiérarchisés dans leur fratrie selon la chaîne aîné~cadet, laquelle hiérarchie de statuts est transmise à la fratrie de leurs fils. Dans une fratrie, les individus se distinguent donc hiérarchiquement dans le même rapport que leurs « pères » dans leur propre fratrie.
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[5]
À Maré, la « parole » (eberedro) est en premier lieu objet de délégation ; seule son attribution – aux aînés ou aux benjamins – assure la légitimité d’une argumentation. Prendre la parole, c’est donc avant tout y être autorisé, et la compétence rhétorique relève d’un statut social spécifique. La conséquence d’une telle modalité de l’exercice réglé de la Parole est la confiscation dont elle fait l’objet, le silence auquel sont réduits certains – les cadets. Parole et mutisme sont ainsi les corollaires de l’autorité. Dans la mythologie, la parole est proprement hypostasiée : le coq dispose d’une « compétence solaire » pour donner existence sociale aux ignames en les nommant de son chant, ce qui permettra de les classer et d’attribuer les terres appropriées à la bonne croissance de chaque espèce et variété. Parole et igname sont ainsi deux objets de production de même nature, une même valeur sociale. Kakailen signifie ainsi le « sens » d’un propos, d’un mot, d’un énoncé, et le « tubercule » de l’igname [Illouz, 2000 : 47-48, 83].
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[6]
Aujourd’hui par exemple, les instituteurs des écoles de « tribu » sont familiers à Maré de cet obstacle de « la coutume » dans leur effort pédagogique à faire « s’exprimer » tous les élèves d’une promotion : si deux frères classificatoires sont présents dans la même classe, le cadet ne répondra jamais aux questions du maître, « de crainte » d’humilier son aîné. Il en va presque toujours ainsi en coprésence de frères.
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[7]
Le aebon, « paquet d’odeurs », servi au benjamin, est un met d’igname sans adjonction de lait de coco, enveloppé dans des feuilles de bananier, ficelé à l’aide de lianes et cuit à l’étouffée dans un four de pierres enterré.
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[8]
De fait, l’aîné parle peu ; l’efficacité de l’exercice est dans la délégation au benjamin.
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[9]
Ce mot est construit de la manière suivante : e-…-jeu : confixe bénéfactif ; pareu : « craindre, appréhender, crainte, peur ».
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[10]
Aucun de mes informateurs n’est parvenu à donner une traduction française de ce mot. Le puec, répètent-ils de différentes manières, est ce que le cel (cadet) donne au tok (aîné).
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[11]
Le nom de lignage est celui du toponyme primordial, précédé de la particule serei, qui indique la provenance d’un lieu ; sere i « venir de » : serei Tadeng, « (ceux) venant de Tadeng », ta deng signifiant « lieu planté de banians ». Pour conduire au déploiement de cette structure spatio-lignagère, il fallut, précisent les récits de fondation, qu’un événement historique poussât l’ancêtre fondateur à s’extraire de son lignage et à s’éloigner significativement du territoire d’appartenance, pour nommer un nouveau lieu, éponyme du nouveau lignage. Mais, dès lors que le lien avec le lignage d’extraction n’est pas dénoncé, il suffit à entériner une position de cadet par rapport à celui-ci, position dont la sanction institutionnelle n’est autre que l’acquittement régulier du « don de reconnaissance » (puec) dû à l’aîné. La souveraineté du lignage, en tant qu’elle procède d’une soustraction à celle d’un autre lignage, trouve sa reconnaissance et sa limite dans la relation aîné-cadet où l’ancêtre fondateur était impliqué, et que celui-ci ou sa descendance ne s’est pas risqué à dénoncer, ou n’a pas estimé devoir dénoncer. Le lien aîné-cadet continue de courir entre les lignages – au-delà de la distance spatiale et généalogique provoquée par l’extraction de l’ancêtre fondateur – au sein d’une unité plus vaste. Le scénario mythico-historique permet ainsi d’expliquer une appartenance – englobant l’appartenance au lignage – à une formation supérieure, celle du guhnameneng, par un lien généalogique plus ancien. Le nom du guhnameneng (groupe de lignages) comporte également une particule locative, si, indiquant la provenance d’un lieu ; de manière moins précise toutefois que la particule serei qui précède les noms de lignage ; sere i signifie « venir de » au sens d’un lieu précis, si signifie « de » sans comporter l’idée d’un ancrage en ce lieu. La désignation du groupe d’appartenance prend donc la forme d’une déclinaison sur le mode « de tel lieu venant (en dernier lieu) de tel autre », si Gurewoc serei Yaw, « de Gurewoc venant (en dernier lieu) de Yaw ». On peut suivre parfois les segmentations successives comme dans le nom si Medu serei Hnaule serei Anyin, « de Medu venant (en avant dernier lieu) de Hnaule venant (en dernier lieu) de Anyin ».
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[12]
On reconnaîtra certains aspects d’une configuration « polynésienne » de l’autorité telle que la décrit M. Sahlins à la suite de P. Kirchhoff [1955], R. Firth [1957] et I. Goldman [1957] qui utilisent respectivement les expressions de conical clan, ramage et status lineage. Selon Sahlins, « Smaller units are integrated into larger through a System of intergroup ranking, and the network of representative chiefs of the subdivisions amounts to a coordinating political structure. […] The Polynesian polity is an extensive pyramid of groups capped by the family and following of paramount chief. […] Genealogical ranking is its distinctive feature : members of the same descent unit are ranked by genealogical distance from the common ancestor ; lines of the same group become senior and cadet branches on this principle ; related corporate lineages are relatively ranked, again by genealogical priority » [Sahlins, 1967 : 287-288]. Mais cette hiérarchisation, qui répond à un ordre généalogique vrai ou fictif suivant les niveaux d’intégration des groupes, ne se reproduit pas par la seule logique du système pyramidal ; elle n’est possible, à Maré, qu’au prix d’une tension « de chaque instant » entre aînés et cadets et du contrôle de ces derniers selon un régime d’imposition impérieux.
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[13]
Waceng, « panier », est la synecdoque par laquelle la « magie » est désignée par son contenant.
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[14]
On nomme Eletok, « Têtes-aînées », les chefferies anciennes de l’île, défaites entre le dernier quart du xviiie siècle et le premier quart du xixe par une coalition de clans « cadets » ; les meneurs prirent ensuite position d’aînés. Ce mouvement insurrectionnel généralisé est désigné par l’expression Hna atakoni ore Eletok, « On fit disparaître les Eletok ». Des chroniques détaillent les grands moments et faits d’armes qui marquèrent ce bouleversement général des hiérarchies sociales et la réordonnance guerrière des alliances.
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Les généalogies permettent de dater ces faits du début du xixe siècle [Dubois, 1977 : 225].
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[16]
Les si-Xacace tenaient, jusque vers la fin du xviiie siècle, leur puissante chefferie Eletok à Tit(i). Ils furent défaits par les si-Ruemec, précédemment vainqueurs des si Pecuaen, autre chefferie Eletok dans l’est de l’île.
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[17]
Principalement pour la possession de la splendide plage de Dranin, où la capture des tortues est réputée plus facile. La consommation de la tortue est expressément interdite au quidam ; elle est le privilège exclusif de l’aîné ultime, qui invitait ses épouses à en boire le sang. Plus qu’un enjeu territorial, la plage de Dranin est donc associée à la dignité de l’aîné ultime.
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[18]
Sur la mise en circulation de la parole et de la mort, voir Christian Geffray [2001].
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[19]
Les « importateurs » du kaze, venus de Lifou, sont les si-Xacace accompagnés des si-Hnathege. Ils proposèrent leurs compétences meurtrières à différentes chefferies. Des fratries lignagères si-Xacace ou si-Hnathege travaillaient ainsi au renforcement de la puissance guerrière de chefferies rivales. Les si-Xacace et les si-Hnathege, quel que soit le parti qu’ils soutenaient ou soutiennent encore, affirment leur appartenance à une même chaîne de fratries claniques. Des procédures d’alliances patrilatérales permettaient dans le passé de maintenir leur cohésion dans la « chaîne » des chefferies.
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[20]
Sous certains aspects, le kaze rappelle le bao, « cadavre-dieu » décrit par M. Leenhardt [1930 : 213 sq] ; sous d’autres, il se rapproche plus du doki, auquel l’auteur attribue une origine loyaltienne [ibidem : 238 sq].
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[21]
On peut souligner que la singularité du statut des acania correspond à leur non-inscription dans l’ensemble hiérarchique de parenté fictive où sont réunies toutes les fratries claniques de la chefferie. Les aînés de fratries claniques acania, en effet, ne donnent pas le puec à l’aîné ultime mais à l’aîné de toutes les fratries claniques acania : ils forment ainsi une sorte d’État dans l’État. Historiquement, ils ont été accueillis dans les chefferies après que celles-ci se sont constituées, et apparaissent donc comme des « étrangers », pour cette raison sans doute, détenteurs de savoirs et de magies redoutables.