Autrepart 2001/2 n° 18

Couverture de AUTR_018

Article de revue

Être jeune à Ziguinchor

Pages 135 à 150

Notes

  • [*]
    Ph.D. science politique, Hull, Québec, Canada.
  • [1]
    57,7% de la population sénégalaise a moins de 18 ans ; les données pour la Casamance sont semblables [Juillard, 1995 :53].
  • [2]
    Elle a eu lieu entre août et novembre et consistait en entretiens à la fois formels (21 à Dakar, 25 à Ziguinchor) et informels, au fil de mes démarches et de mes déplacements. Les entretiens formels ont été menés à l’aide d’un guide d’entretien comportant une centaine de questions et sous-questions sur la vie quotidienne. Le choix des informateurs a été fait de façon à équilibrer le nombre de femmes et d’hommes, les tranches d’âge (vingtaine, quarantaine, soixantaine) et l’appartenance ethnique.
  • [3]
    Ampleur relative par comparaison avec d’autres conflits contemporains sur le continent, mais étant entendu que toute perte de vie humaine est toujours à déplorer. Il y aurait eu entre 2000 et 3000 morts depuis le début des affrontements, mais 27000 réfugiés dans les pays voisins (Gambie et Guinée-Bissau). On estime généralement le nombre de combattants armés à 700 hommes face à une armée sénégalaise à la capacité de mobilisation de 3500 soldats. Pour les estimations, voir Marut [1999], European Plateform for Conflict Prevention and Transformation [1999], CIA [1999], Europa Worldbook [1999], IISS [1999].
  • [4]
    On ne peut ici s’empêcher d’évoquer le thème de la connivence, si habilement exploité par Mbembe [1992].
  • [5]
    Dans l’ensemble du Sénégal, le wolof est parlé par 80% de la population alors que l’ethnie wolof elle-même ne représente que 40% de la population [Dumont, Maurer, 1995 : 54].
  • [6]
    La région de Ziguinchor couvre 7339 kilomètres carrés, soit 3,73% du territoire sénégalais.
  • [7]
    Le site web du MFDC est, à ce sujet, une excellente illustration : http://www.ifrance.com/Casamance/master.htm.

1Ziguinchor est la capitale d’une région portant le même nom. Le plus souvent pourtant, on désigne cette région maintes fois administrativement redéfinie sous la colonisation et depuis l’indépendance sous le nom de Casamance. Cette partie luxuriante du sud du Sénégal compte environ le septième de la population du pays, estimée à dix millions d’habitants [CIA, 1999]. Les tractations coloniales de la fin du xixe siècle entre la France et la Grande-Bretagne ont eu pour effet de la couper du reste du Sénégal par le minuscule territoire gambien. Aujourd’hui encore, à moins de faire un énorme détour par l’est, la voie terrestre de Dakar à Ziguinchor nécessite de traverser les frontières d’un autre État.

2Depuis 1982, un mouvement armé réclame l’indépendance de la région. Des affrontements ont lieu sporadiquement entre le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC) et l’armée sénégalaise. Ce conflit de près de vingt ans représente la plus importante remise en question de l’État depuis l’indépendance du Sénégal.

3Dans un pays où le poids démographique des jeunes est d’environ 60%, la question du rôle de la participation au conflit de cette composante de la population se pose [1].

4Les jeunes et les enfants sont impliqués dans plusieurs conflits africains contemporains : en Ouganda, en Sierra Leone, au Liberia ou au Congo, par exemple. Il nous faut dès lors tenter d’évaluer le poids de cette variable « jeunes » dans le présent conflit. Nous examinerons ce que cela signifie d’être jeune à Ziguinchor en mettant l’accent sur la vie quotidienne.

5La recherche repose sur une enquête [2] menée sur place en 1997 lors d’une période de recrudescence des combats. Après avoir brossé les enjeux du conflit, nous tenterons une description d’un quartier périphérique de la ville. Cet exercice permettra de restituer le contexte quotidien des habitants en situation : un contexte marqué par le contraste entre une vie en apparence agréable, quasi pastorale, et un climat de peur entretenu par la violence imprévisible.

6Puis nous analyserons plus spécifiquement le quotidien des jeunes. Un premier groupe vit en apparence sans histoire tandis que d’autres jeunes s’identifient clairement à la lutte armée pour l’indépendance de la Casamance. Nous nous interrogerons sur le positionnement de ceux-ci par rapport au discours du mouvement indépendantiste, en essayant d’identifier ce qui les pousse à participer activement au conflit.

Le conflit ethnorégional casamançais

7À l’échelle africaine, ce conflit est de modeste envergure : les ressources et les armements sont limités, les affrontements ont fait relativement peu de morts, mais beaucoup de populations déplacées et réfugiées [3]. Il n’en est pas moins perturbateur car son déroulement s’étend sur plusieurs années, avec une alternance entre trêves et reprises des combats. Pour la guérilla, la difficulté la plus grande est de se ravitailler. Pour l’État, il s’agit plutôt de maîtriser la situation sur un terrain hostile, souvent à l’avantage de l’adversaire. La population se retrouve prise en otage entre les protagonistes, tantôt accusée de collaboration par l’État, tantôt rançonnée par la guérilla qui comble ainsi ses besoins vitaux à ses dépens. Aux moments les plus forts du conflit, comme en 1997, les activités régulières sont suspendues. De manière intermittente, punitions, délations, rançonnements, disparitions, arrestations arbitraires ou exécutions extrajudiciaires sont le fait de l’un et l’autre des protagonistes [Amnesty International, 1998 : 18]. Pourtant, au jour le jour, à Ziguinchor, la vie s’écoule comme si cette réalité n’existait pas.

8Les causes du conflit sont multiples, elles tiennent à la fois d’une marginalisation périphérique et de revendications identitaires. Le mouvement séparatiste est associé à un groupe, celui des Diola. Cependant, le discours du MFDC évite les allusions à des fondements ethniques ou identitaires. Il se justifie avant tout par le recours à l’histoire coloniale de la région. Nier une dimension ethnique à ce conflit, c’est également nier l’existence au Sénégal d’un modèle islamo-wolof [Diop, Diouf, 1990 : 46], c’est-à-dire d’un enchevêtrement complexe des confréries religieuses à l’État et la prépondérance du groupe wolof, de sa langue, de sa culture, notamment religieuse avec le mouridisme. Le modèle islamo-wolof constitue à la fois un procès d’intégration des différents groupes sénégalais et la version nationale du clientélisme. Hors de ce modèle, il est difficile de réussir économiquement ou politiquement au Sénégal.

9Quant aux récriminations de marginalisation de la Casamance, elles portent à la fois sur des litiges fonciers, une injuste redistribution de la richesse nationale, la spoliation des ressources naturelles [Marut, 1994 ; Cormier-Salem, 1993] et sur un sentiment général d’intégration défectueuse par rapport au centre politique et économique, autrement dit au modèle islamo-wolof. Alors que le discours du MFDC annonce son intention de mener le territoire casamançais à l’indépendance, la recherche d’une meilleure intégration à l’ensemble socioéconomique sénégalais n’en existe pas moins. Cette ambivalence se retrouve autant parmi les combattants et les idéologues du MFDC, qns la population locale [Gasser, 2000]. Elle est également ressentie par la portion de la population qui aura à vivre demain avec les conséquences des actes posés aujourd’hui, c’est-à-dire les jeunes.

Le village en ville

10C’est l’heure du thé, une fin d’après-midi dans un quartier périphérique. Les enfants jouent ; les plus âgés veillent sur les plus jeunes. On me prête un petit banc de bois et on m’accueille gentiment. Un jeune homme répare son filet de pêche. Il est Sérère et s’apprête à partir à la pêche vers l’embouchure du Fleuve, à quatre heures de pirogue. Les autres « sont là », attendent un travail qui ne vient pas. Celui-ci habite loin de sa famille. Il est hébergé par le chef de la concession. À la tombée de la nuit, les femmes vont chercher l’eau, le chef de famille rentre les animaux.

11La concession compte quatre ou cinq cases en banco au toit de chaume disposées vaguement en cercle (la disposition habituelle dans les villages diola). On vit en communauté dans une intimité toute relative. En retrait, se trouvent une douche et des sanitaires communs. Je suis retournée plusieurs fois dans ce faubourg diola où j’ai mangé dans une case éclairée à la chandelle. L’électricité s’est arrêtée juste en amont de ces demeures. Les résidents se demandent comment convaincre les autorités de la faire parvenir à leur demeure, le long de cette mauvaise route de terre qui descend à la rizière.

12Ziguinchor est une ville secondaire de près de 200000 habitants, la quatrième en importance au Sénégal [Juillard, 1995 : 35]. Elle s’est développée rapidement au xxe siècle d’abord par sa vocation commerciale, ensuite en tant que capitale régionale amenant un afflux de fonctionnaires. Les années soixante-dix ont été celles de l’expansion de l’industrie touristique. En outre, les ressources forestières et agricoles de la région, inexistantes dans le reste du pays, auraient provoqué l’émigration d’un grand nombre de Sénégalais du Nord. Cette migration a entraîné de nombreuses expropriations foncières et immobilières, créant des tensions entre les populations de la ville.

13Le quartier décrit fait partie de la zone d’urbanisation spontanée, anarchique, correspondant au boom démographique et abritant plus de la moitié de la population [Trincaz, 1984 : 175]. Sur des terrains autrefois consacrés à la culture, les migrants de la région se sont installés. Les équipements et infrastructures sont inexistants. Les champs environnants sont mis à profit pour une microagriculture : riziculture et maraîchage. La subsistance est complétée par l’élevage du petit bétail. Durant la saison des pluies, une partie des habitants retournent cultiver au village d’origine. On est là en attendant, on reproduit son mode de vie rural, et surtout on préférerait vivre au village si la vie n’y était pas si dure.

14Dans sa composition, la ville reflète l’hétérogénéité de la région, ce qui est une des données fondamentales à la base de la compréhension du phénomène politique casamançais [Darbon, 1988 : 20 ; Roche, 1985 : 21 ; Barbier-Wiesser, 1994]. La population Diola y est la plus nombreuse (29,8%), viennent ensuite les Poular, les Mandingue, les Wolof, les Sérère, les autres ethnies (Balante, Baïnouk, Manjack, Mancagne, etc.) et enfin les résidents nés à l’étranger [Juillard, 1995 : 42].

15Dans son étude de 1979, Trincaz [1984] a identifié une répartition tripartite des quartiers de la ville correspondant à un processus historique. D’abord le centre, avec une infrastructure complète, habité par les Européens, quelques commerçants libanais et les hauts fonctionnaires ou cadres originaires du Nord-Sénégal. Ensuite, dans les quartiers adjacents à L’Escale, se trouvent des zones loties avec une infrastructure minimum. Y vivent les anciennes familles d’origine portugaise, la bourgeoisie nouvelle et les notabilités religieuses. Puis, en périphérie de la ville, on trouve la zone d’urbanisation spontanée, correspondant au type de quartier décrit ci-dessus. On a donc, selon Trincaz [1984 : 173, 228], la ville des nantis et la ville des laissés-pour-compte.

16Que penser d’un tel constat ? Il se trouve qu’à Ziguinchor, le groupe le plus nombreux, et autochtone, est celui qui vit dans la portion la moins salubre de la ville, tandis que ce sont des membres des groupes minoritaires et migrants qui demeurent près de l’aéroport, de l’hôpital, des casernes, et des quelques industries dans les quartiers électrifiés avec réseaux d’aqueducs. Faut-il nécessairement en tirer la conclusion d’une domination ethnique des uns sur les autres ? Les populations choisissent peut-être de ne pas se mélanger [Darbon, 1988 : 30]. Cette seconde hypothèse n’est pas à écarter puisque les quartiers anciennement lotis sont plus hétérogènes que les quartiers d’implantation récente [Juillard, 1995 : 41].

17Vivre ensemble, pour ces divers groupes, suscite des tensions. On le dit peu, mais on le dit tout de même. Une femme Diola se plaignait d’avoir été insultée par des cohabitants « nordistes » lors de réunions de quartier, un Sérère confiait que malgré les vingt ans qu’il avait vécus sur place, les Diola le considéraient toujours comme un « nordiste ». Il existe donc un antagonisme nord/sud dont on parle peu. De façon générale, il est difficile de parler de difficultés intergroupes au Sénégal. Les uns nient totalement l’existence de dissensions ethniques [Konaté, 1990 ; Diouf, 1994] alors que les autres, journalistes [Sud Quotidien, 20 avril 1999, en ligne] et informateurs, les mettent en évidence. À Ziguinchor, en apparence, les uns vivent à côté des autres en toute bonne entente. Mais ce n’est qu’un décor de théâtre, en réalité des tensions existent. Chaque reprise des affrontements et chaque nouvelle exaction sont susceptibles de les renforcer.

Ziguinchor la douce

18Malgré cette tension, Ziguinchor est une ville et une région qu’on aime :

19

« Parce que nous, nous disons que la vie est plus agréable. Parce que dans les autres régions, la vie est un peu difficile… la manière dont nous vivons ne ressemble pas à celle des autres, on n’a pas la même éducation. »

20Quelle est au juste cette manière différente de vivre ? C’est d’abord une vie sans le stress des grandes villes, me dit une femme qui a vécu à Dakar. C’est ensuite une ville où la nature verdoyante permet de cultiver et de compléter ainsi son revenu :

21

« Là où je peux dire qu’il y a une différence de vie, c’est parce que tu peux faire ton propre travail, que personne t’envoie [ne te donne des ordres]. Par exemple, le riz, la patate, etc., si tu fais ces choses, après, tu peux aller les vendre au marché et de là, tu peux acheter du riz pour manger en attendant le riz des rizières. »

22Les Ziguinchorois insistent sur la richesse de leur région. Cela peut paraître paradoxal si l’on considère les doléances répétées de marginalisation économique. C’est comme s’il existait une confusion entre le potentiel de richesse issu des matières premières à faible capacité d’exportation, tels que les produits maraîchers, et la réalité d’une région mal intégrée à l’économie nationale, géographiquement enclavée et à la faible monétarisation.

23Par ailleurs, en se penchant sur le quotidien des gens, on constate que les revenus, et par conséquent, la recherche d’emploi en sont les principales préoccupations :

24

« Étant un intellectuel et en chômage…, je cours derrière le quotidien. C’est les dépenses quotidiennes qu’il faut donner à ma famille. Je gère une famille de treize personnes… Le matin, vous vous levez, vous allez chercher chez des amis qui peuvent vous aider, vous combler la dépense. Si vous entendez qu’il y a l’emploi quelque part, vous faites une demande […] et tous les matins vous essayez de vous présenter là-bas pour voir si vous pouvez travailler. »

25Officiellement, le taux de chômage pour la région était de 10,6% en 1996 [République du Sénégal, 1996 : 21]. Mais il ne fait pas de doute qu’en réalité il soit plus élevé que ne le suggère cette statistique. En dehors du commerce des produits maraîchers, certains s’affairent à de l’artisanat ou aux services touristiques. D’autres sont ouvriers-ouvrières, occasionnels ou permanents, de la chaîne frigorifique ou des usines de crevettes et poissons. Le nombre de professionnalisés est très faible [Juillard, 1995 : 55-56].

26L’inactivité, la difficulté de trouver du travail reviennent constamment dans les conversations, à tel point que lorsque je demandais à un homme de 49 ans, père de neuf enfants, de me dire quel avait été l’événement le plus important de sa vie, il me répondit qu’il s’agissait des moments où il arrivait à obtenir du travail. Le lot quotidien localement, c’est donc la survie, tout comme, il faut bien le dire, dans le reste du Sénégal. C’est dire la non-spécificité de la situation locale à cet égard : ni plus ni moins que les autres Sénégalais, le Casamançais est à la recherche de la « DQ », la dépense quotidienne. Si originalité il y a, c’est dans la possibilité qu’il a de cultiver les aliments qui pourront le nourrir. Et il s’agit là d’un avantage appréciable.

27C’est sans doute pourquoi les informateurs parlent de leur ville comme d’un lieu où la vie coule doucement et où on aime vivre. Un jeune de 25 ans, revenu pour les vacances et vivant habituellement dans la région de Dakar, le dit bien : « La vie de Ziguinchor est meilleure malgré les circonstances actuelles. Quand c’est calme, tu peux réaliser quelque chose. » N’est-il pas surprenant d’entendre de tels propos dans une région en guerre ? Mais au-delà du paradoxe apparent, se cachent quelques enseignements. Il faut souligner la dimension sporadique du conflit. La situation est faite de hauts et de bas, d’accalmies et de recrudescences des combats. Les accalmies permettent de reprendre les activités quotidiennes qui apportent leur lot d’espoir. Faire comme si la guerre n’existait pas est peut-être alors aussi un réflexe de survie.

Être jeune à Ziguinchor

28Les adultes qui ont la charge d’un foyer sont, d’abord et avant tout, préoccupés par la « DQ ». Mais qu’en est-il des jeunes ? La population en âge d’aller à l’école croît plus rapidement que jamais. Pourtant, très peu des jeunes diplômés auront la chance d’occuper un emploi dans le secteur « moderne » (le secteur public et les services). Sur 40000 jeunes personnes urbanisées et prêtes à l’emploi, seulement 5% pourront travailler [Cruise O’Brien 1996 : 59]. Comment vit cette jeunesse et comment réagit-elle aux perspectives bouchées ?

29Il n’existe pas une manière unique d’être jeune, plusieurs positionnements sont possibles. Pour une partie d’entre eux, ils trompent le désœuvrement par le jeu ou la danse, ils utilisent les slogans à la mode et ils rêvent d’immigration. Tout en étant en quête d’affranchissement par rapport à un ordre social où la soumission aux aînés est de mise, ils réagissent en utilisant les référents de la culture dominante wolof, ainsi que ceux de la culture globale, notamment en affichant leur attirance pour l’anglais. Il y a cependant ceux qui partagent les revendications du MFDC et parfois choisissent de rejoindre le maquis. Qui sont-ils ? Comment justifient-ils leurs actions ? C’est à ces questions que la dernière partie du texte tentera de répondre.

30Tout comme leurs aînés, les jeunes ressentent le désœuvrement qu’il faut s’employer à tromper. Souvent, la seule activité qu’ils avaient en tête était l’organisation d’une fête ou d’une danse, pour laquelle ils déployaient tous les efforts. Malgré le climat de tension qui régnait dans la ville lors de mon séjour, ce genre de soirées n’était pas rare. Même si l’on a très peu pour vivre, et en dépit des dangers que cela représente, mieux vaut continuer ses petites habitudes entre jeunes, que de céder à la peur ou la déprime. D’une certaine façon, par ces attitudes, les jeunes expriment aussi leur désaccord et l’indiscipline envers le pouvoir ou l’État [Monga, 1994 ; Mbembe, 1992].

31Il existe en effet une quête d’affranchissement, inégalement présente sans doute, mais commune à celle des jeunes d’autres villes africaines [de Latour, 1999 : 75]. Ils disent à leurs aînés qu’ils ne céderont plus automatiquement devant eux, sans le respect et la reconnaissance de leur pleine participation à la société. Au moment de l’enquête, une expression en vogue parmi les jeunes illustrait bien cette quête d’affranchissement :Boul falé (litt. « T’occupe pas »). Cette expression wolof a été rendue populaire par un groupe de rap dakarois et interprétée par certains comme désignant les adolescents désœuvrés, ne faisant confiance à rien, ni à l’école, ni aux parents ou à la politique [Faye, 1998]. Les jeunes à qui j’ai parlé ont très bien su me rendre le sens de cette expression :

32

« Boul falé ! Ça, c’est un autre genre de vie.
– Quel genre de vie ?
Là, tu portes tout ce que tu veux, et personne ne te contrôle. Et toi aussi, tu ne contrôles personne. »

33Pourtant, un autre jeune donnait de l’expression une interprétation différente. Il s’agit selon lui d’un slogan que l’État aurait « vulgarisé » pour détourner l’attention de la crise :

34

« C’est très politique ça. Il y a Tyson. Il y a les médias de l’État. Au lieu de parler de quelque chose qui fasse avancer les gens, il nous parle du boul falé… la voie des musiciens… Les médias s’en mêlent, et tout le monde s’en mêle, on oublie son problème pour aller voir ce qui se passe à l’accueil de Tyson, alors qu’on a son problème. »

35L’informateur fait référence à un champion de lutte qui a beaucoup contribué à populariser l’expression par la mise en scène qui précédait son entrée dans l’arène avec d’énergiques gestes de bravades sur le refrain boul falé. La télévision sénégalaise couvrait les combats de Tyson. Ce jeune y voyait une manœuvre de diversion de la part d’un État incapable de remplir ses fonctions, de traiter adéquatement la crise de l’emploi. En incitant la population à se divertir, à ne pas s’en faire (« t’occupe pas »), l’État s’assure qu’elle restera docile [4]. Quelle que soit la justesse de cette interprétation, elle met en relief l’insatisfaction des jeunes par rapport aux espoirs d’emploi.

36Bien que wolof, l’expression est tout aussi fréquente à Ziguinchor qu’à Dakar. Cela conforte l’observation d’un usage beaucoup plus répandu de cette langue parmi les jeunes que chez les adultes [Moreau, 1994]. Le wolof rassemble et confère une identité collective permettant aux jeunes d’origines diverses d’exprimer leurs préoccupations communes [Juillard, 1991 : 434]. Dire boul falé, c’est également une façon de s’intégrer à l’identité la plus large, celle qui sera susceptible de leur donner une ouverture sur le monde, en l’occurrence, l’identité sénégalaise.

37Lors de l’enquête, les questions sur l’usage des langues confirmaient l’existence d’un plurilinguisme local. Aux trois principales langues régionales que sont le diola, le poular et le mandingue s’ajoutent une dizaine d’autres parlées dans la région. Le wolof, en tant que langue véhiculaire, est en progression [5]. Les enquêtes linguistes ont constaté la grande adaptabilité de la population face au plurilinguisme ambiant [Juillard, 1995 ; Moreau, 1994], Tout adulte né et ayant grandi à Ziguinchor possède un large répertoire de parlers qu’il utilise au gré des situations, selon sa position sociale ou l’évolution de la vie du quartier dans lequel il habite. Toutefois, bien qu’ils s’adaptent au plurilinguisme, les Ziguinchorois âgés se disent plus attachés à leur langue d’origine que les jeunes [Juillard, 1995]. Les plus âgés parmi mes informateurs adoptaient une attitude ambivalente en reconnaissant l’importance du wolof comme langue de travail, mais en laissant entendre qu’il représentait une atteinte à leur identité ethnique.

38Pour les jeunes, au-delà de l’attachement à la langue d’origine existe la nécessité d’acquérir le plus possible d’habiletés linguistiques, comme le montre l’exemple d’une jeune femme de 25 ans, préposée dans un « cybercafé ». Nafissatou a grandi à Ziguinchor dans une famille mandingue relativement aisée. Elle y a fait ses études jusqu’à l’obtention du baccalauréat. Elle a ensuite poursuivi une formation de deux ans en comptabilité à Dakar. Elle a choisi de revenir travailler à Ziguinchor, y préférant de beaucoup la vie à celle de Dakar.

39Nafissatou est résolument ancrée au monde d’aujourd’hui, à cette culture dite globale. Cela tient en grande partie à son travail dans le « cybercafé » pour lequel elle doit naviguer sur l’internet. Est-elle une exception à Ziguinchor ? Il est clair que très rares sont ceux qui ont les moyens de posséder un ordinateur personnel. Néanmoins, la petite entreprise qui l’emploie offre des cours de formation en informatique et d’introduction à l’internet qui sont fort achalandés. Ainsi, une petite élite locale, essentiellement jeune, a la possibilité de fréquenter le monde via l’internet.

40En bonne citadine, Nafissatou est multilingue. Elle parle le wolof, le français et très rarement le mandingue, la langue de son père. Si je lui demande ce qu’elle parle à la maison, au marché, avec ses amis du quartier ou au travail, elle me répond toujours : le wolof. Cependant, sa préférence va au français :

41

« Je préfère parler le français parce que c’est une langue d’avenir. Comme l’anglais. Mais le wolof, c’est ça, ça reste simplement dans le quartier… Mais quand tu sors, tu es obligée de parler autre chose. Et au bureau, c’est le français qui marche là-bas. »

42J’étais surprise par cette réponse car elle venait de dire à quel point le wolof dominait sa vie. Mais Nafissatou ne s’intéresse pas qu’au français, l’anglais est d’un attrait encore plus grand pour elle. À plusieurs reprises durant l’entretien, elle utilisa des mots d’anglais. Elle me confia que c’était la langue qu’elle souhaitait vraiment maîtriser. De toutes les jeunes personnes avec qui j’ai pu m’entretenir à Ziguinchor, Nafissatou est celle qui utilisait le plus souvent des termes anglais.

43Bien d’autres jeunes, de tous les milieux et de toutes les origines ethniques, m’ont confié leur goût pour l’anglais. Celui-ci doit être compris pour ce qu’il symbolise : une porte de sortie par le biais de l’immigration. L’attrait pour l’Occident est énorme, avec tout ce qu’il véhicule d’illusions sur la réussite sociale ou les richesses matérielles. Un jeune à qui je demandais ce qu’il pensait de la colonisation me répondit : « Quand j’entends ce mot, ça me plaît, ça me fait plaisir. Parce que s’il y a un pays qui te colonise, tu peux sortir de chez toi et aller rester dans ton pays colonisateur. » Non seulement ce jeune rompt radicalement avec le discours nationaliste de la classe dominante mise au pouvoir avec les indépendances [Diouf, 1996], mais il dépeint cet Occident comme une porte de sortie quasi automatique, sans aucune considération pour ce qu’il pourrait représenter d’aliénant.

44Ces quelques exemples ont permis d’esquisser le contexte du quotidien des jeunes de Ziguinchor fait d’activités ludiques, de rêves d’immigration, de recherches d’extension de leurs habiletés linguistiques…, mais surtout, il apparaît que ces jeunes partagent les référents de la culture globale en cette ère dite de mondialisation.

« Mourir pour ça »

45Ce tableau des jeunes de Ziguinchor ne nous éclaire pas précisément sur leur participation à la guérilla qui dure depuis les années quatre-vingt en Casamance. S’ils sont désœuvrés et insatisfaits de l’action de l’État sénégalais, ces jeunes ne parlent pas pour autant spontanément de mener une lutte armée pour changer cette situation. En réalité, fort peu d’informations sont disponibles sur leur rôle dans le combat, et il n’était pas aisé d’en obtenir. Ils y sont pourtant impliqués, selon un vieux sage, chargé de médiation dans le conflit :

46

« Tous les Casamançais, où qu’ils se trouvent, partagent, un tant soit peu, l’idéal des rebelles. Tous ont été frustrés à un moment du comportement du pouvoir central sur beaucoup de questions. Le drame est que ce sont les jeunes qui sont emprisonnés, brimés et qui meurent dans le maquis, pendant ce temps, aucun cadre n’est inquiété ».
[Sud Quotidien, 19 septembre 1997 : 2]

47Selon cet homme, si l’ambivalence qui prédomine dans ce conflit est partagée par tous les groupes et toutes les générations, ce sont les jeunes qui seraient particulièrement sollicités et visés. Qui sont ces jeunes ? Comment expliquer leur choix ? À partir de trois entretiens avec des jeunes qui ont clairement affiché leur sympathie au MFDC, je tenterai d’esquisser des pistes de réponses à ces questions.

48Ces informateurs présentaient un profil semblable. En premier lieu, il s’agissait de jeunes hommes. Très peu de femmes ont accepté de parler du conflit et une seule a mentionné une participation active, celle de sa mère qui serait allée prier dans le bois sacré lors des premières années du conflit. En affirmant : « Je ne fais pas la politique », les femmes évitaient la plupart du temps le sujet. Quant aux enfants, ils n’ont en aucun cas été mentionnés comme acteurs dans ce conflit. Il y a donc lieu de noter qu’il ne semble pas avoir la structure de ceux de la Sierra Leone, de l’Ouganda ou du Soudan où des rapts d’enfants, suivis de leur endoctrinement, sont menés par des chefs de guerre dans le but de les obliger à combattre [Richards, 1996].

49Ces informateurs avaient généralement la vingtaine et vivaient à Ziguinchor. Il n’était pas aisé d’obtenir leur confiance et le rendez-vous pouvait être annulé au dernier moment. Depuis les débuts du conflit, un secret bien cultivé entoure tout ce qui concerne le MFDC et sa lutte [Geschiere, van der Klei, 1988 : 220], Mes rencontres avec de jeunes adhérents au MFDC étaient toutes empreintes de ce secret. Les forces de sécurité sénégalaises patrouillaient dans la ville et les jeunes redoutaient la délation car de nombreux cas d’enlèvement et de détention ont eu lieu dans la région sur la base de dénonciations anonymes et invérifiables [Amnesty International, 1998]. Un jeune ne faisant pas partie des sympathisants du MFDC refusa de parler du conflit par crainte d’être inquiété par la répression policière. Il ajouta dans l’entretien : « Je ne suis pas pour les autres, je suis pour ma patrie sénégalaise. » La nécessité de se démarquer très clairement par rapport aux sympathisants du mouvement séparatiste était constante pour ce jeune informateur, ainsi que pour d’autres.

50Selon un de mes informateurs, la ville recèlerait des réseaux secrets qui assurent le relais pour la transmission des informations en direction du maquis. Le lien avec ce dernier se fait assez aisément en raison de la superficie du territoire, somme toute, restreinte [6]. Impossible de reconnaître ceux qui font la liaison, m’assure-t-on : « Entre nous, on se connaît tous, mais c’est impossible de savoir qui en est, et qui n’en fait pas partie. » Cette information faisant de Ziguinchor en quelque sorte un réservoir des militants du MFDC est à rapprocher de l’analyse que font Jean et Rufin [1996 : 47–50] de l’économie des guerres civiles dans les pays du Tiers Monde et des prolongements et relais multiples tout naturels que les guérillas rurales trouvent dans les villes.

51Dans les trois cas, ces jeunes sympathisants ont affirmé avoir un proche parent, père ou oncle, qui avait rejoint la guérilla. Certains ne les avaient pas revus depuis de longues années. Ce lien familial qui associe ces jeunes à la lutte armée nous a amenée à approfondir la question de la dimension ethnique du conflit et des fondements du discours de ce mouvement. Il faut chercher à expliquer ce qui fait dire à un de ces informateurs : « Je sais que je suis jeune, mais je suis prêt à mourir pour ça. »

52Bien qu’elle fasse constamment l’objet de débats, la dimension ethnique du conflit semble indéniable [Darbon, 1985 ; Geschiere, van de Klei, 1988 ; Diaw, Diouf, 1992 ; Marut, 1994]. Pour le MFDC, le déni du caractère ethnique de la guerre est un enjeu de la plus haute importance, dans le cadre notamment de sa recherche de soutiens extérieurs et d’une légitimation aux yeux de l’opinion internationale de la cause indépendantiste.

53Un discours de propagande en diola vers la fin des années quatre-vingt, dans un village que le MFDC voulait rallier à la cause [Gasser, 2000], nous fournit en creux une indication de ce contenu idéologique ethnicisant :

54

« … Nous qui sommes vos enfants de la Casamance, même si en réalité nous n’avons pas les moyens d’aller en indépendance, ce qu’ils ont fait à nos parents suffit pour aller se venger des gens qui ont fait le mal à nos parents. Si nous ne nous vengeons pas, nous ne sommes pas vos fils. Nous ne sommes pas fiers de notre "casamancité" [en français]. Donc, les jeunes, ayez cette pensée comme nous sommes en train de l’avoir…
… Mes frères, mes sœurs, il faudra vous lever pour que l’on travaille le pays, il nous appartient… Faites un effort pour faire revenir nos frères qui sont à Dakar, pour faire un seul travail. Que nos mamans qui sont à Dakar reviennent et restent ici. Nos sœurs aussi qui sont à Dakar reviennent aussi ici à Ziguinchor pour qu’on puisse faire un seul travail ensemble. Parce que quand tu as 100 francs, 50 francs, c’est très peu, mais quand on rassemble tout, ça suffira. Nous demandons à tous ces gens-là qui ont leurs fils ou leurs filles à Dakar, et qui ne sont pas en train de travailler, de revenir… »

55L’orateur, un activiste d’âge mûr, cherche à convaincre les villageois d’adhérer à la cause. Il appelle les jeunes à se joindre au combat, les femmes à participer financièrement. Tous ceux et celles qui ont migré vers la capitale à la recherche de revenus sont invités à revenir. Le discours fait clairement référence aux liens familiaux-ethniques. Il trahit une frustration et une colère profondes par rapport à des torts passés, qu’ils soient réels ou perçus comme tels.

56Si tout au long du discours, on retrouve des références à la culture diola, le flou demeure constant au sujet de l’identité précise du groupe interpellé. On remarque, dans l’extrait cité, la référence à une « casamancité ». Pour pallier à cette ambiguïté constitutive du nationalisme ethnique diola, le reste du discours s’appuie sur la justification habituelle à la revendication d’indépendance du MFDC, à savoir la non-sénégalité de la Casamance. Cette idée a été largement diffusée par l’abbé Diamacoune Senghor, le leader « politique » du MFDC. Cet homme est sans conteste l’intellectuel le plus important à l’origine de la production idéologique du mouvement indépendantiste. Il est à la source d’un énorme travail de sensibilisation populaire à l’histoire diola-casamançaise.

57Selon Diamacoune, durant les années cinquante, Senghor aurait promis à Émile Badiane, un leader local, l’indépendance de la région après une période de vingt ans, en échange de l’appui des Casamançais à sa candidature à la présidence. Cette indépendance devait être octroyée en raison du fait que la France avait toujours administré la région en tant que colonie séparée du reste du Sénégal. En 1960, elle aurait donc dû, selon ce raisonnement, obtenir l’indépendance, au même titre que le Sénégal. Pour faire valider son point de vue, Diamacoune a fait appel à une médiation française. Mais en décembre 1993, l’archiviste Jacques Charpy conclut en allant à l’encontre de sa thèse. Il établira que la Casamance n’existait pas avant la colonisation en tant que territoire autonome [Charpy, 1994 : 499].

58La référence à la non-sénégalité de la région n’a pas pour autant disparu de la propagande du MFDC. Au contraire, elle est complétée par une référence continue à un passé de résistance des « Casamançais » envers la France [7]. Sans vouloir entrer en détail dans les méandres de la justification historique de la résistance casamançaise, il semble bien hasardeux, comme le fait le MFDC, de prétendre à un passé et un territoire communs aux divers groupes qui y sont en présence aujourd’hui.

59En effet, l’image d’un passé casamançais cohésif est erronée. Le passé de résistance des Mandingue de la Haute et Basse Casamance diffère complètement de celui des Diola, Baïnouk, Balante ou autres groupes de Basse Casamance. Les premiers ont d’abord mené une résistance organisée, pour se soumettre ensuite (à partir de la fin du xixe siècle) à l’administration française et devenir ses intermédiaires dans la région. Toutes les sources rapportent les difficultés de l’administration française à s’établir en Basse Casamance [Roche, 1985 : 34]. Les Diola eux-mêmes furent en affrontement constant les uns avec les autres. En outre, on ne peut réellement parler d’une identité diola constituée en tant que telle que vers les années cinquante, alors que de plus en plus de villageois s’installèrent dans les villes [De Jong, 1995 : 137]. On comprend mieux dès lors pourquoi le projet politique proposé par le MFDC doit nécessairement se rapporter à un territoire aux délimitations imprécises et à une population dont l’identité est tout aussi floue.

60Après ces remarques sur les fondements du discours casamançais, il faut se demander ce que les jeunes en retiennent. Ceux qui se disaient associés au MFDC étaient tous trois Diola. Néanmoins, lorsque je leur demandais si ce conflit était avant tout à dimension ethnique, leur réponse était la suivante : « Il y a toutes les ethnies dans le maquis. » Ils admettaient cependant facilement que les dirigeants et les principaux membres du mouvement étaient Diola. De plus, au fil des discussions, leurs sentiments de rancœur envers les Sénégalais du Nord surgissaient. Ils ressentaient un manque de respect et une arrogance de leur part. Ils évoquaient la répression des forces gouvernementales et la désinformation des médias. L’un d’eux rapporta que son père avait été battu devant lui par les gendarmes, avant de disparaître dans le maquis. J’ai pu percevoir chez ces jeunes un durcissement du sentiment d’appartenance ethnique qu’il faut lire en contexte avec les récits de vie.

61Lorsque je tentais de saisir plus précisément ce qui pouvait motiver leur appui à la lutte, ils me parlaient des carences du développement économique. Ils évoquaient les revenus des projets de développement qui n’auraient pas profité à la région et qui auraient été appropriés par des opérateurs « nordistes ». L’un d’eux me parla également de l’entente de vingt ans mentionnée plus haut. Il ne doutait pas de la véracité de ce pacte. En somme, il semble que ces jeunes répondent au contenu idéologique du MFDC. Ils ne tiennent pas un discours autonome qui les mettrait en porte-à-faux avec la génération antérieure. Au contraire, ils reprennent, sans les modifier substantiellement, les principaux thèmes du MFDC, tels ceux de la marginalisation économique ou de la trahison d’une entente passée. Ils ont intégré le discours sur l’histoire de la Casamance diffusé par l’abbé Diamacoune aussi bien qu’ils ont accepté l’idée d’une nation casamançaise floue.

62Toutefois, les jeunes se démarquaient de leurs aînés en évoquant le sous-emploi. Un jeune Diola, ne faisant pas partie des sympathisants au MFDC, à qui je demandais ce qu’il faudrait faire pour que le conflit prenne fin, me dit qu’il fallait aller à la source du problème :

63

« Quand j’ai parlé avec ces jeunes qui reviennent de la brousse, ils m’ont dit que s’ils trouvaient du travail, ils n’y retourneraient pas. Il y a beaucoup plus de jeunes que de vieux en brousse. Il faut faire quelque chose pour faire travailler les jeunes. »

64Les jeunes sympathisants de la cause ont clairement relié leur attrait pour cette lutte aux difficultés de l’emploi. La guerre peut représenter une solution à l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Même si la génération supérieure éprouve des difficultés d’emploi semblables, la situation des jeunes se vit dans l’urgence, ils ont des attentes et des besoins à combler dans l’immédiat. Ils sont dans l’expectative d’un autre statut, celui qui leur donnera accès au mariage ou au logement [Jewsiewicki, Létourneau, 1998 : 10]. Bien entendu, la guerre n’est pas une alternative banale à l’emploi. Cependant, d’une certaine façon, elle permet d’acquérir une nouvelle position dans la société. Elle constituerait en quelque sorte une promotion sociale. C’est du moins une des explications qui ont été données à la participation des jeunes et des enfants dans les conflits de la Sierra Leone [Richards, 1996] ou du Mozambique [Cruise O’Brien, 1996 : 63].

65Un second jeune sympathisant à qui je demandais ce qu’il faudrait faire pour que le conflit prenne fin, me répondit qu’en plus d’offrir des emplois aux jeunes, il fallait « payer les mercenaires pour qu’ils rentrent chez eux ». L’allusion aux mercenaires soulève la question des ressources. Comment survivent les combattants, et comment se fournissent-ils en armes ? Le Sénégal fait-il partie de ces conflits où l’exploitation criminelle des ressources attire en grand nombre les entrepreneurs de la guerre [Bayart et alii, 1997] ? Selon l’Observatoire géopolitique des drogues [1997, en ligne], le chanvre aurait fourni 60 à 70% des revenus du maquis en 1995. La presse sénégalaise mentionne également l’exploitation frauduleuse des bois rares et la vente de la noix de cajou [Sud Quotidien, 3 mai 1999, en ligne]. Certains avancent l’hypothèse d’une contrebande d’armes, de drogues et de pierres précieuses en provenance du Liberia ou de la Sierra Leone. Les marchandises traverseraient la Guinée et la Guinée-Bissau, pour transiter par la Casamance, avant d’être finalement embarquées en Gambie [De Jong, 1998 ; Agir ici et Survie, 1997 : 36 ; Richards, 1996 : 50]. « Tout ce qui peut me procurer de l’argent, je le ferai, sauf la vente des armes et de la drogue », m’a dit ce même informateur. Des activités lucratives illicites existent donc, et elles représentent un attrait pour les jeunes. Mais à quelle échelle ? Sans pouvoir l’affirmer avec certitude, l’aspect restreint du conflit semble indiquer que les ressources lucratives sont pour l’instant limitées, tout comme le serait la présence des entrepreneurs de la guerre.

66En définitive, fort peu d’informations sont disponibles pour se prononcer avec certitude sur le rôle des jeunes dans le conflit, sur leurs motivations et leurs ambitions. On pourrait également se demander si le haut niveau de dissensions intra-casamançaises n’a pas un rapport quelconque avec une différence inter-générationnelle. Qui sont ces « bandes armées » dont le MFDC veut sans cesse se démarquer, et qui seraient à la solde du gouvernement sénégalais [L’Autre Afrique, 25 février 1998 : 24] ? Y aurait-il des groupes de jeunes dans le maquis qui agiraient pour leur propre compte ? On ne le sait trop. Certains inspirent la crainte par leurs attitudes et leurs actions. Un peu à la manière des milices de la Sierra Leone [Richards, 1996] ou du Liberia [Ellis, 1999], ils recherchent des tenues qui frappent l’imagination. Une femme Diola à qui je demandais si elle connaissait des gens dans la rébellion me répondit ainsi :

67

« Oui, quelques-uns. Mais quand j’entends qu’ils sont dans la rébellion, je ne leur parle plus. Il y a le fils de mon voisin qui était parti en Gambie, en vacances, m’avait-on dit. Puis comme il ne revenait pas, j’ai appris que c’était pour étudier là-bas.Je le revois aux fêtes, dans un accoutrement bizarre, avec des gris-gris autour du cou. Il me dit alors : "Ah ! Tu ne savais pas, pourtant, on aurait pu te le dire." Je lui ai interdit de revenir chez moi. »

68À plusieurs reprises, comme avec le témoignage de cette femme, il m’est apparu que les jeunes du maquis sont perçus par la population, celle qui ne veut pas être identifiée au conflit, comme étant marginaux et de mauvaise foi. Un autre adulte Diola disait encore :

69

« On ne peut pas se reposer et gagner, ça ne se fait jamais… Par exemple, eux, les jeunes garçons qui sont là-bas, ils ne veulent pas travailler. Rester en brousse, créer des problèmes, quand quelqu’un a de l’argent, on essaie de l’arracher. Ça, c’est pas normal. »

70Cet informateur faisait l’impasse totale sur les difficultés reliées au taux de chômage élevé de la région.

71Il faudrait donc, pour comprendre l’apport de la variable « jeune » à ce conflit, distinguer entre plusieurs parcours et plusieurs rationalités. Les sympathisants dont il a été question ici n’étaient pas coupés de leurs structures sociales et familiales. Ils avaient beaucoup en commun avec les autres jeunes dont j’ai parlé plus haut. Ils vivaient dans la périphérie de Ziguinchor et ne se cachaient pas en forêt. Ils parlaient tous le wolof en n’y voyant rien de plus que la nécessité d’acquérir une compétence linguistique supplémentaire. Et tout autant que les autres jeunes de leur âge, ils exprimaient leur attrait et leur curiosité pour l’Occident. Malgré cela, ils justifiaient la lutte armée en reprenant les principaux thèmes du discours du MFDC et se disaient prêts à franchir le cap et à « mourir pour ça ».

72Ainsi, il existerait chez ces jeunes plusieurs niveaux d’identités qui ne sont ni exclusifs ni définitifs. Ils peuvent aisément passer d’une position de jeunes « sans histoire » à celle de jeunes sympathisants, et peut-être complices, du MFDC, puis reprendre leur position antérieure. Il paraît bien difficile, par contre, d’identifier avec certitude ce qui les retient, ou non, de passer à l’action et d’adopter le statut de jeunes guerriers. Tout semble indiquer que ceux qui le font acquièrent une nouvelle identité, qui implique la clandestinité et le danger.

73La question de l’existence de bandes armées constituées de jeunes qui auraient une autonomie complète par rapport au MFDC a été évoquée. Faute d’informations précises, cette question reste ouverte. Elle mériterait qu’on s’y attarde. S’il existait en Casamance des bandes armées émancipées du MFDC qui représente le principal producteur de sens dans ce conflit, le visage de la guerre en serait changé, elle deviendrait, comme ailleurs en Afrique, un moyen de contrôler un territoire pour exploiter des ressources plutôt que de poursuivre un objectif politique [Volman, 1998 : 159]. Une question subsidiaire demeure : de quelles ressources s’agirait-il ?

74Terminons en soulignant que le fait que les trois jeunes sympathisants identifient le sous-emploi comme une cause du conflit révèle une certaine ambivalence par rapport aux fondements mêmes du discours du MFDC. Les torts passés, la résistance historique ou l’activation des liens identitaires céderaient-ils le pas devant une reprise de l’économie sénégalaise et la création de nouveaux emplois ? Si tel était le cas, il faudrait se demander quel est l’objectif réel de cette guerre et si derrière la menace sécessionniste ne se cache pas la recherche d’une meilleure intégration à l’ensemble socioéconomique sénégalais.

Bibliographie

  • Agir ici et Survie [1997], France-Sénégal. Une vitrine craquelée, Paris, L’Harmattan.
  • Amnesty International [1998], Sénégal, la terreur en Casamance, Paris, Les éditions francophones d’Amnesty International.
  • Barbier-Wiesser F.-G. (éd.), [1994], Comprendre la Casamance. Chronique d’une intégration contrastée, Paris, Karthala.
  • Bayart J.-F., Ellis S., Hibou B. [1997], La Criminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe.
  • Charpy J. [1994], « Casamance et Sénégal au temps de la colonisation française », in F.-G. Barbier-Wiesser (éd.) : 475–500.
  • CIA [1999], The World Factbook-Senegal, en ligne, www.odci/gov/cia/publications/factbook/sg.html#econ.
  • Cormier-Salem M.-C. [1993], « Armée sénégalaise contre populations locales. Désarroi et révolte en terre de Casamance », Le Monde diplomatique, février :19.
  • Cruise O’Brien D. [1996], « A Lost Generation ? Youth Identity and State Decay in West Africa », in R. Werbner, T. Ranger (eds), Postcolonial Identifies in Africa, London, Zed Books : 55–74.
  • Darbon D. [1985], « "La voix de la Casamance" »… une parole diola », Politique africaine, (18) : 125–126.
  • Darbon D. [1988], L’Administration et le Paysan en Casamance. Essai d’anthropologie administrative, Paris, Pedone.
  • De Jong F. [1995], « The Making of a Jola Identity : Jola Inventing their Past and Future », Proceedings Ceres-CNWS Summer School, Ultrecht, Ceres :133–150.
  • De Jong F. [1998], « The Casamance Conflict in Senegal », unpublished paper for the research project The Causes of Conflict in the Third World, Clingendael, The Netherlands Institute of International Relations.
  • De Latour É. [1999], « Les ghettomen. Les gangs de rue à Abidjan et San Pedro », Actes de la recherche en sciences sociales, 129 : 68–83.
  • Diaw A., Diouf M. [1992], « Ethnies et nation au miroir des discours identitaires : le cas sénégalais », Séminaire du Codesria sur les conflits ethniques, Nairobi : 1–39.
  • Diop M.C., Diouf M. [1990], Le Sénégal sous Abdou Diouf, Paris, Karthala.
  • Diouf M. [1994], Sénégal. Les ethnies et la nation, Paris, L’Harmattan.
  • Diouf M. [1996], « Urban Youth and Political Senegalese Politics : Dakar 1988–1994 », Public Culture, 8, (2) : 225–249.
  • Dumont P., Maurer B. [1995], Sociolinguistique du français en Afrique francophone. Gestion d’un héritage, devenir d’une science, Vanves, France, Edicef.
  • Ellis S. [1999], The Mask of Anarchy : the Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, London, Hurst & Co.
  • European Platform for Conflict Prevention and Transformation [1999], « Senegal : No End in Sight to Casamance Violence », en ligne, www.oneworld.org.euconflict/guides/surveys/drafts/senegal.htm.
  • Europa Worldbook [1999], Europa Worldbook 1999, 2, London, Europa Publisher.
  • Faye A. [1998], « Dakar sous l’emprise de la génération US », Le Soleil, repris dans Courrier international, (394), 20 au 27 mai.
  • Gasser G. [2000], « Manger ou s’en aller » : le conflit ethnorégional casamançais et l’État sénégalais, thèse de doctorat, université de Montréal.
  • Geschiere P.,Van der Klei J. [1988], « Popular Protest ; the Diola of South Senegal », in P. H. van Ufford, M. Schoffeleers (ed.), Religion & Development. Towards an Integrated Approach, Amsterdam, Free University Press.
  • International Institute for Strategic, Studies [1999], The Military Balance 1999–2000, London, Oxford University Press.
  • Jean F.,Rufin J.-F. [1996], L’Économie des guerres civiles, Paris, Hachette.
  • Jewsiewicki B., Létourneau J. (éd.) [1998], Les Jeunes à l’ère de la mondialisation. Quête identitaire et conscience historique, Sillery, Québec, Septentrion.
  • Juillard C. [1991], « Comportements et attitudes de la jeunesse face au multilinguisme en Casamance (Sénégal) », Cahiers des sciences humaines, 27 (3–4) : 433–456.
  • Juillard C. [1995], Sociolinguistique urbaine. La vie des langues à Ziguinchor (Sénégal), Paris, CNRS.
  • Konaté A. [1990], Le Cri du mange-mil. Mémoires d’un préfet sénégalais, Paris, L’Harmattan.
  • Linarès O.F. [1992], Power, Prayer and Production. The Jola of Casamance, Sengal, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Marut J.-C. [1994], « Le mythe. Penser la Casamance », in F.-G. Barbier-Wiesser (éd.) : 19–26.
  • Marut J.-C. [1999], La Question de la Casamance. Une analyse géopolitique, thèse de doctorat, université Paris-8, Saint-Denis.
  • Mbembe A. [1992], « Provisional Notes on the Postcolony », Africa, 62 (1) : 3–37.
  • Monga C. [1994], Anthropologie de la colère. Société civile et démocratie en Afrique noire, Paris, L’Harmattan.
  • Moreau M.-L. [1994], « Demain, la Casamance trilingue ? Valeurs associées au diola, au français et au wolof », in F.-G. Barbier-Wiesser (éd.) : 413–428.
  • Mouvement démocratique des forces de la Casamance [1999], en ligne, www.ifrance.com/Casamance/master.htm.
  • Observatoire géopolitique des drogues [1997], La Géopolitique des drogues 1995–1996, rapport annuel, en ligne, www.ogd.org/fr/home-fr.html
  • République du Sénégal [1996], Le Pouvoir local, 7, Dakar, ministère de l’Intérieur.
  • Richards R [1996], Fighting for the Rain Forest. War, Youth & Resources in Sierra Leone, Oxford et Porsmouth (N.H.), James Currey et Heinemann.
  • Roche C.[1985], Histoire de la Casamance. Conquête et résistance : 1850–1920, Paris, Karthala.
  • Trincaz P.X. [1984], Colonisation et Régionalisme. Ziguinchor en Casamance, Paris, Orstom.
  • Volman D. [1998], « The Militarization of Africa », in M. Turshen, C. Twagiramariya (eds), What Women Do in Wartime, Gender and Conflict in Africa, London & New York, Zed Books.

Mots-clés éditeurs : Ziguinchor, mondialisation, état sénégalais, Casamance, sous-emploi, jeunes, conflit casamançais

Date de mise en ligne : 01/01/2012

https://doi.org/10.3917/autr.018.0135

Notes

  • [*]
    Ph.D. science politique, Hull, Québec, Canada.
  • [1]
    57,7% de la population sénégalaise a moins de 18 ans ; les données pour la Casamance sont semblables [Juillard, 1995 :53].
  • [2]
    Elle a eu lieu entre août et novembre et consistait en entretiens à la fois formels (21 à Dakar, 25 à Ziguinchor) et informels, au fil de mes démarches et de mes déplacements. Les entretiens formels ont été menés à l’aide d’un guide d’entretien comportant une centaine de questions et sous-questions sur la vie quotidienne. Le choix des informateurs a été fait de façon à équilibrer le nombre de femmes et d’hommes, les tranches d’âge (vingtaine, quarantaine, soixantaine) et l’appartenance ethnique.
  • [3]
    Ampleur relative par comparaison avec d’autres conflits contemporains sur le continent, mais étant entendu que toute perte de vie humaine est toujours à déplorer. Il y aurait eu entre 2000 et 3000 morts depuis le début des affrontements, mais 27000 réfugiés dans les pays voisins (Gambie et Guinée-Bissau). On estime généralement le nombre de combattants armés à 700 hommes face à une armée sénégalaise à la capacité de mobilisation de 3500 soldats. Pour les estimations, voir Marut [1999], European Plateform for Conflict Prevention and Transformation [1999], CIA [1999], Europa Worldbook [1999], IISS [1999].
  • [4]
    On ne peut ici s’empêcher d’évoquer le thème de la connivence, si habilement exploité par Mbembe [1992].
  • [5]
    Dans l’ensemble du Sénégal, le wolof est parlé par 80% de la population alors que l’ethnie wolof elle-même ne représente que 40% de la population [Dumont, Maurer, 1995 : 54].
  • [6]
    La région de Ziguinchor couvre 7339 kilomètres carrés, soit 3,73% du territoire sénégalais.
  • [7]
    Le site web du MFDC est, à ce sujet, une excellente illustration : http://www.ifrance.com/Casamance/master.htm.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions