Notes
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[1]
Les termes placés entre guillemets et en italique renvoient au vocabulaire indigène et à des expressions consignées dans le journal de terrain.
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[2]
La répartition des différents services dans le bâtiment de l’Opéra fait écho aux hiérarchies institutionnelles : tandis que les services techniques occupent essentiellement les dessous (sous-sols) et que l’activité artistique se concentre autour de la scène située au rez-de-chaussée (le cœur du théâtre), les niveaux supérieurs sont le siège des services administratifs, les derniers étages étant réservés à la direction.
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[3]
Les contours nets entre groupes professionnels, dont certains sont dotés de statuts spécifiques, renforcent d’ailleurs la relation de subordination des invisibles, comme l’a montré Anne-Marie Arborio, Un personnel invisible : les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Anthropos, 2001.
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[4]
Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociale, 43, 1982, p. 58-63 et en particulier p. 62.
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[5]
Des injonctions qui pèsent sur l’ensemble du secteur public et déjà largement observées, de l’administration (Philippe Bezès, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009), aux services publics comme l’hôpital (Nicolas Belorgey, L’Hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010).
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[6]
Sur les logiques patronales d’évitement des responsabilités liées aux risques professionnels, voir Nicolas Jounin, « La sécurité au travail accaparée par les directions. Quand les ouvriers du bâtiment affrontent clandestinement le danger », Actes de la recherché en sciences sociales, 165, 2006, p. 72-91.
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[7]
Le délai sous lequel un surnuméraire pouvait se voir proposer une titularisation est passé de quelques mois à plus de trois ans en moyenne.
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[8]
De même qu’à La Poste le recrutement social des facteurs est transformé par l’introduction d’une épreuve orale (Marie Cartier, Les Facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, Paris, La Découverte, 2003).
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[9]
Depuis les années 2000, le paysage syndical de l’Opéra est traversé par les mutations plus générales du syndicalisme en France (décrites notamment par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, « La transformation des syndicats français. Vers un nouveau “modèle social” ? », Revue française de science politique, 56(2), 2006, p. 281-297). Divers conflits entre sections locales et centrales syndicales, ainsi que les incitations de la direction à négocier par catégories de personnels, aboutissent à une fragmentation de la représentation syndicale. Sud et FSU deviennent les porte-parole des services techniques, tandis que la CGT tend à s’imposer comme l’organisation des corps artistiques (ballet, chœur, orchestre), et que, chez les cadres et personnels administratifs, c’est la CFDT qui est majoritairement implantée.
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[10]
On pense par exemple aux blanchisseuses en milieu hospitalier (observées par Yasmine Siblot, « La difficile transmission d’un syndicalisme d’ouvriers à “statut” » in Françoise Piotet (dir.), La CGT et la recomposition syndicale, Paris, PUF, 2009, p. 95-118) ou aux ouvriers de la SNCF (rencontrés par Julian Mischi, « Cheminots et cégétistes : s’engager au nom du collectif », Savoir/agir, 22, 2012, p. 51-59).
-
[11]
Baptiste Giraud, « Des conflits du travail à la sociologie des mobilisations : les apports d’un décloisonnement empirique et théorique », Politix, 86, 2009, p. 13-29.
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[12]
Donald Roy, « Deux formes de freinage dans un atelier de mécanique : respecter les quotas et tirer au flanc », Sociétés contemporaines, 40, 2000, p. 29-56 ; Michel Anteby, « La “perruque” en usine : approche d’une pratique marginale, illégale et fuyante », Sociologie du travail, 45(4), 2003, p. 453-471 ; Marcel Durand, Grain de sable sous le capot : chronique de la chaîne à Peugeot-Sochaux, Paris, La Brèche, 1990 ; Michael Burawoy, Produire le consentement, Montreuil, La ville brûle, 2015.
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[13]
James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008.
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[14]
Marie Cartier, Jean-Noël Retière et Yasmine Siblot (dir.), Le Salariat à statut. Genèses et cultures, Rennes, PUR, 2010.
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[15]
Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008.
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[16]
Thomas Amossé et Marie Cartier, « “Si je travaille, c’est pas pour acheter du premier prix !” Modes de consommation des classes populaires depuis leurs ménages stabilisés », Sociétes contemporaines, 114, 2019, p. 89-122.
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[17]
Lise Bernard, « Le capital culturel non certifié comme mode d’accès aux classes moyennes. L’entregent des agents immobiliers », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012, p. 68-85.
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[18]
Alf Lüdtke a amplement souligné cette articulation entre désengagement symbolique et affirmation autonome à travers la notion de « quant-à-soi » (« eigensinn ») ouvrier. Voir Alf Lüdtke, « Ouvriers, Eigensinn et politique dans l’Allemagne du XXe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 113, 1996, p. 91-101 et « Penser les rapports de domination avec Alf Lüdtke », Sociétés contemporaines, 99-100, 2015.
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[19]
En début de carrière, le salaire mensuel net d’un machiniste est de 1 360 €. C’est 2,5 fois moins qu’un danseur étoile débutant (3 500 €), qui gagne déjà dix fois moins que le directeur de l’établissement.
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[20]
Qui n’ont rien de spécifique à l’Opéra, comme le montre notamment Baptiste Giraud, « Derrière la vitrine du “dialogue social” : les techniques managériales de domestication des conflits du travail », Agone, 50, 2013, p. 33-63.
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[21]
Les expressions qui suivent sont issues d’interviews d’anciens dirigeants de l’Opéra ou de propos issus d’observations retranscrites dans le journal de terrain.
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[22]
J. C. Scott, op. cit., p. 126.
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[23]
L’implication de la direction de l’institution dans la politique de collaboration dès juin 1940 a été largement oubliée, tandis qu’aucun machiniste ne compte parmi les personnels de l’Opéra distingués pour actes de résistance. Pourtant, comme le montrent différents travaux d’historiens à partir d’agendas et carnets de bord conservés dans le théâtre, la « brigade » comptait plusieurs petits groupes très impliqués dans la structuration de la résistance et la mise en œuvre de diverses actions.
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[24]
J. C. Scott, op. cit.
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[25]
Propos tenus par Bernard, 57 ans, chef d’équipe et délégué syndical, juin 2010.
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[26]
Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 17-18, 1977, p. 2-5 et en particulier p. 4.
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[27]
Nicolas Hatzfeld, « La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux », Terrain, 39, 2002, p. 33-48.
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[28]
Comme plus largement dans le monde du théâtre, il existe de nombreuses « superstitions » et des termes prohibés (« corde », « ficelle », « lapin »), dont le respect est une règle toujours vivement entretenue.
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[29]
Qui consistent généralement à introduire en plein spectacle et par surprise un objet ou un effet incongru (comme un nain de jardin dans un décor romantique, la chute d’un poulet en plastique pendant une scène d’amour, des sabres remplacés par des poireaux…).
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[30]
Christian Corouge et Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.
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[31]
J. C. Scott, op. cit., p. 150.
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[32]
Comme, par exemple, le développement de l’intérim dans le secteur de la logistique (Lucas Tranchant, « L’intérim de masse comme vecteur de disqualification professionnelle. Le cas des emplois ouvriers de la logistique », Travail et emploi, 155-156, 2018, p. 115-140). Des clivages similaires ont déjà été largement décrits dans d’autres secteurs, comme entre « vieux OS » et « jeunes intérimaires » par Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.
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[33]
Les expressions qui suivent ont été employées par Joseph lors d’un entretien enregistré le 7 décembre 2014.
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[34]
Rencontrés tous deux le 3 mars 2011 pour un entretien enregistré dont proviennent les citations qui suivent.
C’est la dernière de Roméo et Juliette à l’Opéra. Les machinistes organisent une « bouffe » [1] avant la représentation pour les équipes techniques du jeu.
Au foyer, nous commençons à sortir l’apéro : fromage, pâté, rillettes, chips, bières et une bouteille de whisky 15 ans d’âge. Pendant ce temps, un petit groupe confectionne 70 brochettes pour le barbecue. Comme d’habitude, ça chambre : « Mais c’est quoi ça ? T’as mis qu’un poivron ? Mais elle est où l’excellence de l’Opéra ? ». Vers 17 h 30 nous montons deux marmites de punch sur la terrasse du 6e étage, à laquelle on accède par le bureau du chef machiniste. La table est déjà mise, la plancha est en route. Les habilleuses sont arrivées, elles sont une bonne dizaine et ont apporté des salades et des tartes. On sera bientôt rejoint par cinq ou six électros (éclairagistes), à peu près autant d’accessoiristes, deux régisseuses de scène, des techniciens du son, en plus de notre quinzaine de machinos. Au total, nous sommes une quarantaine, il n’y a d’ailleurs pas assez de place et de vaisselle pour tout le monde. Le côté « grande tablée » en réjouit plus d’un, comme Nico, qui lance : « Eh, est que ça serait pas la plus grosse bouffe qu’on a fait depuis longtemps ? ». Quelqu’un demande s’il y aura une Saint Mathos cette année (c’est une grande fête de fin de saison traditionnellement organisée par la machinerie). On lui répond que c’est trop tard, qu’il aurait fallu s’y prendre bien avant. Jo se lance alors dans le récit de la période où il participait à son organisation. « C’est énorme comme truc, une année on était dans la plus grosse salle de répet’, on a fait 400 litres de punch, dans des grandes bassines comme ça ! ». Je vais voir Mathieu, qui s’occupe des brochettes et des saucisses en alternance avec Aude, des électros. Quelqu’un les prend en photo avec Christian. Ce sont les trois délégués syndicaux au Comité d’entreprise. Aude annonce : ça sera notre photo de campagne pour les prochaines élections ! En aparté, Mathieu ajoute : « Eh, tu sais ce qu’est trop bon ? Les deux fenêtres là, c’est celles du DRH… ».
2Le plaisir vécu par les machinistes pendant ce moment « à eux » tient donc aussi au choix de son déroulement dans les espaces mêmes de la direction [2], au nez de celui qui l’incarne le plus concrètement à leurs yeux. La dimension provocatrice de ce repas ne réside pas seulement dans le défi de l’interdit, comme la consommation d’alcool sur le lieu de travail, mais aussi dans la mise en scène d’un collectif joyeux et bon vivant, dans la revendication de pratiques et valeurs « populaires » concurrençant les normes d’une institution où priment la retenue, l’élégance, le prestige.
3Cet article interroge la signification de ce type de pratiques et traditions apparemment anodines et routinières, développées au travail ou dans ses marges, pour comprendre comment les machinistes s’accommodent de leur position subalterne au sein d’un espace culturellement dominant et socialement élitiste [voir encadré « Les machinistes à l’Opéra, un personnel polyvalent et flexible », p. 83].
Les machinistes à l’Opéra, un personnel polyvalent et flexible
Les machinistes apparaissent donc comme un personnel d’exécution, polyvalent et flexible, dont l’activité est soumise à de constantes variations (de la nature des tâches et de leurs modes de gestion, des plannings, des rythmes et lieux de travail, des conditions d’emploi, de l’identité des donneurs d’ordre), induites par une organisation du travail centrée sur la production artistique.
4Les machinistes sont des travailleurs subalternes. Outre un indice de rémunération de base qui compte parmi les plus bas de « la Maison » et des perspectives de progression de carrière limitées, ils sont confrontés à la pénibilité physique et mentale de leur activité, qui se mesure dans de fréquents accidents, l’un des taux de maladies professionnelles les plus élevés et l’espérance de vie la plus courte de l’institution. Ils sont également placés « au service de l’artistique » et définis comme des acteurs périphériques dans la production du spectacle. Un statut qui se matérialise quotidiennement dans l’établissement : spatialement relégués (leurs vestiaires, foyer et lieux de travail sont situés dans les confins et sous-sols du bâtiment), ils sont aussi très absents des supports de communication interne et externe (y compris dans les reportages consistant à « dévoiler les coulisses » du théâtre). Cette invisibilité est entretenue par la forte division du travail au sein de l’établissement, où les clivages entre services, entre domaines technique, artistique et administratif recoupent aussi des distinctions de classes [3]. Évitement, ignorance, regards moqueurs, ou « stratégies de condescendance » [4] émaillent ainsi d’un mépris de classe diffus les rares interactions des machinistes avec les autres personnels, dans les espaces confinés des ascenseurs ou des coulisses. À cette dimension traditionnelle de la domination s’ajoutent les effets de politiques managériales mises en place à partir des années 2000 dans le but de rationnaliser l’activité, réduire les coûts et accroître la rentabilité du théâtre [5]. Pour un service d’exécution comme la machinerie, cela se traduit par des mesures souvent vécues comme des signes supplémentaires de méconnaissance et d’indifférence. Ainsi, la diminution, voire la suppression des répétitions techniques, intensifient le stress de ces personnels garants de la sécurité au plateau qui ne se sentent plus assez préparés. De même, l’accroissement des formations et certifications (dont les recommandations ne sont pas toujours adaptées ou transposables au travail) est avant tout perçu comme un moyen de dégager la direction de ses responsabilités juridiques en cas d’accident [6]. Enfin, les pressions sur l’embauche cristallisent de nombreuses inquiétudes ; d’une part en raison de la raréfaction des postes, qui intensifient le travail des permanents et la précarité des intermittents [7], d’autre part, parce que des critères d’employabilité imposés « d’en-haut », tels que l’âge, la technicité ou le niveau de diplôme, bousculent la reproduction du collectif par la transformation sociale de ses effectifs [8].
5Dans cette configuration, la machinerie est un service historiquement mobilisé, poussé à la diversification de ses répertoires d’action. Syndicalement d’abord, presque un tiers des permanents semble toujours affilié, bien que la « période 100 % CGT » (monopole syndical sur l’embauche et encartage obligatoire) soit révolue depuis les années 1980. Adhésions et sympathies syndicales se répartissent désormais entre les deux organisations revendiquant une posture de lutte à l’Opéra, Sud et la FSU, dont les délégués sont d’ailleurs tous techniciens, et pour moitié machinistes [9]. Les réunions qu’ils convoquent et les arrêts de travail en cas d’appel à la grève restent massivement suivis dans le service. Pourtant, comme dans d’autres collectifs de travail du secteur public syndicalement forts, leur action pâtit aussi des nouveaux clivages internes [10] : participations plus ponctuelles et circonstanciées aux actions, méfiance à l’égard de la représentation syndicale, renouvellement militant difficile. Cependant, la conflictualité au travail ne se limite pas aux répertoires d’action syndicaux, comme le rappelle notamment Baptiste Giraud [11], qui invite à considérer sa continuité dans des pratiques plus discrètes et informelles. Freinage, perruque, farces et blagues ou encore réappropriation des rythmes et conditions d’exécution des tâches constituent autant d’aménagements concrets de la domination, déjà bien connus de la sociologie du travail subalterne [12], qui complètent effectivement l’éventail des « arts de la résistance » machiniste. En premier lieu, l’intention de cet article est donc de montrer que ces pratiques, souvent isolées et anodines en apparence, obéissent à des règles et une organisation sociale intériorisées au sein du collectif de travail. Dans cet entre-soi, elle sont aussi inscrites dans un univers symbolique saturé d’emprunts et de références à la culture ouvrière, qui se décline dans le langage (la salle de montage, c’est « la mine », les collègues « des camarades »), des habitudes (des « bouffes » conviviales et roboratives, aux attitudes « de bonhommes »), des valeurs (entraide et solidarité, goût du travail bien fait) ou une histoire collective (mémoire des grandes grèves et victoires sociales, figures d’« anciens »). Notre propos est donc en second lieu de montrer que ces symboles et pratiques pris dans leur ensemble constituent « l’infrapolitique » des machinistes, ce que James Scott définit comme « un domaine de lutte politique discrète » à travers lequel les subalternes testent les limites du possible, renégocient à bas bruit les relations de pouvoir et alimentent la résistance matérielle [13].
6Mais il existe un décalage croissant qui interroge, entre l’identité ouvrière revendiquée et les positions objectives des machinistes. Ce sont d’abord, pour les permanents en tout cas, des « salariés à statut » [14], embauchés en CDI à temps plein, dans un établissement public mondialement renommé. Leurs conditions de travail et d’emploi plutôt favorables les préservent de la précarité et de la menace du chômage qui touchent aujourd’hui une large fraction du salariat subalterne. Une majorité de machinistes peut ainsi être rattachée aux fractions stabilisées des classes populaires : souvent en couple avec une employée (dans le commerce, les activités de « care », habilleuse à l’Opéra), ils forment des ménages aux revenus limités mais réguliers, qui leur permettent d’accéder à la propriété (principalement dans des banlieues pavillonnaires [15]) et, en comptant, de « se faire plaisir » par la consommation de certains biens et services prisés des classes moyennes et supérieures [16] (équipements numériques, voyages, aménagements de la maison). Souvent, la sécurité procurée par la titularisation à l’Opéra est venue asseoir la trajectoire sociale ascendante de ces hommes, issus de familles plus populaires (père artisan, ouvrier, mère sans emploi ; parents paysans) et parfois de grandes fratries. Pas ou peu diplômés, ces machinistes accumulent, notamment avec l’entrée dans le monde du spectacle, du capital culturel « non certifié » [17], qui s’exprime par exemple par leur curiosité culturelle et l’éclectisme de leurs pratiques artistiques, ainsi que celles qu’ils proposent à leurs enfants, ensuite fortement incités à poursuivre des études supérieures. S’il existe quelques profils plus démunis (intermittents durablement précarisés, permanents déstabilisés par un divorce ou fragilisés par un accident), la part de machinistes mieux dotés – dont quelques femmes – s’accroît sous l’effet des nouveaux critères de recrutement. Nés de parents plutôt artisans, petits fonctionnaires ou ingénieurs, ces bacheliers, multi-diplômés (pas seulement dans le domaine des techniques du spectacle), adoptent des « genres de vie » plus proches de celui de la petite bourgeoisie. Avec leurs conjoint·e·s artistes, techniciens qualifiés ou fonctionnaires de catégorie A, ils résident plutôt dans des appartements, au sein de quartiers (prisés) dont ils apprécient la vie culturelle et festive, ou à la campagne, en quête d’une meilleure « qualité de vie ». Pour eux et leurs enfants, ils investissent généralement dans une alimentation « équilibrée », des pratiques orientées vers le bien-être et l’épanouissement personnel, des loisirs culturels distinctifs (cirque, chant, lecture de philosophes et historiens). Bref, des profils qui, bien que plus nuancés et diversifiés dans les faits, sont encore moins familiers des références ouvrières qui émaillent leur quotidien de travail.
7Cet article propose donc d’envisager les appropriations d’une culture ouvrière reconstruite comme le ressort symbolique du non consentement des machinistes à leur domination. Si la transposition de ces références à l’Opéra peut sembler parfois surjouée, il faut souligner qu’elle permet d’abord de fédérer le collectif autour d’une opposition aux « hautes sphères ». En insistant sur la position subalterne partagée par les machinistes, le parallèle avec la condition ouvrière participe à la construction d’un « nous » face à un « eux ». On interroge alors ces repères comme les fondements d’un registre d’accommodation de la domination, complémentaire à la résistance ouverte, mais opérant discrètement, quotidiennement, le plus souvent sans portée explicitement ou consciemment politique. Parallèlement, la construction de cette image ouvrière peut aussi être interprétée, sur le mode du renversement de stigmate, comme l’affirmation d’une dignité collective et une quête d’autonomie [18]. Cette symbolique ouvrière soutient en effet une subculture relativement autonome qui, à travers des valeurs et représentations dissidentes, esquisse des principes, des règles, une lecture des rapports de domination concurrentes à celles qui prévalent à l’Opéra. Mais dans un contexte de diversification sociale du service, on peut aussi s’interroger sur les limites de l’adhésion à ce répertoire, dont l’informalité laisse la place à des appropriations différenciées, voire détournées. En mettant en lumière l’infrapolitique des machinistes, cet article cherche donc à comprendre dans quelles mesures le répertoire symbolique « ouvrier » parvient à construire l’unité du groupe malgré des disparités sociales croissantes et, plus encore, à rendre « tenable » la domination dans ses différentes déclinaisons.
8Dans un premier temps, il s’agira d’explorer la fabrique de ce répertoire symbolique collectif qui réinterprète les relations de pouvoir à l’Opéra, pour montrer, dans un second temps, les appropriations divergentes de ces ressources « ouvrières » sous l’effet de la diversification sociale des effectifs [voir encadré « Les coulisses de l’enquête », p. 86].
Les coulisses de l’enquête
Investir des représentations ouvrières pour rendre la domination « tenable »
9Pour faire face à leur condition subalterne et à leur stigmatisation dans l’institution, les machinistes s’approprient des représentations ouvrières qui alimentent une définition valorisante et relativement autonome du collectif. Elle légitime des pratiques entretenues par la socialisation professionnelle qui permettent d’aménager concrètement les effets de la domination.
L’« esprit de brigade », réappropriation symbolique d’une position subalterne ?
10Si les échanges directs des machinistes avec les autres personnels de l’Opéra sont rares, le simple côtoiement dans les espaces collectifs (ascenseurs, couloirs, cafétéria, bureau du CE) rappelle l’importante distance sociale qui les sépare de certains, bien au-delà des écarts de salaires qui sont déjà considérables [19]. Les corps souples et les voix posées des chanteurs, l’aisance des danseurs dans l’espace, le maintien décontracté des cadres administratifs ; les bribes de conversations tenues dans des registres recherchés, parfois dans des langues étrangères, qu’elles évoquent un « week-end voile en Bretagne » ou un « frère diplomate à Singapour » ; les costumes bien coupés dans des matières raffinées, les parfums de prix et les bijoux recherchés, le choix de menus « sains » et « équilibrés » ; bref, l’accumulation de ces signes corporels d’appartenance à un milieu « distingué » concourt à renvoyer implicitement les techniciens, en chaussures de sécurité et pantalons de travail poussiéreux, s’accordant autour de goûts et valeurs plus populaires, dans le domaine du grossier et du vulgaire. Parmi les personnels administratifs et artistiques, les rumeurs et stéréotypes péjoratifs à propos des machinistes sont assez répandus ; bien qu’ils ne soient généralement pas évoqués devant eux, ils ne sont pas dupes de l’existence de cette vision dépréciée, voire méprisante, de leur collectif.
À la cafétéria, habillée « en civil », j’entends malgré moi une conversation animée à la table voisine. Trois hommes en costume et une femme en jupe à fleurs et ballerines y prennent un café. L’un d’entre eux fait remarquer que les banquettes en cuir sont « encore défoncées », sa collègue lui répond que c’est à cause des machinos, qui se « vautrent » avec leurs outils et qui déchirent les assises. S’en suit une surenchère dans laquelle les machinistes sont tour à tour qualifiés de « brutes », de « rustres », d’« alcoolos », « braillards », « butés » se déplaçant « en troupeau » ; la conclusion s’avère catégorique : « Ces gens, ils ne respectent rien de toute façon ».
12Le domaine syndical constitue un autre espace où les machinistes se trouvent délégitimés, à travers les critiques sur leurs modalités de mobilisation jugées archaïques et dépassées. Ce collectif de travail est construit comme la tête de proue du syndicalisme de lutte à l’Opéra, aussi bien par le DRH en « réunions de négociation », que dans les interviews des porte-parole de l’institution dans les médias. La définition de la machinerie en service rebelle, en fait aussi la première touchée par les stratégies patronales de disqualification des répertoires syndicaux [20]. Les personnels mobilisés sont jugés « irresponsables [21] » et « déraisonnables », leurs actions « insensées », « inconscientes », marquée par une « culture de la grève » ou des logiques « d’opposition systématiques », motivées par le refus de s’adapter (« de toute façon, vous ne voulez pas changer »). En réunion, la position subalterne et le discours jugé « ringard » des délégués machinistes sont soulignés par des attitudes infantilisantes ou condescendantes (« vous n’avez pas compris », « je vais vous expliquer », « je vais vous apprendre ») tenues dans un langage saturé d’anglicismes et de concepts managériaux (« c’est le process de recrutement, on a dû faire des short-lists », « quand il y a un besoin d’apports méthodologiques, il faut faire du conseil en évolution professionnelle »). Ces rencontres se déroulent toujours au dernier étage du théâtre, dans les salles de réunion de la direction, vastes, lumineuses et conçues pour impressionner. Des configurations qui signifient là encore, à ces représentants « de la technique » désajustés, maladroits, mal à l’aise, qu’ils ne sont pas à leur place. Dans ces conditions où les machinistes sont renvoyés de manière quotidienne et répétée à leur position dépréciée et invisible dans l’institution, ils tentent de ne pas complètement la subir en se réappropriant ces représentations officielles péjoratives et en produisant, pour reprendre James Scott, « un texte caché articulant un certain nombre de réponses et de répliques avec ce texte public » [22].
13La notion de « brigade », employée exclusivement à la machinerie, illustre idéalement ce processus de désengagement et d’autonomisation des machinistes à l’égard des normes dominantes à l’Opéra. Ce terme impose d’abord un redécoupage des frontières du groupe, en excluant ceux qui travaillent dans les bureaux (le chef et les chefs-adjoints du service). Il renvoie ensuite à un ordre établi selon des critères de légitimité propres : l’ancienneté et l’expérience constituent les deux principes essentiels qui fondent l’autorité des « anciens ». Enfin, elle renvoie à un ensemble de valeurs et de représentations partagées : la camaraderie, la solidarité, l’entraide, la générosité, constituent des règles fondamentales, qui sont mises en pratique dans le travail mais aussi à travers l’organisation de quêtes (à l’occasion des naissances et décès) et serinées par les « anciens », garants de leur respect (« ohé, on attend ses petits camarades pour partir en pause ! », « y’en a qui galèrent là, faut filer la main… », « faut penser collectif, les gars, ça peut pas marcher »). L’adhésion à ces valeurs constitue d’ailleurs un critère de professionnalité important : un « bon machino » doit avoir « la mental’ », « l’esprit de brigade ». L’humour, le savoir-être « bon-vivant », le goût de la fête et de « la déconne » sont autant de traits également valorisés, qui permettent de renverser le clivage social avec les personnels plus légitimes de l’institution et de considérer comme choisies les formes d’exclusion qu’il produit.
(Un jour où je suis de passage à l’Opéra, j’assiste depuis les coulisses à la dernière de Werther. Le déblayage vient de se terminer et les machinos regagnent leurs vestiaires) Philippe m’apprend qu’un pot est organisé au 8e étage, commencé dans une salle de répétition depuis le tombé du rideau. Toutes les équipes de la production sont conviées, avec les chanteurs, les régisseurs, tous les techniciens et certainement une partie de la direction. Certains annoncent qu’ils préfèrent rentrer. D’autres, comme Milène et Aurélien disent qu’ils vont passer, pour voir, et me proposent de venir. On convient de se retrouver au foyer de la machinerie, où, une fois sur place, il s’avère difficile de quitter les lieux, la crainte du malaise l’emportant sur la curiosité. Baptiste et Clem ayant apporté des boissons, on reste prendre une bière, puis deux, et on finit par passer la soirée et une bonne partie de la nuit au foyer. À un moment Philippe lance : « On a fait notre contre-pot ! », puis : « Franchement, on est quand même mieux ici à se marrer qu’à aller bouffer des petits fours avec les cul-pincés ! ».
15De la même manière qu’ici l’apéro à demi improvisé où « on rigole bien » vient renverser le cocktail mondain « ennuyeux », la valorisation d’un ethos « viril » confère aux machinistes les moyens implicites de mettre à distance et retourner certaines représentations et discours dépréciatifs. Mettre en avant l’emploi de la force, l’endurance, la robustesse, et légitimer les figures de « gros bras », de « baraques » ou les attitudes « de bonhommes », franches et directes, désactivent les accusations de brutalité et de grossièreté. Plus encore, ce sont la sensibilité, la fragilité et des investissements plus « féminins » de la masculinité – typiquement incarnés par les danseurs, mais aussi certains artistes et membres de l’administration – qui sont tournés en ridicule. La réaffirmation de la dignité machiniste passe également par la revalorisation symbolique du métier. Elle passe par l’esthétisation du mouvement, du « tourde-main » individuel (« beau geste ! ») à la coordination collective (« le ballet des machinistes »), le goût du travail bien fait, la valorisation du risque maîtrisé, ou encore par la mise en scène d’une physicalité assurée dans des démonstrations d’agilité, de rapidité ou de dextérité, si possible effectuées au plateau sous le regard des artistes et des autres techniciens. Enfin, la mémoire collective, construite et reconstruite dans la brigade, participe à la légitimation de ces représentations et valeurs en les réinscrivant dans le temps long. Faire remonter l’origine du métier aux marins restés à terre ou insister sur l’appartenance de certains « anciens » à des mi lieux interlopes, permet d’associer les machinistes à des contrecultures valorisantes.
« On a perdu cette image de métier de bonhommes, mais bon l’histoire des machinistes à l’Opéra est quand même énorme. […] C’était un métier physique, parce qu’effectivement, à l’époque tout était manuel, on recrutait essentiellement des mecs au physique avantageux pour ça, des gros bras. Et bon, c’était parfois proche (des milieux proxénètes)… Les anciens gardent tous les livrets du directeur de la scène et du plateau depuis les années 30, c’est des registres magnifiques à consulter […] mais ça donne effectivement une image d’un métier très viril, qui donne lieu à diverses empoignades par moments. ».
17Le récit de certains épisodes permet même de contester l’histoire officielle de l’institution (et ses silences), par exemple lorsqu’il s’agit de rappeler l’investissement des machinistes dans la Résistance pendant l’Occupation face à une direction ouvertement collaboratrice [23]. Cette mémoire, dans laquelle les « grandes luttes » occupent aussi une place importante (les plus récentes étant documentées avec des tracts et photographies exposées dans les couloirs du foyer), façonnent et transmettent l’image d’un collectif solidaire, militant, engagé, puissant, en particulier dans le rapport de force avec la direction. Ces récits, anecdotes et discours partagés dans la brigade ont précisément le sens politique dissimulé que James Scott donne au « texte caché » : dans l’entre-soi des vestiaires ou du foyer, ils supportent des principes moraux qui renversent le discours officiel et réinventent l’ordre social (valorisant les intègres contre les compromis, la mobilisation collective face au carriérisme individuel, une éthique sociale contre les réformes néolibérales, etc.). Ce « cadre normatif général », « neutralise » les signes de soumission que les subalternes sont tenus de produire publiquement, il organise la résistance face à une idéologie qui justifie l’inégalité et la servitude et fournit des réponses « aux insultes quotidiennes faites à une dignité » [24].
18Mais les machinistes ne jouissent que d’une autonomie culturelle relative, d’abord parce qu’ils font avec et contre les définitions officielles. Avec toute l’ambiguïté de l’ironie, ils reprennent ainsi à leur compte un certain nombre d’images dépréciatives (on est des « hommes en noir », « les pue-la-sueur », « on est les serviteurs du spectacle ») ; des expressions qui ont une portée critique, procédant par le renversement du stigmate en emblème mais qui confirment aussi l’impossibilité d’échapper à la position assignée. D’autre part, le rétablissement de la dignité machiniste passe aussi par la revendication des rétributions symboliques associées à l’image officielle de l’Opéra, auxquels ils sont généralement satisfaits d’appartenir (« quand tu vois dans les autres théâtres, on est quand même bien lotis ! »), développant parfois un discours d’attachement affectif (« c’est la maison-mère, la mère nourricière, c’est elle qui me nourrit depuis 21 ans » [25]). Les machinistes adhèrent donc à ce qui fonde le prestige de l’institution et souscrivent, même en partie, aux représentations et hiérarchies dominantes, reconnaissant par exemple comme légitime la prééminence accordée aux artistes (notamment les danseurs, dont la dimension corporelle du travail leur parle). Et, s’ils déclarent aspirer à plus de reconnaissance, ils ne contestent pas fondamentalement la place qui leur est assignée. Leur invisibilité est d’ailleurs souvent convertie en gage de professionnalité : la qualité du travail se jugeant essentiellement au fait qu’on ne le voit pas. Cette pénétration des injonctions institutionnelles dans les normes professionnelles, à l’image des discours sur l’excellence du travail est aussi le moyen le plus sûr d’assurer l’exécution d’un « ouvrage » à la hauteur de la réputation de l’établissement. On constate donc que les machinistes n’échappent pas, loin de là, à leur position subalterne puisque, pour le dire avec Pierre Bourdieu, ils « n’ont d’autre choix que de reprendre à leur compte la définition (dans sa version la moins défavorable) qui leur est imposée ou de se définir en réaction contre elle : il est significatif que la représentation dominante soit présente au sein même du discours dominé » [26]. Si cette autonomie culturelle reste donc relative, elle permet tout de même aux machinistes de s’accommoder de la domination, notamment parce qu’ils gardent du contrôle sur l’organisation du travail et de la brigade.
Socialisation professionnelle et accommodation pratique de la domination
19La nature du travail accompli par les machinistes, qui ne peut être ni standardisé ni automatisé, et la complexité de l’infrastructure du théâtre, unique au monde, a des implications indirectes inattendues. Le haut-encadrement est ainsi rendu dépendant d’un personnel expérimenté, dont le savoir-faire, qui consiste plus que tout à s’adapter à chaque nouveau décor, ne peut se développer que dans le temps long passé sur l’outil de travail. De ce fait, l’encadrement du service, des chefs d’équipe au chef machiniste, est intégralement composé d’hommes formés et socialisés au métier dans la brigade. Cette répartition du pouvoir entre des individus issus du rang, familiers de l’univers symbolique du collectif, conscient du poids des sociabilités machinistes sur le bon fonctionnement du service, est une condition centrale de la reproduction d’une socialisation professionnelle puissante. C’est ainsi notamment que la brigade peut conserver des espaces préservés des intrusions extérieures, tels que les vestiaires ou le « foyer », un local rendu convivial par sa redécoration sauvage, son petit salon et sa cuisine aménagée, financée sur le budget du service. Or, l’immersion sur le terrain invite souvent à considérer ce type de lieux et les temps périphériques au travail comme des configurations privilégiées d’entretien d’une culture autonome (comme l’a fait notamment Nicolas Hatzfeld en décalant le regard sur la « pause casse-croûte » [27]). Ainsi, les petits apéros, les « bouffes » et autres fêtes de fin de saison, permettent-elles la mise en scène et en pratique des valeurs de la brigade (convivialité des « grandes tablées », générosité de ceux qui « payent leurs bouteilles », repas copieux et « esprit bon vivant »), mais aussi l’incorporation des codes et de l’hexis machiniste (postures, humour, expressions et interdits langagiers [28]). Évènements festifs, informalité des interactions, horaires de nuit : tout concourt dans ces espaces à un effacement de la frontière entre activité professionnelle et vie privée, favorable au développement du sentiment d’appartenance à la brigade (« je me lève le matin, je n’ai pas l’impression d’aller bosser », « ici, c’est les copains », « la brigade, c’est ma deuxième famille »). Les liens affectifs et réseaux d’amitié qui se créent prolongent d’ailleurs en dehors du théâtre les sociabilités machinistes, par des « pots » qui s’éternisent au bar d’en face, des soirées poker entre collègues, des matchs au sein de l’équipe de foot de l’Opéra (dont les rangs sont très largement composés de machinistes), ou par les « coups de main » rendus entre collègues (pour des travaux, un déménagement, prêter des vêtements pour les enfants).
20Cette socialisation intensive et pratique permet à des machinistes aux propriétés et trajectoires assez éloignées de « faire groupe » et créer une unité ponctuelle autour d’une condition partagée et d’une posture dissidente. Les discussions au foyer sont des exutoires réguliers à la violence symbolique par le partage des expériences quotidiennes de mépris. L’entre-soi, l’alcool, le temps suspendu de la nuit sont même parfois propices à davantage de montée en généralité et la formulation d’une critique plus explicite et politique de la domination. Mais c’est surtout dans des pratiques ni consciemment ni explicitement dissidentes, qui octroient de petites marges de liberté avec les normes de l’institution, que se fédère la brigade. Nombreuses, elles se déclinent de la soustraction joyeuse à la contrainte (comme les batailles d’eau géantes) à la perturbation symbolique du spectacle (à l’image des « blagues de dernière » [29]), jusqu’au renversement ponctuel de certaines hiérarchies.
À l’issue d’une représentation de La Bayadère une danseuse reçoit un prix devant le public. Nous patientons depuis plus d’un quart d’heure pour commencer le « déblayage ». Comme tous les soirs, nous avons hâte que la journée se termine mais il nous reste encore une bonne heure et demi de travail intense avant de pouvoir rentrer chez nous. Le rideau tombe enfin, on se lance à toute blinde sur le plateau qui est encore rempli de danseurs et des gars de la direction qui se félicitent entre eux et qui en profiteraient bien un peu plus longtemps. Maintenant que nous maîtrisons le jeu et que chacun connaît sa place et les étapes du déblayage dans l’ordre, c’est le moment le plus dense de la journée, plein d’effervescence. Il y a une sorte de griserie à enchaîner les manœuvres très rapidement et avec facilité, à se comprendre sans parler avec ses collègues, mais aussi à montrer aux autres qu’on est « pro ». Avec Mathieu, on enlève les grenouillères de la pente pour l’emmener en coulisse, ça nous fait bien plaisir de faire sentir aux danseurs qu’ils n’ont plus rien à faire ici et que « nous, on bosse » : on ne fait pas de détour avec notre pente, on fonce dans le tas. En quelques minutes, ils sont tous partis.
22Informel et non prémédité, le réinvestissement sans partage du plateau procure ici la satisfaction de se réapproprier en toute légitimité et dans un petit rapport de force spatial, un lieu qui était devenu celui des artistes. Ces pratiques procurent sans en avoir l’air certains contrepoids aux attitudes méprisantes et permettent une mise à distance – toujours provisoire et relative – des effets de la domination, par exemple à travers l’aménagement les conditions de travail. La réappropriation des emplois du temps au sein de la brigade constitue un autre exemple d’assouplissement concret de la sujétion qu’imposent les horaires flexibles. Pratique répandue, les « nébrocs » sont des absences de plusieurs heures, parfois d’une demi-journée, discrètement autorisées et « couvertes » par le chef d’équipe (en principe avec l’accord du cadre) en fonction de la nature et du volume de travail prévu. Considérés comme des « soupapes » dans un contexte où peuvent être cumulées jusqu’à 42 heures de travail hebdomadaire, les « nébrocs » sont vécus comme des compensations à la disponibilité requise et à l’incertitude d’un planning connu au plus tôt un mois et demi à l’avance, qui ne permet donc pas d’organiser des vacances, de pratiquer des loisirs sur des horaires fixes, de gérer facilement la garde des enfants ou de prendre des rendez-vous médicaux anticipés. Dans certaines équipes, l’équité de la répartition des « nébrocs » est même garantie par la présence d’un cahier dédié ; une preuve que le caractère officieux de ces arrangements n’empêche pas leur organisation fine et réglée.
23Derrière leur apparence « sauvage », ces pratiques sont donc étroitement codifiées et régulées, le plus souvent par le seul effet de l’incorporation de ce qui peut et ne peut pas être fait dans la brigade, mais il existe des formes de rappel à l’ordre, assurées par les « anciens » et qui permettent d’asseoir la hiérarchie et les valeurs du collectif. Certaines pratiques dissidentes peuvent se décliner de manière plus individuelle, comme le ralentissement (par exemple, en faisant « traîner » les déplacements au magasin général), mais il existe un rythme collectif et des usages, liés au travail en équipe et aux principes de la brigade. Les attitudes manifestement « tire-au-flanc » sont ainsi régulées et sanctionnées dans la brigade. Elles sont par exemple moquées mais tolérées chez les « anciens », au titre d’une compensation de la pénibilité et de l’usure au travail, tandis qu’elles sont condamnées chez les plus jeunes, qui peuvent alors se trouver « tricards de nébrocs » et, plus encore pour des intermittents qui, taxés de fainéantise, verraient certainement compromises leurs perspectives de se voir proposer d’autres contrats. À l’inverse, la précipitation ou l’excès de zèle, susceptibles de bouleverser la « cadence » installée, sont également régulés (« on ne court pas sur le plateau ! », « le temps, le temps, pas tout seul, Adrien ! »). C’est d’ailleurs généralement dans les rappels à l’ordre qu’est formulé le plus explicitement le sens donné à ces pratiques (logiques d’économie corporelle, qualité du travail), voir leurs implications critiques.
Maryline raconte le choc de sa confrontation aux règles de la brigade après plusieurs années d’intermittence en machinerie dans de plus petits théâtres. « Au plateau, tu voyais un électro qu’était dans la merde, t’allais lui filer la main. (Alors qu’ici, si tu fais ça, on te dit :) “Nan, t’arrêtes quoi !”. Et tu te fais engueuler ! Moi, dès fois j’en avais les larmes aux yeux : “Mais pourquoi, je peux pas l’aider ?” – “Il faut que tu comprennes que s’ils sont pas assez pour faire leur travail, c’est qu’ils ont besoin d’embaucher quelqu’un. Si toi, tu vas l’aider, ils n’embaucheront pas quelqu’un”. – “Ah, d’accord, moi je voulais juste l’aider, quoi”. – “Ouais, mais tu leur rends pas service”. […] Aujourd’hui, ce sont des fondamentaux que j’essaye de conserver et de transmettre quand je suis là. ».
25Telle une « culture d’atelier », les traditions et pratiques de la brigade sont donc toujours susceptibles d’être plus explicitement mises en cohérence et investies d’une lecture ouvertement politique [30]. De l’aménagement de la contrainte à la petite revanche symbolique, ce répertoire infrapolitique, organisé, régulé et légitimé dans des représentations valorisantes, permet donc d’accommoder certains aspects concrets de la domination. Il est aussi le ressort quotidien de l’affirmation d’une dignité collective qui rend la place des machinistes « tenable » dans l’institution. Et, parce qu’il assure aussi les conditions d’exécution d’un travail de qualité qui ne pourrait être accompli par d’autres, on comprend pourquoi, à condition que les règles ne soient pas trop explicitement enfreintes, la hiérarchie a tout intérêt à « fermer les yeux ». Mais c’est plutôt de l’intérieur de la brigade que pourraient bien apparaître les obstacles les plus forts à la perpétuation de l’infrapolitique machiniste car si, comme l’affirme James Scott, « les travailleurs appartenant à des communautés de destin ont plus de chances de partager une vision claire et antagonique de leurs employeurs et de se montrer solidaires dans leurs actions, […] de créer une subculture distincte et unifiée » [31], qu’en est-il lorsque leurs trajectoires divergent ?
Des appropriations différenciées des représentations ouvrières, dans une brigade de moins en moins ouvrière
26L’imposition de nouveaux critères de recrutement par la direction bouscule les bases sociales du collectif en favorisant l’arrivée de machinistes plus dotés. Cette hétérogénéité grandissante n’empêche pas la reproduction du répertoire « ouvrier » de la brigade, qui fait cependant l’objet d’appropriations plus distanciées et critiques.
Perte d’autonomie dans le recrutement et « métissage » social de la brigade
27Si le renouvellement des effectifs du service est toujours assuré en interne, par des hommes « issus du rang », l’imposition par la direction de procédures et critères d’embauche nouveaux bousculent les logiques de reproduction de la brigade. En effet, entre les années 2000 et 2010, le chef machiniste et son adjoint au recrutement, se sont progressivement vus enjoints à prendre en compte la technicité validée par des diplômes, la spécialisation dans l’un des métiers de la machinerie (tapisserie, menuiserie, serrurerie), le niveau de qualification et la variété des expériences antérieures en technique du spectacle vivant, puis l’équilibre de la pyramide d’âge ou encore la féminisation du collectif de travail. Ces cadres, pris entre les injonctions de réforme de leur hiérarchie et les normes de la brigade dont ils proviennent (et dont ils tirent aussi leur légitimité auprès des machinistes), trouvent des compromis qui se traduisent par un « métissage » progressif des profils professionnels et sociaux des effectifs. Certains principes, liés aux conditions d’emploi dans le service, leur permettent d’abord de limiter les effets des nouvelles injonctions de la direction. Le recours aux intermittents et leur embauche en CDD successifs pendant plusieurs années assure ainsi l’éviction des candidats les plus désajustés (qui ne sont pas renouvelés) mais aussi la formation et la socialisation dans la brigade de celles et ceux qui présentent les « bonnes » dispositions. Ainsi, les jeunes techniciens qualifiés répondant aux attentes de la direction sont-ils enjoints de s’accorder aussi a minima à celles du collectif. Ensuite, les cadres aménagent eux aussi la contrainte : parce qu’ils savent que le bon fonctionnement du service ne dépend pas principalement des compétences techniques et des diplômes, les recruteurs, qui embauchent désormais sur CV et à la suite d’un entretien, reproduisent en pratique l’usage du recrutement « au feeling », qui consiste à valoriser non seulement des savoir-faire mais surtout des dispositions à adhérer à « la mental’ » ou, pour le dire autrement, à sélectionner des profils et trajectoires sociales plutôt ajustés aux attentes du collectif.
Pour les titularisations, les cadres maintiennent la tradition, qui n’existe qu’à la machinerie, consistant à consulter l’ensemble des chefs d’équipe du service (qui sont donc souvent aussi des « anciens ») de sorte que, quelle que soit la trajectoire du futur permanent, il est assuré qu’il adhère au moins un peu à « l’esprit de brigade ». Moyennant quelques ajustements et négociations, l’embauche et la titularisation de machinistes aux parcours peu conformes aux attentes institutionnelles est donc encore possible. Si ces formes de sélection cooptatives permettent globalement à la brigade de continuer à fonctionner selon les mêmes règles, elles n’empêchent pas un malaise grandissant entre les machinistes, lié à l’autonomisation d’une frange des effectifs qui partage de moins en moins la « communauté de destin » de ses collègues. Comme cela a été montré ailleurs, ce processus, souvent interprété sous l’angle du « conflit de génération », relève d’abord d’une évolution sociale du groupe liée à l’évolution des conditions d’embauche [32]. En effet, le service tend à se polariser entre, d’une part, ceux pour qui la définition autonome de la brigade fait encore sens, qui s’identifient à l’image ouvrière et, d’autre part, ceux dont les conditions objectives de vie, les aspirations, les visions du métier, permettent de moins en moins d’adhérer à ces références et se sentir appartenir au collectif.« C’est le côté feeling, il faut qu’il y ait un déclic […] Tu vois un peu le caractère qu’il a, c’est très informel. On part toujours sur un sujet qui n’a rien à voir avec l’Opéra, la plupart du temps. S’il a fait un sport, quel sport, voilà. Après quand t’embauches t’as une chance sur deux que ça marche. Tu ne peux pas embaucher que des pointures, c’est pas possible. Mais on arrive à trouver des gens très, très bien qui n’avaient rien à voir avec la machinerie. […] Mais tu le sens, quand la personne elle a l’envie, elle est là pour apprendre, elle est là pour travailler, c’est un critère assez important. ».
De l’« ancien » au « jeune qui a envie d’apprendre », l’actualisation du répertoire ouvrier
28Le contrôle que les cadres conservent sur le recrutement avec le souci d’entretenir un certain équilibre dans la brigade explique que les lignes de clivages qui s’affirment n’aient que peu à voir avec le conflit générationnel. Comme le montrent les deux portraits qui suivent, l’adhésion aux représentations et pratiques autonomes du collectif sont surtout fonction de l’ajustement de cette socialisation aux parcours antérieurs et aux modalités d’entrée dans le métier et à l’Opéra.
29Joseph, dit Jo, est né en 1958, d’un père électricien salarié dans le bâtiment et d’une mère employée dans la restauration collective. Élève « bon avec les chiffres » [33], il est orienté vers la comptabilité et obtient un CAP, un BEP puis un Bac Pro dans ce domaine. Il cumule quelques emplois de comptable intérimaire jusqu’à son service militaire mais il a des difficultés à retrouver du travail au sortir de l’armée. Il est alors recommandé à la machinerie par son frère, menuisier à l’Opéra, dans l’idée qu’il pourra ensuite « monter dans les bureaux ». Arrivé à 24 ans sans aucune expérience préalable dans le métier, Joseph est tenu de se montrer à la hauteur de son soutien familial. Au travail, il est formé sur le tas « à la dure » par des « anciens » qu’il perçoit comme autoritaires et impressionnants. À ses yeux, la pénibilité physique et mentale du travail est compensée par le salaire confortable et surtout par l’ambiance du collectif, qu’il décrit comme « une famille soudée ». « Dans la place » depuis sa titularisation en 1983, mais n’ayant pas d’autre source de légitimité que son adhésion aux représentations, valeurs et rituels de la brigade, il s’engage dans leur entretien, en prenant particulièrement en charge l’organisation d’évènements festifs. Personnage « haut en couleur », toujours en chemise et soigneusement coiffé, Jo devient une figure du service réputée pour sa répartie et son humour parfois grivois. Il « fait entrer » à la machinerie son frère puis plus tard son fils aîné, peu après son divorce, qu’il impute notamment au temps passé à l’Opéra. Devenu chef d’équipe en 2002, il incarne désormais pleinement la figure de « l’ancien » expérimenté, se plaisant à raconter l’histoire et les anecdotes du service, à décrire les anciennes techniques de travail, à rappeler les valeurs du groupe et à défendre la dignité machiniste. Proche de la retraite, Joseph se désengage pourtant de la brigade pour se consacrer notamment à l’aménagement du pavillon qu’il a acheté avec sa seconde femme, auxiliaire de vie. Déstabilisé par « la jeune génération », il développe en aparté un discours amer sur le devenir du service, regrettant la disparition de principes comme le mérite, le respect de l’expérience et la solidarité intergénérationnelle.
30Ce sont pourtant des valeurs auxquelles adhère Aurélien, intermittent régulier du service, et considéré comme un très bon élément dans la brigade. Né en 1987, il est le fils aîné d’un technicien imprimeur et d’une employée administrative. Il grandit dans un quartier périphérique populaire où il intègre rapidement le sens de la débrouille et de l’entraide. C’est d’ailleurs la solidarité qui prévaut lorsque ce très bon élève engagé dans des études supérieures prestigieuses, interrompt sa scolarité pour soutenir financièrement sa famille après le départ de son père. À partir de 21 ans, il enchaîne les emplois précaires : intérimaire dans le bâtiment, manutentionnaire, technicien employé à la journée dans une imprimerie. C’est avec son entrée dans le milieu de la presse qu’il s’encarte à la CGT, dont il rejoint le service d’ordre, et qu’il commence à militer au NPA (Nouveau Parti anticapitaliste). Les aspirations étudiantes et culturelles déçues d’Aurélien sont accentuées par le retour à une condition probablement plus rude que celle de ses parents. Il vit violemment l’immersion sur les chantiers et l’expérience de la précarité professionnelle, jusqu’à ce qu’il trouve une lecture politique de sa trajectoire grâce à son engagement militant. Il est finalement recommandé à l’Opéra par un machiniste rencontré sur un chantier et commence en 2013 le premier d’une longue série de contrats. Il se révèle en effet bien ajusté, tant dans le travail qu’au sein de la brigade : la multiplication d’expériences sociales contrastées l’ayant conduit à développer à la fois des dispositions « scolaires » (l’application, la prudence, le respect des règles, l’estime pour celles et ceux « qui savent »), des capacités à répondre aux injonctions masculines populaires (physicalité, endurance, réactivité, propension à la « déconnade »), et une familiarité avec les valeurs, discours et pratiques de la brigade, déjà politiquement investies pour lui (sens du collectif, solidarité, revendications d’autonomie, etc.).
31Joseph et Aurélien continuent donc de trouver du sens et d’entretenir le répertoire « ouvrier » du collectif parce qu’il leur permet d’asseoir leur légitimité et de trouver une dignité personnelle face à la domination. Mais certains machinistes disposent d’autres ressources pour s’accommoder de leur position subalterne et se révèlent moins dépendants des références symboliques et pratiques de la brigade.
De « l’artiste-intello » à la « technicienne diplômée », des mobilisations distanciées et critiques de l’image ouvrière
32Pris à la fois dans l’ordre institutionnel et dans la brigade, les machinistes qui se reconnaissent moins dans les représentations dominantes de leur collectif doivent faire avec une position doublement illégitime : dans l’institution, en tant que machiniste, et dans leur collectif de travail, en tant que membre non conforme à l’image du « bon machino » mais mieux dotés scolairement, socialement et culturellement que leurs collègues. Pour rendre cette place « tenable », ils développent des formes d’adhésion sélectives et détournées à l’image ouvrière de la brigade, comme l’illustrent les cas d’un musicien issu de la petite bourgeoisie et d’une technicienne diplômée [34].
33Né en 1975, d’un officier de police et d’une professeure de français dans le secondaire, Arthur grandit dans un milieu intellectuel et artistique (comprenant des journalistes, un peintre, un professeur de philosophie) qui façonne son intérêt pour le monde du spectacle. Détenteur d’une licence en médiation culturelle, il est d’abord guitariste et chanteur dans un groupe de rock. Ce n’est que pour conserver son statut d’intermittent qu’il entre à la machinerie de l’Opéra en 2001, sur les conseils d’un ami musicien. Sans expérience dans le métier, « curieux mais pas bricoleur », il est formé « sur le tas » et, à l’exception d’une courte formation en tapisserie, il ne peut faire valoir aucun titre professionnel en machinerie. Pour mettre à distance les doutes qui pèsent sur sa place dans le collectif, dans le métier, mais aussi sur son identité masculine, il fait appel à l’humour. Il s’est ainsi composé un personnage baptisé le « super tocard », caricature de ceux qu’il appelle « les vieux à l’ancienne », et qui lui permet par exemple de moquer ouvertement son chef d’équipe, de rechigner à exécuter une tâche ou de réclamer la pause avec insistance. Sous cette posture apparemment contestataire, qui le préserve des accusations de « fayotage », il porte la critique déguisée de certains usages de la brigade. Le « super tocard » permet également à Arthur de signifier qu’il a compris et assimilé les normes dominantes du collectif (il maîtrise la répartie ironique et piquante, il sait « chambrer »). Parce qu’il est « toujours dans la déconne » et qu’il « met une bonne ambiance » il est d’ailleurs globalement apprécié dans la brigade. La position d’Arthur est ambivalente car il perçoit avec sympathie, dans une forme d’enchantement petit-bourgeois pour le populaire, les références ouvrières du collectif. Il loue ainsi la camaraderie, la convivialité, le mode d’apprentissage parrainé ou les farces (qu’il se plaît à illustrer en détail), sans les investir du même sens que Joseph ou Aurélien, puisqu’ils ne vivent pas la domination de la même manière. La situation plus favorable de la conjointe d’Arthur, DRH dans une mairie, lui assure une stabilité économique qui leur permet de devenir propriétaires dans un quartier urbain prisé. Des pratiques sportives d’entretien du corps et une attention au « bien-être » (boxe, ostéopathe, alimentation « équilibrée ») lui permettent de mettre à distance les effets de la pénibilité physique. Enfin, ses diplômes universitaires lui confèrent des perspectives de mobilité professionnelle, soutenues par ses compétences sociales (« il connaît tout le monde à l’Opéra », « c’est le carnet d’adresses du service »), qui le maintiennent dans une situation de relative confiance face à la précarité. Il parvient d’ailleurs à quitter la machinerie en 2018 en réussissant une exceptionnelle ascension à un poste de chargé de mission dans un service culturel de l’Opéra.
34Affectés dans la même équipe, Arthur est l’allié indéfectible et complémentaire de Thelma. Femme et d’origine plus populaire, elle apporte à leur binôme la légitimité de son parcours technique. Née en 1981, d’une mère employée à l’ONF (Office national des forêts) et d’un père gardien de bâtiments publics, peu intéressée par les études, elle est orientée rapidement vers une filière technique et devient l’une des premières détentrices du diplôme de technicienne des métiers du spectacle (DTMS) option machiniste-constructeur, créé en 1997. Grâce à sa formation, à de nombreux stages et à quatre années d’intermittence dans différents théâtres, Thelma est déjà bien expérimentée et socialisée au métier lorsqu’elle entre à l’Opéra en 2004. Elle y défend une vision technique du métier, attentive à la sécurité au travail, privilégiant la réflexion et le recours aux outils dans une logique d’économie physique. Elle est respectueuse de la hiérarchie comme de l’expérience, mais avec une distance critique. Elle fustige ainsi ses collègues « bourrins », « qui font tout dans la force » et qu’elle considère comme inconscients et parfois dangereux au travail. Thelma est respectée par les machinistes pour ses connaissances pointues et sa compétence professionnelle mais aussi parce qu’elle a su donner des gages de sa maîtrise des codes du groupe, y compris les plus « virils » (elle a « du répondant », de la force : « Pour être respectée y’a toujours un moment où t’es obligée de leur montrer que tu peux faire autant qu’eux, que tu peux même porter deux fois plus »). Comme Arthur, Thelma investit de manière limitée le répertoire ouvrier, dont l’(auto) exclusion des sociabilités collectives réduit d’ailleurs le sens : soustraite de l’espace de légitimation masculine du vestiaire principal, elle a reconstruit avec les autres femmes du service un entre-soi plus « calme » et « bienveillant » autour du local qui leur est réservé. Elle refuse la consommation d’alcool, de cannabis et les sociabilités associées à ces consommations au profit d’activités développées en dehors de l’Opéra (football dans un club local, jardinage, rénovation de la maison qu’elle a acheté dans un petit village). En limitant le temps passé au théâtre à ses horaires de travail, Thelma retrace aussi la frontière entre activité professionnelle et vie privée (« la machinerie, c’est pas toute ma vie »).
- Fiche de présentation 2020 du DTMS dispensé au Lycée Jules Verne de Sartrouville.
- Grille d’évaluation 2012 du projet professionnel présenté par les élèves du DTMS machiniste-constructeur du Lycée Léonard de Vinci à Paris, dans le cadre des épreuves terminales du diplôme. Document produit par le service inter-académique des examens et concours des académies de Créteil, Paris et Versailles.
35Par le détournement ou l’évitement, Arthur et Thelma, selon leurs ressources, développent une distance avec le répertoire symbolique et pratique de la brigade, sans pour autant le renier complètement. Car les attitudes ouvertement méprisantes, les renvois à leur statut d’exécutant, certains accidents liés à des choix opérés au détriment de « la Technique » ou des conflits sociaux, peuvent ponctuellement réactiver le vécu d’une condition subalterne partagée et raviver le sentiment d’affiliation à la brigade. Dans ces contextes où ils ne peuvent faire valoir leurs ressources spécifiques (diplômes, compétences sociales), ces machinistes éloignés du monde ouvrier mais socialisés dans la brigade, peuvent alors tout autant puiser dans le répertoire infrapolitique de la brigade car il reste un moyen incontournable de rendre la domination « tenable ».
36Personnel subalterne d’une institution dominante du champ culturel, les machinistes de l’Opéra s’appuient sur un répertoire symbolique fortement inspiré des références et luttes ouvrières. Sur le mode du renversement de stigmate, ils revendiquent une dignité collective par la réinterprétation des hiérarchies officielles, la création de codes et valeurs concurrençant le discours dominant et en entretenant une organisation sociale relativement autonome : la brigade. Elle est le socle structurel et culturel de la capacité d’agir des machinistes, créant une continuité de sens entre l’action syndicale et des pratiques qui aménagent concrètement la domination, au travail et dans ses marges. De l’évitement au détournement, de la démonstration d’excellence à la petite provocation, ces postures, gestes et usages apparemment individuels et anecdotiques, sont collectivement encadrés et régulés. Ces pratiques infrapolitiques sont plus ou moins consciemment investies d’un sens critique déguisé, occasionnellement explicité dans l’entre-soi de la brigade, à l’abri des regards dominants. Mais la diversification sociale des effectifs, liée à l’immixtion de la direction dans les critères de recrutement, introduit des machinistes de plus en plus étrangers au monde ouvrier, qui s’approprient ces références de manière plus distanciée et critique, ce qui ne les empêche pas de les mobiliser lorsqu’ils sont directement confrontés à la violence symbolique. Parce qu’ils ne sont pas explicitement subversifs ou contestataires, parce qu’ils restent attachés à l’institution, et parce qu’en « fermant les yeux », la hiérarchie et la direction s’assurent le moyen que le travail soit accompli, les machinistes parviennent ainsi à rendre « tenable » la double position de travailleurs subalternes et d’agents socialement dominés.
Notes
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[1]
Les termes placés entre guillemets et en italique renvoient au vocabulaire indigène et à des expressions consignées dans le journal de terrain.
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[2]
La répartition des différents services dans le bâtiment de l’Opéra fait écho aux hiérarchies institutionnelles : tandis que les services techniques occupent essentiellement les dessous (sous-sols) et que l’activité artistique se concentre autour de la scène située au rez-de-chaussée (le cœur du théâtre), les niveaux supérieurs sont le siège des services administratifs, les derniers étages étant réservés à la direction.
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[3]
Les contours nets entre groupes professionnels, dont certains sont dotés de statuts spécifiques, renforcent d’ailleurs la relation de subordination des invisibles, comme l’a montré Anne-Marie Arborio, Un personnel invisible : les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Anthropos, 2001.
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[4]
Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociale, 43, 1982, p. 58-63 et en particulier p. 62.
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[5]
Des injonctions qui pèsent sur l’ensemble du secteur public et déjà largement observées, de l’administration (Philippe Bezès, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009), aux services publics comme l’hôpital (Nicolas Belorgey, L’Hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010).
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[6]
Sur les logiques patronales d’évitement des responsabilités liées aux risques professionnels, voir Nicolas Jounin, « La sécurité au travail accaparée par les directions. Quand les ouvriers du bâtiment affrontent clandestinement le danger », Actes de la recherché en sciences sociales, 165, 2006, p. 72-91.
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[7]
Le délai sous lequel un surnuméraire pouvait se voir proposer une titularisation est passé de quelques mois à plus de trois ans en moyenne.
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[8]
De même qu’à La Poste le recrutement social des facteurs est transformé par l’introduction d’une épreuve orale (Marie Cartier, Les Facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, Paris, La Découverte, 2003).
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[9]
Depuis les années 2000, le paysage syndical de l’Opéra est traversé par les mutations plus générales du syndicalisme en France (décrites notamment par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, « La transformation des syndicats français. Vers un nouveau “modèle social” ? », Revue française de science politique, 56(2), 2006, p. 281-297). Divers conflits entre sections locales et centrales syndicales, ainsi que les incitations de la direction à négocier par catégories de personnels, aboutissent à une fragmentation de la représentation syndicale. Sud et FSU deviennent les porte-parole des services techniques, tandis que la CGT tend à s’imposer comme l’organisation des corps artistiques (ballet, chœur, orchestre), et que, chez les cadres et personnels administratifs, c’est la CFDT qui est majoritairement implantée.
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[10]
On pense par exemple aux blanchisseuses en milieu hospitalier (observées par Yasmine Siblot, « La difficile transmission d’un syndicalisme d’ouvriers à “statut” » in Françoise Piotet (dir.), La CGT et la recomposition syndicale, Paris, PUF, 2009, p. 95-118) ou aux ouvriers de la SNCF (rencontrés par Julian Mischi, « Cheminots et cégétistes : s’engager au nom du collectif », Savoir/agir, 22, 2012, p. 51-59).
-
[11]
Baptiste Giraud, « Des conflits du travail à la sociologie des mobilisations : les apports d’un décloisonnement empirique et théorique », Politix, 86, 2009, p. 13-29.
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[12]
Donald Roy, « Deux formes de freinage dans un atelier de mécanique : respecter les quotas et tirer au flanc », Sociétés contemporaines, 40, 2000, p. 29-56 ; Michel Anteby, « La “perruque” en usine : approche d’une pratique marginale, illégale et fuyante », Sociologie du travail, 45(4), 2003, p. 453-471 ; Marcel Durand, Grain de sable sous le capot : chronique de la chaîne à Peugeot-Sochaux, Paris, La Brèche, 1990 ; Michael Burawoy, Produire le consentement, Montreuil, La ville brûle, 2015.
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[13]
James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008.
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[14]
Marie Cartier, Jean-Noël Retière et Yasmine Siblot (dir.), Le Salariat à statut. Genèses et cultures, Rennes, PUR, 2010.
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[15]
Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008.
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[16]
Thomas Amossé et Marie Cartier, « “Si je travaille, c’est pas pour acheter du premier prix !” Modes de consommation des classes populaires depuis leurs ménages stabilisés », Sociétes contemporaines, 114, 2019, p. 89-122.
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[17]
Lise Bernard, « Le capital culturel non certifié comme mode d’accès aux classes moyennes. L’entregent des agents immobiliers », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012, p. 68-85.
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[18]
Alf Lüdtke a amplement souligné cette articulation entre désengagement symbolique et affirmation autonome à travers la notion de « quant-à-soi » (« eigensinn ») ouvrier. Voir Alf Lüdtke, « Ouvriers, Eigensinn et politique dans l’Allemagne du XXe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 113, 1996, p. 91-101 et « Penser les rapports de domination avec Alf Lüdtke », Sociétés contemporaines, 99-100, 2015.
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[19]
En début de carrière, le salaire mensuel net d’un machiniste est de 1 360 €. C’est 2,5 fois moins qu’un danseur étoile débutant (3 500 €), qui gagne déjà dix fois moins que le directeur de l’établissement.
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[20]
Qui n’ont rien de spécifique à l’Opéra, comme le montre notamment Baptiste Giraud, « Derrière la vitrine du “dialogue social” : les techniques managériales de domestication des conflits du travail », Agone, 50, 2013, p. 33-63.
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[21]
Les expressions qui suivent sont issues d’interviews d’anciens dirigeants de l’Opéra ou de propos issus d’observations retranscrites dans le journal de terrain.
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[22]
J. C. Scott, op. cit., p. 126.
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[23]
L’implication de la direction de l’institution dans la politique de collaboration dès juin 1940 a été largement oubliée, tandis qu’aucun machiniste ne compte parmi les personnels de l’Opéra distingués pour actes de résistance. Pourtant, comme le montrent différents travaux d’historiens à partir d’agendas et carnets de bord conservés dans le théâtre, la « brigade » comptait plusieurs petits groupes très impliqués dans la structuration de la résistance et la mise en œuvre de diverses actions.
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[24]
J. C. Scott, op. cit.
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[25]
Propos tenus par Bernard, 57 ans, chef d’équipe et délégué syndical, juin 2010.
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[26]
Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 17-18, 1977, p. 2-5 et en particulier p. 4.
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[27]
Nicolas Hatzfeld, « La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux », Terrain, 39, 2002, p. 33-48.
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[28]
Comme plus largement dans le monde du théâtre, il existe de nombreuses « superstitions » et des termes prohibés (« corde », « ficelle », « lapin »), dont le respect est une règle toujours vivement entretenue.
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[29]
Qui consistent généralement à introduire en plein spectacle et par surprise un objet ou un effet incongru (comme un nain de jardin dans un décor romantique, la chute d’un poulet en plastique pendant une scène d’amour, des sabres remplacés par des poireaux…).
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[30]
Christian Corouge et Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.
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[31]
J. C. Scott, op. cit., p. 150.
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[32]
Comme, par exemple, le développement de l’intérim dans le secteur de la logistique (Lucas Tranchant, « L’intérim de masse comme vecteur de disqualification professionnelle. Le cas des emplois ouvriers de la logistique », Travail et emploi, 155-156, 2018, p. 115-140). Des clivages similaires ont déjà été largement décrits dans d’autres secteurs, comme entre « vieux OS » et « jeunes intérimaires » par Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.
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[33]
Les expressions qui suivent ont été employées par Joseph lors d’un entretien enregistré le 7 décembre 2014.
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[34]
Rencontrés tous deux le 3 mars 2011 pour un entretien enregistré dont proviennent les citations qui suivent.