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Article de revue

Les rythmes d’une relation d’influence : médecins libéraux et visiteuses de l’industrie pharmaceutique

Pages 48 à 71

Notes

  • [1]
    Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
  • [2]
    Estelle Bonnet, « Les critiques gastronomiques : quelques caractéristiques d’une activité experte », Sociétés contemporaines, 53, 2004, p. 135-155 ; Jean-Luc Fernandez, La Critique vinicole en France. Pouvoir de prescription et construction de la confiance, Paris, L’Harmattan, 2004.
  • [3]
    Sophie Dubuisson-Quellier (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
  • [4]
    Armand Hatchuel, « Organisations et marchés : la place des prescripteurs. Éléments d’une axiomatique de l’action collective », in Hervé Dumez (dir.), Actes du séminaire « Contradictions et dynamique des organisations, Condor, X », Paris, GDR/FROG, 1998, p. 23-68.
  • [5]
    Jérôme Greffion et Thomas Breda, « Façonner la prescription, influencer les médecins. Les effets difficilement saisissables du cœur de métier des grandes entreprises pharmaceutiques », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 17, 2015.
  • [6]
    Dans ce texte, j’utilise l’accord de majorité, car les femmes sont surreprésentées dans ce groupe professionnel.
  • [7]
    Les termes de « démarchage » et de « publicité » sont employés par le Code de la santé publique pour désigner l’activité des visiteuses. En outre, une pluralité de termes existe pour désigner ces professionnelles. Par exemple, le terme utilisé dans la convention collective est celui de « visiteur médical » (https://www.leem.org/fiches-metiers/visiteur-medical). L’autre terme massivement utilisé dans ce milieu professionnel est celui de « délégué médical », celui de « délégué à l’information médicale » étant très minoritaire, surtout utilisé à l’origine par des syndicats de visiteurs désireux de présenter leur métier comme un métier d’information et non lié à une activité de vente.
  • [8]
    Jérôme Greffion, « Proximité et domination entre représentantes de l’industrie et médecins », in Pierre Fournier, Cédric Lomba et Séverin Muller (dir.), Les Travailleurs du médicament. L’industrie pharmaceutique sous observation, Toulouse, Erès, 2014, p. 227-249.
  • [9]
    Daniel Sicart, « Les médecins : estimations au 1er janvier 2009 », Document de travail DREES, 138, 2009. Je donne sciemment un chiffre de 2009, correspondant à la période de l’enquête.
  • [10]
    Chiffre stable depuis 2008, publié régulièrement par le syndicat de l’industrie pharmaceutique (https://www.leem.org/statistiques-de-linformation-promotionnelle).
  • [11]
    Je restreins l’analyse aux médecins libéraux, car les enquêtes mobilisées portent sur la frange libérale des médecins, généralistes ou spécialistes.
  • [12]
    J. Greffion, « Proximité et domination entre représentantes de l’industrie et médecins »,op. cit.
  • [13]
    Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, Le Temps donné aux tableaux. Compte rendu d’une enquête au Musée Granet, Marseille, CERCOM/IMEREC, 1991.
  • [14]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, p. 2-3.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    J’ai restreint l’échantillon aux médecins spécialistes utilisateurs de médicaments, ceux qui sont les plus démarchés par les visiteuses médicales, et écarté les autres spécialistes (voir la rubrique « champ » des tableaux).
  • [18]
    La première vague de l’enquête HASIGAS-IPSOS en 2007 et l’enquête HASIPSOS 2007 indiquent la même corrélation négative entre fréquence et durée, avec une valeur estimée remarquablement similaire.
  • [19]
    Jérôme Greffion, « Évaluer le temps de travail hors les murs. Incertitudes et tensions chez les visiteurs médicaux de l’industrie pharmaceutique », Sociologie du travail, 58(4), 2016, p. 435-457.
  • [20]
    Julie Micheau et Éric Molière, « L’emploi du temps des médecins libéraux. Diversité objective et écarts de perception des temps de travail », Dossiers solidarité et santé DREES, 15, 2010, p. 1-15.
  • [21]
    Éric Galam, L’Épuisement professionnel des médecins libéraux franciliens : témoignages, analyses et perspectives, Paris, URML d’Île-de-France, 2007.
  • [22]
    Ainsi, alors que deux tiers des spécialistes et 25 % des généralistes ne consultent que sur rendez-vous (voir É. Galam, ibid.), ils appliquent ce mode de régulation aux visiteuses dans respectivement 85 % et 66 % des cas (enquête HAS-IPSOS 2009).
  • [23]
    Pascale Breuil-Genier et Céline Goffette, « La durée des séances des médecins généralistes », Études et résultats (DREES), 481, 2006, p. 1-7.
  • [24]
    Étienne Foisset, « Étude de l’impact de la visite médicale sur la qualité des prescriptions des médecins généralistes bretons », thèse de doctorat en médecine, Brest, Université de Bretagne occidentale, Faculté de médecine et de sciences de la santé, 2012.
  • [25]
    En effet, il subsiste une corrélation entre durée moyenne de visite et nombre de consultations par jour, malgré l’introduction de la variable fréquence de visite [voir comparaison modèles n° 3 et n° 4, tableau 3, p. 57].
  • [26]
    Même si cette gestion dépend aussi de paramètres exogènes que le médecin ne maîtrise pas tels que l’équilibre local entre l’offre et la demande qui doit peser sur le flux de patient et donc sur la rapidité à laquelle le médecin décide de traiter chaque patient.
  • [27]
    Géraldine Labarthe, « Les consultations et visites des médecins généralistes : un essai de typologie », Études et résultats DREES, 315, 2004, p. 1-11.
  • [28]
    Blandine Yvon, Anne-Marie Lehr-Drylewicz et Philippe Bertrand, « Féminisation de la médecine générale : faits et implications. Une enquête qualitative en Indre-et-Loire », Médecine, 3(2), 2007, p. 83-88.
  • [29]
    Dans le tableau 4 [voir p. 58], l’introduction de la variable « rendez-vous » diminue la corrélation entre sexe et nombre de visiteuses médicales reçues.
  • [30]
    Par exemple, parmi les médecins spécialistes, les femmes sont surreprésentées au sein des spécialités moins rémunératrices. Voir Ketty Attal-Toubert et Nadine Legendre, « Comparaison des revenus des médecins libéraux à ceux des autres professions libérales et des cadres », Études et résultats DREES, 578, 2007, p. 1-8.
  • [31]
    Dont l’unité est en visites par unité d e temps, le tout au carré.
  • [32]
    Quentin Ravelli, La Stratégie de la bactérie. Une enquête au cœur de l’industrie pharmaceutique, Paris, Seuil, 2015.
  • [33]
    J. Greffion, « Évaluer le temps de travail hors les murs… », art. cit.
  • [34]
    Chez les médecins généralistes, l’absence de lien positif entre fréquence de visite et participation aux congrès s’expliquerait par la rareté de ces événements [voir graphique, p. 65] et la plus faible participation financière de l’industrie pharmaceutique (enquête HAS-IPSOS 2009).
  • [35]
    Mark S. Granovetter, “The strength of weak ties”, American Journal of Sociology, 78(6), 1973, p. 1360-1380.
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FRAPPER FORT. Fiches distribuées aux médecins par les visiteuses.
© DR.

1Dans une « économie de la singularité » [1] où la qualité des produits est déterminante, les échanges marchands dépendent de prescripteurs – associations de consommateurs, critiques gastronomiques [2], voire pouvoirs publics [3] – qui guident les clients potentiels, ceux-ci ne pouvant s’en remettre aux seuls conseils des marchands [4]. Mais, à l’image des régulateurs publics soumis à l’influence des lobbyistes, les prescripteurs sont en permanence susceptibles de subir celle des offreurs. Ils sont pris dans une relation où ils ont besoin des informations que ces offreurs leur délivrent (sur les nouveaux biens par exemple), tout en devant s’en méfier. Pour les offreurs sur le marché des médicaments sur ordonnance, cette capacité à peser sur les décisions des prescripteurs apparaît fondamentale, l’accès à ces produits étant obligatoirement conditionné à leur prescription.

2De fait, les grandes entreprises pharmaceutiques investissent massivement dans la publicité en face-à-face, si bien que cette activité peut être considérée comme leur cœur de métier [5]. Pour cela, elles salarient des visiteuses médicales [6]. Ces démarcheuses [7] font la publicité de médicaments aux médecins au cours de visites sur leur lieu de travail, tout en s’occupant de financer et d’organiser pour eux divers types de rassemblements professionnels : congrès, conférences, déjeuners, etc. Les entreprises pharmaceutiques disposent ainsi d’une capacité d’influence indéniable sur le marché du médicament, même si, à l’échelle des interactions individuelles, les visiteuses médicales apparaissent en position de faiblesse.

3Appartenant au groupe des représentants de commerce – d’après l’INSEE mais plus généralement du fait de la proximité de l’activité –, groupe à l’image peu valorisée, elles font face aux membres d’une profession respectée et puissante, à la forte autorité morale. Si elles peuvent être considérées comme des représentantes haut de gamme du point de vue de leur origine sociale et de leur niveau de revenu et de diplôme, elles sont moins bien dotées que les médecins en capital culturel et économique [8]. Ce déséquilibre se double d’un rapport de genre, puisque 68 % des médecins libéraux sont des hommes [9] tandis que 73 % des visiteuses médicales sont des femmes [10]. Il est aussi renforcé par la nature même de la relation de démarchage d’un professionnel dominant : c’est en effet sur le lieu de travail des médecins que les visiteuses viennent solliciter ces derniers, qui ont dès lors le pouvoir de décliner leur sollicitation. Ainsi, cette relation d’influence apparaît ambiguë car marquée, selon l’échelle à laquelle on se place, par des rapports de pouvoir contrastés, que l’on considère la relation entre industrie pharmaceutique et profession médicale, deux groupes dominants, ou son incarnation dans deux personnes dont l’une est dominante (le médecin) et l’autre, dominée (la visiteuse).

4Le but de cet article est d’étudier les relations entre une partie de ces prescripteurs – les médecins libéraux [11] – et ces démarcheuses, sous l’angle de l’économie du temps qu’ils passent ensemble. Il s’agit d’inscrire cette économie à la fois dans les rapports de domination qui se jouent entre les deux professions (rapports de classe et de genre) et dans les logiques internes à chaque groupe professionnel. Plus précisément, cette analyse porte sur une partie de ce temps, consacré à l’écoute du discours des influenceuses : le temps des visites. Comme les médecins libéraux voient très régulièrement des visiteuses médicales – seuls 20 à 30 % d’entre eux n’en reçoivent pas –, l’accumulation des contacts, assez courts, finit par représenter un temps de visite hebdomadaire proche de l’heure pour les médecins généralistes libéraux, de la demi-heure pour les spécialistes libéraux [voir tableau 1, ci-contre]. En m’intéressant au temps, je me focalise ainsi sur un paramètre de la relation qui s’avère fondamental pour les deux parties. D’abord pour les médecins libéraux, dont l’amplitude horaire des consultations est grande et pour lesquels le temps apparaît comme une ressource rare. Ensuite, pour les visiteuses, pour qui le succès de leurs stratégies d’influence dépend en partie du temps que les médecins consacrent à l’écoute de leurs argumentaires publicitaires et donc de la durée des visites, même si les échanges ne se limitent pas à des informations sur les produits et sur leur utilisation et portent sur d’autres sujets propices à tisser des liens (vacances et famille du médecin, actualité professionnelle en médecine, etc.). Mais le succès de ces stratégies d’influence dépend aussi de la fréquence des visites, c’est-à-dire de la capacité à atteindre la personne à influencer et à lui répéter suffisamment de fois un message publicitaire, un paramètre reconnu comme important par les professionnels de la publicité. Il apparaît ainsi d’emblée nécessaire de décomposer le temps des visites selon leur fréquence et leur durée moyenne, ces deux paramètres ne relevant pas des mêmes enjeux (tenir de longs discours versus entrer fréquemment en contact). Ils ne relèvent pas non plus des mêmes mécanismes de régulation, même si, comme j’ai pu l’observer [12], les médecins, dominants dans la relation, contrôlent largement et la fréquence et la durée, face à des visiteuses dont le pouvoir très limité ne va croissant qu’à mesure que la relation avec un médecin devient plus étroite.

Tableau 1

Temps accordé aux visiteuses médicales pour les médecins libéraux les recevant

Médecins généralistesMédecins spécialistes
Fréquence hebdomadaire moyenne des visites5,3 (4,1)2,4 (1,9)
Durée moyenne d’une visite (en minutes)12,1 (5,6)13,8 (6,9)
Temps moyen hebdomadaire consacré aux visiteuses médicales (en minutes)51 (36)28 (23)
Effectifs dans l’enquête313282

Temps accordé aux visiteuses médicales pour les médecins libéraux les recevant

Source : enquête HAS-IPSOS 2009. Écarts-types entre parenthèses.

5L’économie du temps des visites, temps social qui est à la fois un temps d’influence et un temps de mise en relation, est marquée par une hétérogénéité très prononcée entre les médecins [voir les forts écarts-types du tableau 1, ci-contre]. Autrement dit, les médecins libéraux façonnent le temps qu’ils consacrent aux représentantes de l’industrie pharmaceutique de manière très variée. En quoi consistent les différentes façons de gérer le temps et ses composantes (durée et fréquence) ? Peuvent-elles être rattachées à des sous-groupes de ce groupe professionnel dominant, que ce soit en termes de genre, de génération ou de capital économique ? Puisque les visites sont des moments où circule de l’information publicitaire, l’adhésion plus ou moins marquée des médecins à cette publicité pèse-t-elle sur la façon de gérer ce temps d’écoute ? La relation d’influence entre médecins et visiteuses peut ainsi être interrogée par ses rythmes, tout comme le rapport à l’art peut l’être par le temps consacré à observer une œuvre [13]. Mais puisque les visites sont aussi des moments où circulent des ressources, telles que des invitations à des rassemblements professionnels, il apparaît aussi indispensable de confronter la gestion du temps des visites aux différentes façons de s’intégrer au sein du groupe professionnel et d’accumuler du capital social. Autrement dit, la façon dont un prescripteur accorde du temps à un groupe qui l’influence peut-elle être reliée à une plus ou moins grande capacité à capter les ressources que ce groupe distribue, et à s’appuyer sur ce groupe pour construire sa carrière ?

figure im2
DES LABORATOIRES s’invitent au cabinet.
Photo. © Jean-Marie Greffion.
figure im3
EXTRAITS DE LA CHARTE de la visite médicale.

6Le temps des médecins, précieux pour eux, fait partie de ce qui s’échange dans cette relation. On peut faire l’hypothèse que ce temps d’écoute possède une valeur d’échange qui peut être maximisée selon la façon dont un médecin le gère, en modulant les paramètres de fréquence et de durée. Dans le prolongement des réflexions de Pierre Bourdieu sur la maîtrise du temps d’attente par les dominants [14], cet article a donc pour objet une relation où un groupe professionnel dominé et majoritairement féminin a besoin de la fenêtre de temps que lui offre un groupe professionnel dominant et majoritairement masculin pour pouvoir écouler ses produits. Il s’agit d’une relation où l’enjeu principal relève du pouvoir de contrôle sur des marchés et où le temps est un bien rare et traversé par des logiques de domination. Partant du constat préalable d’une distribution très asymétrique du pouvoir sur le temps entre les deux groupes professionnels, cet article constitue une réflexion sur les usages diversifiés de ce pouvoir par le groupe dominant. Il révèle des pratiques distinctes de découpage du temps, ainsi que des capacités nettement différenciées de conversion de ce pouvoir en d’autres formes de capitaux. À partir de l’exemple de la relation prescripteur-démarcheuse, ce texte précise notamment les modalités rendant efficace cette « dépense constante de temps et d’efforts (qui ont leur équivalent en capital économique) » qui, selon Bourdieu, est à l’origine du « travail de sociabilité » indispensable à la reproduction du capital social [15]. Autrement dit, il éclaire comment les usages distincts du temps s’articulent à des « rendements » différents du « travail d’accumulation et d’entretien du capital social » [16].

7L’analyse s’appuie sur une exploitation statistique de deux enquêtes par questionnaire auprès des médecins libéraux [voir encadré, ci-contre et tableau 2, p. 56], en complément d’une enquête ethnographique centrée sur les visiteuses médicales. Dans un premier temps, je mets au jour les différents modes de gestion du temps des visites publicitaires par les médecins libéraux, en lien avec leur âge et leur sexe notamment, et je décris les effets de dispositifs tels que la prise de rendez-vous sur la structure de ce temps. Je regarde également en quoi l’opinion des médecins sur la « visite médicale » s’articule à ces différentes gestions du temps. Dans un second temps, j’élargis la focale en analysant la manière dont la structure du temps d’écoute des médecins est façonnée en profondeur par des logiques a priori plus périphériques : logiques internes aux entreprises pharmaceutiques concernant les stratégies marketing et le contrôle de leurs employées ; logiques propres aux médecins, concernant les différentes façons de s’intégrer à leur groupe, de mobiliser les ressources des entreprises privées et de construire leur capital social. L’ensemble de cette analyse laisse volontairement de côté les médecins ne recevant pas les visiteuses : pour ces médecins sortant de la relation d’influence avec les visiteuses, la question de l’articulation entre gestion du temps de cette relation (sous l’angle de l’arbitrage entre fréquence et durée) et rentabilisation de ce temps ne se pose plus.

L’enquête et ses matériaux

Concernant l’enquête ethnographique, j’ai observé entre 2006 et 2008 le fonctionnement des services de vente d’une grande entreprise pharmaceutique. J’ai suivi dans leurs tournées une quinzaine de visiteuses médicales (deux jours chacune) et vu leurs interactions avec les médecins libéraux ou salariés (environ 250 interactions observées). J’ai aussi observé d’autres facettes de leur travail, telles que l’organisation de soirées-conférences à l’intention des médecins ou une formation sur leurs produits. Ces observations ont été complétées par un travail sur les archives de syndicats de visiteurs médicaux et par des entretiens avec les visiteuses et quelques médecins (syndicalistes, présidents d’associations, réfractaires à la « visite médicale »). Par la suite, au sein de la Haute autorité de santé (HAS), une agence de santé publique ayant notamment un rôle dans l’évaluation des médicaments, j’ai été chef de projet au sein du service responsable de la mise en place de la certification de la qualité de la « visite médicale » des entreprises, un dispositif destiné à vérifier si les entreprises déploient les moyens pour appliquer les critères qualité fixés par un texte cosigné en 2004 par le Comité économique des produits de santé et le syndicat des entreprises pharmaceutiques. J’ai ainsi eu accès à des données de deux enquêtes par questionnaire auprès des médecins libéraux, commandées par la HAS à l’institut IPSOS et portant sur la « visite médicale » [voir tableau 2, p. 56]. Les questions permettant de connaître le temps consacré aux visiteuses étaient les suivantes : « Combien de délégués médicaux recevez-vous en moyenne par semaine ? », « Combien de temps par semaine consacrez-vous en moyenne à recevoir les délégués médicaux ? » et « En moyenne, quelle est la durée d’une visite ? ».
Tableau 2

Caractéristiques des bases de données exploitées

EnquêteHAS-IPSOS 2009HAS-IGAS-IPSOS 2007
Datejanvier 2009juillet 2007
Institution destinataireHASHAS et IGAS
Objectifs de l’enquête pour l’institutionComprendre les rapports des médecins aux visiteuses médicales (pratiques, opinion sur la qualité de l’information délivrée). Enquête en deux vagues (2007 et 2009)Déterminer l’importance des différentes sources d’information sur le médicament (dont les visiteuses médicales), l’opinion des médecins sur ces sources et leur opinion sur les pouvoirs publics et leur action
MéthodeQuestionnaire passé par téléphone, par l’institut IPSOS Échantillonnage par tirage au sort à partir d’un fichier rassemblant tous les médecins de France. Utilisation de la méthode des quotas pour avoir dans l’échantillon une proportion de médecins par sexe, région et catégorie d’agglomération similaire à la population totale
Effectif répondant402 médecins généralistes libéraux et 405 spécialistes libéraux, y compris ceux ne recevant pas les visiteuses médicales602 médecins généralistes libéraux, dont 510 recevant les visiteuses
Taux de réponse25 % pour les généralistes
47 % pour les spécialistes
Environ 10 %

Caractéristiques des bases de données exploitées

Un équilibre contrôlé entre fréquence et durée des interactions

8L’économie générale du temps consacré aux visiteuses médicales répond à une règle valable à la fois pour les médecins spécialistes [17] et les généralistes libéraux. Plus les médecins reçoivent de visiteuses médicales, moins ils leur accordent de temps pour chaque visite et, inversement, moins ils en reçoivent, plus ils accordent de temps à chaque visite [voir tableau 3, p. 57 et tableau 4, modèle n° 4, p. 58]. En moyenne, pour chaque visiteuse reçue en plus (ou en moins) par semaine, les médecins diminuent (ou augmentent) leur temps moyen de visite d’environ 4 % (soit 30 secondes). Ainsi, si les pratiques des médecins en matière de réception des visiteuses médicales sont très hétérogènes, elles sont structurées par une règle mise en évidence de manière robuste par les différentes enquêtes [18].

9Le temps consacré aux visiteuses est donc structuré par un équilibre entre fréquence et durée des visites, essentiellement régulé par les médecins. L’état des rapports de force dans la relation permet aux médecins de fixer des règles d’accès à leur cabinet, sous deux formes qui ne s’excluent pas : limiter le nombre de visiteuses par jour ou par semaine, et imposer aux visiteuses de prendre rendez-vous. Ces deux types de règles aboutissent au même résultat : faire baisser la fréquence des visites. Ce lien de cause à effet n’est pas intuitif concernant l’instauration d’un système de rendez-vous. Il n’y a pas a priori de raison de penser que l’organisation de l’emploi du temps du médecin par des rendez-vous modifie la fréquence à laquelle il voit ses interlocuteurs. Pourtant, il apparaît que l’instauration d’un système de prise de rendez-vous réduit drastiquement le flux de visiteuses médicales, en particulier chez les médecins généralistes [-55 %, voir tableau 4, p. 58]. Ce résultat statistique donne à voir une réalité unanimement décriée par les visiteuses médicales, dont le temps de travail est calculé en fonction du nombre de visites effectuées [19]. Il est cohérent avec le constat réalisé par ailleurs que les médecins adoptant un système de rendez-vous pour leurs patients ont des journées moins chargées [20] et se sentent moins menacés d’« épuisement professionnel » [21]. L’enjeu n’est pas la ponctualité, mais le contrôle du nombre de patients maximum à voir.

Tableau 3

Régressions multiples sur la durée moyenne d’une visite, pour les médecins généralistes et médecins spécialistes libéraux recevant les visiteuses

Tableau 3
Type de médecins Généralistes Spécialistes Numéro du modèle de régression n° 1 n° 2 n° 3 n° 4 n° 5 n° 1 n° 2 n° 3 n° 4 n° 5 Femme 12* 2,6 -2,2 -5,4 -3,3 13* 9 5 7 7 Âge -0,08 -0,5* -0,3 -0,06 0,05 -0,2 -0,4 0,02 0,1 0,2 Nombre de consultations par jour -1,2*** -1,1*** -0,7** -0,6* -1** -0,7 -0,4 -0,4 Cabinet de groupe -15*** -17*** -17*** -15*** -13* -12* -9 -8 Montant moyen prescriptions pharma. de la spécialité (en milliers d’euros) -0,06 -0,05 -0,02 -0,03 Reçoit les visiteuses médicales sur rendez-vous 29*** 18*** 20*** 52*** 47*** 51*** Nombre de visites par semaine -4,0*** -4,1*** -4** -4* Nombre de participations à des événements : Formation conventionnelle 3,2 0,4 Congrès d’une société savante -3,2 2 Formation médicale continue -2,4 0,8 Symposium d’une entreprise pharmaceutique -1,8 0,1 Soirée d’une entreprise pharmaceutique 1,6 -0,3 Déjeuner, invité par un visiteur médical -1,5 -2 Constante 226 282 286 286 284 264 302 276 268 Effectif total 310 301 301 301 284 246 227 227 227 227

Régressions multiples sur la durée moyenne d’une visite, pour les médecins généralistes et médecins spécialistes libéraux recevant les visiteuses

(valeurs estimées multipliées par 100)
*significatif au seuil de 10 %. I **significatif au seuil de 5 %. I ***indique un effet significatif au seuil de 1 %. I Les différents modèles ont été construits en ajoutant progressivement des variables explicatives supplémentaires au modèle le plus simple (n° 1).
Champ : médecins généralistes et spécialistes libéraux ayant répondu à l’enquête HAS-IPSOS 2009 et recevant les visiteuses médicales. Les spécialités suivantes ont été écartées, car ces médecins sont peu utilisateurs de médicaments et peu démarchés par les visiteuses :
anatomopathologistes, chirurgiens plastiques, nutritionnistes, ostéopathes, radiothérapeutes, radiologues, stomatologues.
Variables de contrôle (considérées comme telles, car non significativement corrélées aux variables expliquées) : catégorie socioprofessionnelle de la mère et du père, région d’habitation du médecin, taille de l’agglomération.
Lecture : la variable dépendante est le logarithme naturel de la durée moyenne d’une visite. Dans ce type de modèle logarithmique, les valeurs estimées peuvent être lues et interprétées comme des pourcentages (approximation du premier ordre) après avoir été multipliées par 100, comme c’est le cas ici. Exemple de lecture (en utilisant le modèle n° 4) : chez les médecins généralistes, le fait d’être en cabinet de groupe est corrélé à une diminution de 17 % de la durée moyenne d’une visite, tandis que le fait d’augmenter d’une unité son nombre de consultations par jour est corrélé à une diminution de 0,7 % de cette durée moyenne.
Tableau 4

Régressions multiples sur la fréquence des visites, pour les médecins généralistes et médecins spécialistes libéraux recevant les visiteuses (valeurs estimées multipliées par 100)

Tableau 4
Type de médecins Généralistes Spécialistes Numéro du modèle de régression n° 1 n° 2 n° 3 n° 4 n° 5 n° 6 n° 1 n° 2 n° 3 n° 4 n° 5 n° 6 Femme -45*** -28*** -19* -23** -15 -12 -8 3 5 7 11 9,1 Âge 1,1** 1,7*** 1,3*** 1,1** 1,2** 1,4*** 0,1 1* 0,7 0,7 0,6 0,55 Nombre de consultations par jour 3,0*** 2,8*** 2,2*** 2,1*** 2,6*** 3*** 2*** 2*** 2*** 2,4*** Cabinet de groupe 5,9 7,0 -2,1 -8,3 -1,5 27*** 27*** 23*** 25*** 27*** Montant moyen prescriptions pharm. de la spécialité (en milliers d’euros) 0,2*** 0,2*** 0,2*** 0,2*** 0,24*** Reçoit les visiteuses médicales sur rendez-vous -54*** -39*** -41*** -55*** -35*** -28** -26** 33*** Durée moyenne d’une visite -4,3*** -4,0*** -1,8*** -1,5** Nombre de participations à des événements : Formation conventionnelle 1,6 0,79 -8* -7,8* Congrès d’une société savante -11** -13** 0,2 -0,2 Formation médicale continue 3,8 5,4** 1 1,2 Symposium d’une entreprise pharmaceutique 2,4 3,6 9* 9,1** Soirée d’une entreprise pharmaceutique 4,1* 4,5** 4 4,5 Déjeuner, invité par un visiteur médical 5,2** 6,2*** 5 5,6* Constante 117 25 18 98 68 -12 -65 -58 -40 -8 -12 -38 Effectif total 313 304 304 301 284 287 246 227 227 227 227 236

Régressions multiples sur la fréquence des visites, pour les médecins généralistes et médecins spécialistes libéraux recevant les visiteuses (valeurs estimées multipliées par 100)

*significatif au seuil de 10 %. I **significatif au seuil de 5 %. I ***indique un effet significatif au seuil de 1 %.
Champ, variables de contrôle et lecture : voir légende du tableau 3. La variable dépendante est le logarithme naturel de la fréquence des visites.

10Souvent, les rendez-vous sont imposés aux deux populations de patients et de visiteuses (le fait de recevoir les visiteuses sur rendez-vous est d’ailleurs corrélé à un nombre plus faible de consultations), même si cette contrainte pèse tout de même davantage sur les visiteuses [22]. Cette contrainte produit le même effet dans les deux cas : le médecin consacre plus de temps à la visite publicitaire [18 à 47 % de plus, voir tableau 3, modèle n° 4, p. 57] ou à la consultation (10 %) [23]. La visite sur rendez-vous s’opposerait alors à la rencontre non programmée en ce que l’usage veut qu’il est légitime de consacrer plus de temps à la première. Cet effet du rendez-vous n’est d’ailleurs notable que lorsqu’il est pris en face-à-face, avec la secrétaire ou le médecin, et non pas via un cahier en accès libre. In fine, la résultante des deux effets contraires liés au système de rendez-vous – diminution du nombre de visites et augmentation de leur durée – sur le temps total consacré aux visiteuses est plutôt modeste pour les généralistes [-24 %, voir tableau 5, p. 59], voire non significative pour les spécialistes. L’adoption de ce mode de régulation contribue donc à distinguer les médecins non pas selon leur temps total d’écoute, mais selon la structuration de ce temps, en jouant sur l’articulation entre fréquence et durée.

Tableau 5

Régressions multiples sur le temps total consacré aux visites et sur la structure du temps (rapport fréquence sur durée) pour les médecins libéraux recevant les visiteuses (valeurs estimées multipliées par 100)

Type de médecinsGénéralistesSpécialistes
Variable expliquéeTemps totalStructure du temps (rapport fréquence sur durée)Temps totalStructure du temps (rapport fréquence sur durée)
Femme-15-12144
Âge1,0*1,6**0,70,4
Nombre de consultations par jour1,6***3,5***1,8***3,2***
Cabinet de groupe-15121638***
Montant moyen prescriptions pharma.
de la spécialité (en milliers d’euros)0,18*0,28***
Reçoit les visiteuses médicales sur rendez-vous-24**-88***22-89***
Nombre de participations à des événements :
Formation conventionnelle3,9-2,0-10*-5,4
Congrès d’une société savante-13**-12 (p=0,106)2,5-2,8
Formation médicale continue2,07,9**1,86,0
Symposium d’une entreprise pharmaceutique1,17,98,69,7
Soirée d’une entreprise pharmaceutique5,2**3,43,95,1
Déjeuner, invité par un visiteur médical3,48,7***2,68,6*
Effectif total284284227227

Régressions multiples sur le temps total consacré aux visites et sur la structure du temps (rapport fréquence sur durée) pour les médecins libéraux recevant les visiteuses (valeurs estimées multipliées par 100)

*significatif au seuil de 10 %. I **significatif au seuil de 5 %. I ***indique un effet significatif au seuil de 1 %.
Champ, variables de contrôle et lecture : voir légende du tableau 3. Les variables dépendantes sont les logarithmes naturels du temps total et du rapport fréquence sur durée.

11Le parallélisme observé chez les médecins dans leur manière de contrôler le temps des visiteuses et celui des patients va plus loin que l’imposition souvent simultanée de la contrainte du rendez-vous : les données montrent qu’un médecin recevant rapidement les visiteuses est aussi un médecin abrégeant plus vite ses consultations. En effet, un médecin qui réalise plus de consultations quotidiennes – dont on sait qu’il voit ses patients moins longtemps [24] – rencontre plus de visiteuses médicales, mais leur consacre moins de temps individuellement [voir tableau 3, p. 57 et tableau 4, p. 58]. Ce médecin ne raccourcit pas les visites publicitaires uniquement parce qu’il en reçoit davantage, mais aussi parce que, réalisant plus de consultations, il est susceptible de subir une plus forte pression de sa clientèle qui attend et d’avoir moins de temps libre, ou bien il a pour habitude de restreindre plus fortement le temps qu’il accorde, quel que soit son interlocuteur, patient ou visiteuse [25]. La force du lien entre fréquence élevée de visites publicitaires et nombre élevé de consultations [voir tableau 4, p. 58] incite par ailleurs à nuancer la capacité de contrôle des médecins sur le flux de visiteuses. En effet, ce lien résulte en partie de l’adoption par les entreprises de stratégies de « ciblage » qui consistent notamment à diriger préférentiellement leur publicité vers les médecins voyant plus de patients et donc, prescrivant a priori davantage de médicaments. Plus largement, elles augmentent le flux de visiteuses vers les médecins à haut potentiel économique, et donc aussi vers les médecins appartenant à des spécialités prescrivant en moyenne plus de médicaments [voir tableau 4, p. 58].

12Les médecins libéraux qui gèrent leur temps en privilégiant la fréquence des visites et des consultations à leur durée sont des médecins à plus fort capital économique. En effet, le nombre de consultations d’un médecin n’est pas qu’une variable permettant d’estimer la façon dont un médecin gère son temps avec les patients, mais constitue aussi une bonne approximation de ses revenus (même si ces derniers dépendent aussi du prix de la consultation) puisqu’il s’agit de médecins libéraux payés à l’acte. Il apparaît ainsi que non seulement un médecin souhaitant maximiser ses revenus va recevoir rapidement ses patients tout en recevant beaucoup [26], mais que ce type de médecin gère de manière analogue son temps d’écoute consacré aux influenceuses de l’industrie. Au sein de ce segment du groupe professionnel des médecins marqué par la plus grande prépondérance du capital économique (en comparaison des médecins hospitaliers, pour qui l’accumulation de capital culturel par la réussite académique est primordiale pour atteindre les positions les plus prestigieuses), l’arbitrage en faveur de la fréquence des interactions aux dépens de leur durée serait donc l’apanage de médecins a priori plus dominants.

13Le contrôle du temps accordé aux patients et aux visiteuses est aussi genré et générationnel, en particulier chez les médecins généralistes. En effet, alors que 44 % des consultations chez les médecins généralistes se font sur rendez-vous [27], cette proportion est proche du double chez les femmes médecins généralistes [28]. De même, ces dernières reçoivent plus les visiteuses sur rendez-vous (82 %) que les homologues masculins (58 %). À cause de cette sur-utilisation du système de rendez-vous, elles reçoivent moins de visiteuses [29] et leur consacrent entre 10 et 15 minutes de moins par semaine. En cela, les femmes médecins ont des pratiques qui les rapprochent des jeunes générations de médecins. Un médecin plus jeune a aussi tendance à recevoir moins de visiteuses, en partie parce qu’il les reçoit plus souvent sur rendez-vous [voir comparaison modèles n° 2 et n° 3, tableau 4, p. 58]. Cet écart entre générations découle du durcissement des conditions de réception des visiteuses par imposition croissante des rendez-vous entre les années 1980 et aujourd’hui. Cette transformation est la conséquence à la fois d’un autre rapport au métier chez les jeunes médecins voulant se protéger de la suractivité, en partie sous l’effet de la féminisation, et à leur plus grande résistance à la pression publicitaire, davantage sensibilisés à la question de l’indépendance vis-à-vis des entreprises pharmaceutiques par des revues telles que Prescrire, animée par des médecins militants, généralistes pour la plupart. Ainsi, si le temps des médecins consacré aux visiteuses est compté, il ne l’est probablement pas de la même façon pour tous. On peut supposer qu’il est plus précieux pour ceux qui reçoivent le plus de patients (au sens où il est perçu comme rentabilisable sous forme de consultations), tandis qu’il est davantage soumis à contrainte du côté des femmes et des jeunes médecins (à la fois en raison de leur génération et du fait qu’ils peuvent avoir des jeunes enfants) qui limitent leurs consultations et leur temps de travail pour consacrer plus de temps à leur vie hors travail, notamment familiale.

14Les médecins libéraux qui acceptent la publicité pharmaceutique en face-à-face façonnent de manière très diversifiée leur temps d’écoute. Cette grande diversité apparaît structurée par une règle centrale, celle d’un arbitrage entre fréquence et durée permettant de contrôler le temps total alloué. L’usage ou non du rendez-vous est la principale forme de régulation permettant cet arbitrage. La réalisation de cet arbitrage dépend notamment du capital économique du médecin et de sa propension à réguler par le rendez-vous, elle-même liée à son sexe et son âge. Un médecin homme, plus âgé, à plus haut niveau de revenus, est davantage susceptible de privilégier la fréquence plutôt que la durée, en recevant moins sur rendez-vous. Ces propriétés des médecins recevant fréquemment mais rapidement laissent à penser qu’il s’agit davantage de médecins dominants dans le champ de la médecine libérale [30]. La découverte de cette centralité de la structure du temps m’incite à proposer une méthode pour étudier le temps d’une relation composée de multiples interactions, à partir de la variable construite comme étant le rapport de la fréquence sur la durée [31] [voir tableau 5, p. 59]. Cette variable reconstruite permet d’identifier immédiatement les variables liées de manière opposée à la fréquence et à la durée, c’est-à-dire à un arbitrage en faveur de la fréquence plutôt que de la durée (alors que le sens de variation du temps total ne dit rien des sens de variation de la fréquence et de la durée, qui peuvent être contraires ou non pour une même variation du temps total). Mise en regard avec le temps total [voir tableau 5, p. 59], sa mobilisation montre que les variables explorées, par exemple le nombre de consultations, pèsent beaucoup plus sur la structuration du temps accordé aux visiteuses que sur son volume total. Autrement dit, les choix d’arbitrage entre fréquence et durée des visites représentent un principe de distinction plus fort chez les médecins libéraux recevant les visiteuses que le temps total qu’ils leur consacrent. Ces choix apparaissent moins façonnés par l’opinion que ces médecins ont de la publicité en face-à-face (qui, étonnamment, ne conditionne pas clairement la durée des visites mais surtout leur fréquence [voir encadré, p. 62]) qu’ils ne le sont par d’autres enjeux liés à la captation de ressources, offertes par les visiteuses et permettant une certaine forme d’intégration au groupe professionnel.

Retour sur une pratique ambivalente : « laisser parler les visiteuses »

Au cours de mes observations de terrain, souvent en l’absence d’indices sur ce que pense un médecin de la « visite médicale », j’avais tendance à inférer qu’un médecin laissait d’autant plus parler les visiteuses qu’il appréciait leur travail et la publicité pharmaceutique en face-à-face. Inversement, à mes yeux, plus il écourtait les visites, moins il se souciait du contenu du message publicitaire et plus il avait un regard critique sur l’activité des visiteuses. Ni les discours des acteurs ni mes observations répétées ne m’avaient incité à remettre en cause cette hypothèse. Or l’analyse statistique invalide cette représentation simple du lien entre durée des visites et opinion. Elle identifie une corrélation plus complexe, non linéaire, entre les deux. Dans l’ensemble, plus un médecin recevant les visiteuses est radical dans ses opinions (positives ou négatives) sur la visite médicale et l’information diffusée, moins il consacre de temps à une visite [voir tableau 6, modèles n° 1a, 2a, 3a et 5a, ci-contre][1].
Les médecins « expédiant » les visiteuses médicales peuvent être très attachés ou très hostiles à l’information qu’elles dispensent et à l’industrie pharmaceutique. Comment expliquer ce paradoxe selon lequel les médecins les plus satisfaits accordent moins de temps à chaque visite, à nombre égal de visiteuses reçues par semaine ? Il y a au moins deux interprétations : la forte adhésion de ces médecins permettrait des visites plus rapides, sous l’effet par exemple d’une entente entre visiteuses et médecins sur la qualité des informations transmises ; l’enquête mesurerait davantage l’attachement à l’ensemble du dispositif de « visite médicale » qu’à la seule information diffusée.
L’opinion des médecins sur la visite médicale est surtout liée linéairement à la fréquence des visites. Ainsi, plus un médecin généraliste a une opinion favorable de la visite médicale, plus il reçoit de visiteuses chaque semaine [voir tableau 6, modèles n° 1b et n° 2b, ci-contre ; résultat confirmé par l’analyse des correspondances, ci-contre]. Le fait pour un médecin généraliste de mobiliser les informations transmises par les visiteuses est aussi corrélé très significativement au flux de visiteuses dans son cabinet (enquête HAS-IPSOS 2009) et non à la durée des visites (à fréquence de réception égale).

Régressions multiples sur la durée moyenne des visites et leur fréquence, pour les médecins généralistes libéraux recevant les visiteuses (valeurs estimées multipliées par 100)

tableau im6
Variable expliquée Durée Fréquence Numéro du modèle de régression n° 1a n° 2a n° 3a n° 4a n° 5a n° 6a n° 1b n° 2b n° 3b n° 4b n° 5b n° 6b Femme 7,8 -0,92 1,5 0,83 -0,07 0,8 -23 *** -19 *** -15 -20 ** *** -18 ** -18** -0,58 Âge ** -0,29 -0,13 -0,18 -0,16 -0,24 0,74 ** 0,42 0,62 ** 0,31 0,63 ** 0,44 Nombre de consultations -0,4 par jour *** -0,17 -0,16 -0,16 -0,15 -0,16 0,86 *** 0,65 *** 0,63 0,67 *** *** 0,66 *** 0,64 *** Durée des visites -4,7 *** -4,6 -4,6 *** *** -4,8 *** -4,8 *** -6,1 -6,0 -6,0 Fréquence des visites *** *** *** -6,1 *** -6,1 *** Très bonne opinion globale -20 sur la visite médicale *** -11* 18* 11 Bonne opinion globale sur la visite médicale réf. réf. réf. réf. Mauvaise ou très mauvaise -16 -19 opinion sur la visite médicale *** *** -11 -18** Information de la visite médicale de nature à influencer la pratique : Tout à fait d’accord -12** 0,89 Plutôt d’accord réf. réf. Plutôt pas d’accord -7,9 -19 *** Pas du tout d’accord -15** -20** Information de la visite médicale est indispensable : Tout à fait d’accord -9 4,7 Plutôt d’accord réf. réf. Plutôt pas d’accord -5,8 -14* Pas du tout d’accord -8,2 -34 *** Information de la visite médicale est claire : Tout à fait d’accord -13** -9,8 Plutôt d’accord réf. réf. Plutôt pas ou pas du tout d’accord -11** -11* Information de la visite médicale est objective : Tout à fait ou plutôt d’accord réf. réf. Plutôt pas d’accord -3,9 -9,9 Pas du tout d’accord -8,3 -23 *** Constante 279 304 298 298 297 301 122 199 195 210 210 209 Effectif total 510 510 510 510 510 510 510 510 510 510 510 510

Régressions multiples sur la durée moyenne des visites et leur fréquence, pour les médecins généralistes libéraux recevant les visiteuses (valeurs estimées multipliées par 100)

*significatif au seuil de 10 %. I **significatif au seuil de 5 %. I ***indique un effet significatif au seuil de 1 %.
VM : visite médicale.
Champ : médecins généralistes libéraux recevant les visiteuses et ayant répondu à l’enquête HAS-IGAS 2007.
Variables de contrôle : région et taille d’agglomération. Les variables dépendantes sont les logarithmes naturels de la durée et de la fréquence des visites. Pour la lecture du tableau, voir légende du tableau 3.

Privilégier la fréquence. Une logique commune aux services de vente pharmaceutiques et aux médecins mobilisant leurs ressources

15La relation entre prescripteurs et influenceuses est composée d’interactions dont le rythme dépend de logiques propres à ces deux espaces professionnels. J’en ai déjà pointé certaines : économiser le temps (un bien rare) ou encore concentrer la publicité en face-à-face sur les médecins à haut potentiel économique. Le parallélisme entre gestion du temps des visites et gestion du temps consacré aux patients incite à introduire un enjeu supplémentaire, celui de la rentabilisation différentielle de ce temps. Côté relation médecin-patient, dans un système de paiement à l’acte, une plus grande rentabilité financière est atteinte par les médecins libéraux recevant beaucoup et rapidement. Cette question de la rentabilité du temps peut aussi être explorée dans la relation médecin-visiteuse où les enjeux sont présents des deux côtés : pour les médecins, il s’agit d’accéder aux nombreuses ressources issues d’une industrie pharmaceutique finançant abondamment de nombreux pans de l’activité des médecins ; pour les démarcheuses de l’industrie pharmaceutique, il s’agit de contrôler des pratiques de prescription et donc des marchés. Ces enjeux sont omniprésents par exemple pour les médecins hospitaliers largement considérés comme des « leaders d’opinion » : leur capacité à développer des relations avec les entreprises pharmaceutiques pour participer à des essais cliniques sur des médicaments, publier des articles et en diffuser les résultats dans les congrès de spécialistes pèse fortement sur leur carrière [32]. En retour, ces liens tissés avec l’industrie sont à l’origine de conflits d’intérêts, en particulier pour les médecins sollicités comme experts par les agences de santé. Pour les médecins libéraux, l’angle que je privilégie ici consiste à articuler le temps consacré aux visiteuses et l’accès aux ressources qu’elles distribuent en termes d’organisation et de financement de rassemblements professionnels. Ces rassemblements, étudiés dans leur diversité, favorisent l’insertion des médecins dans leur groupe professionnel en leur permettant de côtoyer leurs confrères, en les formant (parfois sous l’influence de l’industrie pharmaceutique) et en favorisant une vie sociale plus intense dans des conditions valorisantes et agréables (restaurants gastronomiques par exemple) pour des médecins dont les conditions matérielles d’exercice en font des professionnels relativement isolés. Nous allons voir en quoi les dispositifs d’évaluation du travail des visiteuses et les mécanismes au principe du financement et de l’organisation des réunions de médecins entraînent une focalisation de l’attention des acteurs sur la fréquence des contacts, composante du temps total beaucoup plus discriminante, chez les médecins, que leur durée.

Atteindre les objectifs de contacts en organisant et en finançant les rassemblements de médecins

16Les visiteuses médicales accordent beaucoup d’attention au nombre de visites qu’elles réalisent, pour plusieurs raisons. D’abord, leur temps de travail est contrôlé en décomptant leurs contacts [33]. Chaque mois, elles sont tenues de rencontrer un nombre minimal de médecins correspondant à un rythme moyen de cinq à six visites par jour. Elles cherchent particulièrement à respecter ce quota si la qualité de leurs résultats commerciaux ou de leurs relations avec leur hiérarchie est de nature à inciter leur employeur à les licencier en utilisant le non-respect de cette obligation comme prétexte. Ensuite, certains objectifs imposés aux visiteuses sont formulés en termes de nombre de contacts annuels à réaliser pour chaque médecin. Pour cela, à partir des données dont ils disposent, les services marketing rassemblent les médecins en grandes catégories (une opération appelée « ciblage ») et fixent l’intensité de la pression publicitaire souhaitable pour chaque catégorie. En matière de temps passé au contact des médecins, la combinaison de ces dispositifs gestionnaires d’évaluation du temps de travail et de modulation de la pression publicitaire incite donc les visiteuses à se préoccuper avant tout de la fréquence de leurs visites. A contrario, ces dispositifs de gestion ne tiennent pas compte de la durée des visites ou du temps total passé avec les médecins.

17La préoccupation des visiteuses médicales pour la fréquence des contacts est renforcée par la difficulté qu’ont nombre d’entre elles à atteindre les objectifs en la matière, à cause du durcissement déjà évoqué des modes de réception des médecins et du nombre important de visiteuses (au moment de l’enquête). Dès lors, l’activité d’organisation et de financement des rassemblements de médecins peut s’avérer précieuse. En effet, ce travail effectué en supplément des visites permet d’ouvrir la porte des médecins à deux occasions, pour l’inviter puis pour le rencontrer après l’événement, lors de la « visite de suivi ». Ces rassemblements prennent plusieurs formes typiques : les soirées-conférences au restaurant organisées soit par les visiteuses (les relations publiques ou « RP » dans le vocabulaire des services de vente pharmaceutiques), soit par une association de médecins (appelées séances de formations médicales continues, ou FMC) et le plus souvent financées par les entreprises pharmaceutiques ; les déjeuners au restaurant rassemblant un ou plusieurs médecins entretenant souvent des liens d’amitié, aussi financés par les entreprises ; les congrès pour lesquels l’industrie pharmaceutique finance les frais de restauration, d’hôtellerie, de transport et les symposiums, forme de congrès à vocation publicitaire entièrement organisés par une entreprise pharmaceutique. Seules les formations de l’assurance maladie (appelées formations professionnelles conventionnelles, ou FPC) n’impliquent aucune forme d’intervention des visiteuses médicales. Les médecins libéraux recevant les visiteuses participent régulièrement à ces rassemblements (en moyenne un peu plus de deux fois par mois), mais de façon aussi hétérogène que l’est leur gestion du temps avec les visiteuses [voir graphique, p. 65]. Ils assistent plus souvent à ces différents événements que les médecins ayant rompu la relation avec les visiteuses (respectivement 17,5 et 14,8 participations annuelles pour ces généralistes et spécialistes). Ces derniers ont logiquement tendance à être beaucoup moins présents lors des nombreux rassemblements uniquement organisés et financés par les entreprises (soirée, déjeuner, symposium) et à assister plus souvent à ceux, plus rares, où elles sont totalement absentes (formations conventionnelles).

Graphique

Nombre de participations annuelles à des regroupements professionnels, pour les médecins libéraux recevant les visiteuses médicales

Graphique

Nombre de participations annuelles à des regroupements professionnels, pour les médecins libéraux recevant les visiteuses médicales

figure im8
BILANS d’une année. Extraits du « plan d’action » d’une visiteuse médicale.

18Les « règles du jeu » tacites posent que les médecins reçoivent une fois, facilement et sans rendez-vous, les visiteuses les ayant invités à une soirée-conférence ou à un repas (ou ayant assuré son financement). Elles sont connues de tous. Les visiteuses incitent à leur respect, aidées par certains présidents d’amicales de médecins dont les soirées de formation dépendent de l’argent reçu des entreprises. Les refus sont peu fréquents puisqu’ils impliquent souvent un arrêt des invitations. Ces règles découlent d’une logique économique de rentabilisation des investissements, connue et acceptée par les deux groupes professionnels. Publiquement, les visiteuses et les médecins peuvent présenter cette logique de manière euphémisée, comme une forme de contre-don guidé par la bienséance. L’importance des budgets à disposition des visiteuses conditionne leur capacité à utiliser ces règles de réciprocité pour se faciliter l’accès aux médecins. Un budget trop précocement épuisé peut les mettre en difficulté pour le reste de l’année. Les visites pré- et post-rassemblement sont aussi particulièrement utiles pour augmenter la fréquence de passage chez les médecins difficiles à voir, dont l’accès est fermé et réglementé. C’est ce qu’illustre une expérience vécue sur le terrain avec Amélie (29 ans).

19

Amélie et moi rendons visite à un médecin très difficile d’accès. Il faut prendre rendez-vous très à l’avance et s’y rendre très tôt le matin, avant les patients. Le nombre de rendez-vous accordé dans l’année est très réduit. La visite est conflictuelle : le médecin interrompt très sèchement Amélie, irrité par les présentations de produits jugés connus et plus anciens. Après la visite, Amélie réfléchit à une nouvelle stratégie pour influencer ce médecin, notamment pour l’inciter à prescrire son produit le plus récent, Diabetoplus. Elle pressent qu’il est prêt à le faire et pense qu’il serait utile de l’inviter à des soirées-conférences portant sur ce produit : « Il est intéressé, c’est clair qu’il est intéressé. Finalement, depuis le temps que je ne l’ai pas vu, il n’a pas évolué… Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas suffisamment vu ! Qu’est-ce que tu veux faire ? C’est pour ça, il faut qu’il aille à une soirée, c’est le seul moyen. […] Ce serait un moyen pour moi de le voir une fois de plus parce qu’il y a mon suivi après. Alors, faire le suivi ça peut être difficile, connaissant le zozo, ce n’est pas parce que tu fais une soirée que forcément tu peux passer derrière… ».
(Journal de terrain, mai 2006)

20Les soirées et repas sont aussi des moments de convivialité. Les visiteuses médicales peuvent utiliser ces occasions pour développer une meilleure relation avec les médecins. En dehors du droit à réaliser une visite de « suivi », l’organisation de soirées-conférences facilite donc aussi la multiplication des contacts entre visiteuses et médecins et peut déboucher sur l’instauration de « droits de passage », ces facilités de contournement des règles de réception imposées par le médecin. Ainsi, c’est pendant une soirée-conférence qu’elle organisait que Gabrielle a acquis le droit de rendre visite beaucoup plus fréquemment à un médecin limitant son accès à une fois par an : « Je l’avais à côté de moi, je l’ai bichonné, on a passé une soirée super sympa et depuis ce jour-là, il m’a dit : “Gabrielle, tu passes quand tu veux”. Donc j’en abuse pas. Si j’arrive à le voir quatre fois dans l’année, je suis super contente. […] Après j’ai fait mon suivi de ma soirée et je lui ai confirmé mon droit de passage […] il m’a dit oui. »

21Les visites pré- et post-rassemblements n’ont pas la même fonction et les mêmes caractéristiques. Les visites obtenues pour remettre une invitation à un événement sont souvent faites à l’improviste, en dehors des créneaux alloués aux visiteuses médicales et s’ajoutent au nombre maximal de visites imposé par le médecin. Ces visites sont souvent très rapides. La visite de « suivi », faisant suite à l’événement, est en revanche beaucoup plus exploitée, sans doute parce qu’elle entre plus dans la logique de l’échange ou du contre-don, car l’avantage a été prodigué au médecin. Ce dernier attribue plus de temps à la visiteuse que lors de la simple remise d’une invitation. Ces visites permettent notamment aux visiteuses médicales de rappeler au médecin le nom du produit commercialisé par l’entreprise finançant le rassemblement.

22Ainsi, les dispositifs de gestion au sein des entreprises pharmaceutiques contraignent les visiteuses médicales à se préoccuper avant tout de la fréquence des contacts établis avec les médecins. Enrôler leurs médecins dans des rassemblements qu’elles financent et organisent leur permet d’atteindre plus facilement leurs objectifs en matière de nombre de visites. En miroir, on peut donc supposer que le temps que leur consacre un médecin reflète sa plus ou moins grande propension à consommer les différents rassemblements où il peut être invité.

Participation des médecins aux rassemblements professionnels et captation des ressources offertes par l’industrie pharmaceutique

23Pour un médecin libéral acceptant les visiteuses médicales, il s’avère que c’est la fréquence à laquelle il reçoit des visites, et non pas leur durée, qui est liée à sa participation à différents rassemblements professionnels. Ce résultat obtenu conjointement par analyse des correspondances multiples (ACM) et par régression renforce encore le constat que, dans la relation prescripteurs-influenceuses, la fréquence des interactions discrimine davantage les acteurs que la durée des interactions. Ainsi, l’analyse des contributions aux axes des deux ACM [voir figure 1, p. 68 pour les généralistes et figure 2, p. 69 pour les spécialistes] incite à penser les axes 1 comme permettant de séparer les médecins libéraux selon l’intensité de leur participation aux divers rassemblements professionnels. Les médecins les plus consommateurs de rassemblements figurent dans le cadrant Est dans les deux cas. Or il apparaît que, pour les généralistes comme pour les spécialistes, la variable de fréquence de réception des visiteuses est aussi distribuée selon cet axe, avec les fortes fréquences à l’Est. Les analyses par régression permettent de préciser les liens entre participation aux rassemblements et fréquence de réception. La tendance d’un médecin à participer à un type de rassemblement professionnel est liée à sa propension à assister aux autres types de rassemblements (corrélations de proche en proche, avec, à un bout du spectre, les événements où les médecins ont plutôt la main et, à l’autre bout, les événements sur lesquels les visiteuses exercent plus de contrôle). Ce résultat incite à tester le lien entre fréquence des visites et fréquence de participation en contrôlant par les fréquences de participation aux autres types de rassemblement. Ce faisant, on constate malgré tout que les médecins généralistes recevant plus de visiteuses participent plus souvent aux déjeuners entre collègues et aux soirées-conférences de l’industrie [voir tableau 4, modèle n° 5, p. 58] ; mais aussi aux séances de formation médicale continue (pour les médecins voyant au plus huit visiteuses par semaine) [34]. Ces corrélations entre fréquences de réception et de participation aux événements professionnels étant plus fortes pour ceux recevant au plus huit visiteuses par semaine, il existerait un seuil au-delà duquel la fréquence des interactions avec les visiteuses médicales deviendrait le signe d’un certain isolement, un décrochement visible dans le quart Sud-Est de l’ACM [voir figure 1, p. 68]. Pour les médecins spécialistes, les corrélations avec la fréquence des visites existent, mais elles sont un peu moins nombreuses. Elles concernent, positivement, les symposiums et dans une moindre mesure les déjeuners [voir tableau 4, modèles n° 5 et n° 6, p. 58 ; d’autres liens positifs existent, mais sont masqués par l’importance économique du médecin]. Des contacts fréquents avec les visiteuses ne suffiraient probablement pas à eux seuls à décrocher des invitations très onéreuses aux congrès de spécialistes.

Figure 1

Analyse des correspondances multiples, pour les médecins généralistes libéraux recevant les visiteuses médicales

Figure 1

Analyse des correspondances multiples, pour les médecins généralistes libéraux recevant les visiteuses médicales

La taille des points représentant les modalités des variables est proportionnelle au nombre d’individus répondant à ces modalités (259 individus au total).
Figure 2

Analyse des correspondances multiples, pour les médecins spécialistes libéraux recevant les visiteuses médicales

Figure 2

Analyse des correspondances multiples, pour les médecins spécialistes libéraux recevant les visiteuses médicales

La taille des points représentant les modalités des variables est proportionnelle au nombre d’individus répondant à ces modalités (247 individus au total).

24Globalement, au sein des médecins libéraux acceptant les visites, recevoir plus de visiteuses [mais aussi leur consacrer plus de temps au total, voir tableau 5, p. 59] est indissociable d’une plus intense participation à la vie du groupe professionnel largement financée par l’industrie pharmaceutique (sauf si l’on en reçoit « trop »). Ce résultat s’explique par la règle explicite de contrepartie sous forme de « visites de suivi », mais aussi par deux hypothèses sur la circulation des invitations : soit les médecins ayant plus de contacts avec les visiteuses acceptent davantage les invitations assez largement diffusées (comme c’est le cas des soirées-conférences pour lesquelles les visiteuses ont plus de mal à faire venir les médecins), soit ils sont plus souvent invités, notamment pour des événements plus rares ou plus coûteux comme les déjeuners ou les symposiums. Il faut toutefois distinguer généralistes et spécialistes : la fréquence et le temps total des visites apparaissent davantage comme vecteur de participation aux rassemblements pour les généralistes, qui constituent le segment du groupe professionnel le plus démarché au moment de l’enquête, notamment du fait du coût annuel plus élevé de leurs prescriptions. Dans cette économie du temps de démarchage, la durée des visites se distingue par son absence de lien avec l’intensité de participation aux événements [voir tableau 3, modèle n° 5, p. 57], ce qui confirmerait qu’elle n’est pas un indicateur des bonnes relations avec les visiteuses. Dans les ACM, si les courtes durées de réception se retrouvent à l’Est (variable supplémentaire non représentée), c’est plutôt du fait de l’équilibre contraire avec la fréquence des visites.

25Finalement, les médecins à l’Est de l’ACM (plutôt Nord-Est pour les généralistes, Sud-Est pour les spécialistes) sont ceux qui captent davantage de capital sous plusieurs formes : économique (plus de consultations) et social (participations aux rassemblements plus fréquentes). Ils le font en partie aux dépens de leur clientèle (reçue plus rapidement) et de leur indépendance (plus de liens avec l’industrie pharmaceutique). Cette accumulation de capital social, notamment permise par la relation avec les visiteuses, apparaît favorisée par la forme de ce qu’ils offrent en retour aux visiteuses : du temps. Chez eux, ce temps d’écoute est découpé en séquences moins longues et plus nombreuses pour multiplier les contacts tout en économisant cette ressource rare. Concéder des durées d’écoute longues serait d’ailleurs inutile, tant du côté des visiteuses cette forme n’est pas valorisée par les entreprises qui les emploient. Ces médecins à l’Est se distinguent notamment de ceux qui « gâchent » leur temps en recevant trop (au Sud-Est pour les généralistes), qui apparaissent plus isolés (participent moins aux rassemblements) et plus vieux et qui utiliseraient plutôt la visite médicale comme un divertissement ou une source de réconfort. Les pratiques des médecins à l’Est, plutôt des hommes, plus âgés, laissent transparaître une volonté plus nette d’accumulation du capital économique et social. Il s’avère que la faculté de rentabiliser leur temps chez ces médecins s’étend au-delà de l’accumulation de capital social et pourrait aussi être analysé pour d’autres formes ressources distribuées par l’industrie pharmaceutique : ils déclarent recevoir plus souvent de la part des visiteuses des « services de valeur non négligeable » et des propositions d’études rémunérées, tandis que les visiteuses donnent plus souvent aux médecins à l’Ouest des choses de moindre prix : cadeaux « de valeur négligeable (stylo, bloc de papier) » et échantillons (d’après la position de ces variables supplémentaires dans les ACM, figures non montrées ici).

26Analyser les rythmes de la relation d’influence qui lie des prescripteurs dominants – ici les médecins libéraux – à des démarcheuses dominées mais employées par une industrie puissante – les visiteuses médicales – montre l’intérêt d’une décomposition du temps total passé à interagir selon une double dimension de fréquence et de durée. Cette analyse de la structuration du temps peut avantageusement être réalisée en s’intéressant au rapport entre ces deux composantes du temps total. Celles-ci ne relèvent pas des mêmes ressorts ni n’apportent les mêmes bénéfices. D’une part, la fréquence des visites publicitaires est corrélée de façon négative à leur durée, révélant l’existence d’un arbitrage entre la fréquence des visites et leur durée. D’autre part, la fréquence des interactions ne s’explique pas par les mêmes déterminants sociaux que leur durée.

27Ainsi, la fréquence des visites apparaît comme beaucoup plus discriminante pour distinguer les prescripteurs entre eux. Au pôle des médecins dominants dans le champ de la médecine libérale (des hommes, plus âgés, au capital économique supérieur), les interactions avec les visiteuses sont marquées par une fréquence plus importante et la participation fréquente aux divers types de rassemblements professionnels. Ce travail d’accumulation du capital social apparaît inversement plus difficile à effectuer pour les médecins femmes et les plus jeunes, qui semblent moins désireux de s’absenter de leur domicile pour dîner au restaurant ou voyager.

28Prendre en compte le rôle décisif de la fréquence des visites ne doit toutefois pas conduire à surestimer le pouvoir des médecins sur le temps des interactions. Cette logique temporelle découle également des dispositifs de gestion imposés aux visiteuses médicales et aux services de marketing des entreprises pharmaceutiques, qui mettent largement l’accent sur la fréquence et très peu sur la durée. Convaincre le client passe en priorité par la répétition d’un message simple, d’un nom de marque, plutôt que par la diffusion d’un message plus long et élaboré. Le sentiment d’être informé sur le médicament pour un médecin est d’ailleurs lié à la fréquence des contacts et non à leur durée. Les médecins libéraux, ayant a priori la main sur l’utilisation de leur temps notamment par l’imposition de rendez-vous, subissent ainsi, sans forcément s’en rendre compte, des logiques extérieures à leur cabinet.

29Mais la centralité de la fréquence dans l’économie du temps consacré à la publicité découle aussi d’une seconde logique, celle de la captation par les médecins des ressources mises à disposition par les visiteuses médicales, ceci en comptant peut-être moins sur la force des liens faibles [35] que sur l’entretien des relations. En effet, une large majorité de médecins reçoit suffisamment de visiteuses pour franchir le seuil à partir duquel ils n’étendent plus leur réseau parmi les visiteuses en multipliant les liens (qui sont tous tissés), mais consolident surtout les relations existantes avec certaines d’entre elles en les voyant plusieurs fois par an. La multiplication des contacts favorise une forme d’intégration au sein du groupe professionnel en permettant l’obtention de plus d’invitations à des rassemblements. Cette stratégie gagnerait à être examinée sur d’autres scènes sociales, par exemple en s’intéressant à la structuration du temps passé entre les nœuds d’un réseau, si possible en disposant non pas des habitudes moyennes comme ici, mais des caractéristiques de chaque interaction.


Date de mise en ligne : 03/05/2019

https://doi.org/10.3917/arss.226.0048

Notes

  • [1]
    Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
  • [2]
    Estelle Bonnet, « Les critiques gastronomiques : quelques caractéristiques d’une activité experte », Sociétés contemporaines, 53, 2004, p. 135-155 ; Jean-Luc Fernandez, La Critique vinicole en France. Pouvoir de prescription et construction de la confiance, Paris, L’Harmattan, 2004.
  • [3]
    Sophie Dubuisson-Quellier (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
  • [4]
    Armand Hatchuel, « Organisations et marchés : la place des prescripteurs. Éléments d’une axiomatique de l’action collective », in Hervé Dumez (dir.), Actes du séminaire « Contradictions et dynamique des organisations, Condor, X », Paris, GDR/FROG, 1998, p. 23-68.
  • [5]
    Jérôme Greffion et Thomas Breda, « Façonner la prescription, influencer les médecins. Les effets difficilement saisissables du cœur de métier des grandes entreprises pharmaceutiques », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 17, 2015.
  • [6]
    Dans ce texte, j’utilise l’accord de majorité, car les femmes sont surreprésentées dans ce groupe professionnel.
  • [7]
    Les termes de « démarchage » et de « publicité » sont employés par le Code de la santé publique pour désigner l’activité des visiteuses. En outre, une pluralité de termes existe pour désigner ces professionnelles. Par exemple, le terme utilisé dans la convention collective est celui de « visiteur médical » (https://www.leem.org/fiches-metiers/visiteur-medical). L’autre terme massivement utilisé dans ce milieu professionnel est celui de « délégué médical », celui de « délégué à l’information médicale » étant très minoritaire, surtout utilisé à l’origine par des syndicats de visiteurs désireux de présenter leur métier comme un métier d’information et non lié à une activité de vente.
  • [8]
    Jérôme Greffion, « Proximité et domination entre représentantes de l’industrie et médecins », in Pierre Fournier, Cédric Lomba et Séverin Muller (dir.), Les Travailleurs du médicament. L’industrie pharmaceutique sous observation, Toulouse, Erès, 2014, p. 227-249.
  • [9]
    Daniel Sicart, « Les médecins : estimations au 1er janvier 2009 », Document de travail DREES, 138, 2009. Je donne sciemment un chiffre de 2009, correspondant à la période de l’enquête.
  • [10]
    Chiffre stable depuis 2008, publié régulièrement par le syndicat de l’industrie pharmaceutique (https://www.leem.org/statistiques-de-linformation-promotionnelle).
  • [11]
    Je restreins l’analyse aux médecins libéraux, car les enquêtes mobilisées portent sur la frange libérale des médecins, généralistes ou spécialistes.
  • [12]
    J. Greffion, « Proximité et domination entre représentantes de l’industrie et médecins »,op. cit.
  • [13]
    Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, Le Temps donné aux tableaux. Compte rendu d’une enquête au Musée Granet, Marseille, CERCOM/IMEREC, 1991.
  • [14]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, p. 2-3.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    J’ai restreint l’échantillon aux médecins spécialistes utilisateurs de médicaments, ceux qui sont les plus démarchés par les visiteuses médicales, et écarté les autres spécialistes (voir la rubrique « champ » des tableaux).
  • [18]
    La première vague de l’enquête HASIGAS-IPSOS en 2007 et l’enquête HASIPSOS 2007 indiquent la même corrélation négative entre fréquence et durée, avec une valeur estimée remarquablement similaire.
  • [19]
    Jérôme Greffion, « Évaluer le temps de travail hors les murs. Incertitudes et tensions chez les visiteurs médicaux de l’industrie pharmaceutique », Sociologie du travail, 58(4), 2016, p. 435-457.
  • [20]
    Julie Micheau et Éric Molière, « L’emploi du temps des médecins libéraux. Diversité objective et écarts de perception des temps de travail », Dossiers solidarité et santé DREES, 15, 2010, p. 1-15.
  • [21]
    Éric Galam, L’Épuisement professionnel des médecins libéraux franciliens : témoignages, analyses et perspectives, Paris, URML d’Île-de-France, 2007.
  • [22]
    Ainsi, alors que deux tiers des spécialistes et 25 % des généralistes ne consultent que sur rendez-vous (voir É. Galam, ibid.), ils appliquent ce mode de régulation aux visiteuses dans respectivement 85 % et 66 % des cas (enquête HAS-IPSOS 2009).
  • [23]
    Pascale Breuil-Genier et Céline Goffette, « La durée des séances des médecins généralistes », Études et résultats (DREES), 481, 2006, p. 1-7.
  • [24]
    Étienne Foisset, « Étude de l’impact de la visite médicale sur la qualité des prescriptions des médecins généralistes bretons », thèse de doctorat en médecine, Brest, Université de Bretagne occidentale, Faculté de médecine et de sciences de la santé, 2012.
  • [25]
    En effet, il subsiste une corrélation entre durée moyenne de visite et nombre de consultations par jour, malgré l’introduction de la variable fréquence de visite [voir comparaison modèles n° 3 et n° 4, tableau 3, p. 57].
  • [26]
    Même si cette gestion dépend aussi de paramètres exogènes que le médecin ne maîtrise pas tels que l’équilibre local entre l’offre et la demande qui doit peser sur le flux de patient et donc sur la rapidité à laquelle le médecin décide de traiter chaque patient.
  • [27]
    Géraldine Labarthe, « Les consultations et visites des médecins généralistes : un essai de typologie », Études et résultats DREES, 315, 2004, p. 1-11.
  • [28]
    Blandine Yvon, Anne-Marie Lehr-Drylewicz et Philippe Bertrand, « Féminisation de la médecine générale : faits et implications. Une enquête qualitative en Indre-et-Loire », Médecine, 3(2), 2007, p. 83-88.
  • [29]
    Dans le tableau 4 [voir p. 58], l’introduction de la variable « rendez-vous » diminue la corrélation entre sexe et nombre de visiteuses médicales reçues.
  • [30]
    Par exemple, parmi les médecins spécialistes, les femmes sont surreprésentées au sein des spécialités moins rémunératrices. Voir Ketty Attal-Toubert et Nadine Legendre, « Comparaison des revenus des médecins libéraux à ceux des autres professions libérales et des cadres », Études et résultats DREES, 578, 2007, p. 1-8.
  • [31]
    Dont l’unité est en visites par unité d e temps, le tout au carré.
  • [32]
    Quentin Ravelli, La Stratégie de la bactérie. Une enquête au cœur de l’industrie pharmaceutique, Paris, Seuil, 2015.
  • [33]
    J. Greffion, « Évaluer le temps de travail hors les murs… », art. cit.
  • [34]
    Chez les médecins généralistes, l’absence de lien positif entre fréquence de visite et participation aux congrès s’expliquerait par la rareté de ces événements [voir graphique, p. 65] et la plus faible participation financière de l’industrie pharmaceutique (enquête HAS-IPSOS 2009).
  • [35]
    Mark S. Granovetter, “The strength of weak ties”, American Journal of Sociology, 78(6), 1973, p. 1360-1380.

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