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Article de revue

Planifier et sélectionner

Rapports au temps des visiteurs de musées et légitimité culturelle

Pages 31 à 47

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, Alain Darbel et Dominique Schnapper, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit, 1969 [1966].
  • [2]
    Paul DiMaggio, “Are art-museum visitors different from other people ? The relationship between attendance and social and political attitudes in the United States”, Poetics, 24(2-4), 1996, p. 161-180 ; Volker Kirchberg, “Museum visitors and non-visitors in Germany : a representative survey”, Poetics, 24(2-4), 1996, p. 239-258.
  • [3]
    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Paul DiMaggio, “Cultural capital and school success : the impact of status culture participation on the grades of US high school students”, American Sociological Review, 47(2), 1982, p. 189-201.
  • [4]
    Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
  • [5]
    Source : Enquête Pratiques culturelles des Français 2008, Ministère de la Culture ; traitement statistique de l’auteur. Il convient de noter que l’enquête mesure la fréquence de visites des musées en général, et non celle des seuls musées d’art. Les nombres de visites annuelles que nous rapportons surestiment donc les visites de musées d’art.
  • [6]
    Dominique Schnapper, « Le musée et l’école », Revue française de sociologie, 15(1), 1974, p. 113-126.
  • [7]
    Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, Le Temps donné aux tableaux. Compte rendu d’une enquête au Musée Granet, Marseille, CERCOM/IMEREC, 1991.
  • [8]
    Bernard Lahire, « Matrices disciplinaires de socialisation et lectures étudiantes », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 5, 1998, p. 58-61.
  • [9]
    J.-C. Passeron et E. Pedler, op. cit.
  • [10]
    Bernard Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Armand Colin, 2005, p. 131-168 ; Muriel Darmon, “Drafting the ‘time space’. Attitudes towards time among prep school students”, European Societies, 20(3), 2018, p. 525-548.
  • [11]
    P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, op. cit.
  • [12]
    Voir l’introduction de ce numéro par Muriel Darmon, Delphine Dulong et Elsa Favier.
  • [13]
    Sur l’histoire de ce tableau, voir Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, 2015.
  • [14]
    Samuel Coavoux, « Sociologie de l’expérience esthétique. Contextes et dispositions dans les réceptions muséales d’un tableau de maître », thèse de doctorat en sociologie, Lyon, ENS, 2016.
  • [15]
    Ces entretiens ont été conduits avec des personnes visitant le musée seules, en couple, ou avec un ou, rarement, plusieurs amis. Il y a à cela deux explications. D’abord, les familles sont rares au musée des Beaux-Arts de Lyon, où seules 10 % des visites se font avec des enfants, et où les visiteurs solitaires et ceux qui visitent avec des amis sont surreprésentés par rapport à d’autres musées. Ensuite, j’ai interrogé uniquement des personnes s’étant arrêtées devant le tableau de Nicolas Poussin. Or, celui-ci attirait très peu les familles.
  • [16]
    Lucien Mironer, Cent musées à la rencontre du public, Cabestany, France Éd., 2001, p. 72. Toutes les statistiques sur la composition du public du musée des Beaux-Arts de Lyon proviennent de cet ouvrage.
  • [17]
    P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, op. cit., p. 73.
  • [18]
    Anne Lambert, « La réception de la peinture dans les classes supérieures », mémoire de maîtrise en sociologie, Lyon, Université Lumière Lyon II/ENS, 2004.
  • [19]
    Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962 ; cité par Alain Chenu et Nicolas Herpin, « Une pause dans la marche vers la civilisation des loisirs ? », Économie et Statistique, 352-353, 2002, p. 15-37 et en particulier p. 29.
  • [20]
    A. Chenu et N. Herpin, ibid.
  • [21]
    Alain Chenu, « Les horaires et l’organisation du temps de travail », Économie et Statistique, 352-353, 2002, p. 151-167.
  • [22]
    Philippe Coulangeon, Pierre-Michel Menger et Ionela Roharik, « Les loisirs des actifs : un reflet de la stratification sociale », Économie et Statistique, 352-353, 2002, p. 39-55.
  • [23]
    Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970.
  • [24]
    P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit.
  • [25]
    Les amateurs d’art sont sans cesse confrontés à cette accusation. Voir Antoine Hennion, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 ; Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, La Passion de l’art primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, 2008.
  • [26]
    Stéphane Beaud, « Un temps élastique. Étudiants des “cités” et examens universitaires », Terrain, 29, 1997, p. 43-58 ; Mathias Millet et Daniel Thin, « Le temps des familles populaires à l’épreuve de la précarité », Lien social et Politiques, 54, 2005, p. 153-162 ; Elsa Favier, « “Pourquoi une présence au bureau de quinze heures par jour ?” Rapports au temps et genre dans la haute fonction publique », Revue française d’administration publique, 153, 2015, p. 75-90 ; M. Darmon, art. cit.
  • [27]
    M. Darmon, ibid.
  • [28]
    E. Favier, art. cit.
  • [29]
    Samuel Coavoux, « Reconnaître un chef-d’œuvre. L’influence du statut d’une œuvre dans l’allocation de l’attention des visiteurs au musée d’art », Regards sociologiques, 49, 2016, p. 23-36.
  • [30]
    Dominique Poulot, « Le musée et ses visiteurs », in Chantal Georgel (dir.), La Jeunesse des musées. Les musées de France au XIXe siècle, Paris, Éd. de la RMN, 1994, p. 332-351.
  • [31]
    Samuel Coavoux, « De la mesure du temps à l’analyse des séquences d’action. Dynamique de l’attention dans les études du public des musées », Nouvelles perspectives en sciences sociales, 10(2), 2015, p. 237-271.
  • [32]
    Eliseo Veron et Martine Levasseur, Ethnographie de l’exposition. L’espace, le corps et le sens, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1983 ; J.-C. Passeron et E. Pedler, op. cit.
  • [33]
    J.-C. Passeron et E. Pedler, ibid.
  • [34]
    C’est l’interprétation développée par Emmanuel Pedler et Emmanuel Ethis, « La légitimité culturelle en questions », in Bernard Lahire (dir.), Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 2001, p. 179-203 et en particulier p. 183.
  • [35]
    Source : données de l’enquête de J.-C. Passeron et E. Pedler, op. cit. Les données ont été fournies par Emmanuel Pedler dans le cadre de la réédition prochaine de cet ouvrage (ENS Éd.). Traitement statistique de l’auteur.
  • [36]
    P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 367.
  • [37]
    Ibid., p. 422.
  • [38]
    Marylin G. Hood, « L’interaction sociale au musée, facteur d’attraction des visiteurs occasionnels », Publics et musées, 5, 1994, p. 45-58.
  • [39]
    E. Veron et M. Levasseur, op. cit.
  • [40]
    Journal de terrain, 22 juin 2012.
  • [41]
    Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995.
  • [42]
    S. Coavoux, « Reconnaître un chef-d’œuvre… », art. cit.
  • [43]
    Journal de terrain, 17 juin 2013.
  • [44]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 250.
  • [45]
    S. Beaud, art. cit.
  • [46]
    Journal de terrain, 19 juillet 2012.
  • [47]
    P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, op. cit., p. 88.
  • [48]
    Victoria D. Alexander, “Pictures at an exhibition : conflicting pressures in museums and the display of art”, American Journal of Sociology, 101(4), 1996, p. 797-839.
  • [49]
    Jean-Claude Passeron, Michel Grumbach et al., L’Œil à la page. Enquête sur l’introduction d’une documentation audio-visuelle dans huit bibliothèques publiques, Paris, GIDES/Direction du livre, 1981.
  • [50]
    Fabrice Ripoll et Sylvie Tissot (dir.), « Mobilité/autochtonie : sur la dimension spatiale des ressources sociales », Regards sociologiques, 40, 2010.
  • [51]
    Samuel Coavoux, « Les frontières de la compétence. Les apports de l’analogie entre comportements politiques et consommations artistiques à l’étude des publics des musées », Biens symboliques/Symbolic goods, 3, 2018, p. 2-40.

1Depuis la mise en lumière des inégalités d’accès aux musées [1], la sociologie s’est concentrée sur ce qui séparait les visiteurs des non-visiteurs ainsi que sur les déterminants sociaux de la visite [2]. Ce faisant, les différences internes au groupe des visiteurs ont moins été étudiées. Or, que l’on s’intéresse aux inégalités d’accès à la culture légitime ou au rendement différencié de ces pratiques, ces frontières internes ne sont pas moins importantes que les externes. Passer la porte d’un musée d’art ne suffit pas à tirer tous les bénéfices attendus de la visite, ni le plaisir esthétique, ni les profits scolaires, symboliques et sociaux liés à la familiarité aux beaux-arts [3]. Ces bénéfices sont produits sur le long terme, par la fréquentation régulière des établissements culturels, mais aussi par un investissement plus large qui accompagne cette fréquentation (lectures, cours, conférences, etc.) et permet de construire un discours élaboré sur cette dernière.

2Or, la visite fréquente de musées d’art est une pratique rare. Les musées d’art constituent la sortie culturelle légitime la plus démocratique : en 2008, un tiers de la population française de plus de 15 ans a visité un musée d’art au moins une fois au cours de l’année écoulée, contre 4 % pour l’opéra ou encore 7 % pour les concerts de musique classique [4].

3Mais si la visite occasionnelle de musées est relativement répandue, la fréquentation soutenue demeure très minoritaire : parmi les visiteurs de musées d’art, seul un tiers (soit 10 % de la population française) a réalisé plus de deux visites dans l’année ; seulement 3 % ont fait au moins une visite tous les deux mois. Cette fréquence est corrélée au diplôme et au milieu social : 57 % des visiteurs de musées détenteurs d’une licence et 56 % de ceux cadres et professions intellectuelles supérieures ont fait plus de deux visites dans l’année, contre 30 % des détenteurs d’un CAP ou d’un BEP et 29 % des ouvriers [5].

4Pour autant, les classes supérieures et les diplômés de l’enseignement supérieur constituent des populations hétérogènes du point de vue de leurs habitudes de visite. On sait en effet que la compétence artistique est inégalement répartie dans les classes supérieures [6], tout comme leurs comportements au sein du musée et leurs préférences esthétiques [7], et que le niveau de diplôme cache des disparités de pratiques culturelles en fonction des types d’études réalisées [8]. En ce qui concerne les musées d’art, l’écart le plus grand sépare les professions artistiques (et, peut-on penser, les diplômes artistiques) du reste des professions intellectuelles, puis celles-ci du reste des classes supérieures [9].

5Mais comment, en amont, devient-on un visiteur régulier de musées d’art ? Dans cet article, je montre l’importance de dispositions temporelles, c’est-à-dire de la maîtrise du temps [10], dans la production de l’attitude légitime au musée. « L’amour de l’art » n’est pas tant le prérequis de la visite au musée que la conséquence de l’investissement culturel [11]. L’explication des inégalités de fréquence de visite est donc moins à chercher du côté des « motivations » des visiteurs, de leur intérêt préalable pour l’art, que du côté de leur capacité à consacrer des ressources à cette pratique. Si les chercheurs se sont concentrés sur le rôle des ressources culturelles et économiques, le rapport au temps forme en effet une autre dimension de cette capacité. Dans cet article, je montre en quoi les dispositions temporelles constituent une porte d’entrée heuristique pour analyser les différenciations sociales des rapports au musée d’art. L’espace social des rapports aux temps [12] présente une homologie structurelle avec l’espace des attitudes culturelles. Ce faisant, j’avance que les rapports aux temps constituent l’un des mécanismes expliquant la production des attitudes culturelles, et par conséquent la reproduction des inégalités culturelles.

6L’article procède en trois temps. La première section rappelle l’intérêt d’une approche des pratiques culturelles par les rapports au temps à partir de la littérature, et décrit les deux dimensions principales du rapport au temps en matière de visite de musées d’art : la planification et la sélectivité. Les deux sections suivantes montrent comment ces rapports au temps sont distinctifs, sous la forme de deux idéaux types : les visiteurs à la bonne volonté culturelle (section 2) font des visites rares, longues et extensives ; les visiteurs à la forte compétence artistique (section 3) effectuent des visites fréquentes, parfois courtes et intensives. Enfin, la dernière section trace la genèse des dispositions temporelles dans la socialisation culturelle des visiteurs.

Données et méthode

7Cet article présente les résultats d’une enquête portant sur la visite de musées d’art, qui a pour particularité de partir d’une étude de cas, la réception d’un tableau de Nicolas Poussin, La Fuite en Égypte (1657) [13], exposé au musée des Beaux-Arts de Lyon [14]. J’ai étudié cette réception en situation, en prenant pour objet le tableau accroché au musée, et non pas les reproductions qui circulent dans bien d’autres contextes et sur d’autres supports. De ce fait, mon matériau principal est composé d’observations répétées des comportements des visiteurs dans la salle où est conservé ce tableau, ainsi que d’un corpus de 45 entretiens avec 58 visiteurs, réalisés au sein du musée [15]. À cela s’ajoutent 18 entretiens biographiques, plus approfondis, avec des visiteurs occasionnels ou réguliers de musées d’art, réalisés hors du musée. Le matériau recueilli au sein du musée nous éclaire sur la gestion du temps de visite, et les entretiens à domicile sur la planification des loisirs culturels.

8Les deux corpus d’entretiens sont constitués de profils sociaux similaires. Les femmes sont surreprésentées (environ sept sur dix), comme elles le sont dans la population des visiteurs du musée des Beaux-Arts de Lyon [16]. Toutes les classes d’âge adulte sont représentées. Les professions supérieures sont les plus nombreuses – enseignants du secondaire et du supérieur, médecins, ingénieurs –, mais les corpus contiennent également des personnes appartenant aux professions intermédiaires, en particulier des fonctionnaires de catégorie B – institutrice, assistante, agent administratif. La quasi-totalité des enquêtés est diplômée du supérieur, le niveau de diplôme moyen baissant avec l’âge. Les moins de 40 ans ont ainsi tous un niveau équivalent au moins à la maîtrise. Si toutes les fractions des classes supérieures sont représentées, des professions libérales et chefs d’entreprise aux professions scientifiques, en passant par les ingénieurs et cadres d’entreprise, les membres des classes moyennes présents appartiennent presque exclusivement à la fonction publique ou au secteur culturel (l’exception étant deux agents administratifs d’entreprise, dont un pour qui il s’agit d’un travail alimentaire à côté d’une vocation artistique). On ne trouve notamment aucun membre de professions techniques ou commerciales. Les classes populaires sont très peu représentées : seulement trois personnes sur 58 pour les entretiens de réception, ce qui est congruent avec la part de la population ouvrière dans le public du musée, estimée à 1 %.

9Le principal facteur de différenciation des pratiques, plus que la classe sociale, est la compétence artistique, c’est-à-dire la « connaissance préalable des principes de division proprement artistiques qui permettent de situer une représentation, par le classement des indications stylistiques qu’elle enferme, parmi les possibilités de représentation constituant l’univers artistique [17] ». Si cette compétence augmente avec la position sociale et le niveau de diplôme, elle est loin de décrire l’ensemble des membres des classes supérieures ou des diplômés du supérieur [18]. Empiriquement, elle est surtout liée à la proximité professionnelle des mondes de l’art, de sorte que la plupart des membres des classes supérieures qui n’ont pas cette proximité présentent, dans mes corpus, un rapport au musée caractérisé par la bonne volonté culturelle.

Analyser les pratiques culturelles par les rapports au temps

10Les rythmes de loisir constituent une question centrale pour l’analyse des inégalités de fréquentation des équipements culturels. La familiarité avec la culture légitime, attitude parmi les plus valorisées, nécessite un rapport habituel avec les institutions culturelles. Or, les sorties sont particulièrement difficiles à routiniser parce qu’elles s’inscrivent dans la temporalité exceptionnelle des loisirs de temps long plutôt que dans celle, quotidienne, des loisirs domestiques.

Les temps de loisir : le quotidien et l’exceptionnel

11La pertinence de l’analyse des effets des rapports au temps sur les inégalités culturelles n’est plus à démontrer. La « civilisation du loisir » annoncée par Joffre Dumazedier, le rééquilibrage des temps sociaux au profit du temps de loisir, ne s’est pas accompagnée de la « libération culturelle » promise aux classes populaires [19]. Les ressources en temps libre ont certes considérablement évolué durant le dernier demi-siècle : les études réalisées à partir de l’enquête Emploi du temps montrent que les inégalités entre ouvriers et cadres supérieurs se sont inversées. Les membres des classes populaires disposent aujourd’hui en moyenne, du fait du chômage de masse et de la multiplication des contrats à temps partiel, de plus de temps libre que les membres des classes supérieures [20]. Mais les rythmes des loisirs sont plus souvent dictés par des horaires de travail contraints dans les milieux populaires alors que les cadres bénéficient d’une plus grande autonomie dans la définition de leur temps de travail [21]. De ce fait, les cadres privilégient les loisirs exceptionnels, notamment les vacances et les sorties hors du domicile, caractérisés par le fait qu’ils se déroulent à l’extérieur, plutôt le week-end ou durant des jours de congés, et par le fait qu’ils sont coûteux. À l’inverse, les loisirs quotidiens, plus susceptibles de caractériser les pratiques populaires, sont le plus souvent domestiques et se déroulent dans un temps habituel de repos. Les pratiques culturelles légitimes, à l’exception de la lecture, appartiennent à la catégorie des loisirs exceptionnels [22].

12Comment les pratiques culturelles légitimes peuvent-elles produire des bénéfices scolaires, symboliques et sociaux ? La thèse de la consommation ostentatoire de Thorstein Veblen [23] fait de ces pratiques un signal de statut, efficace dès la première occurrence : il suffirait de se montrer à l’opéra ou d’évoquer une visite d’exposition pour être associé à la classe de loisir. Bourdieu dans La Distinction, affirme au contraire l’importance du temps long dans l’acquisition des goûts et attitudes culturels [24], ne serait-ce que parce que plane toujours une suspicion de « snobisme » sur les consommateurs de biens culturels légitimes [25]. La familiarité se construit par la répétition des pratiques et par la construction d’habitudes de consommation. Mais la production de cette familiarité se heurte à la temporalité propre aux loisirs exceptionnels. Les loisirs offrent des possibilités plus ou moins grandes de routinisation. La télévision, par exemple, présente dans le foyer, d’usage apparemment gratuit, autorise des activités domestiques parallèles. À l’inverse, la visite d’un musée d’art suppose une organisation matérielle et temporelle spécifique. D’abord, une visite est, en soi, coûteuse en temps : planification, temps de transport, impossibilité de réaliser une autre activité en même temps, etc. Mais au-delà d’une visite isolée, la routinisation de la pratique entraîne des coûts croissants : coût d’information (suivi des expositions temporaires et des acquisitions), mais aussi planification et organisation de déplacements spécifiques (vacances, week-end, etc.) pour se rendre dans des lieux distincts géographiquement, les musées n’étant pas substituables entre eux. La maîtrise du temps que ces pratiques impliquent est inégalement répartie dans le monde social [26].

Planification et sélectivité

13Dès lors, l’enquête montre l’importance de deux dimensions des rapports au temps dans la pratique de la visite de musées d’art : la planification et la sélectivité.

14J’entends par disposition à la planification la capacité à concevoir et à organiser des sorties culturelles à l’avance, et à les inscrire dans l’agenda personnel ou domestique. Leur conception implique, notamment, de connaître l’offre culturelle, par la recherche d’informations ou la lecture de publicité. L’organisation des sorties demande également d’être capable de dégager une place dans son emploi du temps, c’est-à-dire un pouvoir d’autodétermination dans l’organisation de sa vie quotidienne qui dépend non seulement des contraintes professionnelles mais aussi du genre et de la place dans le groupe domestique. Cette disposition à la planification peut prendre la forme d’un contrôle strict et objectivé du temps (tenue d’agenda, etc.), mais aussi celle, décrite dans la littérature, de la maîtrise du temps, c’est-à-dire de la capacité à ne pas subir les urgences. Les maîtres du temps, dans les classes préparatoires, sont admirés pour leur capacité à cumuler des activités annexes à l’étude en maintenant leur réussite scolaire [27], comme, chez les hauts fonctionnaires, la capacité à concilier une vie professionnelle très chargée et sa vie personnelle constitue le rapport au temps dominant [28]. À l’inverse, les rapports dominés au temps se caractérisent par le fait que les emplois du temps sont subis plutôt que maîtrisés. La figure de l’urgence, et la rhétorique du manque de temps, y sont centrales. On les retrouve chez les visiteurs de musées à la bonne volonté culturelle.

15La seconde dimension pertinente des rapports au temps, la sélectivité, désigne l’organisation du temps de visite au sein même du musée d’art. On peut en distinguer deux aspects. Le plus important est la façon dont le temps est réparti entre les différents éléments de l’exposition (les salles, les œuvres), sur un continuum allant de l’égalité parfaite (le temps de visite est équitablement réparti entre tous les objets) à la concentration absolue sur un objet. Ensuite vient la répartition du temps d’arrêt devant un objet entre les dispositifs de médiation (cartels, panneaux, écrans, etc.) et l’objet lui-même. La sélectivité est liée à la compétence artistique parce qu’elle nécessite de discriminer entre les œuvres, de considérer que certaines sont plus dignes d’intérêt que d’autres [29]. Par ailleurs, la sélectivité correspond à l’image du visiteur contemplatif, absorbé par une œuvre, qui est promue à la fois par la philosophie de l’art et par les professionnels comme l’attitude légitime à adopter au musée [30] : elle trahirait à la fois l’amour de l’art et la compétence savante du visiteur.

16Les études des publics des musées ont beaucoup employé la méthode du suivi chronométré de visiteurs mais, du fait de leur perspective muséologique, elles se sont contentées de produire des indicateurs de temps moyen d’arrêt par objet exposé et d’étudier les variations inter-objet, de sorte que la question de la sélectivité au sein d’un même parcours individuel est absente de ces travaux [31]. Quelques recherches ancrées dans les sciences sociales analysent cependant les écarts entre individus et montrent que la sélectivité s’accroît à mesure que l’on monte dans l’échelle sociale et dans celle de la compétence artistique : les visiteurs les plus experts sont aussi ceux qui ont le plus tendance à ignorer de larges ensembles d’objets exposés [32]. Ce résultat peut apparaître paradoxal : pourquoi les visiteurs les plus experts regardent-ils moins d’œuvres ? Et pourquoi, comme le montrent Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, la durée totale de leur visite est-elle moindre parmi les visiteurs de plus haut niveau de diplôme, par rapport aux visiteurs de niveau intermédiaire [33] ? L’idée que les membres des classes moyennes seraient en réalité plus consommateurs de musées d’art que les classes supérieures ne résiste pas à l’examen [34]. Le temps d’une visite ne prend sens que par rapport à l’économie globale de la pratique et la fréquence des visites. Or, les plus diplômés sont aussi les plus assidus : si l’on considère la visite du musée Granet comme représentative, ils passent 16 h 30 par an au musée contre 10 h 30 pour les niveaux de diplôme intermédiaires [35]. Ainsi, plutôt qu’un renversement des hiérarchies, on observe une opposition entre une pratique constituée de visites occasionnelles et longues d’une part, et une pratique constituée de visites fréquentes, parfois ciblées et courtes d’autre part.

figure im1
Salvador Dali (1904-1989), La Persistance de la mémoire, 1931.
© Digital image. The Museum of Modern Art (MoMA), New York/Scala, Florence, 2019.
figure im2
Nicolas Poussin (1594-1665), La Fuite en Égypte, 1657.
© Musée des Beaux-Arts de Lyon, DR.
figure im3
SUGGESTIONS INSTITUTIONNELLES de temps de visite.
© DR.

17Ainsi, la description des rapports au temps de la visite de musées d’art peut être synthétisée par deux idéaux types de visiteurs, en distinguant ces deux dimensions de planification et de sélectivité qui concernent à la fois ce qui se passe au musée, et ce qui se passe en dehors, au cours du travail de préparation des visites. D’une part, les visiteurs à la bonne volonté culturelle font des visites exceptionnelles, surtout durant des circonstances particulières comme les vacances ; ces visites sont longues et exhaustives, et par conséquent très peu sélectives. D’autre part, les visiteurs à la forte compétence artistique font des visites très fréquentes, habituelles, et dans toutes les circonstances ; ces visites peuvent être très courtes, et sont généralement très sélectives.

18La distinction entre sélectivité et planification est toutefois seulement analytique car les deux dimensions sont intimement liées. En effet, la sélectivité découle directement de la planification puisqu’elle est liée à la fréquence des visites. Pour les visiteurs occasionnels qui ont tendance à faire des visites peu sélectives, il s’agit de « profiter » du musée, de tirer le maximum d’un événement exceptionnel. Les visiteurs fréquents, au contraire, peuvent multiplier les visites courtes et les consacrer à un nombre restreint d’œuvres. En retour, la sélectivité vient favoriser la planification : le fait de concentrer son attention constitue une incitation à multiplier les visites.

19À la lecture d’une telle description, la planification et la sélectivité peuvent apparaître comme de simples produits de la compétence artistique. Ce serait alors de la connaissance formelle de l’art que découleraient les comportements qui font le visiteur régulier et sélectif. En effet, la sélectivité dépend de la compétence en ce qu’elle nécessite d’exercer un jugement sur l’intérêt différencié des œuvres. S’il existe une dimension temporelle aux dispositions issues de la socialisation artistique, la maîtrise du temps conditionne et alimente aussi les apprentissages artistiques. C’est parce que la visite de musées d’art est devenue habituelle que l’on peut entretenir ses connaissances et engager un processus cumulatif, rentable socialement par la mise en perspective des œuvres et des expositions entre elles ; c’est parce que l’on a appris à ne pas accorder la même attention à toutes les œuvres que l’on peut tirer profit de la contemplation intensive de certaines d’entre elles. Les dispositions temporelles ne sont pas tant un produit qu’une dimension de la compétence artistique.

Les rythmes de la bonne volonté culturelle : visites occasionnelles et extensives

20Pierre Bourdieu emploie l’expression de « bonne volonté culturelle » pour désigner l’attitude esthétique et les pratiques culturelles de ceux pour qui l’écart « entre la connaissance et la reconnaissance » est très marqué : la « petite bourgeoisie [36] ». Cet écart décrit bien, en effet, les enquêtés dont les visites de musée sont occasionnelles. Leur reconnaissance est très élevée : non seulement le musée d’art est valorisé comme un lieu de savoir et de beauté, mais ils considèrent aussi la visite fréquente comme le comportement normal. Or, comme leur pratique est occasionnelle, ils se reprochent de ne pas y aller plus souvent. La légitimité de la visite fréquente se lit, de ce point de vue, au fait que ceux qui n’ont pas cette habitude se le reprochent, quand ceux qui l’ont la valorisent. Brigitte évoque par exemple un collègue féru d’expositions en des termes élogieux : c’est quelqu’un de « vraiment exceptionnel », qui « connaît plein de choses » et se rend très fréquemment au musée. Elle « n’y [va] pas très souvent non plus », mais se félicite que son fils de 18 ans, qu’elle a inscrit chaque année à des animations des musées de la ville depuis son enfance, soit allé une fois au musée spontanément avec un ami (44 ans, enseignante du secondaire, maîtrise et CAPES, conjoint employé, origine supérieure).

21Malgré cela, le musée n’est pas uniquement un lieu de loisir, s’il faut entendre par là l’activité libre, puisque ces visiteurs se sentent investis d’un « devoir de plaisir [37] ». Non que la visite ne soit pas agréable, mais elle est décrite avec ce champ lexical, en particulier pour affirmer ses propres manquements (« je devrais y aller plus souvent »). Par ailleurs, le musée apparaît, notamment chez les moins dotés en capitaux culturels, comme un lieu intimidant [38], justement parce que, si la reconnaissance est importante, la connaissance artistique ne l’est pas forcément : une fois entré au musée, l’orientation entre les salles et les étages apparaît difficile, et même l’attitude à adopter devant les œuvres est incertaine (à quelle distance de l’œuvre se tenir, comment lire un cartel, etc.).

22Ces visiteurs subissent le temps plutôt qu’ils ne le maîtrisent. Leur rythme de visite est guidé par l’institution : les visites sont le plus souvent linéaires et toutes les œuvres se voient accorder de l’attention de façon indiscriminée. Dès lors, eu égard au caractère long de la visite, leurs agendas de visite sont imposés par le rythme plus général du quotidien : pour que le musée d’art s’y insère, il faut des circonstances exceptionnelles, notamment les vacances.

Des visites extensives

23La sélectivité des personnes à la bonne volonté culturelle est en moyenne assez faible. La tendance, dans ce groupe, est à l’égalisation des temps consacrés aux différents tableaux. Ils adoptent en particulier plus souvent la trajectoire de « fourmi » décrite par Eliseo Veron et Martine Levasseur [39]. Elle se caractérise par un rythme d’ensemble lent, un parcours suivant les murs de la salle d’exposition, des arrêts systématiques, mais brefs et réguliers devant les œuvres exposées. Il s’agit de la stratégie la plus sûre lorsque la capacité à juger l’intérêt reconnu aux œuvres n’est pas établie. En effet, toutes les œuvres, au musée, ne se valent pas : les musées accueillent seulement quelques tableaux que l’on peut qualifier de chefs-d’œuvre, par exemple du fait de la renommée de leur auteur (à Lyon, Poussin, Rubens, Gauguin, Picasso), et un grand nombre d’œuvres d’intérêt historique général (la peinture française du XVIIe siècle) ou local (l’école lyonnaise, un courant apparenté aux préraphaélites).

24Dans un tel paysage, la faute de goût est une menace toujours présente : passer sans s’arrêter devant une œuvre de valeur, ou au contraire consacrer un temps trop important à une œuvre secondaire, constitue une erreur qui peut être sanctionnée par d’autres visiteurs.

25

Deux femmes traversent la salle du Poussin d’un pas rapide. L’une, regardant de loin La Terre de Noël Coypel :
– « Ça c’est joli !
– Non.
– Ah bon ?
– Non, tu sais, c’est un…
c’est un décor, alors… » [40].

26La remarque de la première femme apparaît déplacée aux yeux de sa compagne. Un jugement positif est porté sur un tableau qui appartient à un genre mineur, l’allégorie décorative, et a été créé par un peintre peu célèbre. La deuxième femme sanctionne une faute de goût : s’il y avait un tableau à sélectionner dans cette salle, ce n’était certainement pas celui-là, dont la position même, en hauteur, signale le caractère secondaire. La connaissance de la hiérarchie des genres picturaux est ici nécessaire à la production d’un jugement adéquat.

27Le risque de « rater » une œuvre de valeur est plus faible : celles-ci sont, en théorie, signalées par la muséographie. Pour s’orienter au milieu des œuvres et s’assurer de ne pas commettre de tels impairs, les visiteurs les moins dotés en ressources spécifiques peuvent s’appuyer sur les indices de valeur des œuvres disposés dans leur environnement : les guides touristiques, les cartels, les brochures mises à disposition par les musées, etc. J’ai examiné dans un autre article l’effet de ces dispositifs sur la reconnaissance du tableau de Poussin : comme celui-ci présente peu de prises [41] esthétiques pour les profanes, prises susceptibles de le désigner comme un chef-d’œuvre, il est souvent ignoré par les visiteurs jusqu’à ce qu’ils aperçoivent un indice extérieur de sa valeur, comme la brochure qui lui est consacrée et est disponible, en libre-service, dans un coin de la salle [42].

28Dans des parcours à faible sélectivité, l’arrêt se fait le plus souvent en face du cartel, qui est décalé latéralement du tableau de quelques dizaines de centimètres, plutôt qu’en face du tableau. Les dispositifs de médiation prennent alors toute leur importance : parce que l’information manque, le commentaire qui entoure les œuvres compte autant que les œuvres elles-mêmes. On trouve ainsi des parcours de faible sélectivité fortement concentrés sur ces dispositifs.

29

Une femme d’environ 65 ans, entrée au nord-ouest, fait le tour de la salle en longeant les murs ouest, sud, et est, s’arrêtant à chaque fois dix à quinze secondes devant chaque tableau (pour lire le cartel d’abord, puis pour regarder le tableau). Elle s’arrête de la même manière devant le Poussin, puis continue son chemin, trouve la brochure, en prend une, l’ouvre, et revient s’asseoir devant le tableau de Poussin, sans le regarder dans un premier temps. Elle lit la brochure une minute, se lève, donne un regard rapide au tableau, puis sort par le nord-est.
(69 ans, enseignante du secondaire retraitée) [43]

30Ce comportement découle à la fois de la difficulté de l’orientation – il s’agit d’une stratégie peu risquée si l’on veut être certain de s’arrêter devant les bonnes œuvres – et d’un souci d’exhaustivité qui relève d’un rapport sérieux à l’art (voir un musée, c’est voir l’ensemble de la collection qu’il renferme). L’attitude de cette visiteuse se caractérise par une absence de discrimination entre les tableaux, qui ne s’interrompt que sous l’effet d’un indice extérieur, la brochure, par la systématicité du tour de la salle, et par régularité des arrêts devant les tableaux. Cette femme apparaît représentative de l’absence de sélectivité dans les attitudes caractérisées par la bonne volonté culturelle.

Les vacances, moment privilégié de visite

31À une question sur la fréquence de ses visites (« Vous allez souvent au musée ? »), cette enquêtée répond : « Quand je peux ». La dimension de planification des visites prend ainsi, chez les visiteurs à la bonne volonté culturelle, la forme de l’opportunité. Les visites sont peu planifiées, mais viennent s’insérer dans des situations favorables. Or, aucune situation n’est plus favorable que les vacances, et c’est la raison pour laquelle il s’agit de la circonstance la plus partagée et la plus courante, voire exclusive, chez ce type de visiteurs à la bonne volonté culturelle. Si les vacances constituent un tel moment privilégié, c’est parce que les contraintes temporelles habituelles se réduisent, tout comme le coût de la visite dans l’économie des pratiques domestiques. Les rythmes du quotidien, notamment du travail professionnel et du travail domestique, ne s’opposent plus aux loisirs exceptionnels. Par ailleurs, les vacances sont associées, en particulier chez les visiteurs de bonne volonté culturelle, à la découverte. Si la visite est considérée comme un devoir toute l’année, elle l’est encore plus en vacances. Découvrir un pays, une région ou une ville inclut nécessairement la visite de ses principaux sites patrimoniaux, notamment les musées. Comme l’explique Pierre Bourdieu la visite obéit à la « logique de l’investissement » : « On a fait la Grèce [44] ».

32Ces visites, si elles ne sont pas entièrement spontanées, n’apparaissent pas non plus particulièrement planifiées. En particulier, ces visiteurs ne choisissent pas principalement leurs lieux de vacances en fonction de leur offre culturelle : ils visitent les lieux culturels qui se trouvent sur leur lieu de vacances. Ainsi, les visites sont des activités secondaires, qui viennent s’ajouter après que les vacances ont été décidées, et bien souvent sans planification de long terme. Nathalie visite des monuments seulement lorsqu’ils sont sur sa route : ce sont alors de « petits détours », jamais le but du voyage, mais un simple à-côté (59 ans, institutrice, baccalauréat, origine populaire). Brigitte, si elle aime passer ses vacances dans des lieux riches en patrimoine, s’adapte aux demandes de ses enfants, de son conjoint ou des amis avec qui elle part.

33

Brigitte : « Moi, je fais toujours une abbaye, un château, pareil, un musée… […] Parfois, il m’arrive, sur mes vacances d’été, de faire une semaine avec mes enfants, mais aussi avec une amie… Bon. Qui elle, veut aller en station balnéaire, et ne s’intéresse pas du tout aux vieilles, ce qu’elle appelle les vieilles pierres. Donc ça fait beaucoup rire les amis, ils disent, “ah, aujourd’hui on va se sacrifier, faut qu’on trouve un truc, faut qu’on emmène Brigitte”, alors on essaye de trouver ce qu’il y a de plus ancien, mais… ».
(44 ans, enseignante du secondaire, maîtrise et CAPES, conjoint employé, origine supérieure)

34Ce cas illustre bien ce que peut signifier la routinisation des visites lors des vacances. Les visites locales de Brigitte sont rares, bien qu’elle habite dans un quartier central de Lyon, parce que le temps lui manque durant l’année scolaire : sans planification, d’autres activités ont la priorité. Cependant, en vacances, les visites redeviennent une activité inscrite dans le quotidien. « Je fais toujours une abbaye, un château, pareil, un musée… ».

La rareté des visites locales

35Pour les visiteurs à la bonne volonté culturelle, ces visites obligatoires de vacances s’associent à des visites rares dans des musées situés dans sa région d’habitation. Les contraintes temporelles rendent difficile la planification. La question des visites des collections permanentes des musées locaux se pose peu. Avoir visité une fois un musée autorise à le considérer comme « fait », et il faut une circonstance particulière pour y revenir, comme par exemple le montrer à ses enfants. À l’inverse, les visiteurs plus engagés revisitent régulièrement les musées pour leurs collections permanentes. Les visites locales se réduisent donc le plus souvent aux expositions temporaires. Les enquêtés se tiennent informés de ces expositions, mais sans rechercher spécifiquement cette information : ils emploient la publicité, le bulletin municipal, les médias généralistes plutôt que des canaux spécialisés (newsletters des musées, médias culturels, etc.). Ils déclarent systématiquement dans les entretiens leur envie de les visiter, mais ils le font peu et pas systématiquement. Ils invoquent généralement le manque de temps. Pour Nathalie, qui habite à une heure de Lyon, de telles visites nécessitent un déplacement spécial qu’elle fait rarement, alors que les visiteurs à forte compétence artistique ont souvent un rayon de visites locales élargi à deux heures, voire plus, autour de leur domicile.

Nathalie : « Je sais qu’il y a telle expo, ça il faut absolument que j’y aille, faut pas que je rate… Même si, des fois, sur Lyon, quand je sais… Ah, il faut absolument que j’y aille. Et puis bon, ben après, je, j’ai pas le temps… Je me dis tout le temps : “Il faut absolument que j’y aille, il faut absolument que j’y aille”. Et puis… ».
(59 ans, institutrice, baccalauréat, origine populaire)
Le manque de temps qui est invoqué ne décrit pas seulement des contraintes temporelles, mais un rapport « élastique [45] » à la planification. Un élément important dans le cas de Nathalie est l’absence de compagnons de visite réguliers. En effet, l’appui sur le réseau social pour l’organisation des sorties culturelles peut produire une routinisation des visites sans planification. Cédric se trouve dans cette situation. Peu prompt à organiser lui-même des sorties aux musées d’art, qu’il connaît peu, il compte beaucoup d’amateurs parmi ses amis qui lui proposent souvent de l’accompagner (32 ans, agent administratif, artiste, maîtrise de lettres, origine populaire).

Les rythmes de la compétence artistique : routines et visites intensives

36Le rapport au temps des visiteurs à la bonne volonté culturelle est donc marqué par une planification limitée, réservée aux vacances, par la difficulté à dégager du temps pour les musées, et par des visites soumises à la linéarité de la muséographie. Les visiteurs disposant d’une forte compétence artistique s’opposent sur ces deux points. Leurs rapports aux temps sont caractérisés par une forte planification qui, une fois incorporée, devient une routinisation : les visites de musée constituent pour eux une activité normale, pleinement intégrée dans les rythmes de vacances et de loisirs ordinaires (dont la frontière avec la sphère professionnelle et le travail salarié apparaît par ailleurs souvent plus poreuse). Au musée, ils se distinguent par une forte sélectivité, en s’orientant parmi les œuvres à partir de leurs intérêts et de leurs connaissances savantes propres. Cette maîtrise est à la fois le produit et le moteur de la compétence artistique.

Des visites sélectives

37Les visites effectuées par les individus qui ont la plus grande maîtrise du temps se caractérisent d’abord par leur sélectivité, entendue comme la mise en œuvre d’une parcimonie dans l’usage du temps disponible au sein du musée. D’une part, ils accordent un temps considérable à certaines œuvres ; d’autre part, ils concentrent leur temps d’arrêt devant une œuvre sur l’œuvre elle-même plutôt que sur les dispositifs de médiation afférents. Le cas suivant, exceptionnel, est particulièrement caractéristique d’une sélectivité extrême.

38

Une femme d’environ 60 ans entre par le nord-ouest [l’entrée opposée au tableau de Poussin]. Elle s’arrête un instant quelques pas après l’entrée, regarde autour, puis marche droit au Poussin.
Elle s’assied sur le banc qui fait face au tableau, et le regarde sans bouger pendant environ deux minutes. Son regard est fixé sur le tableau (elle ne se tourne pas vers le cartel, n’a pas d’audio-guide). Elle penche parfois un peu la tête à droite ou à gauche. Après deux minutes, elle se lève, s’approche du tableau, et regarde certains détails : le ciel, l’aigle (en haut à droite). Elle lit alors le cartel, et se dirige vers la sortie nord-est. Elle y aperçoit la brochure, en prend une et retourne s’asseoir à la même place. Elle la lit longuement, cinq minutes au moins. Elle arrête sa lecture pour regarder, longuement (30 secondes), le tableau, puis fait de fréquents allers-retours des yeux, entre la brochure et le tableau.
La brochure terminée, elle regarde alors autour d’elle, les murs nord et sud [où sont accrochés des tableaux de moindre importance], puis fixe à nouveau le Poussin, le coude sur le dossier du banc, la tête un peu penchée, deux minutes. Elle se lève, va prendre une seconde brochure, la met dans son sac, et regarde rapidement les tableaux du mur nord avant de quitter la salle [46].

39Cette visiteuse, Agnès, est une professionnelle de l’art, conservatrice des musées récemment retraitée, qui, comme la plupart de ceux qui exercent cette profession, a étudié l’histoire de l’art à l’École du Louvre. Elle a dirigé plusieurs musées en région. De passage à Lyon, elle est venue revoir un musée qu’elle n’avait pas visité depuis longtemps. Son attitude est caractérisée par une très grande sélectivité : elle s’arrête devant un seul tableau dans la salle, celui de Poussin, qu’elle a repéré dès l’entrée, et sans l’aide des dispositifs de médiation (elle ne remarque la brochure qu’après avoir passé un temps important devant le tableau). Elle l’avait déjà vu une fois, alors qu’il était exposé au Louvre en tant que « tableau du mois » plusieurs années auparavant, mais elle élit tout de même cette œuvre parmi la douzaine que compte la salle. Son premier arrêt de plusieurs minutes devant la toile, apparaît d’autant plus exceptionnel que ces minutes sont passées seule, sans compagnon de visite, ni dispositif de médiation : habituellement, les arrêts longs sont le fait de visiteurs écoutant l’audioguide, ou discutant avec quelqu’un. Elle regarde le tableau sous plusieurs angles, dans ses détails. On voit ici comment un usage expert du musée mobilise le temps disponible : par des investissements massifs (près de dix minutes pour un seul tableau, quand l’arrêt médian ne dépasse pas quelques secondes) sur un nombre restreint d’œuvres soigneusement sélectionnées.

40La sélectivité s’incarne donc d’abord dans la capacité à estimer rapidement l’intérêt savant d’une œuvre. Les trajectoires au musée des visiteurs sélectifs se distinguent radicalement de celles des visiteurs, plus nombreux, qui accordent le même temps à toutes les œuvres, à la fois par leur rythme, plus saccadé, et par les comportements associés. Un geste, en particulier, est révélateur : le regard panoramique sur les œuvres à l’entrée dans une salle. Alors que les visiteurs peu sélectifs, à l’entrée dans une salle, tendent à longer immédiatement l’un des murs et à s’arrêter ou ralentir devant la première œuvre, les visiteurs les plus sélectifs font quelques pas vers le centre de la salle et regardent d’abord, de loin, la nature de son offre. Ensuite, seulement, ils peuvent quitter la salle, revenir au point de départ et longer un mur, ou s’ils ont repéré une œuvre particulière, aller directement la regarder. Un tel regard panoramique est un indicateur de compétence artistique. Il implique en effet la capacité à reconnaître, de loin, c’est-à-dire sans le secours des cartels, l’importance et la qualité d’une œuvre, et donc, à tout le moins, de la situer historiquement.

figure im4
SCHÉMAS DE TRAJECTOIRES DE VISITEURS. Ces schémas sont l’un des dispositifs méthodologiques employé pour saisir les comportements au musée. La salle observée présente des tableaux sur les quatre murs (les tableaux à hauteur d’adulte sont indiqués à l’intérieur des murs, les tableaux placés à plus de deux mètres du sol sont notés à l’extérieur des murs). À côté de ces tableaux figurent les cartels, qui indiquent auteur, titre, date et matériau des œuvres exposées. Le mobilier de la salle comprend également quatre bancs, au milieu, un siège pour les surveillants à l’entrée sud-est, et un distributeur de brochures iconographiques près de l’entrée nord-est. La Fuite en Égypte de Nicolas Poussin est accrochée sur le mur est, et La Cène de Philippe de Champaigne sur le mur ouest.
La ligne indique la trajectoire des visiteurs observés. Les croix (X) indiquent les arrêts, et les flèches les regards appuyés (plus de deux secondes). La trajectoire représentée en bas est celle d’un visiteur particulièrement peu sélectif. Il ne s’arrête véritablement qu’une seule fois, mais marche d’un pas lent et accorde la même attention à chaque tableau, en regardant systématiquement les cartels des œuvres avant les œuvres elles-mêmes. La trajectoire représentée en haut est plus sélective. Seuls deux tableaux sont regardés : La Cène une première fois en marchant, puis une seconde fois à l’arrêt face au tableau ; un petit tableau de Jacques Stella ensuite, à l’arrêt. L’arrêt final au centre de la salle est l’occasion d’un regard panoramique, afin de juger de l’intérêt des autres tableaux de la salle.
Schémas. © Samuel Coavoux.

41La sélectivité est intimement liée à la planification et à la routinisation des visites, au-delà du différentiel d’intérêt des œuvres : lorsque l’on souhaite visiter le musée en une seule fois, il est nécessaire de passer rapidement devant chaque œuvre. Les visiteurs les plus sélectifs n’hésitent pas, au contraire, à répéter les visites, y compris celles d’expositions temporaires. Le fait d’ignorer certaines œuvres n’est pas contraignant dans la mesure où la possibilité de les revoir plus tard est toujours présente.

42On trouve dans l’usage des dispositifs de médiation un deuxième indice pratique de cette sélectivité. Les visiteurs les plus sélectifs regardent moins souvent les cartels, et surtout ne les regardent qu’après avoir consacré une attention significative à l’œuvre. Le même constat vaut pour les autres dispositifs de médiation, s’ils sont présents. Dans le cas décrit ci-dessus, alors que la brochure consacrée au tableau de Poussin est la raison pour laquelle de nombreux visiteurs à la bonne volonté culturelle s’arrêtent, Agnès ne l’avait pas vu avant, et elle ne la consulte qu’après une longue contemplation du tableau. Le dédain des dispositifs de médiation (« Je regarde pas. Non, j’aime pas avoir un audioguide, j’aime avoir rien, j’aime avoir aucune médiation. » [44 ans, enseignant du secondaire, maîtrise et CAPES, conjoint enseignante du secondaire, origine populaire]) rejoint la méfiance envers les conférenciers que Bourdieu repère chez les membres des classes supérieures [47], dont la dimension temporelle apparaît également importante : le temps consacré aux dispositifs est un temps perdu parce qu’il n’est pas consacré aux œuvres elles-mêmes.

43Au musée, les visiteurs à forte compétence artistique semblent donc avoir un rapport immédiat aux œuvres, en se passant des dispositifs de médiation. C’est le rapport qui est valorisé par les professionnels des musées comme par les philosophes de l’art. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait aucun intermédiaire : simplement, la médiation se fait dans d’autres lieux et en d’autres temps que la visite du musée. Tous les enquêtés qui présentent ce rapport au musée ont chez eux de nombreux livres d’art ; la plupart d’entre eux ont suivi des cours d’histoire de l’art, ou à défaut des cycles de conférences organisées par les musées, et ont des discussions suivies avec des proches amateurs d’art. Ainsi, le temps passé au musée peut d’autant plus facilement être consacré aux œuvres que les médiations se font en dehors.

Planifier ses visites : vacances culturelles et week-ends à Paris

44La motivation culturelle des choix de destinations de vacances s’accroît avec l’investissement culturel et la compétence artistique. Il s’agit pour les visiteurs les plus investis et les plus compétents d’un critère fondamental. Ainsi de Laurent, qui planifie méticuleusement ses visites : il va tous les ans en Italie précisément pour les œuvres qu’il peut y admirer dans les musées, les églises et les autres monuments historiques, et choisi ses lieux de vacances, en priorité, pour leur offre culturelle. De façon générale, les séjours courts des enquêtés les plus compétents répondent également à une telle logique :

45

Isabelle : « On voulait se faire un week-end, on savait pas où aller, on n’était pas… On n’avait pas un budget énorme, on pouvait pas aller très loin. Je me suis dit, mais moi, le musée de l’illustration à Strasbourg, je veux le voir, je veux le voir. Ben du coup, j’y suis allée pour le musée de l’illustration. ».
(25 ans, médiatrice culturelle, master d’histoire de l’art, origine supérieure)

46Le séjour est organisé pour prendre des vacances, s’éloigner du lieu de travail, mais la logique de l’investissement culturel est immédiatement mobilisée. La disposition planificatrice incite également à se renseigner en amont sur l’offre culturelle disponible sur le lieu de vacances. Marie prépare ses visites à partir de guides de voyage (40 ans, assistante du patrimoine, BTS, conjoint travailleur social, origine moyenne) ; Laurent repère en amont les peintres et les œuvres qui l’intéressent dans les régions où il se rend (44 ans, enseignant du secondaire, maîtrise et CAPES, conjoint enseignante du secondaire, origine populaire).

47La vie des musées d’art est désormais, et depuis plusieurs décennies, rythmée par les expositions temporaires. Leur généralisation a été l’un des principaux symptômes des mutations économiques de ces établissements depuis les années 1970. De ce fait, elles ont été largement critiquées pour leur caractère mercantile, en particulier celles que l’on qualifie de « blockbuster » qui, en se concentrant sur des artistes à la réputation établie, serviraient au public ce qu’il souhaiterait voir [48]. En somme, ces expositions attireraient surtout un large public de non-initiés. Cette hypothèse ne se vérifie pas sur mon terrain : les visiteurs les moins planificateurs ne vont pas voir d’expositions temporaires, alors que les plus planificateurs n’en manquent aucune. Le fait que Lyon ne soit pas une capitale artistique constitue peut-être une raison : des villes qui ont une offre plus importante (Paris, Londres, New York, etc.) connaissent peut-être un public de visiteurs peu assidus en vacances et dans les collections permanentes, mais friands d’expositions.

48C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les visiteurs dotés de fortes dispositions à la planification tendent à élargir l’horizon géographique de leurs visites d’expositions. Paris constitue une destination habituelle pour ces visiteurs. Elle est très souvent associée à des sociabilités spécifiques : Laurent et Isabelle, par exemple, ont tous deux des amis à Paris qu’ils sollicitent souvent pour les loger le temps d’une visite centrée sur des sorties culturelles. Pauline a étudié un an à l’École du Louvre, elle conserve de bonnes relations avec ses anciens camarades, qu’elle va voir régulièrement à Paris (28 ans, bibliothécaire, master d’histoire, licence d’histoire de l’art, origine supérieure). Ces séjours sont l’occasion de visiter les expositions du moment, mais aussi de revoir les musées qu’ils affectionnent le plus : le Louvre pour Laurent, la cité de l’architecture pour Pauline. Les enquêtés lyonnais se déplace ainsi régulièrement, outre leurs voyages à Paris, à Saint-Étienne, Grenoble, Genève ou Lausanne. Baptiste vante ainsi les musées et fondations suisses, qu’il a pris l’habitude d’aller visiter le week-end (32 ans, doctorant en sciences humaines, origine supérieure).

49Chez les visiteurs les plus compétents, la routinisation peut prendre d’autres formes que la visite des expositions et concerner notamment les collections permanentes des musées. Le fait d’être allé voir plusieurs fois les collections permanentes d’un musée local constitue un bon marqueur de la capacité à la planification, puisqu’il signale une attention particulière apportée à ces collections. Laurent a par exemple visité plusieurs fois le musée des Beaux-Arts. Encore plus marquant est le fait de revenir dans ces collections régulièrement pour y redécouvrir des œuvres. Pauline, qui a fait des études d’histoire de l’art, n’hésite pas à multiplier les visites rapides des collections permanentes des musées qu’elle apprécie le plus. Elle explique ainsi que « si je me retrouve à attendre quelqu’un aux Terreaux [place du centre-ville de Lyon où se situe le musée des Beaux-Arts], et que je sais que j’ai 20 minutes à perdre, je peux très bien y aller toute seule ». La position centrale du musée, non loin de son lieu de travail, facilite de telles visites. Elles sont rendues possibles par son rapport « décomplexé » au musée, issu d’une familiarité précoce avec ces lieux. Le musée des Beaux-Arts de Lyon fait partie des musées dont elle connaît bien les collections. La répétition favorise également les visites courtes. Elle se munit pour cela autant que possible d’abonnements dans les musées de la ville (« Les nouvelles cartes d’accès, les choses comme ça, ça me permet d’avoir ce rapport-là. Quand j’étais à l’École du Louvre, j’avais la carte de l’École du Louvre, donc je pouvais rentrer dans n’importe quel musée sans payer, et je le faisais pour dix minutes. »). Un tel style de visite nécessite donc un ensemble conséquent de ressources. Au-delà de ses conditions de possibilité, cependant, il faut remarquer son caractère habituel : c’est parce qu’elle a appris à faire de courtes visites pour voir une œuvre en particulier, ou pour passer le temps, que Pauline visite autant (28 ans, bibliothécaire, master d’histoire, licence d’histoire de l’art).

50L’abonnement au musée constitue l’un des principaux dispositifs matériels permettant de routiniser la pratique. En réduisant le coût marginal d’une visite (payer moins cher, éviter la queue), il favorise les visites courtes. Il est aussi un appui pour des visites dont l’objectif est fixé. Alors que les visiteurs, le plus souvent, visitent « le musée » dans son ensemble, ceux qui ont le rapport le plus routinier à la pratique avancent des objectifs plus spécifiques : montrer un tableau à un ami (étudiante en histoire de l’art), observer les ruines grecques dans les paysages de la peinture classique (chercheur en sciences expérimentales), observer les œuvres d’une salle thématique dans laquelle on passe trop rapidement le plus souvent (conservatrice de musée).

Produire la routine

51Si le rapport planificateur et sélectif à l’art est inséparable de la compétence artistique, on ne peut pas simplement en faire le produit de cette compétence. L’habitude des musées d’art, leur intégration dans les routines de la vie quotidienne, constituent les premiers produits de cette socialisation, et le moteur des apprentissages futurs.

52Où s’acquièrent les dispositions temporelles dont il a été question dans l’article ? La socialisation artistique est le plus souvent le fait de la famille ; dans des cas plus rares, elle peut être produite lors d’une socialisation secondaire. Les enquêtés qui ont une grande maîtrise du temps ont presque tous été élevés dans des familles d’amateurs d’art qui avaient une forte pratique familiale de la visite. Pauline grandit dans une famille de classe supérieure, dans une fratrie de quatre. Dans son enfance, ses parents l’emmènent avec ses frères au musée « une fois par mois » dans leur ville, et plus souvent lors des périodes de vacances et de weekends. Elle fait avec ses parents de nombreux voyages culturels, où elle visite musées et monuments. De son point de vue, son rapport « décomplexé » aux musées vient de cette habitude acquise très tôt :

53

« Mais voilà, les musées, ça fait partie de la culture familiale, donc vraiment… Voilà, avec toujours un rapport très décomplexé… Les chefs-d’œuvre, on est pas forcément obligés de les voir, des choses comme ça. »

54Cette familiarité se retrouve dans son attitude au musée, décrite dans la section précédente : visites courtes et fréquentes, souvent non planifiées, et parfois extrêmement sélectives.

55

« C’est cette fréquentation très jeune qui m’a permis de pouvoir me dire que y’a rien d’obligatoire dans un musée, on n’est pas obligé de se taper le circuit en entier, ni de voir les toiles importantes… Voilà, la dernière fois que j’étais au Louvre, j’ai fait les tapisseries françaises du XVIIIe (silence). Personne n’y va jamais, hein (rires). ».
(28 ans, bibliothécaire, master d’histoire, licence d’histoire de l’art)

56Les parents d’Isabelle sont enseignants et critiques d’art. Elle les a suivis dans son enfance, tous les weekends, dans des expositions pour lesquelles ils faisaient parfois plusieurs heures de voiture : « Ils m’ont traînée partout ». Souvent, les vacances plus longues étaient consacrées à des voyages culturels. Ainsi, alors qu’elle a grandi loin de Lyon, elle connaissait déjà bien le musée des Beaux-Arts avant son installation ici pour ses études : ses parents l’y avaient emmenée à plusieurs reprises. Elle le visite désormais avec ses enseignants, et elle a bénéficié de cette familiarité durant ses études (25 ans, médiatrice culturelle, master d’histoire de l’art).

57Le fait d’avoir été, dans leur enfance, accompagnés au musée apparaît pour les visiteurs que j’ai interrogés la variable la plus discriminante dans la production de l’habitude. D’autres enquêtés ont eu des parents amateurs d’art, mais davantage tournés vers une pratique individuelle (que familiale) ; les compétences artistiques de leurs enfants apparaissent de ce fait moindres et leurs routines de visite, moins bien ancrées. Ainsi, Baptiste a grandi dans un village isolé, à une heure d’une ville moyenne, avec deux parents amateurs d’art. Ceux-ci profitaient de leurs déplacements professionnels à Paris pour voir nombre d’expositions et de musées, mais jamais avec les enfants. Baptiste n’a pas développé de routine de visites dans son enfance, et ce n’est que durant ses études d’histoire qu’il commence à prendre l’habitude de visiter des musées, d’abord pour des raisons professionnelles. À l’âge adulte, il peut mobiliser certaines ressources acquises durant l’enfance, mais doit intégrer l’habitude de la visite qu’il n’a pas intériorisée enfant. De même, Danièle avait un père collectionneur d’art, qui ne partageait pas sa passion avec ses enfants (63 ans, antiquaire, baccalauréat, conjoint médecin). Dans les deux cas, la passion des parents a certes pu produire des dispositions facilitant l’adoption d’une pratique à l’âge adulte, via d’autres canaux que l’accompagnement au musée (présence d’œuvres à la maison, bibliothèque de livres d’art, discussions informelles, etc.), mais l’habitude des visites semble avoir été difficile à prendre. Baptiste ne se considère pas encore comme tout à fait familier des musées d’art, auxquels il préfère les musées d’histoire, par exemple, pour autant moins légitimes dans la hiérarchie des pratiques artistiques (32 ans, doctorant en sciences humaines).

58La production d’habitudes de visite hors de toute socialisation familiale est rare. Parmi les visiteurs que j’ai interrogés, tous ceux dont les parents n’avaient ni intérêt pour l’art, ni pratique d’accompagnement des enfants, ont un rapport faiblement planificateur et faiblement sélectif aux musées d’art, à une exception près. Laurent est un amateur d’art autodidacte de 44 ans. Issu d’une famille de milieu populaire (père agent des PTT, mère ouvrière), il n’a jamais visité de musées, ni parlé d’art avec ses parents. Il a commencé à s’intéresser à la peinture il y a une dizaine d’années en lisant systématiquement des ouvrages d’histoire de l’art, en assistant à des conférences et en visitant de nombreux musées, souvent de façon exhaustive, quitte à revenir plusieurs jours de suite. Lorsqu’il visite un musée, en vacances, il déclare y être présent de l’ouverture à la fermeture. C’est ainsi la planification stricte de son temps et l’engagement dans ses lectures qui lui a permis de compenser le manque de familiarité avec l’art dans l’enfance. Or, ces dispositions ascétiques se sont constituées ailleurs, dans sa socialisation politique. Militant d’extrême gauche, il a lu systématiquement les œuvres de penseurs socialistes, et développé une maîtrise du temps dans l’organisation de son activité syndicale et politique dont il use pour les musées, soulignant la transférabilité des dispositions temporelles entre ces deux univers de pratiques.

59Ainsi, la routinisation de la visite semble produire une familiarité avec les musées. Jean-Claude Passeron notait déjà à propos des bibliothèques comment un « capital de familiarité », la connaissance pratique des schèmes de classement, pouvait contrebalancer la faiblesse des ressources culturelles [49]. Cette familiarité est un moteur de pratiques et d’apprentissage. On la voit à l’œuvre même dans les trajectoires de visiteurs qui ne disposent pas d’une compétence artistique particulièrement forte : dans ce cas, l’attachement peut se faire à un seul musée et contrebalancer le manque de connaissances, agissant comme un « capital d’autochtonie [50] », produisant « une complicité » (femme, 59 ans, institutrice, baccalauréat, issue d’un milieu populaire). Mais le plus souvent, ce sont les visiteurs les plus compétents qui disposent par ailleurs de la plus grande familiarité avec les musées locaux. La connaissance locale se superpose alors à la connaissance générale de l’art. Laurent a ses habitudes au Louvre : « À chaque fois que je vais à Paris, je vais au Louvre, moi. » Il a pour cet établissement, dit-il, une affinité particulière. « Je sais que je vais rentrer dans cette salle, au Louvre, je sais ce que je vais voir, quoi. Je sais que, là, à gauche, il y a cette œuvre que j’aime, que un peu plus loin, il y a ça. » (44 ans, enseignant du secondaire, maîtrise et CAPES, conjoint enseignante du secondaire, issu d’un milieu populaire). Ces rapports routiniers ont été des appuis de l’apprentissage d’un rapport savant à l’art : ils ont créé les conditions favorables à celui-ci.

60Le principal résultat de l’article est qu’il existe une dimension temporelle à la compétence artistique qui différencie les pratiques culturelles des classes supérieures. La maîtrise des schèmes de perception légitime de l’art n’est pas simplement une affaire de savoirs et de statut – la connaissance des divisions artistiques, le sentiment d’être habilité à prendre la parole, etc. [51] – mais aussi d’un savoir-faire temporel qui prend deux formes principales dans le cas de la visite au musée, la planification et la sélectivité des visites. Cette dimension est, comme le reste de la compétence artistique, liée à l’origine sociale et au diplôme. Mais elle n’est pas un simple produit de cette compétence : elle est au contraire l’un des médiateurs qui explique le lien entre ces déterminants sociaux et le développement de la compétence. Contre un modèle de théorie de l’action fondé sur les croyances et les motivations, dans lequel le goût constitue le principal moteur de l’action, l’article montre l’importance de la routinisation de la pratique, la transformation d’un loisir exceptionnel en loisir habituel, dans le développement d’un rapport légitime au musée et l’importance de dispositifs prescriptifs souvent incorporés à l’école et renforcés par la famille dans la production de cette routinisation.

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, Alain Darbel et Dominique Schnapper, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit, 1969 [1966].
  • [2]
    Paul DiMaggio, “Are art-museum visitors different from other people ? The relationship between attendance and social and political attitudes in the United States”, Poetics, 24(2-4), 1996, p. 161-180 ; Volker Kirchberg, “Museum visitors and non-visitors in Germany : a representative survey”, Poetics, 24(2-4), 1996, p. 239-258.
  • [3]
    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Paul DiMaggio, “Cultural capital and school success : the impact of status culture participation on the grades of US high school students”, American Sociological Review, 47(2), 1982, p. 189-201.
  • [4]
    Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
  • [5]
    Source : Enquête Pratiques culturelles des Français 2008, Ministère de la Culture ; traitement statistique de l’auteur. Il convient de noter que l’enquête mesure la fréquence de visites des musées en général, et non celle des seuls musées d’art. Les nombres de visites annuelles que nous rapportons surestiment donc les visites de musées d’art.
  • [6]
    Dominique Schnapper, « Le musée et l’école », Revue française de sociologie, 15(1), 1974, p. 113-126.
  • [7]
    Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, Le Temps donné aux tableaux. Compte rendu d’une enquête au Musée Granet, Marseille, CERCOM/IMEREC, 1991.
  • [8]
    Bernard Lahire, « Matrices disciplinaires de socialisation et lectures étudiantes », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 5, 1998, p. 58-61.
  • [9]
    J.-C. Passeron et E. Pedler, op. cit.
  • [10]
    Bernard Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Armand Colin, 2005, p. 131-168 ; Muriel Darmon, “Drafting the ‘time space’. Attitudes towards time among prep school students”, European Societies, 20(3), 2018, p. 525-548.
  • [11]
    P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, op. cit.
  • [12]
    Voir l’introduction de ce numéro par Muriel Darmon, Delphine Dulong et Elsa Favier.
  • [13]
    Sur l’histoire de ce tableau, voir Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, 2015.
  • [14]
    Samuel Coavoux, « Sociologie de l’expérience esthétique. Contextes et dispositions dans les réceptions muséales d’un tableau de maître », thèse de doctorat en sociologie, Lyon, ENS, 2016.
  • [15]
    Ces entretiens ont été conduits avec des personnes visitant le musée seules, en couple, ou avec un ou, rarement, plusieurs amis. Il y a à cela deux explications. D’abord, les familles sont rares au musée des Beaux-Arts de Lyon, où seules 10 % des visites se font avec des enfants, et où les visiteurs solitaires et ceux qui visitent avec des amis sont surreprésentés par rapport à d’autres musées. Ensuite, j’ai interrogé uniquement des personnes s’étant arrêtées devant le tableau de Nicolas Poussin. Or, celui-ci attirait très peu les familles.
  • [16]
    Lucien Mironer, Cent musées à la rencontre du public, Cabestany, France Éd., 2001, p. 72. Toutes les statistiques sur la composition du public du musée des Beaux-Arts de Lyon proviennent de cet ouvrage.
  • [17]
    P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, op. cit., p. 73.
  • [18]
    Anne Lambert, « La réception de la peinture dans les classes supérieures », mémoire de maîtrise en sociologie, Lyon, Université Lumière Lyon II/ENS, 2004.
  • [19]
    Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962 ; cité par Alain Chenu et Nicolas Herpin, « Une pause dans la marche vers la civilisation des loisirs ? », Économie et Statistique, 352-353, 2002, p. 15-37 et en particulier p. 29.
  • [20]
    A. Chenu et N. Herpin, ibid.
  • [21]
    Alain Chenu, « Les horaires et l’organisation du temps de travail », Économie et Statistique, 352-353, 2002, p. 151-167.
  • [22]
    Philippe Coulangeon, Pierre-Michel Menger et Ionela Roharik, « Les loisirs des actifs : un reflet de la stratification sociale », Économie et Statistique, 352-353, 2002, p. 39-55.
  • [23]
    Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970.
  • [24]
    P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit.
  • [25]
    Les amateurs d’art sont sans cesse confrontés à cette accusation. Voir Antoine Hennion, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 ; Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, La Passion de l’art primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, 2008.
  • [26]
    Stéphane Beaud, « Un temps élastique. Étudiants des “cités” et examens universitaires », Terrain, 29, 1997, p. 43-58 ; Mathias Millet et Daniel Thin, « Le temps des familles populaires à l’épreuve de la précarité », Lien social et Politiques, 54, 2005, p. 153-162 ; Elsa Favier, « “Pourquoi une présence au bureau de quinze heures par jour ?” Rapports au temps et genre dans la haute fonction publique », Revue française d’administration publique, 153, 2015, p. 75-90 ; M. Darmon, art. cit.
  • [27]
    M. Darmon, ibid.
  • [28]
    E. Favier, art. cit.
  • [29]
    Samuel Coavoux, « Reconnaître un chef-d’œuvre. L’influence du statut d’une œuvre dans l’allocation de l’attention des visiteurs au musée d’art », Regards sociologiques, 49, 2016, p. 23-36.
  • [30]
    Dominique Poulot, « Le musée et ses visiteurs », in Chantal Georgel (dir.), La Jeunesse des musées. Les musées de France au XIXe siècle, Paris, Éd. de la RMN, 1994, p. 332-351.
  • [31]
    Samuel Coavoux, « De la mesure du temps à l’analyse des séquences d’action. Dynamique de l’attention dans les études du public des musées », Nouvelles perspectives en sciences sociales, 10(2), 2015, p. 237-271.
  • [32]
    Eliseo Veron et Martine Levasseur, Ethnographie de l’exposition. L’espace, le corps et le sens, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1983 ; J.-C. Passeron et E. Pedler, op. cit.
  • [33]
    J.-C. Passeron et E. Pedler, ibid.
  • [34]
    C’est l’interprétation développée par Emmanuel Pedler et Emmanuel Ethis, « La légitimité culturelle en questions », in Bernard Lahire (dir.), Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 2001, p. 179-203 et en particulier p. 183.
  • [35]
    Source : données de l’enquête de J.-C. Passeron et E. Pedler, op. cit. Les données ont été fournies par Emmanuel Pedler dans le cadre de la réédition prochaine de cet ouvrage (ENS Éd.). Traitement statistique de l’auteur.
  • [36]
    P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 367.
  • [37]
    Ibid., p. 422.
  • [38]
    Marylin G. Hood, « L’interaction sociale au musée, facteur d’attraction des visiteurs occasionnels », Publics et musées, 5, 1994, p. 45-58.
  • [39]
    E. Veron et M. Levasseur, op. cit.
  • [40]
    Journal de terrain, 22 juin 2012.
  • [41]
    Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995.
  • [42]
    S. Coavoux, « Reconnaître un chef-d’œuvre… », art. cit.
  • [43]
    Journal de terrain, 17 juin 2013.
  • [44]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 250.
  • [45]
    S. Beaud, art. cit.
  • [46]
    Journal de terrain, 19 juillet 2012.
  • [47]
    P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, op. cit., p. 88.
  • [48]
    Victoria D. Alexander, “Pictures at an exhibition : conflicting pressures in museums and the display of art”, American Journal of Sociology, 101(4), 1996, p. 797-839.
  • [49]
    Jean-Claude Passeron, Michel Grumbach et al., L’Œil à la page. Enquête sur l’introduction d’une documentation audio-visuelle dans huit bibliothèques publiques, Paris, GIDES/Direction du livre, 1981.
  • [50]
    Fabrice Ripoll et Sylvie Tissot (dir.), « Mobilité/autochtonie : sur la dimension spatiale des ressources sociales », Regards sociologiques, 40, 2010.
  • [51]
    Samuel Coavoux, « Les frontières de la compétence. Les apports de l’analogie entre comportements politiques et consommations artistiques à l’étude des publics des musées », Biens symboliques/Symbolic goods, 3, 2018, p. 2-40.
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