Couverture de ARSS_218

Article de revue

Des histoires avec lendemains

Intimité transnationale et ascension sociale des beach boys de Zanzibar

Pages 82 à 99

Notes

  • [1]
    Jennifer Cole, “’Et plus si affinités‘ : malagasy marriage, shifting post-colonial hierarchies, and policing new boundaries”, Historical Reflections, 34(1), 2008, p. 26-49 ; Christian Groes-Green, “’To put men in a bottle‘ : eroticism, kinship, female power, and transactional sex in Maputo, Mozambique”, American Ethnologist, 40(1), 2013, p. 102-117 ; Gwenola Ricordeau, « La globalisation du marché matrimonial vue des Philippines », in Christophe Broqua et Catherine Deschamps (dir.), L’Échange économico-sexuel, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014, p. 317-338.
  • [2]
    Nicole Constable (dir.), Cross-Border Marriages. Gender and Mobility in Transnational Asia, Philadelphie, University of Pensylvannia Press, 2004.
  • [3]
    Helena Wray, Regulating Marriage Migration into the UK. A Stranger in the Home, Farnham/Burlington, Ashgate, 2011 ; Hélène Neveu Kringelbach, “’Mixed marriage‘, citizenship and the policing of intimacy in contemporary France”, Oxford, International Migration Institute, Working Paper Series, 77, 2013.
  • [4]
    Office of the Chief Government Statistician (OCGS), Zanzibar Socio-Economic Survey, 2014, Preliminary Statistical Report, mai 2014.
  • [5]
    Michele Carboni, “Employment traits within the Zanzibar tourism industry”, Tourism, 64(2), 2016, p. 231-235.
  • [6]
    Traduction de l’expression utilisée en anglais par les jeunes concernés par cette recherche : « to get a life ».
  • [7]
    Stella Nyanzi, Ousman Rosenberg-Jallow, Ousman Bah et Susan Nyanzi, “Bumsters, big black organs and old white gold : embodied racial myths in sexual relationships of Gambian beach boys”, Culture, Health & Sexuality, 7(6), 2005, p. 557-569.
  • [8]
    Cette notion est notamment utilisée pour décrire les relations sexuelles qui impliquent des transactions matérielles ou économiques, dont les analyses en terme de « prostitution » ne peuvent rendre compte dans leur spécificité, notamment parce que les partenaires sexuels ne se définissent pas comme prostitué.e.s et client.e.s, et que l’échange de biens contre de la sexualité n’implique pas un paiement pré-déterminé. Voir Mark Hunter, “The materiality of everyday sex : thinking beyond’prostitution‘”, African Studies, 61(1), 2002, p. 99-120.
  • [9]
    Sébastien Roux, No money, no honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, Paris, La Découverte, 2011.
  • [10]
    Le terme Mzungu en swahili (plur. Wazungu) désigne un.e Occidental.e.
  • [11]
    Altaïr Despres, « “Venues pour les plages, restées pour les garçons” ? Du tourisme à l’expatriation amoureuse des femmes occidentales à Zanzibar », Recherches familiales, 14, 2017, p. 67-78.
  • [12]
    Deborah Pruitt et Suzanne LaFont, “For love and money. Romance tourism in Jamaica”, Annals of Tourism Research, 22(2), 1995, p. 422-440 ; Christine Salomon, « Antiquaires et businessmen de la Petite Côte du Sénégal. Le commerce des illusions amoureuses », Cahiers d’études africaines, 193-194, 2009, p. 147-173.
  • [13]
    Edward Herold, Rafael Garcia et Tony DeMoya, “Female tourists and beach boys. Romance or sex tourism ?”, Annals of Tourism Research, 28(4), 2001, p. 978-997.
  • [14]
    L’archipel de Zanzibar est composé de trois îles principales : Unguja, Pemba et Mafia. L’essentiel des investissements touristiques ayant été faits à Unguja, c’est souvent à cette dernière qu’il est fait référence lorsqu’on parle de l’« île » de Zanzibar.
  • [15]
    Sur la présence italienne à Zanzibar, voir Michele Carboni et Isabella Soi, “Driven by the ocean : Italians in Zanzibar”, Altreitalie, 53, 2016, p. 60-79.
  • [16]
    OGCS, op. cit.
  • [17]
    Akbar Keshodkar, Tourism and Social Change in Post-Socialist Zanzibar. Struggles for Identity, Movement, and Civilization, Lanham, Lexington Books, 2013.
  • [18]
    Cette formule inclut l’hébergement, la restauration en pension complète ainsi que l’accès au bar pendant la durée du séjour.
  • [19]
    Bus de transport collectif très bon marché qu’empruntent quotidiennement les Zanzibaris.
  • [20]
    Céline Rouquette, « Départs en vacances : la persistance des inégalités », Économie et statistique, 345, 2001, p. 33-53 ; Saskia Cousin et Bertrand Réau, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2016.
  • [21]
    Voir par exemple cet article paru sur le blog Mzalendo.net : Rashid Almendhry, “Zanzibar : when women come to buy sex”, 8 mai 2016, http://mzalendo.net/makala/zanzibar-women-come-buy-sex.html.
  • [22]
    Les chiffres fournis par l’OGCS indiquent qu’en 2014 les femmes représentent 59 % des touristes de 20 à 29 ans ayant visité Zanzibar. Ce chiffre augmente à 62 % pour la tranche des 20-24 ans. Les femmes de plus de 50 ans ne représentent quant à elles que 24 % du total du tourisme féminin à Zanzibar en 2014. Parmi les Scandinaves, la part de femmes s’élève à 57 % (contre 43 % d’hommes), tous âges confondus. Voir OGCS, op. cit.
  • [23]
    En raison des contraintes domestiques qui pèsent sur les femmes à Zanzibar, elles sont bien moins nombreuses que les hommes à exercer un emploi dans le secteur touristique. Lorsqu’elles travaillent, elles sont plus souvent employées comme cuisinières ou femmes de ménage et ont moins de contacts directs avec les touristes. Voir Stefan Gössling et Ute Schulz, “Tourism-related migration in Zanzibar, Tanzania”, Tourism Geographies. An International Journal of Tourism Space, Place and Environment, 7(1), 2005, p. 43-62.
  • [24]
    Les opportunités d’emploi créées par le développement du tourisme à Zanzibar (entre 1995 et 2000, 65 % de l’emploi créé à Zanzibar concerne le secteur du tourisme et de l’hôtellerie) ont conduit à l’arrivée massive de migrants sur l’île. Voir A. Keshodkar, op. cit. et S. Gössling et U. Schulz, ibid.
  • [25]
    Selon l’ancienne directrice de l’Association zanzibarie des investisseurs touristiques (ZATI), « Aujourd’hui, une majorité d’excursions est organisée par des individus non titulaires d’un permis (unlicensed people) » (Entretien avec Pamela Matthews, Stone Town, juin 2015).
  • [26]
    L’enquête de Gössling et Schulz sur les travailleurs du secteur touristique informel à Zanzibar indique que 91 % d’entre eux ont entre 16 et 35 ans, que 73 % sont des hommes, 78 % sont des migrants, 53 % sont chrétiens, et 47 % sont musulmans. Voir S. Gössling et U. Schulz, art. cit.
  • [27]
    Maïlys Chauvin, « Maasais, passagers de Zanzibar », in Nathalie Bernardie-Tahir (dir.), L’Autre Zanzibar. Géographie d’une contre-insularité, Paris, Karthala, 2008, p. 369-374.
  • [28]
    Le nom de l’hôtel a été anonymisé.
  • [29]
    D’après les professionnels du tourisme que j’ai interrogés, l’espace public de la plage correspond à 30 mètres de rivage.
  • [30]
    Viviana A. Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [31]
    Un beach boy m’explique : « Si elle [la touriste] est avocate, ou médecin, c’est bon, ça veut dire qu’elle a de l’argent. Mais si c’est une étudiante, ou une bénévole dans une ONG, tu ne perds pas ton temps avec elle. Si elle loge à La Gemma [dell’ Est, un hôtel de luxe situé à Nungwi], tu sais aussi qu’elle a de l’argent, tu peux y aller » (Notes ethnographiques, Stone Town, mai 2016).
  • [32]
    Bertrand Réau et Franck Poupeau, « L’enchantement du monde touristique », Actes de la recherche en sciences sociales, 170, 2007, p. 4-13.
  • [33]
    Njeri Chege, “Towards a deeper understanding of the meaning of male beach worker-female tourist relationships on the Kenyan coast”, Journal of Arts and Humanities, 6(2), 2017, p. 62-80.
  • [34]
    Tous les noms des enquêtés (y compris lorsqu’il s’agissait d’un surnom) ont été anonymisés.
  • [35]
    Entretien avec Iraj, Stone Town, janvier 2017.
  • [36]
    D’après lui, lorsqu’une vacancière sur laquelle un beach boy a jeté son dévolu témoigne de son intérêt pour un Maasai, il arrive que les beach boys soudoient les policiers pour que ces derniers jettent le rival en prison quelques jours, le mettant de fait à l’écart du marché sexuel.
  • [37]
    A. Keshodkar, op. cit.
  • [38]
    À la suite de Norbert Elias (Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994), certains auteurs montrent que la « dé-routinisation » qui caractérise l’expérience touristique implique un relâchement des contraintes quotidiennes, qui influe sur les conduites corporelles et émotionnelles des touristes. Voir Vincent Coëffé, Philippe Duhamel, Christophe Guibert, Benjamin Taunay et Philippe Violier, « Mes sana in corpore turistico : le corps “dé-routinisé” au prisme des pratiques touristiques », L’information géographique, 80(2), 2016, p. 32-55. Voir aussi Tom Selänniemi, “On holiday in the liminoid playground : place, time, and self in tourism”, in Thomas G. Bauer et Bob McKercher (dir.), Sex and Tourism. Journeys of Romance, Love, and Lust, Binghamton, The Haworth Press, 2003, p. 19-31.
  • [39]
    Henrike Hoogenraad, “Men at play : freedom and alternative ordering through (romantic) intercultural relationships at the beach in Zanzibar”, master thesis, Leiden, Université de Leiden, 2012.
  • [40]
    C’est le constat fait par Marie Bergström à propos des sites internet de rencontres qui, à l’instar des lieux de vacances, « ont la particularité d’être dissociés des espaces de vie et de sociabilité ». Voir Marie Bergström, « Introduction. Rencontres en ligne, rencontres à part ? », Sociétés contemporaines, 104, 2016, p. 5-11, en particulier p. 6.
  • [41]
    Valerio Simoni, “Dancing tourists : tourism, party and seduction in Cuba”, in David Picard et Mike Robinson (dir.), Emotion in Motion. Tourism, Affect and Transformation, Farnham, Ashgate, 2012, p. 267-281. Pour le même type d’analyse à propos des discothèques : voir Bertrand Réau, « Enchantements nocturnes : ethnographie de deux discothèques parisiennes », Ethnologie française, 2, 2006, p. 333-339.
  • [42]
    Michel Bozon et François Héran, La Formation du couple, Paris, La Découverte, 2006, p. 63.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Terme employé par les enquêtés pour désigner les populations africaines à Zanzibar. Il peut dès lors aussi bien s’agir de Zanzibaris, de Tanzaniens continentaux que d’autres migrants africains.
  • [45]
    Jennifer Cole, Sex and Salvation. Imagining the Future in Madagascar, Chicago, The University of Chicago Press, 2010 ; Wanjohi Kibicho, Sex Tourism in Africa. Kenya’s Booming Industry, Farnham, Ashgate, 2009.
  • [46]
    Il est révélateur que dans les discours des femmes à propos de leurs fantasmes, le décor occupe une place centrale. Singulièrement, faire l’amour sur la plage, dans un cadre romantique, apparaît comme un fantasme féminin récurrent. Voir Michael S. Kimmel et Rebecca F. Plante, “The gender of desire. The sexual fantasies of women and men”, in Michael S. Kimmel (dir.), The Gender of Desire. Essays on Male Sexuality, New York, State University of New York Press, 2005, p. 45-65.
  • [47]
    Notons que dans le contexte occidental, si le choix du conjoint est subjectivement justifié par l’amour (conformément à la conception légitime du couple), il correspond bien souvent à des stratégies objectives de reproduction économique et sociale. Voir Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil, 2012.
  • [48]
    En Afrique, ces transactions économiques ou matérielles sont ordinaires, non stigmatisées, et sont l’expression de l’engagement affectif du partenaire masculin. Voir par exemple Michelle Poulin, “Sex, money, and premarital partnerships in southern Malawi”, Social Science and Medicine, 65(11), 2007, p. 2383-2393.
  • [49]
    L’activité des beach boys étant illégale, ces derniers rapportent en entretien faire régulièrement l’objet d’extorsion de la part de la police. En période touristique, les policiers peuvent se rendre quotidiennement sur la plage et exiger quelques milliers de shillings tanzaniens (moins de cinq euros) auprès de chaque beach boy rencontré, en échange de quoi ils les laissent exercer leurs activités.
  • [50]
    C. Salomon, art. cit. ; George Paul Meiu, “’Mombasa morans‘ : embodiment, sexual morality, and Samburu men in Kenya”, Canadian Journal of African Studies, 43(1), 2009, p. 105-128 ; Corinne Cauvin Verner, « Le tourisme sexuel vu du Sahara marocain : une économie de razzia ? », L’Année du Maghreb, 6, 2010, p. 47-77.
  • [51]
    Altaïr Despres, « Et la femme créa l’homme. Les transactions culturelles intimes dans la danse contemporaine africaine », Sociologie, 6(3), 2015, p. 263-278.
  • [52]
    Thomas Fouquet « De la prostitution clandestine aux désirs de l’ailleurs : une “ethnographie de l’extraversion” à Dakar », Politique africaine, 107, 2007, p. 102-123, en particulier p. 111.
  • [53]
    Joseph J. Lévy, Stéphanie Laporte et Mansour El Feki, « Tourisme et sexualité en Tunisie », Anthropologie et sociétés, 25(2), 2001, p. 143-150, en particulier p. 148.
  • [54]
    D. Pruitt et S. LaFont, art. cit, p. 431 (ma traduction).
  • [55]
    Michel Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Armand Colin, 2013.
  • [56]
    A. Despres, « “Venues pour les plages, restées pour les garçons” ?… », art. cit.
  • [57]
    Hugues Draelants et Olive Tatio Sah, « Femme camerounaise cherche mari blanc : le Net entre eldorado et outil de reproduction », Esprit critique, 5(4), 2003, p. 276-289.
  • [58]
    Ce même constat est fait dans d’autres régions touristiques d’Afrique. Voir par exemple le cas de beach boys kenyans in N. Chege, art. cit. ; Miriam Eid Bergan, “’There’s no love here‘. Beach boys in Malindi, Kenya”, master thesis, Bergen, University of Bergen, 2011. Sur le cas du Ghana, voir Samuel Sunday Segun Odunlami, “Romance tourism in Africa : case study of Ghana”, master thesis, Wageningen, Wageningen University, 2009.
  • [59]
    Entretien avec Mosi, Stone Town, septembre 2016.
  • [60]
    La côte swahilie s’étend sur près de 3 000 kilomètres entre, au Nord, la Somalie, et au Sud, le Mozambique.
  • [61]
    Ces échanges sont potentiellement réciproques et les transactions qui s’effectuent au sein des couples formés par les Zanzibaris et les Occidentales sont aussi susceptibles d’informer les trajectoires d’ascension sociale des secondes. Voir A. Despres, « “Venues pour les plages, restées pour les garçons” ?… », art. cit.
  • [62]
    Tristan Loloum montre bien comment, pour certains hommes européens, la décision d’investir dans l’immobilier au Brésil est liée à des projets conjugaux avec une femme brésilienne. Voir Tristan Loloum, « Derrière la plage, les plantations. Ethnographie d’une “situation touristique” dans le Nordeste brésilien : le cas de Tibau do Sul, RN », thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, Paris/Lausanne, EHESS/Université de Lausanne, chap. 5, 2015.
  • [63]
    Paola Tabet, « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant une compensation », Les Temps modernes, 490, 1987, p. 1-53.
  • [64]
    Sonia Dayan-Herzbrun, « Production du sentiment amoureux et travail des femmes », Cahiers internationaux de sociologie, 72, 1982, p. 113-130.
figure im1
UNGUJA dans l’archipel tanzanien de Zanzibar.
Carte. © OpenStreetMap, 2017. Réalisation : Olivier Marcel.

1La littérature sur les intimités transnationales a mis en évidence la façon dont, dans un contexte d’inégalités économiques marquées entre le Nord et le Sud, la sexualité et la conjugalité pouvaient fonctionner comme un levier d’ascension sociale. Pour des jeunes femmes originaires d’Afrique, d’Asie ou des Caraïbes, possédant un faible niveau d’éducation, entretenir une relation d’intimité avec un homme occidental, rencontré lors de ses vacances, via internet ou une agence matrimoniale, représente une voie possible d’accès à de meilleures conditions de vie [1]. La conjugalité, en particulier, devient pour ces dernières l’opérateur d’un double déplacement, géographique et social. De fait, dans la majorité des cas, le couple s’installe en Europe ou aux États-Unis. Le niveau de vie auquel l’épouse accède par la migration est généralement supérieur à celui auquel elle aurait pu prétendre dans son pays d’origine. Soit parce qu’elle bénéficie indirectement des ressources que possède son conjoint (son salaire ou son patrimoine) ; soit parce que son statut administratif lui ouvre, en propre, l’accès à l’emploi salarié (bien que souvent peu qualifié) et à certaines prestations sociales (santé, éducation, etc.). Outre le prestige symbolique que confère par ailleurs l’entrée – légale – sur le territoire européen ou états-unien, l’ascension sociale de ces émigrées s’affirme, enfin, par la redistribution d’une partie de leurs ressources à leur famille restée au pays.

2Si ces travaux ont bien souligné l’intrication des logiques économiques et symboliques dans les trajectoires d’ascension sociale par l’« hypergamie globale » [2], l’accumulation de capitaux est presque toujours mise en perspective avec l’expérience migratoire vers le Nord. Or, les processus de mobilité sociale par l’intimité ne se réduisent pas aux seules ressources de la migration. D’une part, parce que les politiques européennes d’immigration ne cessent de se durcir à l’égard des couples transnationaux, contraignant significativement les mobilités vers le Nord [3]. D’autre part, parce qu’il existe également, dans les pays du Sud, des ressources qui ne sont pas délocalisables, et qui constituent des opportunités d’investissements et d’ascension sociale nécessairement in situ.

3C’est le cas des plages de Zanzibar, qui ont attiré en 2014 plus de 300 000 visiteurs [4], et qui constituent un territoire privilégié d’investissements locaux, en particulier dans l’activité commerciale liée au tourisme. Dans l’archipel tanzanien, où le niveau d’éducation est faible et les opportunités d’emploi dans le secteur formel sont rares [5], la plage représente pour de nombreux jeunes la seule voie crédible et localement disponible pour « se faire une vie » [6]. Ceux que l’on appelle les beach boys parcourent ainsi les plages de l’île en y vendant des fruits, des objets artisanaux ou des excursions aux touristes. Mais ils y provoquent aussi des rencontres intimes avec les vacancières dans l’espoir de se faire offrir quelques verres, des biens de consommation, de décrocher « a white ticket to Babylone » [7], ou, pour les plus chanceux, de devenir les associés d’une entreprise touristique créée au pays avec une partenaire occidentale.

4Depuis les histoires de vacances jusqu’aux mariages entre beach boys et femmes occidentales, les « couples » formés sur les plages de Zanzibar offrent un renversement intéressant pour réinterroger les liens entre intimité transnationale et mobilité sociale, au regard des rapports de genre qui s’y expriment. En l’espèce, ces couples se distinguent par une hypergamie masculine qui contraste nettement avec les propriétés des couples transnationaux installés au Nord – les femmes étant ici bien plus dotées économiquement et culturellement que leur partenaire sexuel ou conjugal. Si la littérature sur la « sexualité transactionnelle » [8] ou le « tourisme sexuel » a bien décrit la façon dont la sexualité pouvait fonctionner comme une stratégie d’accumulation de ressources économiques et matérielles, en dehors de la stricte relation prostitutionnelle (c’est-à-dire en particulier en l’absence d’une tarification explicite et sans que les affects soient absents de l’échange sexuel) [9], elles se sont principalement focalisées sur des relations au cours desquelles les hommes offrent une compensation en échange d’un service sexuel fourni par les femmes. À Zanzibar, à l’inverse, ce sont bien plus souvent les femmes qui endossent le rôle de pourvoyeuses d’argent ou de cadeaux dans les relations qu’elles entretiennent avec les beach boys.

5Par ailleurs, contrairement à la plupart des relations entre les touristes hommes et les femmes locales, nombre des couples formés à Zanzibar entre des beach boys et des Wazungu[10] sur vivent à la parenthèse des vacances [11]. Ce constat, a priori surprenant, est établi par certains travaux qui signalent que, même lorsque le voyage touristique des femmes est directement motivé par le désir de rencontres sexuel les, cela n’exclut pas, au contraire, le développement de relations intimes durables [12]. Les débats au sein du monde académique à propos de la qualification de ce tourisme féminin comme « tourisme sexuel » ou comme « tourisme sentimental » montrent bien, du reste, que les frontières entre relations sexuelles et relations amoureuses sont particulièrement poreuses [13].

6La situation d’hypergamie masculine qui caractérise ces relations entre vacancières et beach boys pose deux questions principales auxquelles cette contribution tente de répondre. Quel type d’accumulation de capitaux la sexualité et la conjugalité avec des Occidentales rendent-elles possibles ? À quelles conditions cette accumulation peut-elle infléchir localement les trajectoires sociales des beach boys ? Cet article revient, d’abord, sur la façon dont la plage de Zanzibar s’est construite comme un espace de rencontres intimes cosmopolites et hétérogames, entre des femmes occidentales, plutôt favorisées socialement, et des hommes africains quant à eux souvent issus de milieux modestes, vivant à Zanzibar. Il insiste, ensuite, sur la façon dont les relations d’intimité nouées sur les plages avec les Wazungu fonctionnent comme un cadre efficace d’accumulation de capitaux. Alors que la littérature sur le « tourisme sexuel » a principalement insisté sur le caractère économiquement « intéressé » de ces relations, les relations entre beach boys et vacancières s’accompagnent aussi d’une accumulation de capital culturel. J’explore, enfin, certaines des voies à travers lesquelles s’expriment les parcours de réussite sociale des beach boys, depuis l’adoption d’un style de vie cosmopolite, jusqu’à la construction d’entreprises touristiques florissantes sur les plages de Zanzibar.

Les plages de Zanzibar comme lieux de rencontres cosmopolites

7Zanzibar est un archipel tanzanien situé dans l’océan Indien, à quelques dizaines de kilomètres des côtes est-africaines [voir carte, p. 82]. Connue pour ses longues plages de sable blanc et ses lagons turquoises, Unguja, l’île principale de l’archipel [14], a accueilli en 2014 plus de 300 000 visiteurs. Parmi eux, les Européens sont les plus nombreux : les Italiens représentent 40 % des touristes internationaux [15], suivis par les Allemands, les Français, les Scandinaves et les Britanniques [16]. Si le gouvernement tanzanien vise officiellement le développement d’un tourisme culturel en promouvant l’image séculaire de l’« île aux épices » et ses richesses patrimoniales (Stone Town est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO), les investissements étrangers sur l’île se sont traduits par la construction de gros complexes hôteliers en front de mer [17]. Ces derniers ont plutôt favorisé le développement d’un tourisme balnéaire de masse et l’arrivée de visiteurs en formule all-inclusive[18], effectuant un séjour sédentaire et de courte durée. Aux côtés de ces imposantes infrastructures, une myriade d’établissements de standings variés s’est également implantée le long des littoraux. Nombre d’entre eux sont de petits hôtels, maisons d’hôtes ou bungalows gérés en joint-venture par des Tanzaniens et des étrangers. Ils s’adressent à une clientèle attirée par les plages mais désireuse de séjourner dans des établissements « à taille humaine », autorisant une plus grande mobilité au sein de l’île et permettant d’interagir facilement avec les populations locales [voir illustrations 1 et 2, p. 86].

ILLUSTRATIONS 1 ET 2
ILLUSTRATIONS 1 ET 2 ILLUSTRATIONS 1 ET 2
Succession d’hôtels, de restaurants et de bungalows sur le littoral de Nungwi, sur la côte nord-ouest d’Unguja, juin 2015.
Photos. © AltaïrDespres.

8Les observations ethnographiques réalisées entre 2015 et 2017 [voir encadré « L’enquête à Zanzibar », p. 93] ont mis en évidence un profil différencié de touristes qui visitent Unguja, depuis les backpackers que l’on croise dans les daladala[19] ou dans les restaurants fréquentés d’ordinaire par les populations locales, jusqu’aux clients des hôtels 5 étoiles que l’on retrouve dans les soirées organisées sur des yachts privés. Au-delà du caractère socialement distinctif de ces pratiques, il est raisonnable de penser que les touristes visitant Zanzibar appartiennent aux classes moyennes et supérieures, ne serait-ce que parce que la mobilité internationale – a fortiori vers une destination onéreuse comme Zanzibar – nécessite d’importants moyens [20]. Les observations ont également mis en évidence le profil très genré des touristes de l’île. En effet, s’il n’est pas rare de croiser sur les plages des couples en lune de miel, des familles ou des hommes, il est aussi très fréquent d’y voir des femmes venues seules ou entre amies. Mais contrairement au portrait dressé par certains médias présentant Zanzibar comme une nouvelle destination du « tourisme sexuel » pour les femmes âgées et déclassées sur le marché matrimonial et sexuel [21], ce sont bien davantage des jeunes filles, entre 20 et 30 ans, qui investissent les plages de l’île [22] [voir illustration 3, p. 87].

L’enquête à Zanzibar

L’article s’appuie sur une enquête en cours menée à Zanzibar, sur les relations intimes entre Occidentales (expatriées, résidentes occasionnelles ou touristes) et Africains (Zanzibaris, migrants tanzaniens ou originaires d’autres pays du continent) [1]. Plusieurs séjours réalisés entre 2015 et 2017, d’un total de huit mois, ont été l’occasion de réaliser des observations ethnographiques dans plusieurs régions touristiques de l’île : les stations balnéaires de Nungwi et Kendwa (au Nord-Ouest) et de Jambiani (sur la côte Est), ainsi que dans la capitale, Stone Town. Les observations ont principalement porté sur les pratiques et interactions entre touristes ou expatriés occidentaux, beach boys et professionnels du secteur touristique (propriétaires de maison d’hôtes, personnels hôteliers, restaurateurs, gérants de boîtes de nuit, etc.). Elles ont été menées sur les plages, dans les hôtels, bars et restaurants, à l’occasion d’excursions et dans les lieux de sorties nocturnes (night-clubs et beach parties). À ce jour, une quarantaine d’entretiens formels ont été enregistrés, principalement avec des femmes occidentales désormais expatriées à Zanzibar (ayant souvent découvert l’île lors d’un voyage touristique) et des professionnels du tourisme. Les entretiens avec les beach boys, et plus généralement les hommes concernés par cette recherche (une vingtaine d’autres interlocuteurs), ont été réalisés de façon plus informelle, au gré des nombreuses discussions qui prenaient place sur les lieux d’observation. À l’exception d’une dizaine d’entretiens réalisés avec des enquêté.e.s francophones, les interviews et les discussions ont été conduites en anglais. Les extraits présentés dans cet article ont donc fait l’objet d’une traduction.
ILLUSTRATION 3
ILLUSTRATION 3
Groupe d’une quinzaine de jeunes vacancières norvégiennes sur la plage de Kendwa, au nord-ouest de Zanzibar, décembre 2016.
Photos. © AltaïrDespres.

9C’est donc cette population, majoritairement européenne, plutôt jeune, féminine et favorisée socialement, qui est amenée à rencontrer les populations locales. Au premier rang de celles-ci figurent les travailleurs – quant à eux très majoritairement des hommes – du secteur touristique [23]. Ceux-ci peuvent être distingués en deux catégories. D’une part, les travailleurs du secteur formel, qui, du fait du faible niveau d’éducation à Zanzibar, sont le plus souvent des Tanzaniens du continent ou des migrants originaires d’autres pays d’Afrique de l’Est et australe (Kenya, Ouganda, Zambie, Comores, Afrique du Sud) [24]. D’autre part, les travailleurs du secteur informel, dont le beach boy constitue une figure typique. Dans un contexte de chômage massif des jeunes en Tanzanie et dans d’autres pays d’Afrique, la manne financière que représente le tourisme a conduit au développement d’une économie parallèle du tourisme, en dehors de tout cadre légal [25]. Le terme de beach boy, d’usage courant à Zanzibar, est employé à la fois par les institutions touristiques et les travailleurs du secteur informel eux- mêmes. Il désigne les hommes (souvent entre 20 et 30 ans) qui sillonnent les plages de Zanzibar à la rencontre des touristes à qui ils proposent un ensemble de biens et de services à des prix souvent très en deçà de ceux pratiqués par les hôtels ou les tour-opérateurs. Certains vendent des excursions ou des activités nautiques ; d’autres des produits frais comme des noix de coco ou des jus de fruits ; d’autres des lunettes de soleil, des tee-shirts ou de l’artisanat ; d’autres, enfin, jouent le rôle de rabatteurs pour les stands de massage, de tressage ou de tatouage au henné qui sont installés à l’écart de la plage. Lorsque les touristes leur en font la demande, les beach boys peuvent également leur procurer de la drogue (essentiellement de la marijuana et de la cocaïne à Zanzibar) ou les mettre en contact avec des prostituées, services pour lesquels ils se réservent une commission.

10Par extension, le terme de beach boy désigne aussi les hommes qui proposent des biens et services équivalents depuis la ville de Stone Town. À Zanzibar, ce terme fonctionne de fait comme une métonymie du secteur touristique informel :

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Alors que je me promène dans les jardins de Forodhani avec un beach boy que j’avais rencontré sur la plage à Nungwi, celui-ci salue plusieurs jeunes hommes. Je lui demande qui sont ces jeunes et il me répond : « Ce sont des beach boys, comme moi ». Je fais alors une moue d’étonnement car nous ne sommes pas à proprement parler sur la plage. Mon interlocuteur poursuit : « Non, ce sont des beach boys. Sauf qu’ils ne travaillent pas sur la plage ».
(Notes ethnographiques, Stone Town, mai 2016)

12On retrouve donc ces beach boys dans les jardins de Forodhani, lieu de passage obligé des touristes qui visitent Stone Town, où ils vont à leur rencontre en leur proposant de les accompagner pour une visite guidée de la ville, de leur organiser toutes sortes d’excursions, ou de les transporter vers telle soirée qui aura lieu sur la côte Est. On les retrouve également sur le port de Zanzibar, où, à la descente du ferry, ils proposent aux touristes de les orienter vers tel ou tel hôtel (ce dernier leur fournit alors une petite commission). On les retrouve, enfin, dans les bars et restaurants de la capitale où, le soir essentiellement, ils continuent de vendre leurs services aux touristes qui s’y trouvent.

13Du point de vue des origines géographiques et sociales, les beach boys ont des profils plutôt variés. Si certains sont originaires de Zanzibar, nombreux sont ceux qui viennent d’autres pays de la région. La plupart des beach boys zanzibaris que j’ai rencontrés, comme nombre de leurs concitoyens, étaient musulmans et avaient généralement arrêté l’école autour de 15 ans, à la fin du collège. Les Tanzaniens continentaux et les migrants d’autres pays africains étaient plus souvent chrétiens et possédaient généralement un bagage scolaire plus conséquent (ils avaient souvent achevé leurs études secondaires et certains avaient suivi des études supérieures dans le secteur touristique) [26].

14Ce portrait des travailleurs du secteur touristique serait incomplet sans mentionner le cas des Maasai qui, bien qu’ils soient identifiés et désignés comme tels, partagent à bien des égards les pratiques des beach boys, leurs sociabilités, et leurs modalités d’ascension sociale par l’intimité transnationale. Les Maasai sont originellement une population d’éleveurs seminomades, vivant au Kenya et au Nord de la Tanzanie. Chaque année, plusieurs centaines d’entre eux parmi les jeunes quittent leur village ou les grandes villes du continent pour chercher du travail à Zanzibar le temps de la saison touristique [27]. Reconnaissables à leur tenue faite de deux pièces de textile rouge nouées autour de la taille et des épaules, de nombreux bijoux en perles et d’ornements capillaires variés, ils sont souvent employés dans les hôtels comme gardiens ou agents de sécurité et participent régulièrement à des spectacles de danses maasai proposés par les hôtels. Ils sont également très nombreux à arpenter les plages. Certains y installent leur stand de bijoux et d’objets artisanaux, d’autres préfèrent parcourir le bord de mer à la rencontre des touristes auxquels ils proposent directement leur marchandise. On retrouve également ces Maasai dans les bars et restaurants de Stone Town, et dans les soirées organisées sur les plages. Comme pour les autres beach boys, la plage constitue aussi un lieu de rencontre intime privilégié avec les touristes [voir illustration 4, p. 87].

ILLUSTRATION 4
ILLUSTRATION 4
Beach boys et Maasai devant un hôtel de la station balnéaire de Nungwi, janvier 2015.
Photos. © AltaïrDespres.

Créer l’intimité avec les touristes sur la plage : une nécessité d’abord commerciale

15En dehors de la visite de Stone Town et de quelques autres localités (la forêt de Jozani, les fermes à épices), l’essentiel de l’offre touristique de Zanzibar est tournée vers la plage et les activités balnéaires : plongée, snorkelling, kite-surfing, croisières, jet-ski, etc. C’est donc sur la plage, où les touristes passent la majeure partie de leur journée, que les beach boys tentent d’entrer en contact avec eux pour leur vendre leurs biens et leurs services. Lors de mon premier séjour de terrain à Nungwi en février 2015, un groupe d’une dizaine de beach boys officie spécifiquement devant l’hôtel où je réside, un établissement géré par un tour-opérateur italien, accueillant quasi-exclusivement une clientèle italienne en formule all-inclusive :

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Aujourd’hui lundi, c’est le jour d’arrivée massive de nouveaux vacanciers italiens à l’hôtel. Lorsque ces derniers se rendent pour la première fois sur la plage de l’hôtel, les beach boys se ruent littéralement sur eux et les apostrophent dans un italien qui me semble parfait. Ils leur distribuent un prospectus dactylographié sur lequel figurent un planning d’excursions pour la semaine à venir, ainsi que leurs noms et numéros de téléphone [voir illustration 5, ci-contre]. Sur ce document, entièrement rédigé en italien, on découvre que le groupe de beach boys s’appelle « Beach boys Cacao [28] » (du nom de l’hôtel devant lequel ils officient) et que ses membres ont tous des pseudonymes italiens : « Zucchero » (« sucre » en italien), « Sindaco » (« maire »), etc. Les prestations qu’ils proposent sont en tous points identiques à celles de l’hôtel, mais elles sont offertes à des tarifs bien moins élevés. La stratégie est payante puisque, en dépit des mises en garde régulières des gérants de l’hôtel à propos du peu de fiabilité et du manque de sécurité des excursions avec les beach boys, les touristes qui partiront en excursion avec eux seront systématiquement plus nombreux que ceux préférant les sorties organisées par l’hôtel.
(Notes ethnographiques, Zanzibar, février 2015)

ILLUSTRATION 5
ILLUSTRATION 5
Tract distribué par les beach boys aux vacanciers de l’hôtel Cacao à Nungwi, février 2015.
Collection personnelle de l’auteure.

17Si la plage est un espace public où les beach boys ont le droit de circuler librement, la plupart des hôtels situés sur le littoral installent des dispositifs (cordons, barrières, murets) marquant la séparation entre la partie de la plage dont ils ont la propriété (souvent aménagée avec des chaises longues et des parasols disposés face à la mer), et la partie publique de celle-ci [29]. Les hôteliers justifient la mise en place de ces dispositifs en invoquant la gêne occasionnée aux touristes, par les sollicitations continues des beach boys. En vérité, comme en témoigne l’extrait cité plus haut, il s’agit tout autant pour les professionnels de limiter la concurrence que représente l’offre des beach boys. Dans l’exemple présenté ici, les jeunes hommes passent une partie de la journée postés à l’ombre des rochers sur la plage, et interagissent avec les touristes à travers la barrière qui sépare l’hôtel de la plage, ou les abordent lorsque ces derniers quittent leur transat pour aller se baigner ou se promener. Il s’agit alors, pour les beach boys, de convaincre les touristes d’accepter une offre qui, si elle a l’avantage d’être moins coûteuse, est aussi bien plus incertaine que celle proposée par les hôtels. De fait, en faisant affaire avec les beach boys, les touristes n’ont aucune garantie quant à la qualité ou au bon fonctionnement du bien ou du service acheté. Le paiement s’effectuant la plupart du temps par avance, les transactions avec les beach boys dépendent nécessairement de la confiance que les touristes leur accordent. C’est pourquoi leur stratégie pour convaincre les vacanciers de sortir des circuits formels repose sur l’instauration d’une relation d’intimité.

18L’intimité, pour reprendre la définition proposée par Viviana Zelizer, est une relation interpersonnelle qui repose sur la connaissance de l’autre et l’attention (au double sens d’intérêt et de soin) qui lui est portée [30]. Dans ces conditions, l’intimité implique un degré de confiance important entre les partenaires. La confiance constitue en effet la charnière de la relation intime en ce qu’elle garantit que la connaissance et l’attention ne seront pas rendues accessibles à des tiers (ce qui pourrait avoir pour conséquence de faire perdre la face à l’un ou l’autre des deux partenaires). Concrètement, pour les beach boys, il s’agit de construire cette intimité avec les touristes en développant une connaissance mutuelle et des liens de sympathie, parfois d’affection, dont découlera la relation de confiance. Les premières interactions entre beach boys et touristes se déroulent généralement ainsi : un touriste est interpellé par un beach boy qui se présente (en donnant en général son surnom) en serrant la main de son interlocuteur. Il entame ensuite la conversation en s’enquérant d’un certain nombre d’informations : le nom du touriste, son origine géographique, la durée et le lieu de son séjour, les personnes qui l’accompagnent, les activités déjà réalisées pendant ses vacances, parfois sa profession. Les beach boys engagent ensuite rapidement une discussion au cours de laquelle ils tentent de créer un lien de complicité avec les vacanciers. Typiquement, lorsque leur interlocuteur est un homme, en citant le nom d’un joueur de football qu’ils admirent, qui joue dans l’équipe de la ville (ou du pays) dont est originaire le touriste. Ou, lorsqu’il s’agit d’une femme, en la complimentant sur son bronzage, ses tatouages, ou encore en lui montrant qu’ils savent dire « je t’aime » dans sa langue.

19Ce genre d’interaction a priori assez anodine sur la plage est en réalité cruciale pour la suite de la relation. En effet, en même temps qu’elle permet au beach boy de se faire rapidement une idée du genre de prestations qu’il est possible de proposer à son interlocuteur (en fonction de ce qu’il a déjà fait, du temps de séjour qu’il lui reste, de son pouvoir d’achat – inféré à partir de l’hôtel où il réside, de sa nationalité ou de sa profession [31]), elle crée un lien de sympathie entre les deux interlocuteurs. Cette intimité embryonnaire constitue à la fois le moteur de la confiance accordée aux beach boys et une plus-value par rapport à l’offre des tour-opérateurs ayant pignon sur rue. En effet, pour les touristes, l’établissement d’une relation d’intimité permet, d’un côté, de diminuer l’incertitude liée à l’informalité des services offerts par les beach boys, et de l’autre, elle ouvre la voie à une expérience touristique plus conviviale.

20Ainsi, si l’offre des beach boys est identique à celle des tour-opérateurs (mêmes lieux d’excursion, même durée, parfois même matériel et mêmes types de moyens de transport), elle est toutefois plus personnalisée, et c’est bien là son avantage comparatif. Plus qu’une visite touristique, les beach boys vendent aussi une sortie entre amis, au cours de laquelle ils vont fraterniser avec les vacanciers au travers de discussions sur un ensemble de sujets qui dépassent largement ceux généralement abordés par les guides officiels. Lors de ces sorties, beach boys et touristes font véritablement connaissance, en partageant par exemple leurs souvenirs d’enfance, des aventures vécues avec des amis, ou en commentant l’actualité culturelle ou politique de leur pays. Ce faisant, ils développent des liens d’affection qui se manifestent notamment à travers le fait qu’ils se nomment réciproquement « my friend », ou son équivalent en swahili, « rafiki ». Ces marques d’amitié participent, à Zanzibar comme dans de nombreuses destinations, d’une dénégation de la relation marchande, au fondement de l’« enchantement du monde touristique » [32]. Mais elles constituent surtout la condition de possibilité d’une relation extra-touristique (au-delà de la temporalité du séjour touristique et au-delà de la relation visiteurs-hôtes) à laquelle les beach boys ont intérêt. En effet, comme l’a mis en évidence Njeri Chege à propos du Kenya, les beach boys s’attachent à entretenir les liens d’amitié noués avec les touristes parfois longtemps après leur séjour [33]. Le maintien de relations d’intimité amicale avec ceux qui deviennent alors des « family friends », peut assurer aux beach boys une certaine continuité dans leurs revenus lors de la basse saison. Ce soutien prend alors la forme de virements d’argent (pour contribuer à payer les frais de scolarité d’un membre de la famille, la construction d’une maison, l’acquisition d’un terrain, etc.) ou d’envoi de matériel. L’amitié entamée sur les plages ouvre aussi la voie, comme on va le voir, à des relations d’intimité sexuelle et conjugale avec les vacancières.

L’intimité avec les vacancières : séduction, sexualité et amours hétérogames sur la plage

21On comprend donc que la relation d’intimité avec les touristes, hommes et femmes, se noue d’abord en relation avec un intérêt commercial, dont le principe fondamental est de capter une partie des ressources économiques liées au tourisme formel, à partir de l’établissement d’interactions personnalisées, marquées certes par l’informalité, mais aussi, du même coup, par la confiance et l’affection. Or, ces relations de confiance et d’affection trouvent dans les rapports de genre et la sexualité de puissants moyens de s’actualiser. L’intimité amicale créée par les beach boys avec les touristes hommes ou avec ceux venus en couple, peut potentiellement se transformer, avec les femmes qui voyagent en célibataires, en relation d’intimité sexuelle ou amoureuse. Lorsqu’on séjourne à Zanzibar pendant la haute saison, on ne peut qu’être frappé par le nombre de couples que l’on croise sur les plages et dans les bars, formés par une Mzungu et un homme africain. Pour les beach boys, entretenir une relation avec une touriste est une pratique pour le moins ordinaire. Iraj [34], un Zanzibari de 32 ans qui loue des chambres dans une maison d’hôtes, est lui-même coutumier de ces relations. Alors que je lui demande s’il connaît d’autres jeunes hommes qui ont été en couple avec des Occidentales, il rétorque en souriant que « tous [s]es amis sont sortis avec des femmes blanches » [35]. De la même manière, Sherif, un chauffeur de taxi de 35 ans à qui je demande s’il a déjà eu une aventure avec une touriste me répond :

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« Je crois que tout le monde a eu une petite amie touriste. C’est Zanzibar ici ! Zanzibar c’est l’île des touristes. Donc si quelqu’un te dit : “Je n’ai jamais eu de petite amie touriste”, c’est un mensonge ! Il ment ! »
(Entretien avec Sherif, Stone Town, octobre 2016)

23Contrairement aux vacanciers, les vacancières font l’objet d’une attention particulière de la part des beach boys, pour qui elles apparaissent d’emblée comme de potentielles partenaires sexuelles. Comme on l’a vu plus haut, la complicité que ces derniers tentent de nouer avec les femmes s’exprime souvent sur le mode de la séduction. Eros, un beach boy zanzibari de 27 ans, me restitue en entretien le genre de discussions que les jeunes hommes engagent entre eux à l’arrivée des vacancières :

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« Le premier jour, quand elles arrivent, les beach boys font : “Celle-là c’est pour moi”. “Ah ok. Si tu l’as, c’est bien. Si tu ne l’as pas, tu ne vas pas vers une autre. Tu dois choisir. L’autre [femme] c’est pour un autre [beach boy], d’accord ?” »
(Entretien avec Eros, Stone Town, mai 2016)

25Si les choix opérés par les beach boys ne sont pas systématiquement concordants avec ceux des vacancières [36], le nombre important de couples qu’ils forment finalement montre que la plage constitue, en pratique, un lieu efficace de rencontres sexuelles et amoureuses. Les discussions entamées à l’occasion de promenades le long de la plage ou des excursions en mer sont en particulier propices au développement de relations de séduction [voir illustrations 6 et 7, p. 94-95]. Eros poursuit :

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« Nous, les beach boys, nous ne sommes pas des prostitués. On est seulement là pour vendre des excursions pas cher. Mais parfois, tu vois une jolie fille, tu l’aimes bien… Tu sais on est jeune, donc parfois pendant une semaine tu restes avec elle juste pour t’amuser, tu vois. Mais beaucoup de femmes viennent ici pour ça.
Altaïr Despres : Qu’est-ce qu’elles font ces femmes ? Elles viennent te voir directement et te disent : “Je cherche quelque chose ?”
– Non, non, non. Mais tu le sens. Par exemple on part en excursion. Parfois elle va te montrer quelque chose. Elle ne va pas venir directement vers toi : “Je veux être avec toi”, non. Parfois elle va te dire : “Ce soir, où est-ce que tu vas ?”, tu vois, quelque chose dans ce genre. “Où sont les soirées ici ?” Ou bien : “Est-ce que tu veux prendre un café avec moi”. Ok. Je suis jeune, je suis un homme. Quand je vois quelque chose comme ça… “Ouais, on peut y aller ensemble !” Ouais, aller danser avec elle, quelque chose dans ce genre, et puis après… ».

ILLUSTRATION 6
ILLUSTRATION 6
Promenade le long de la plage entre un beach boy et une vacancière à Nungwi, janvier 2017.
Photos. © AltaïrDespres.
ILLUSTRATION 7
ILLUSTRATION 7
Un Maasai et une vacancière contemplant la mer depuis la plage de Jambiani, novembre 2016.
Photos. © AltaïrDespres.

27Les soirées dansantes, organisées le soir sur la plage par les établissements situés en bord de mer, sont en effet des lieux stratégiques où les relations d’amitié et de séduction initiées pendant la journée peuvent se transformer en relations d’intimité sexuelle et amoureuse. Dans la société zanzibarie, où les marques d’affection entre les sexes dans l’espace public contreviennent à la pudeur et la décence commandées par la religion musulmane [37], ces lieux festifs constituent, pour les vacancières comme pour les beach boys, des enclaves autorisant un certain relâchement des comportements sexuels [38]. Les premiers n’y sont pas soumis aux regards réprobateurs de leurs aînés et peuvent donc s’adonner à des pratiques qu’ils ne se permettraient pas en public, dans la journée [39]. Quant aux secondes, l’éloignement que représente l’expérience touristique par rapport à leur réseau de sociabilité ordinaire dans leur pays d’origine, garantit des rencontres sexuelles « à l’écart et à l’abri des regards » [40]. La consommation facile et peu onéreuse de drogue ou d’alcool dans ces soirées agit par ailleurs comme un facteur désinhibant, auquel s’ajoute un rapprochement physique rapide à travers la danse [41]. Ömur, une jeune Turque d’une trentaine d’années m’explique par exemple avoir rencontré celui qui est aujourd’hui son petit ami, un Zanzibari de son âge qui gagne sa vie comme guide touristique, dans une discothèque située face à la plage à Stone Town :

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« Je n’avais pas à l’esprit de faire quoi que ce soit, d’avoir une relation ici. Je suis sortie, un vendredi soir je pense. Je dansais avec des gars. Je me suis rendue compte qu’il y avait un véritable intérêt de leur part pour les femmes blanches. Je me suis rendue compte de ça. Je dansais avec des gars, et après j’ai rencontré mon petit ami, au même endroit.
– AD : C’était où ?
– Au Tatu [un bar-discothèque de Stone Town]. J’y suis allée seule. J’étais assise, et il était assis à côté de moi. Il m’a dit : “Comment ça va ?”, “Tu es là toute seule ?”, “Tu es très jolie”. C’était sympa. On dansait. Il y avait quelque chose de différent, tu vois. Les autres fois j’avais déjà dansé avec plein d’autres gars et je n’étais pas impressionnée. Ce gars-là, il y avait quelque chose de différent. Et j’aimais ça. Donc on est restés en contact. On s’est revus deux jours plus tard.
AD : Mais ce soir-là vous n’avez rien fait ?
– On s’est embrassés. Ouais, on s’est embrassés. Et on s’écrivait [des sms]. Et deux jours plus tard je me suis dit ok, je vais rester avec ce gars. On s’est trouvés un endroit et on a couché ensemble. C’était bien, ça m’a plu. »
(Entretien avec Ömur, Stone Town, septembre 2016)

29Comme le notent Michel Bozon et François Héran, la danse est une pratique qui, en même temps qu’elle autorise un contact érotique des corps, garantit la possibilité d’un désengagement immédiat. Pour cette raison, disent-ils, « la danse est une forme acceptable d’exploration du marché matrimonial » [42] – et, devrait-on ajouter, du marché sexuel. Les observations que j’ai menées dans les beach parties, montrent que l’expérience relatée par Ömur est loin d’être une exception, et que la danse constitue pour les jeunes hommes un moyen efficace d’évaluation de la disponibilité sexuelle des femmes. Les beach boys et les Maasai sont ainsi nombreux à écumer les pistes de danse à la recherche d’une femme avec laquelle le déclic décrit par Ömur se produise. Au cours de ces soirées, on les voit ainsi passer de partenaire en partenaire, engageant des danses lascives, jusqu’à ce que l’une d’entre elles manifeste l’envie d’aller plus loin, en général en embrassant le jeune homme. Dans la foulée de ce premier contact intime, il n’est pas rare que le couple s’installe à l’écart du vacarme de la fête pour faire plus ample connaissance, autour d’un verre, ou en se promenant le long de la plage.

30La configuration spatiale de ce type de beach party, est, enfin, propice au développement de relations sexuelles et amoureuses. Outre le cadre naturel édénique de Zanzibar (eau transparente, sable blanc, cocotiers, climat agréable, ciel dégagé offrant une vue imprenable sur la voie lactée), les bars et hôtels de plage entretiennent l’ambiance romantique à travers l’installation de feux de camp, de grands hamacs pouvant accueillir facilement deux personnes, de banquettes confortables où il est possible de s’allonger pour contempler le ciel et la mer. Lorsqu’on s’éloigne des abords immédiats de la piste de danse, on est par ailleurs plongé dans une pénombre qui protège les amants des regards indiscrets. Parmi les enquêté.e.s auprès desquels j’ai recueilli des récits de rencontres intimes en soirée, les plus téméraires disent avoir eu des relations sexuelles sur la plage ou dans l’océan, les autres auront préféré rejoindre leur chambre d’hôtel, ou louer une chambre dans un établissement proche de la fête.

31La plage – de nuit en particulier – apparaît ainsi comme un espace de liberté, à distance des médiations familiales et communautaires, où des pratiques, ailleurs perçues comme déviantes, sont tolérées (boire de l’alcool, fumer de la drogue, flirter avec plusieurs personnes, multiplier les conquêtes sexuelles, avoir une relation sexuelle le premier soir, avec un inconnu, etc.). Elle favorise donc très clairement les rencontres sexuelles dont il faut ici souligner qu’elles sont sociologiquement singulières puisque marquées par une forte hypergamie masculine. Alors que les travaux sur la formation du couple ou les préférences sexuelles pointent généralement la tendance à l’homogamie [43], le cadre touristique festif que constituent les soirées sur la plage favorise au contraire des rencontres sexuelles entre partenaires d’origines géographiques et sociales très diversifiées, dans lesquelles la partenaire féminine occupe une position dominante. À cet égard, presque toutes les femmes que j’ai rencontrées sur le terrain m’ont confié avoir eu des relations sexuelles souvent assez rapidement après le moment de la rencontre, avec des « locaux » [44] dont les caractéristiques sociales tranchaient nettement avec les leurs. De fait, si les premières sont souvent des femmes diplômées, issues des classes moyennes et supérieures européennes ou nord-américaines, les seconds sont régulièrement des hommes sortis précocement du système scolaire, vivant de l’économie précaire du secteur touristique informel. Citons ici, à titre illustratif, quelques exemples rencontrés au fil de mes séjours de recherche : une étudiante française a eu une « histoire de vacances » avec un Maasai n’ayant jamais fréquenté l’école, qui était employé comme gardien dans un hôtel ; une enseignante états-unienne a vécu une aventure avec un beach boy originaire de Tanzanie continentale, qui vendait des bijoux fantaisie sur la plage ; une directrice d’agence de voyages hollandaise a entretenu une relation intime avec le vendeur de souvenirs d’une boutique de Stone Town ; etc.

32Ainsi, les logiques propres au tourisme tel qu’il s’est développé à Zanzibar ont favorisé l’apparition d’un marché sexuel et amoureux relativement exceptionnel. Comme dans de nombreuses destinations touristiques, il existe certes des transactions sexuelles entre des touristes hommes et des femmes africaines [45]. Mais en raison du recrutement genré des touristes et des travailleurs du tourisme à Zanzibar, ce marché se caractérise par la rencontre fréquente entre des femmes occidentales et des hommes africains. Ces populations sont généralement jeunes et célibataires, c’est-à-dire aussi relativement disposées à faire des rencontres intimes. Outre ces caractéristiques sociologiques, il faut souligner que ces rencontres se déroulent pour nombre d’entre elles sur la plage, dans un cadre à la fois festif et romantique qui crée, tout particulièrement chez les femmes, les conditions d’un passage à l’acte sexuel rapide [46].

L’intimité comme stratégie d’accumulation économique et culturelle

33Au-delà des déterminants structurels de ces rencontres, il faut également insister sur l’intérêt qu’ont les beach boys à entretenir des relations sexuelles et amoureuses avec des femmes occidentales. Précisons qu’il ne s’agit pas de considérer les stratégies déployées par les beach boys comme des actions nécessairement conscientes et rationnalisées de captation de ressources par l’intimité. Celles-ci se déploient plutôt dans un continuum de relations intimes qui s’étendent de la relation la plus calculatrice (au cours de laquelle les beach boys ciblent spécifiquement une touriste en raison de son pouvoir économique et de sa générosité supposés), aux relations conjugales vécues sur le mode du choix électif désintéressé, et marquées par le témoignage d’une affection réciproque. Au sein de ce continuum, les relations sont, du reste, susceptibles d’évoluer, comme me l’explique Iraj :

34

« Il y a des mentalités différentes sur la manière de sortir avec les Européennes, tu vois. Il y a des gens qui cherchent des opportunités pour aller à l’étranger, trouver un travail ou ce genre de choses. Et il y a des gens qui tombent amoureux. Je ne dis pas qu’ils sont 100 %, mais il y a des gens qui ont fini par aimer leur partenaire plus que ce qu’ils avaient prévu. »

35Réduire les stratégies des beach boys à l’égard des femmes occidentales à un pur calcul économique reviendrait à leur dénier la possibilité de tomber amoureux, c’est-à-dire d’exprimer subjectivement leur intérêt au désintéressement amoureux [47]. Cela reviendrait, par ailleurs, à reléguer au second plan l’intérêt pour la sexualité elle-même. Or, si les beach boys misent autant sur les relations intimes avec les vacancières, c’est bien aussi parce qu’elles permettent de joindre l’utile à l’agréable. Plusieurs jeunes hommes rencontrés sur le terrain m’expliqueront que, dans le contexte zanzibari, la sexualité avec les femmes locales est particulièrement contraignante. D’une part, parce que les relations sexuelles sont théoriquement proscrites en dehors du mariage. D’autre part, parce que la norme en matière de sexualité pré-maritale veut que les hommes rétribuent leur partenaire féminine [48]. Dans ce contexte, l’arrivée du tourisme a constitué une double aubaine. Elle a permis aux jeunes hommes précarisés d’avoir régulièrement des relations sexuelles non soumises à l’approbation des familles, dont ils pouvaient par ailleurs tirer, eux-mêmes, certaines ressources économiques.

36Il est difficile d’évaluer avec précision les revenus des beach boys. Ceux-ci sont très variables selon la période de l’année (lors de la saison des pluies, entre mars et juin, l’activité touristique est au point mort) et selon la fréquence du racket policier auquel les beach boys – surtout ceux qui travaillent sur les plages – sont régulièrement soumis [49]. Par ailleurs, dans la vente de services de loisirs auprès des touristes, une partie des sommes versées par les vacanciers est redistribuée aux nombreux intermédiaires qui interviennent dans l’organisation des excursions. Il est clair, toutefois, que lorsque l’intimité entre les beach boys et les vacancières prend la forme d’une relation sexuelle ou amoureuse, des flux économiques nouveaux viennent compléter le processus d’accumulation de capital économique engagé à travers la vente d’excursions. C’est ce que détaille Eros, revenant sur la relation qu’il a entretenue avec une touriste pendant ses vacances à Zanzibar, quelques temps avant notre entretien :

37

« Cet te femme, toute la semaine elle m’a payé le petit déjeuner, le déjeuner et le diner. Elle m’a acheté des vêtements, des chaussures. Et après, parce qu’elle avait de la monnaie locale [des shillings tanzaniens], tout ce qu’il lui restait [à la fin de son séjour], 200 dollars, elle me l’a donné.
– AD : Mais tu n’as jamais demandé…
– Peut-être qu’elle a aimé ! (rires)
AD : Probablement !
– Parfois, pour une journée, le déjeuner ou le diner, c’est bien. Ou alors elles te donnent 10 dollars, 20 dollars, ça dépend. Elles t’achètent un bon téléphone, un Iphone, un Samsung, un beau tee-shirt, des beaux jeans, des choses comme ça. »

38Comme le suggère le témoignage du jeune homme, les relations intimes avec les femmes occidentales s’accompagnent objectivement d’une accumulation de biens économiques et matériels. Les transactions auxquelles ces relations donnent lieu ne se présentent toutefois plus comme une rétribution monétaire en échange d’un service vendu dont le tarif a été négocié explicitement à l’avance, mais davantage comme des dons d’argent ou de biens de consommation. Comme l’ont mis en évidence de nombreux travaux portant sur le « tourisme sexuel féminin », dans les relations intimes entre une femme du Nord et un homme du Sud, le caractère compensatoire de l’accès à la sexualité du partenaire masculin n’est ni évident, ni explicite [50] – les hommes se défendant généralement d’être des prostitués (comme Eros dans l’extrait cité plus haut) et les femmes d’avoir recours à la prostitution. De fait, s’il est fréquent pour une femme occidentale de payer pour certaines consommations de son partenaire africain (un repas au restaurant, l’entrée à une soirée, une carte téléphonique, un vêtement, etc.), ces dépenses sont rarement envisagées comme la contrepartie de services sexuels. En dépit du renversement des normes de genre que cela implique, ces transactions trouvent leur légitimité et leur efficacité, d’une part, dans le pouvoir d’achat différencié des partenaires, d’autre part, dans la « bonne volonté économique » qui caractérise bien souvent les dispositions dans lesquelles se trouvent celles qui sont alors en vacances et qui, pour en profiter pleinement, ne regardent pas à la dépense. Dans la plupart des cas, les ressources économiques du partenaire africain étant faibles, passer une bonne soirée avec lui – par exemple en partageant un dîner dans un bon restaurant, en entrant dans une soirée, en consommant des boissons, etc. – implique la mise à disposition du capital économique de la touriste au bénéfice non pas de son seul partenaire, mais du « couple » tout entier.

39En outre, les relations entre beach boys et vacancières donnent lieu à des transactions culturelles intimes [51], auxquelles la littérature sur la « sexualité transactionnelle » n’a accordé que peu d’attention. Dans son étude sur les prostituées à Dakar, Thomas Fouquet note par exemple sur ce point que leurs « stratégies de capitalisation sont autant symboliques qu’économiques » [52]. Il précise que les jeunes Blancs avec qui les prostituées sénégalaises entretiennent des relations jouent « un rôle d’ “informateurs” » auprès desquels les jeunes femmes parfont leur apprentissage de la langue française et apprennent à « maîtriser l’étiquette des milieux les plus occidentalisés de Dakar » (idem). Dans une étude consacrée aux beach boys tunisiens, d’autres auteur.e.s notent que les liens que les jeunes Tunisiens qui s’adonnent à ces pratiques de drague tissent avec des touristes européennes, leur permettent, entre autres, « d’élargir leur réseau social, de s’ouvrir sur un monde cosmopolite, d’acquérir une large gamme de comportements européens » [53]. De la même manière, les contacts établis au travers des relations prostitutionnelles entre les Jamaïcains et les touristes euro-américaines permettent aux premiers « de se familiariser avec les cultures étrangères, parfois d’apprendre à parler un peu l’allemand ou développer une expertise pour deviner quels types d’expériences recherchent ces touristes spécifiques » [54].

40Apprendre le français, l’allemand, se familiariser avec les bonnes manières européennes, développer son réseau : on devine bien à travers ces exemples que l’argent n’est pas le seul bien qui circule dans ces relations d’intimité. Mais pour autant, les compétences acquises demeurent peu explorées dans ces études ; et, de surcroît, lorsqu’elles deviennent visibles, elles sont souvent réduites à un capital ayant seulement vocation à optimiser la pratique prostitutionnelle. Or, les observations et entretiens réalisés avec les beach boys à Zanzibar montrent plutôt que les compétences culturelles acquises auprès de leurs partenaires sexuelles, loin de n’être qu’un moyen de multiplier les conquêtes, peuvent être réinvesties dans la construction d’une trajectoire d’ascension sociale.

41À l’évidence, les beach boys acquièrent auprès de leurs partenaires occidentales du capital linguistique. Ceux que j’ai rencontrés étaient tous capables de soutenir une conversation en anglais (qui était la langue de nos échanges sur le terrain), et souvent dans une autre langue européenne. Si certains disent avoir suivi quelques cours dans des instituts privés, la plupart des beach boys affirme avoir appris les langues étrangères « dans la rue », au contact des touristes. Lorsqu’il s’agit d’accéder au marché sexuel ouvert par les touristes, la maîtrise d’une langue européenne est indispensable pour établir le premier contact avec les partenaires que ces jeunes hommes souhaitent séduire, et, a fortiori, pour entretenir la relation intime pendant la durée des vacances. De « coups d’un soir » en histoires de vacances, les beach boys améliorent ainsi sensiblement leur niveau de langue, et, au fil des discussions intimes, ils accumulent aussi un ensemble de connaissances sur l’histoire, les us et coutumes des pays d’origine de leurs partenaires. Pour des jeunes hommes non qualifiés, qui n’ont parfois jamais passé les frontières de la Tanzanie, ces connaissances leur donnent une aisance pour interagir avec les publics étrangers. Dans certains contextes, ces capitaux culturels et linguistiques peuvent être reconvertis sur le marché de l’emploi formel. C’est le cas d’Eros, qui a appris à parler l’italien au cours des cinq années passées sur les plages de Zanzibar où il a fait de nombreuses rencontres intimes avec des touristes et qui a finalement obtenu un emploi de guide touristique pour le compte d’un hôtel italien de la côte Nord de Zanzibar. Pour le jeune homme, qui a eu une éducation musulmane stricte, la fréquentation régulière de femmes occidentales a par ailleurs correspondu à une transformation de son rapport à la religion. Ainsi, s’il voit toujours d’un mauvais œil le comportement de certains touristes à l’égard de la consommation de drogue ou d’alcool, de leur tenue vestimentaire, ou de la promiscuité physique entre hommes et femmes dans les espaces publics, l’habitude qu’il a prise de ces mœurs auprès de ses partenaires occidentales a constitué une ressource pour la compréhension et la gestion de cette altérité. Cela l’a rendu objectivement plus employable sur le marché formel du travail touristique, où il doit désormais composer quotidiennement avec ce type de comportements.

42Plus généralement, les compétences culturelles acquises auprès des touristes peuvent être mises à profit par les beach boys dans les espaces sociaux cosmopolites auxquels leur partenaire leur ouvre périodiquement l’accès. Certaines soirées ou festivals payants, sont par exemple des lieux où les beach boys vont élargir leur réseau de sociabilité. Lors des beach parties où les beach boys se rendent avec leur petite amie du moment – qui s’acquitte généralement pour eux du prix de l’entrée – ils entretiennent notamment leurs relations avec la communauté expatriée de Zanzibar, auprès de laquelle ils trouvent parfois des opportunités de travail, ou des conseils pour mener à bien leurs projets.

43Ces transmissions de capitaux économiques et culturels des femmes vers les hommes apparaissent facilitées par l’asymétrie genrée qui caractérise ordinairement l’engagement émotionnel dans la relation d’intimité sexuelle. En effet, on sait que ces relations s’accompagnent plus souvent chez les femmes que chez les hommes d’une charge affective forte [55]. Même lorsqu’il ne s’agit que d’une « histoire de vacances », les femmes qui s’y engagent manifestent régulièrement des sentiments amoureux. Clare, une Américaine d’une quarantaine d’années, me raconte en ces termes sa rencontre avec un Tanzanien de son âge, alors qu’elle passe une semaine de vacances à Zanzibar :

44

« Le troisième jour de mon arrivée ici, j’ai rencontré l’homme qui est aujourd’hui mon mari, Chris. Je ne suis probablement pas la première à te dire que l’amour fait partie du voyage. Beaucoup d’entre nous sont venues pour les plages et sont restées pour les garçons. »
Au moment de l’entretien, le couple vit à Zanzibar où Clare a choisi de rejoindre son compagnon, et où elle a trouvé un travail comme enseignante. Chris, lui, n’a pas de revenus. Lorsque je demande à Clare comment elle vit cette situation, elle me répond : « Je préfère lui donner le peu dont il a besoin de manière à ce que nous soyons ensemble, plutôt que de le voir travailler douze heures par jour pour 200 000 shillings [100 dollars] par mois. ».
(Entretien avec Clare, Stone Town, juin 2015)

45L’exemple de Clare montre bien que les dynamiques transactionnelles doivent être resituées dans l’économie affective genrée des relations intimes. Les dispositions proprement féminines au care, renforcées par les sentiments amoureux et la position objective de domination économique et culturelle dans laquelle les femmes se trouvent vis-à-vis de leur partenaire, constituent manifestement un moteur puissant du don. Ainsi, les dispositions des femmes à s’investir (affectivement) fonctionnent régulièrement comme des dispositions à investir (économiquement et culturellement) dans leur relation intime.

La plage comme tremplin social

46Ces investissements intimes ne sont jamais aussi forts que lorsqu’ils concernent des relations proprement conjugales. Pour les beach boys, cela signifie que l’accumulation ponctuelle de capitaux économiques et culturels, réalisée au gré de leurs histoires de vacances avec des touristes, prend une dimension supplémentai re lorsque celles-ci deviennent des relations durables. Elle leur permet d’infléchir, parfois significativement, leur destin social. À Zanzibar, je l’ai dit, nombre de ces histoires nées sur la plage lors d’un séjour touristique deviennent des relations conjugales de long terme. Comme l’illustre le cas de Clare, il n’est pas rare de voir des vacancières qui, après avoir entretenu une relation à distance avec leur petit ami, reviennent régulièrement lui rendre visite à Unguja, avant de s’y installer durablement [56]. Contrairement aux désirs migratoires qui incitent parfois de jeunes Africains à s’investir dans des relations intimes avec des Occidentaux [57], les beach boys de Zanzibar témoignent d’aspirations limitées pour le projet migratoire vers le Nord. Outre l’attachement affectif qu’ils manifestent à l’égard de leur île, leur volonté de rester au pays s’explique aussi par le fait que l’investissement local est susceptible de leur apporter des gratifications économiques et symboliques plus grandes que l’expérience migratoire [58].

47Ce constat est attesté par la success story de quelques beach boys qui, partis de rien, sont aujourd’hui à la tête d’entreprises florissantes à Zanzibar. C’est ce que confirme Imane, une Française d’une trentaine d’années, lorsqu’évoquant la trajectoire de son mari, aujourd’hui propriétaire d’un des hôtels les plus branchés de Zanzibar, elle m’explique :

48

« Ils commencent tous comme beach boys. Rabah, mon mari, il a commencé comme beach boy. Regarde où il est maintenant. ».
(Notes ethnographiques, Zanzibar, septembre 2016)

49Le jeune homme, âgé d’une quarantaine d’années au moment de l’enquête, fait partie de ceux qui ont arpenté les plages de Zanzibar avant d’y investir, avec une partenaire occidentale, et de devenir un modèle de réussite pour ses concitoyens. Rabah a 22 ans lorsqu’il rencontre Janika, une Finlandaise avec laquelle il se mariera rapidement, alors qu’el le vient de tomber enceinte de leur fils. Le couple s’installe à Zanzibar et décide de se lancer dans l’activité touristique en construisant quelques bungalows sur un terrain situé en bord de mer, que Rabah avait acheté dans les années 1990 (avant le boom de l’industrie touristique de l’île), pour une somme dérisoire. Janika a un capital qu’elle investit dans les premiers travaux de construction. Chacun des membres du couple met ensuite ses compétences au service de ce projet commun : Janika, qui était cheffe cuisinière en Finlande, conçoit les menus et s’occupe des plans et de la décoration des chambres ; Rabah gère quant à lui le bar et l’organisation des soirées, et c’est aussi à lui que revient la gestion des relations avec les employés Zanzibaris et les autorités locales. 25 ans après l’ouverture du premier bungalow, Rabah, qui s’est remarié avec Imane, est à la tête d’un des complexes hôteliers les plus prospères de l’île.

50Mosi, un Zanzibari de 46 ans qui se décrit avec humour comme « le plus vieux beach boy de Zanzibar » [59], a lui aussi connu une trajectoire ascensionnelle assez fulgurante. Aujourd’hui marié à une Hollandaise qui l’emploie comme guide touristique dans l’agence de voyages qu’elle a créée en arrivant à Zanzibar, Mosi a quitté l’école après le collège. Ses parents étant âgés et en mauvaise santé, il s’est trouvé, au début des années 1990, dans l’obligation de subvenir à leurs besoins et à ceux de sa fratrie. Il a été successivement chauffeur de daladala, chauffeur de taxi, et beach boy. Pendant la basse saison, il était également employé comme marin sur les cargos de marchandises qui sillonnaient l’océan Indien entre les îles de l’archipel et les ports de la côte swahilie [60]. Mosi confesse avoir eu de nombreuses relations avec des touristes alors qu’il les guidait à travers l’île et qu’il était, du reste, marié avec une femme zanzibarie avec laquelle il avait deux enfants. Lorsqu’il rencontre Michelle, au début des années 2000, elle est alors elle-même guide touristique pour le compte d’une entreprise hollandaise. Après quelques mois de relation avec elle, Mosi divorce de sa première femme. Le jeune homme incite Michelle à monter sa propre agence, au service de laquelle il met ses compétences de marin, en prenant en charge les excursions en bateau entre la côte tanzanienne et Zanzibar. Grâce au succès de l’agence, Mosi et Michelle ont acheté un appartement à Stone Town qu’ils louent aux touristes et qui leur procure un revenu complémentaire substantiel. Désormais, lorsque Mosi se rend le soir à Forodhani, il est sollicité par les jeunes beach boys qui viennent trouver des conseils auprès de lui. Celui qui est pour eux considéré comme l’« homme sage », leur « papa » (selon les termes qu’il emploie en entretien), est en effet devenu un modèle de réussite sociale à Zanzibar.

51Les trajectoires comme celles de Rabah et de Mosi montrent bien qu’il est possible de réussir sa vie en dehors des circuits scolaires et des héritages familiaux. Mais derrière le mythe du « self-made man » dont la réussite est enviée de tous, se cache bien souvent une compagne – c’est-à-dire une relation d’intimité conjugale. C’est que la relation conjugale fonctionne comme un cadre particulièrement efficace de transactions intimes, à la fois matérielles et symboliques. Les ressources auxquelles elles donnent lieu peuvent être appropriées par les partenaires de la relation, et réinvesties dans leur devenir social [61]. La particularité de la conjugalité par rapport aux histoires de vacances tient à la temporalité dans laquelle elle s’inscrit, au degré d’investissement affectif qu’elle entraîne, et aux intérêts communs qu’elle fait naître, qui constituent des conditions favorables à la mise à disposition volontaire de ses ressources économiques et culturelles. L’efficacité des transactions intimes est ainsi d’autant plus forte que celles-ci sont quotidiennes et perdurent dans le temps, se nourrissent d’une affection réciproque, et servent des projets communs (une entreprise en jointventure, mais aussi l’héritage que l’on veut laisser à ses enfants, etc.) [62].

52Au-delà du cas spécifique de Zanzibar, l’attention aux relations entre beach boys et femmes occidentales permet de mettre au jour l’asymétrie genrée des logiques d’accumulation de ressources par l’intimité. À cet égard, l’hypergamie masculine qui caractérise ce type de relations ne saurait ni se résumer à un simple changement de direction des transactions par rapport à l’ordre ordinaire des « échanges économico-sexuels » [63], ni constituer un renversement des rapports de genre. En effet, dans les relations hétérosexuelles, si la sexualité peut constituer, pour les femmes comme pour les hommes, un moyen d’obtenir de l’argent, des biens de consommation ou du capital culturel, les profits que les unes et les autres peuvent potentiellement en retirer sont, eux, inégaux. Là où les femmes qui monnayent leur sexualité en tirent généralement des rétributions économiques ponctuelles (l’archétype de ces transactions étant la passe prostitutionnelle), la sexualité des hommes est quant à elle plus susceptible d’engendrer des profits durables, sur lesquels ils peuvent capitaliser. Cette asymétrie tient, au moins pour partie, à l’investissement affectif différentiel des hommes et des femmes dans la sexualité. La « dépendance affective des femmes » [64] offre en effet aux hommes de plus grandes opportunités de transformer des relations sexuelles en relations conjugales. Or, là où la sexualité offre des rétributions nécessairement limitées, la conjugalité ouvre en revanche à des formes d’accumulation de capitaux sur le long terme, dont les effets se donnent par exemple à voir dans les trajectoires d’ascension sociale d’anciens beach boys comme Rabah et Mosi.


Date de mise en ligne : 15/06/2017.

https://doi.org/10.3917/arss.218.0082

Notes

  • [1]
    Jennifer Cole, “’Et plus si affinités‘ : malagasy marriage, shifting post-colonial hierarchies, and policing new boundaries”, Historical Reflections, 34(1), 2008, p. 26-49 ; Christian Groes-Green, “’To put men in a bottle‘ : eroticism, kinship, female power, and transactional sex in Maputo, Mozambique”, American Ethnologist, 40(1), 2013, p. 102-117 ; Gwenola Ricordeau, « La globalisation du marché matrimonial vue des Philippines », in Christophe Broqua et Catherine Deschamps (dir.), L’Échange économico-sexuel, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014, p. 317-338.
  • [2]
    Nicole Constable (dir.), Cross-Border Marriages. Gender and Mobility in Transnational Asia, Philadelphie, University of Pensylvannia Press, 2004.
  • [3]
    Helena Wray, Regulating Marriage Migration into the UK. A Stranger in the Home, Farnham/Burlington, Ashgate, 2011 ; Hélène Neveu Kringelbach, “’Mixed marriage‘, citizenship and the policing of intimacy in contemporary France”, Oxford, International Migration Institute, Working Paper Series, 77, 2013.
  • [4]
    Office of the Chief Government Statistician (OCGS), Zanzibar Socio-Economic Survey, 2014, Preliminary Statistical Report, mai 2014.
  • [5]
    Michele Carboni, “Employment traits within the Zanzibar tourism industry”, Tourism, 64(2), 2016, p. 231-235.
  • [6]
    Traduction de l’expression utilisée en anglais par les jeunes concernés par cette recherche : « to get a life ».
  • [7]
    Stella Nyanzi, Ousman Rosenberg-Jallow, Ousman Bah et Susan Nyanzi, “Bumsters, big black organs and old white gold : embodied racial myths in sexual relationships of Gambian beach boys”, Culture, Health & Sexuality, 7(6), 2005, p. 557-569.
  • [8]
    Cette notion est notamment utilisée pour décrire les relations sexuelles qui impliquent des transactions matérielles ou économiques, dont les analyses en terme de « prostitution » ne peuvent rendre compte dans leur spécificité, notamment parce que les partenaires sexuels ne se définissent pas comme prostitué.e.s et client.e.s, et que l’échange de biens contre de la sexualité n’implique pas un paiement pré-déterminé. Voir Mark Hunter, “The materiality of everyday sex : thinking beyond’prostitution‘”, African Studies, 61(1), 2002, p. 99-120.
  • [9]
    Sébastien Roux, No money, no honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, Paris, La Découverte, 2011.
  • [10]
    Le terme Mzungu en swahili (plur. Wazungu) désigne un.e Occidental.e.
  • [11]
    Altaïr Despres, « “Venues pour les plages, restées pour les garçons” ? Du tourisme à l’expatriation amoureuse des femmes occidentales à Zanzibar », Recherches familiales, 14, 2017, p. 67-78.
  • [12]
    Deborah Pruitt et Suzanne LaFont, “For love and money. Romance tourism in Jamaica”, Annals of Tourism Research, 22(2), 1995, p. 422-440 ; Christine Salomon, « Antiquaires et businessmen de la Petite Côte du Sénégal. Le commerce des illusions amoureuses », Cahiers d’études africaines, 193-194, 2009, p. 147-173.
  • [13]
    Edward Herold, Rafael Garcia et Tony DeMoya, “Female tourists and beach boys. Romance or sex tourism ?”, Annals of Tourism Research, 28(4), 2001, p. 978-997.
  • [14]
    L’archipel de Zanzibar est composé de trois îles principales : Unguja, Pemba et Mafia. L’essentiel des investissements touristiques ayant été faits à Unguja, c’est souvent à cette dernière qu’il est fait référence lorsqu’on parle de l’« île » de Zanzibar.
  • [15]
    Sur la présence italienne à Zanzibar, voir Michele Carboni et Isabella Soi, “Driven by the ocean : Italians in Zanzibar”, Altreitalie, 53, 2016, p. 60-79.
  • [16]
    OGCS, op. cit.
  • [17]
    Akbar Keshodkar, Tourism and Social Change in Post-Socialist Zanzibar. Struggles for Identity, Movement, and Civilization, Lanham, Lexington Books, 2013.
  • [18]
    Cette formule inclut l’hébergement, la restauration en pension complète ainsi que l’accès au bar pendant la durée du séjour.
  • [19]
    Bus de transport collectif très bon marché qu’empruntent quotidiennement les Zanzibaris.
  • [20]
    Céline Rouquette, « Départs en vacances : la persistance des inégalités », Économie et statistique, 345, 2001, p. 33-53 ; Saskia Cousin et Bertrand Réau, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2016.
  • [21]
    Voir par exemple cet article paru sur le blog Mzalendo.net : Rashid Almendhry, “Zanzibar : when women come to buy sex”, 8 mai 2016, http://mzalendo.net/makala/zanzibar-women-come-buy-sex.html.
  • [22]
    Les chiffres fournis par l’OGCS indiquent qu’en 2014 les femmes représentent 59 % des touristes de 20 à 29 ans ayant visité Zanzibar. Ce chiffre augmente à 62 % pour la tranche des 20-24 ans. Les femmes de plus de 50 ans ne représentent quant à elles que 24 % du total du tourisme féminin à Zanzibar en 2014. Parmi les Scandinaves, la part de femmes s’élève à 57 % (contre 43 % d’hommes), tous âges confondus. Voir OGCS, op. cit.
  • [23]
    En raison des contraintes domestiques qui pèsent sur les femmes à Zanzibar, elles sont bien moins nombreuses que les hommes à exercer un emploi dans le secteur touristique. Lorsqu’elles travaillent, elles sont plus souvent employées comme cuisinières ou femmes de ménage et ont moins de contacts directs avec les touristes. Voir Stefan Gössling et Ute Schulz, “Tourism-related migration in Zanzibar, Tanzania”, Tourism Geographies. An International Journal of Tourism Space, Place and Environment, 7(1), 2005, p. 43-62.
  • [24]
    Les opportunités d’emploi créées par le développement du tourisme à Zanzibar (entre 1995 et 2000, 65 % de l’emploi créé à Zanzibar concerne le secteur du tourisme et de l’hôtellerie) ont conduit à l’arrivée massive de migrants sur l’île. Voir A. Keshodkar, op. cit. et S. Gössling et U. Schulz, ibid.
  • [25]
    Selon l’ancienne directrice de l’Association zanzibarie des investisseurs touristiques (ZATI), « Aujourd’hui, une majorité d’excursions est organisée par des individus non titulaires d’un permis (unlicensed people) » (Entretien avec Pamela Matthews, Stone Town, juin 2015).
  • [26]
    L’enquête de Gössling et Schulz sur les travailleurs du secteur touristique informel à Zanzibar indique que 91 % d’entre eux ont entre 16 et 35 ans, que 73 % sont des hommes, 78 % sont des migrants, 53 % sont chrétiens, et 47 % sont musulmans. Voir S. Gössling et U. Schulz, art. cit.
  • [27]
    Maïlys Chauvin, « Maasais, passagers de Zanzibar », in Nathalie Bernardie-Tahir (dir.), L’Autre Zanzibar. Géographie d’une contre-insularité, Paris, Karthala, 2008, p. 369-374.
  • [28]
    Le nom de l’hôtel a été anonymisé.
  • [29]
    D’après les professionnels du tourisme que j’ai interrogés, l’espace public de la plage correspond à 30 mètres de rivage.
  • [30]
    Viviana A. Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [31]
    Un beach boy m’explique : « Si elle [la touriste] est avocate, ou médecin, c’est bon, ça veut dire qu’elle a de l’argent. Mais si c’est une étudiante, ou une bénévole dans une ONG, tu ne perds pas ton temps avec elle. Si elle loge à La Gemma [dell’ Est, un hôtel de luxe situé à Nungwi], tu sais aussi qu’elle a de l’argent, tu peux y aller » (Notes ethnographiques, Stone Town, mai 2016).
  • [32]
    Bertrand Réau et Franck Poupeau, « L’enchantement du monde touristique », Actes de la recherche en sciences sociales, 170, 2007, p. 4-13.
  • [33]
    Njeri Chege, “Towards a deeper understanding of the meaning of male beach worker-female tourist relationships on the Kenyan coast”, Journal of Arts and Humanities, 6(2), 2017, p. 62-80.
  • [34]
    Tous les noms des enquêtés (y compris lorsqu’il s’agissait d’un surnom) ont été anonymisés.
  • [35]
    Entretien avec Iraj, Stone Town, janvier 2017.
  • [36]
    D’après lui, lorsqu’une vacancière sur laquelle un beach boy a jeté son dévolu témoigne de son intérêt pour un Maasai, il arrive que les beach boys soudoient les policiers pour que ces derniers jettent le rival en prison quelques jours, le mettant de fait à l’écart du marché sexuel.
  • [37]
    A. Keshodkar, op. cit.
  • [38]
    À la suite de Norbert Elias (Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994), certains auteurs montrent que la « dé-routinisation » qui caractérise l’expérience touristique implique un relâchement des contraintes quotidiennes, qui influe sur les conduites corporelles et émotionnelles des touristes. Voir Vincent Coëffé, Philippe Duhamel, Christophe Guibert, Benjamin Taunay et Philippe Violier, « Mes sana in corpore turistico : le corps “dé-routinisé” au prisme des pratiques touristiques », L’information géographique, 80(2), 2016, p. 32-55. Voir aussi Tom Selänniemi, “On holiday in the liminoid playground : place, time, and self in tourism”, in Thomas G. Bauer et Bob McKercher (dir.), Sex and Tourism. Journeys of Romance, Love, and Lust, Binghamton, The Haworth Press, 2003, p. 19-31.
  • [39]
    Henrike Hoogenraad, “Men at play : freedom and alternative ordering through (romantic) intercultural relationships at the beach in Zanzibar”, master thesis, Leiden, Université de Leiden, 2012.
  • [40]
    C’est le constat fait par Marie Bergström à propos des sites internet de rencontres qui, à l’instar des lieux de vacances, « ont la particularité d’être dissociés des espaces de vie et de sociabilité ». Voir Marie Bergström, « Introduction. Rencontres en ligne, rencontres à part ? », Sociétés contemporaines, 104, 2016, p. 5-11, en particulier p. 6.
  • [41]
    Valerio Simoni, “Dancing tourists : tourism, party and seduction in Cuba”, in David Picard et Mike Robinson (dir.), Emotion in Motion. Tourism, Affect and Transformation, Farnham, Ashgate, 2012, p. 267-281. Pour le même type d’analyse à propos des discothèques : voir Bertrand Réau, « Enchantements nocturnes : ethnographie de deux discothèques parisiennes », Ethnologie française, 2, 2006, p. 333-339.
  • [42]
    Michel Bozon et François Héran, La Formation du couple, Paris, La Découverte, 2006, p. 63.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Terme employé par les enquêtés pour désigner les populations africaines à Zanzibar. Il peut dès lors aussi bien s’agir de Zanzibaris, de Tanzaniens continentaux que d’autres migrants africains.
  • [45]
    Jennifer Cole, Sex and Salvation. Imagining the Future in Madagascar, Chicago, The University of Chicago Press, 2010 ; Wanjohi Kibicho, Sex Tourism in Africa. Kenya’s Booming Industry, Farnham, Ashgate, 2009.
  • [46]
    Il est révélateur que dans les discours des femmes à propos de leurs fantasmes, le décor occupe une place centrale. Singulièrement, faire l’amour sur la plage, dans un cadre romantique, apparaît comme un fantasme féminin récurrent. Voir Michael S. Kimmel et Rebecca F. Plante, “The gender of desire. The sexual fantasies of women and men”, in Michael S. Kimmel (dir.), The Gender of Desire. Essays on Male Sexuality, New York, State University of New York Press, 2005, p. 45-65.
  • [47]
    Notons que dans le contexte occidental, si le choix du conjoint est subjectivement justifié par l’amour (conformément à la conception légitime du couple), il correspond bien souvent à des stratégies objectives de reproduction économique et sociale. Voir Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil, 2012.
  • [48]
    En Afrique, ces transactions économiques ou matérielles sont ordinaires, non stigmatisées, et sont l’expression de l’engagement affectif du partenaire masculin. Voir par exemple Michelle Poulin, “Sex, money, and premarital partnerships in southern Malawi”, Social Science and Medicine, 65(11), 2007, p. 2383-2393.
  • [49]
    L’activité des beach boys étant illégale, ces derniers rapportent en entretien faire régulièrement l’objet d’extorsion de la part de la police. En période touristique, les policiers peuvent se rendre quotidiennement sur la plage et exiger quelques milliers de shillings tanzaniens (moins de cinq euros) auprès de chaque beach boy rencontré, en échange de quoi ils les laissent exercer leurs activités.
  • [50]
    C. Salomon, art. cit. ; George Paul Meiu, “’Mombasa morans‘ : embodiment, sexual morality, and Samburu men in Kenya”, Canadian Journal of African Studies, 43(1), 2009, p. 105-128 ; Corinne Cauvin Verner, « Le tourisme sexuel vu du Sahara marocain : une économie de razzia ? », L’Année du Maghreb, 6, 2010, p. 47-77.
  • [51]
    Altaïr Despres, « Et la femme créa l’homme. Les transactions culturelles intimes dans la danse contemporaine africaine », Sociologie, 6(3), 2015, p. 263-278.
  • [52]
    Thomas Fouquet « De la prostitution clandestine aux désirs de l’ailleurs : une “ethnographie de l’extraversion” à Dakar », Politique africaine, 107, 2007, p. 102-123, en particulier p. 111.
  • [53]
    Joseph J. Lévy, Stéphanie Laporte et Mansour El Feki, « Tourisme et sexualité en Tunisie », Anthropologie et sociétés, 25(2), 2001, p. 143-150, en particulier p. 148.
  • [54]
    D. Pruitt et S. LaFont, art. cit, p. 431 (ma traduction).
  • [55]
    Michel Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Armand Colin, 2013.
  • [56]
    A. Despres, « “Venues pour les plages, restées pour les garçons” ?… », art. cit.
  • [57]
    Hugues Draelants et Olive Tatio Sah, « Femme camerounaise cherche mari blanc : le Net entre eldorado et outil de reproduction », Esprit critique, 5(4), 2003, p. 276-289.
  • [58]
    Ce même constat est fait dans d’autres régions touristiques d’Afrique. Voir par exemple le cas de beach boys kenyans in N. Chege, art. cit. ; Miriam Eid Bergan, “’There’s no love here‘. Beach boys in Malindi, Kenya”, master thesis, Bergen, University of Bergen, 2011. Sur le cas du Ghana, voir Samuel Sunday Segun Odunlami, “Romance tourism in Africa : case study of Ghana”, master thesis, Wageningen, Wageningen University, 2009.
  • [59]
    Entretien avec Mosi, Stone Town, septembre 2016.
  • [60]
    La côte swahilie s’étend sur près de 3 000 kilomètres entre, au Nord, la Somalie, et au Sud, le Mozambique.
  • [61]
    Ces échanges sont potentiellement réciproques et les transactions qui s’effectuent au sein des couples formés par les Zanzibaris et les Occidentales sont aussi susceptibles d’informer les trajectoires d’ascension sociale des secondes. Voir A. Despres, « “Venues pour les plages, restées pour les garçons” ?… », art. cit.
  • [62]
    Tristan Loloum montre bien comment, pour certains hommes européens, la décision d’investir dans l’immobilier au Brésil est liée à des projets conjugaux avec une femme brésilienne. Voir Tristan Loloum, « Derrière la plage, les plantations. Ethnographie d’une “situation touristique” dans le Nordeste brésilien : le cas de Tibau do Sul, RN », thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, Paris/Lausanne, EHESS/Université de Lausanne, chap. 5, 2015.
  • [63]
    Paola Tabet, « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant une compensation », Les Temps modernes, 490, 1987, p. 1-53.
  • [64]
    Sonia Dayan-Herzbrun, « Production du sentiment amoureux et travail des femmes », Cahiers internationaux de sociologie, 72, 1982, p. 113-130.
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