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Article de revue

Faire du terrain en féministe

Pages 66 à 83

Notes

  • [1]
    Cet article est une version remaniée d’un texte présenté le 14 avril 2015, lors d’une séance du cycle de rencontres publiques « Limites frontières » du Groupe de recherche (féministe) Audre Lorde. Cette séance, co-organisée avec Elsa Dorlin et Guillaume Roucoux, était intitulée « Qu’est-ce qu’un terrain ? ».
  • [2]
    Je reprends ici la distinction formulée notamment par Sandra Harding entre méthode (« techniques de rassemblement de preuves »), méthodologie (« une théorie et une analyse de la façon dont une recherche doit être menée ») et épistémologie (« une théorie de la connaissance »). Ma traduction de : « techniques for gathering evidence », « a theory and analysis of how research should proceed » et « a theory of knowledge ». Voir Sandra Harding (éd.), Feminism and Methodology. Social Science Issues, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p. 2-3.
  • [3]
    Voir Nicole Claude-Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », initialement paru en 1971 dans la revue Épistémologies sociologiques, réédité dans L’Anatomie politique, Paris, Côté-femmes, 1991, p. 17-41 ; Christine Delphy, « Pour un féminisme matérialiste », initialement paru en 1975 dans la revue L’Arc, réédité dans L’Ennemi principal 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998, p. 259-269 ; Colette Guillaumin, « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et sociétés, 2, 1981, p. 19-32.
  • [4]
    Nicole Echard, Catherine Quiminal et Monique Sélim, « Débat. L’incidence du sexe dans la pratique anthropologique », Journal des anthropologues, 45(8), 1991, p. 79 - 89.
  • [5]
    Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991, p. 125-143.
  • [6]
    Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 2002 [1990].
  • [7]
    Judith Stacey et Barrie Thorne, “The missing feminist revolution in sociology”, Social Problems, 4, 1985, p. 301-316.
  • [8]
    Du côté de l’anthropologie féministe, mais aussi du côté de l’anthropologie dite « critique » ou encore « postmoderne », voir James Clifford et Edward Marcus, Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Santa Fe, University of California Press, 1986.
  • [9]
    Michael Burawoy, « Revisiter les terrains. Esquisse d’une théorie de l’ethnographie réflexive », in Daniel Cefaï (dir.), L’Engagement ethnographique, Paris, EHESS, 2010 [2003], p. 295-351 (trad. fr.).
  • [10]
    Pour un panorama de cette expansion, se reporter aux cartes établies en 2012 par Sibylle Schweier, responsable scientifique du « Recensement national des études sur le genre et/ou les femmes » [en ligne], disponible sur : http://www.cnrs.fr/mpdf/IMG/pdf/premiers_traitements_cartos.pdf (page consultée le 29 mars 2016).
  • [11]
    Voir Pierre Fournier, « Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur » [en ligne], Ethnographiques.org, 11, 2006, disponible sur : http://www.ethnographiques.org/2006/Fournier (page consultée le 29 mars 2016). Les articles qui mentionnent, en passant, la variable sexe sont nombreux ; celui de Pierre Fournier est signalé parce qu’il a la particularité d’être centré sur le sujet.
  • [12]
    J. Stacey et B. Thorne, art. cit., p. 307-308 (“Gender is assumed to be a property of individuals and is conceptualized in terms of sex difference, rather than as a principle of social organization”).
  • [13]
    Voir notamment l’introduction à un ouvrage collectif tout entier consacré à la question du sexe/genre de l’enquête, revendiquant de se situer « en dépassement » de toute perspective féministe : Anne Monjaret et Catherine Pugeault, « Le travail du genre sur le terrain. Retours d’expériences dans la littérature méthodologique en anthropologie et en sociologie », in Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.), Le Sexe de l’enquête, Paris, ENS Éd., 2014, p. 52. J’ai proposé une critique plus détaillée de ce texte dans les Cahiers du genre, 58, 2015, p. 232-236.
  • [14]
    Voir Joan Wallach Scott, « Fantasmes du millénaire : le futur du “genre” au XXIe siècle », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 32, 2010 [2001], p. 89-117 et en particulier p. 96 (trad. fr.).
  • [15]
    C’est le cas de plusieurs chapitres de l’ouvrage dirigé par Anne Monjaret et Catherine Pugeault, à l’inverse du parti-pris que ces dernières formulent dans leur introduction générale, voir Isabelle Mallon, Jasmina Stevanovic, Marc Bessin, Marie-Hélène Lechien, Geneviève Pruvost, Agnès Jeanjean et Anne Saouter. Les exemples sont désormais nombreux : Geneviève Pruvost, « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », Terrain, 48, 2007, p. 131-148, mis en ligne le 15 mars 2011, disponible sur : http://terrain.revues.org/5059 (page consultée le 29 mars 2016) ; Gwénaëlle Mainsant, « Prendre le rire au sérieux. La plaisanterie en milieu policier », in Alban Bensa et Didier Fassin, Politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, p. 99-123 ; Amélie Le Renard, « Partager des contraintes de genre avec les enquêtées. Quelques réflexions à partir du cas saoudien », Genèses, 81, 2010, p. 128-141 et en particulier p. 128-129 ; Mathieu Trachman, « Une “planque pour mater des culs” ? », Terrains & travaux, 23, 2013, p. 197-215.
  • [16]
    Encore peu de textes en France sont explicites sur les apports méthodologiques du positionnement féministe. J’en relève trois. Issu d’une réflexion collective, le plus ancien en sociologie rassemble des expériences sur les biais ethnocentriques de terrains réalisés hors de France : Anna Jarry, Elisabeth Marteu, Delphine Lacombe, Myriem Naji, Mona Farhan et Carol Mann, « Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses féministes à leur terrain (chantier) », Terrains & travaux, 10, 2006, p. 177-193. Général et rapide, parce que présenté dans le cadre d’une introduction à un ouvrage collectif, celui de Delphine Naudier et Maud Simonet : « L’impossible neutralité : les féministes contre Raymond Aron », in Delphine Naudier et Maud Simonet (dir.), Des Sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte, 2011, p. 9-11. Celui de Béatrice de Gasquet propose un retour réflexif sur son ethnographie de thèse réalisée dans des synagogues non orthodoxes : « Que fait le féminisme au regard de l’ethnographe ? La réflexivité sur le genre comme connaissance située », SociologieS, p. 2-16, numéro « La recherche en actes. Ethnographie du genre », mis en ligne le 26 mai 2015, disponible sur : https://sociologies.revues.org/5081 (page consultée le 29 mars 2016).
  • [17]
    Voir Sandra Harding, “Rethinking standpoint epistemology. What is’strong objectivity‘ ?”, in Linda Alcoff et Elizabeth Potter (éds), Feminist Epistemologies, New York, Routledge, 1993, p. 49-82. Pour une analyse critique de ses travaux et de ceux de Donna Haraway, une autre figure importante de ce courant de pensée, on lira María Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [18]
    J’adopte le choix de traduction défendu par María Puig de la Bellacasa et Sarah Bracke de la notion de standpoint : « Nous faisons le choix que standpoint feminism soit traduit par féminisme “du positionnement”, plutôt que du “point de vue”, alors que cette dernière expression est la plus courante en français et que le terme standpoint est, en anglais, synonyme de viewpoint. Mais le “point de vue”, ou encore la “perspective”, exposeraient notre propos à des interprétations perspectivistes voire relativistes, contraires à notre intention et à celle des auteures dont nous présentons les écrits. “Point de vue” ou “perspective” auraient aussi l’inconvénient de diluer l’intensité contenue dans le terme standpoint qui suggère la résistance, l’opposition, l’adoption d’une attitude, la prise de position. La traduction par “positionnement” permet dès lors d’insister sur le caractère politique, actif et construit du standpoint. » (Sarah Bracke et María Puig de la Bellacasa, « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du genre, 54, 2013 [2009], p. 45-66 et en particulier p. 48 [trad. fr.]).
  • [19]
    Voir Sandra Harding, “Introduction : is there a feminist method ?”, in S. Harding, Feminism and Methodology…, op. cit., p. 1-14 ; Judith Stacey, “Can there be a feminist ethnography ?”, Women’s Studies International Forum, 11(1), 1988, p. 21-27.
  • [20]
    Un élargissement à l’œuvre (non sans heurts) dans le mouvement féministe et dans la recherche, visible dans l’œuvre de Sandra Harding, dont le dernier ouvrage notamment témoigne : Objectivity and Diversity. Another Logic of Scientific Research, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 2015.
  • [21]
    A. Monjaret et C. Pugeault, « Le travail du genre sur le terrain… », op. cit., p. 8-9.
  • [22]
    Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 1983 [1968], p. 52 sq. ; ou encore : M. Burawoy, op. cit., p. 307.
  • [23]
    Pour une synthèse critique, voir Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualité, Paris, PUF, 2008.
  • [24]
    Voir Joan Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Cahiers du GRIF, 37-38, 1988 [1986], p. 125-153 (trad. fr.).
  • [25]
    S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 73.
  • [26]
    G. Mauger, art. cit., p. 125.
  • [27]
    Sur ce sujet, lire aussi le texte fondateur de Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Amsterdam, 2006 [1988] (trad. fr.).
  • [28]
    Lila Abu-Lughod, « Écrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux », in D. Cefaï (dir.), op. cit., p. 421-423 (trad. fr.). Cette idée a également été énoncée en France mais sans connaître les développements auxquels elle a donné lieu outre-Atlantique ; on la retrouve par exemple sous la plume de Christine Delphy lorsqu’elle écrit que « [t]oute connaissance est le produit d’une situation historique, qu’elle le sache ou non. Mais qu’elle le sache ou non fait une grande différence ; si elle ne le sait pas, si elle se prétend “neutre”, elle nie l’histoire qu’elle prétend expliquer, elle est idéologie et non connaissance. Toute connaissance qui ne reconnaît pas, qui ne prend pas pour prémisse l’oppression sociale, la nie, et en conséquence la sert objectivement » (C. Delphy, L’Ennemi principal 1, op. cit., p. 265).
  • [29]
    Voir Donna Haraway, « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle », in Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, Paris, Exils, 2007 (trad. fr.), p. 116. L’article d’origine a été publié aux États-Unis en 1988.
  • [30]
    S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 69 (“have made the move from declaiming as a problem or acknowledging as an inevitable fact to theorizing as a systematically accessible resource for maximizing objectivity the inescapable social situatedness of knowledge claims”).
  • [31]
    M. Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway…, op. cit., p. 39.
  • [32]
    Nancy Hartsock, “The feminist standpoint : developing the ground for a specifically historical materialism”, in Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, New York, Routledge, 2003 [1983], p. 35-54.
  • [33]
    E. Dorlin, Sexe, genre et sexualité, op. cit., p. 18.
  • [34]
    S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 8.
  • [35]
    Laura Nader, “Up the anthropologists : perspectives gained from studying up”, in Dell H. Hymes (éd.), Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Books, 1972, p. 285 (“the normative impulse often leads one to ask important questions about a phenomenon that would not be asked otherwise, or to define a problem in a new context”).
  • [36]
    Pierre Bourdieu déplore qu’au contraire d’autres sciences « plus “pures” », les sciences sociales ne soient que « partiellement autonomes » (« La cause de la science », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1995, p. 3-10 et en particulier p. 7) et s’il envisage la possibilité pour des nouveaux entrants « marginaux » de « rompre avec les routines de l’establishment académique », en revanche il est très circonspect concernant leur capacité à occasionner des « ruptures critiques avec la doxa et l’orthodoxie », et surtout il met en garde contre leur « soumission à des injonctions ou des contraintes externes » (ibid., p. 8-10). Son analyse est périlleuse à critiquer parce qu’elle est tout entière rédigée contre une proposition épistémologique qui n’est pas explicitée ; mais si l’on peut admettre avec lui combien la mauvaise foi, la résistance à la critique et à l’objectivation sont des adversaires redoutables, souvent au service du maintien d’un ordre social naturalisé, en revanche l’opposition hiérarchisée qu’il établit et la rupture qu’il prône entre les savoirs scientifiques et les autres reviennent à ériger l’autorité scientifique en autorité incontestable, au nom d’une pureté à laquelle il est difficile de souscrire d’un point de vue féministe. Réduisant les savoirs militants à des « dispositions subversives » à « convertir » dans un mouvement de « sublimation scientifique » pour en faire les ressorts d’une analyse qui soit digne d’attention, Pierre Bourdieu écrit : « Dans le cas des sciences sociales, l’instauration des conditions sociales de la rupture et de l’autonomie est particulièrement nécessaire et particulièrement difficile. Du fait que leur objet, donc ce qu’elles disent à son propos, est un enjeu politique […], elles sont particulièrement exposées au danger de “politisation” : il est toujours possible d’importer et d’imposer dans le champ des forces et des formes externes, génératrices d’hétéronomie et capables de contrecarrer, de neutraliser et parfois d’anéantir les conquêtes de la recherche libérée des présupposés » (Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 161-162). Là réside un désaccord fondamental : les féministes, relisant leurs prédécesseurs et leurs contemporains en science, n’ont (eu) de cesse de montrer combien la recherche n’a jamais été libérée de présupposés androcentriques, et plus largement ethnocentriques. À titre d’exemple de ce type de relecture, voir Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010.
  • [37]
    Aux États-Unis, le Black feminism a élaboré une critique interne à la théorie féministe à partir d’expériences de femmes africaines-américaines : bell hooks a développé la notion de « vision du monde oppositionnelle » (oppositional worldview), Patricia Hill Collins celle de « perspective des outsiders intégrés » (outsider-within-perspective). Voir Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • [38]
    Voir M. Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway…, op. cit., p. 29 : « L’espoir que ces descriptions maximisent l’objectivité est donc basé sur un travail collectif, sur des positions qui auraient moins intérêt à perpétuer le statu quo, et pas sur une garantie ou un fondement – Harding parle d’ailleurs plutôt de grounds que de foundations. » Ou encore, Donna Haraway : « Fonder la capacité de voir à partir des marges et des profondeurs a une grande importance. Mais cela comporte le sérieux danger d’idéaliser et/ou de s’approprier la vision des moins puissants alors qu’on revendique de voir à partir de leur position. Voir d’en bas ne s’apprend pas facilement et n’est pas sans problème, même si “nous” habitons “naturellement” le grand terrain souterrain des savoirs assujettis. Les positionnements des assujettis ne sont pas dispensés de réexamen critique, de décodage, de déconstruction et d’interprétation. […] Les points de vue des assujettis ne sont pas des positions “innocentes”. Au contraire, ils sont privilégiés parce qu’en principe moins susceptibles d’autoriser le déni du noyau critique et interprétatif de tout savoir. » (D. Haraway, « Savoirs situés… », op. cit., p. 118-119).
  • [39]
    María Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires. Autour des politiques féministes des savoirs situés », Multitudes, 12, 2003, p. 39-47 et en particulier p. 44.
  • [40]
    Le terme est récurrent dans les écrits féministes de référence, et se retrouve par exemple à plusieurs reprises dans le récent article, en français, de Béatrice de Gasquet, cité plus haut (« Que fait le féminisme au regard de l’ethnographe ?… »), qui recommande la lecture de Kamala Visweswaran, “Betrayal : an analysis in three acts”, in Kama Visweswaran, Fictions of Feminist Ethnography, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, p. 40-59.
  • [41]
    Voir C. Guillaumin, art. cit, p. 28 sq.
  • [42]
    J. Stacey et B. Thorne, art. cit., p. 303.
  • [43]
    S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 66 et p. 68 (“Female feminists are made, not born. Men, too, must learn to take historic responsibility for the social position from which they speak.”).
  • [44]
    Sur ce sujet, lire aussi G. Chakravorty Spivak, op. cit. ; Joan W. Scott, « Experience », in Judith Butler et Joan W. Scott (éds), Feminists Theorize the Political, New York/Londres, Routledge, 1992, p. 22-40.
  • [45]
    A. Le Renard, art. cit.
  • [46]
    L. Abu-Lughod, « Écrire contre la culture… », op. cit., p. 422. On se reportera également à deux classiques sur le sujet, parus un peu plus tôt dans les années 1980 et ayant posé les fondements d’une réflexion qui n’a pas cessé depuis lors : Elizabeth V. Spelman, Inessential Woman : Problems of Exclusion in Feminist Thought, Boston, Beacon Press, 1988 ; Denise Riley, “Am I That Name ?” Feminism and the Category of “Women” in History, Londres, Macmillan, 1988.
  • [47]
    Voir Xavier Dunezat, « Travail militant et/ou travail sociologique ? Faire de la sociologie des mouvements sociaux en militant », in D. Naudier et M. Simonet (dir.), op. cit., p. 80-97.
  • [48]
    Voir Lila Abu-Lughod, “Can there be a feminist ethnography ?”, Women and Performance : A Journal of Feminist Theory, 5(1), 1990, p. 7-27.
  • [49]
    J. Stacey, art. cit., p. 21-22 et p. 24.
  • [50]
    O. Schwartz, op. cit., p. 42-43.
  • [51]
    Voir G. Pruvost, art. cit., p. 142.
  • [52]
    Voir Laura L. O’Toole et Jessica R. Schiffman (éds), Gender Violence. Interdisciplinary Perspectives, New York/Londres, New York University Press, 1997.
  • [53]
    Agnès Jeanjean, « Une ethnologue, des égoutiers et des universitaires. Rapports sexués, rapports politiques », in A. Monjaret et C. Pugeault, op. cit., p. 192.
  • [54]
    Voir Eva Moreno, “Rape in the field. Reflections from a survivor”, in Don Kulick et Margaret Willson (éds), Taboo : Sex, Identity, and Erotic Subjectivity in Anthropological Fieldwork, Londres/New York, Routledge, 2004 [1995], p. 219-250.
  • [55]
    Collectif, Le Sexe du travail, Grenoble PUG, 1984, p. 11.
  • [56]
    Eleni Varikas, « “Le personnel es politique” : avatars d’une promesse subversive », Tumultes, 8, 1996, p. 135-162
  • [57]
    Lila Abu-Lughod, “Zones of theory in the anthropology of the Arab world”, Annual Review of Anthropology, 18, 1989, p. 267-306 et en particulier p. 267 (“Knowledge is power. The Americans and the British know everything. They want to know everything about people, about us. Then if they come to a country, or come to rule it, they know what people need and they know how to rule”).
  • [58]
    Bruno Latour, « Comment redistribuer le Grand Partage ? », Revue de synthèse, 110, 1983, p. 223-224 et p. 236.
  • [59]
    Christelle Hamel, « “Faire tourner les meufs”. Les viols collectifs : discours des médias et des agresseurs », Gradhiva, 33, 2003, p. 85-92.
  • [60]
    Maryse Jaspard, équipe Enveff, Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, Paris, La Documentation française, 2003.
  • [61]
    Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil, 2001 [1995], p. 244 (trad. fr.).
  • [62]
    L. Nader, op. cit., p. 290 (“The consequences of not studying up as well as down are serious in terms of developing adequate theory and description. If one’s pivot point is around those who have responsibility by virtue of being delegated power, then the questions change”).
  • [63]
    Seule la classe sociale est retenue dans leur explication.
  • [64]
    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Aises et malaises du chercheur : considérations sur l’enquête sociologique dans les beaux quartiers », L’Homme et la société, 116, 1995, p. 19-29.
  • [65]
    Je m’en tiendrai à un propos exclusivement « académique » et laissant de côté la question de la restitution de la recherche aux publics situés en dehors du monde universitaire qui nécessiterait un développement en soi : les chercheur-e-s féministes ont toujours deux « auditoires », d’une part les chercheur-e-s, d’autre part les féministes (L. Abu-Lughod, « Écrire contre la culture… », op. cit., p. 425).
  • [66]
    Dorothy E. Smith, “Women’s perspective as a radical critique of sociology”, in S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 84-96.
  • [67]
    S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 9 (“soul searching” et “an anonymous, invisible voice of authority”). À l’inverse, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dans l’article cité plus haut, et malgré une grande réflexivité concernant leurs affects et les effets de la distance sociale qui les sépare de leurs enquêté-e-s, font tout pour « s’abstraire » de ces émotions et finalement du récit de l’enquête, allant jusqu’à refuser d’écrire ce dernier à la première personne du pluriel (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, art. cit., p. 19).
  • [68]
    Voir Isabelle Clair, « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique », Revue française de sociologie, 57, 2016, p. 45-70.
  • [69]
    J’ai moi-même voté contre : le texte était artificiel, procédurier, reposant sur la notion de « consentement éclairé » largement combattue ailleurs dans le monde pour sa naïveté et son effet de déresponsabilisation des enquêteur-trice-s une fois le papier de consentement signé par l’enquêté-e.
  • [70]
    Daniel Cefaï, « Codifier l’engagement ethnographique ? Remarques sur le consentement éclairé, les codes d’éthique et les comités d’éthique », in D. Cefaï (dir.), op. cit., p. 493-512.
  • [71]
    Pour un résumé, voir Bulletin de l’ANEF, 46, 2005, p. 97-100, disponible sur : http://nextgenderation.collectifs.net/texts/welzerlangfr.html (page consultée le 29 mars 2016).
  • [72]
    Le 6 mai 2015, un communiqué de presse intitulé « Halte à l’inertie de l’université en matière de harcèlement sexuel ! », et signé de plusieurs associations (CLASHES, ANEF, AVFT, EFiGiES, ANCMSP) exige la suspension de la procédure d’un recrutement à l’Université de Toulouse présidé par Daniel Welzer-Lang, finalement obtenue le 20 mai suivant (suite notamment à une pétition signée des mêmes associations, rejointes par l’ASES).
  • [73]
    M. Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires… », art. cit., p. 44.
  • [74]
    Voir Rose-Marie Lagrave, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 83, 1990, p. 27-39.
figure im1
DANS FEMINISM AND METHODOLOGY, publié en 1987 (Indiana University Press), la philosophe Sandra Harding a réuni diverses contributions majeures du positionnement féministe. Un an plus tôt, elle avait publié un ouvrage intitulé The Science Question in Feminism (Cornell University Press) qui avait remporté le « 1987 Jessie Bernard Award of the American Sociological Association ».
Couverture de l’ouvrage de Sandra Harding, Feminism and Methodology, 1987.

1S’il existe en France des sociologues féministes qui font du terrain, et ce depuis plusieurs décennies, en revanche elles ont peu écrit sur ce que les savoirs féministes pouvaient apporter à la réflexion sur le terrain avant une période récente, que ce soit au travers de retours réflexifs sur leurs propres enquêtes ou dans des articles explicitant leurs méthodes et leurs méthodologies. Elles se sont plutôt exprimées sur un plan d’abord épistémologique [2] pour contrer l’androcentrisme de leurs congénères et de leurs prédécesseurs, critiquant les constructions d’objet et les modèles interprétatifs de ces derniers [3] : le passage concret par le terrain, implicitement contenu dans ces deux extrémités de l’enquête, n’a pendant longtemps fait l’objet d’aucune publication spécifique – ou alors en anthropologie, et en petit nombre [4].

2Pourtant s’il y a bien une perspective de recherche susceptible de résonner avec la promotion de terrains réflexifs, c’est la perspective féministe : que ce soit pour discuter de l’implication de l’enquêteur oblitérant toute prétention à une quelconque « neutralité » [5] ; ou encore du « cynisme » de ce dernier qui impose son « désir de savoir » à ses enquêtés et fait carrière dans et sur leur dos [6]. Les publications relatives à ce type de questions sont prolifiques aux États-Unis depuis les années 1970. Mais il est vrai que là-bas, c’est l’anthropologie (aux côtés de l’histoire et de la littérature) qui a été le plus marquée par la perspective féministe, et non la sociologie [7], au contraire de ce qui s’est produit en France. Or le retour réflexif sur l’enquête de terrain et la prise en compte de l’engagement de l’ethnographe ont d’abord été initiés aux États-Unis en anthropologie [8], quand la sociologie, malgré une tradition ethnographique plus ancienne, s’est longtemps maintenue, là-bas aussi, dans des critères méthodologiques « positivistes » [9]. La réflexion féministe sur le terrain s’y est donc développée depuis l’anthropologie, y compris parmi les sociologues.

3En France, on peut désormais lire des textes méthodologiques qui s’appuient sur des termes que la théorie féministe a mis au cœur de sa réflexion ou qu’elle a forgés, en raison d’une double expansion : celle des recherches dont le genre est une catégorie d’analyse centrale [10], et celle des articles, ouvrages et rubriques de revues explicitement consacrés aux questions de méthode et de méthodologie en sociologie. Ces textes ne constituent pas un ensemble homogène parce qu’ils ne s’inscrivent pas tous dans un même cadre épistémologique.

4La majorité d’entre eux ne (re)connaissent en réalité que la variable sexe, ignorant le genre et sa bibliographie [11]. D’autres, de plus en plus nombreux, « cooptent le genre », selon l’expression des sociologues états-uniennes Judith Stacey et Barrie Thorne : son champ lexical est utilisé en dehors de toute conceptualisation féministe et plus largement en dehors de tout cadre théorique critique – « Le genre [y] apparaît comme une propriété individuelle et [y] est conceptualisé en termes de différence de sexe, plutôt que comme un principe d’organisation sociale » [12] ; il est alors ravalé au rang de variable, c’est-à-dire que le rapport hiérarchique entre hommes et femmes, masculin et féminin, est évacué de l’analyse méthodologique [13] ; comme dans le cas précédent, l’analyse du « sexe/ genre de l’enquête » revient à passer en revue quantité de « situations » particulières liées au partage ou au non partage, de part et d’autre de la relation d’enquête, de « caractéristiques personnelles ». Ce phénomène de cooptation a été depuis longtemps analysé aux États-Unis, où il s’est produit plus tôt parce que les recherches féministes s’y sont diffusées plus massivement et y ont obtenu une reconnaissance moins tardive qu’en France ; l’historienne Joan Scott, qui est l’une des principales actrices et une actrice historique de ce domaine d’études, le déplore : « Malgré toute l’insistance des théoriciennes féministes à expliquer le terme genre, elles n’ont pas pu empêcher la corruption de son emploi. Dans la conversation ordinaire, on emploie autant les termes de sexe et de genre comme synonymes que comme contraires. Le genre est parfois devenu, semble-t-il, un euphémisme poli pour le sexe. Et si l’on en croit le nombre de livres et d’articles savants qui considèrent que le genre et les femmes sont des synonymes, les universitaires ne sont pas plus doués que le grand public pour faire la distinction entre le physique et le social, objectif initial du terme genre [14]. »

5Enfin, il existe désormais en France des textes qui proposent des retours réflexifs sur des terrains réalisés dans un cadre épistémologique féministe, que celui-ci soit explicitement mentionné ou qu’il transparaisse des catégories et des références mobilisées [15]. C’est dans la continuité de ce dernier ensemble que s’inscrit cet article, mais au lieu de rendre compte d’une enquête conçue dans un cadre féministe, je m’efforcerai d’expliciter en quoi un tel cadre est producteur de questionnements méthodologiques généraux que d’autres épistémologies critiques ne permettent pas d’envisager ou enjoignent d’envisager autrement [16]. Mon propos sera inspiré par mes propres expériences d’enquête, mais ne reposera pas tout entier sur elles – mon dessein n’étant pas de livrer un manuel de bonnes pratiques de l’enquête au regard de canons féministes (ni a fortiori d’ériger mon travail en exemple), mais de proposer des pistes de réflexion sur ce que la théorie féministe peut apporter à la réflexion méthodologique en sociologie.

6La caractéristique première de cette théorie est d’être ancrée dans le mouvement féministe. Il s’agit d’un ancrage historique, puisqu’elle est une émanation plus ou moins directe, selon les lieux et les époques, de ce mouvement social. Et c’est un ancrage revendiqué : elle n’est pas seulement conçue comme une ressource à disposition du mouvement mais elle procède elle-même de savoirs forgés en son sein. Une telle posture est fondatrice puisque la théorie féministe s’est construite contre les savoirs consacrés par les milieux académiques qui excluaient les femmes (en tant que sujets et en tant qu’objets de connaissance) et les problématiques que des femmes chercheures, à partir des années 1960-1970, ont d’abord souvent développées en dehors du monde académique, puis progressivement en son sein. Ces problématiques visaient à rendre compte de vies jusque-là oubliées par des savants et des savoirs androcentrés dont l’objectivité a pour cette raison été qualifiée de « faible » par la philosophe Sandra Harding [17], l’une des principales auteures de l’épistémologie dite du positionnement féministe (feminist standpoint) [18]. Sa proposition d’élaborer une objectivité « forte » (strong objectivity), qui lie ensemble la prise en compte des conditions matérielles d’existence des chercheur-e-s, leurs inévitables engagements particuliers et la production de connaissance, redéfinit les critères de scientificité contre le fantasme (ou le mensonge) selon lequel la science pourrait être délestée de prénotions.

7Mobiliser un ensemble théorique datant des années 1980, dans la continuité d’analyses formulées dans les années 1970 outre-Atlantique mais aussi en France, est d’actualité à plusieurs titres. Dans un pays où l’adjectif féministe continue d’être perçu comme incompatible avec toute recherche vraiment scientifique, jusque dans les rangs des chercheur-e-s qui manient le concept de genre, il n’est pas inutile de prendre connaissance de textes passionnants qui ne sont pas des références en sociologie ou qui font l’objet d’un usage affaibli au regard de leurs ambitions. Si la notion de standpoint se diffuse, particulièrement au sein des nouvelles générations de chercheur-e-s en sciences sociales, elle apparaît souvent comme une notion floue et minimaliste (pour dire que la science n’est « pas neutre »), et peut servir à essentialiser des positions, un travers que Sandra Harding a particulièrement contesté. Participer à diffuser la réflexion sur le positionnement féministe revient aussi à traduire sur le terrain des propositions épistémologiques qui, tout en partageant de nombreux points communs avec des propositions produites dans d’autres cadres critiques, en contestent aussi certains fondements. S’il n’existe pas de « méthode féministe » en tant que telle [19], c’est-à-dire de techniques féministes qui constitueraient un ensemble radicalement alternatif aux façons de faire du terrain les plus courantes ou les plus anciennes, en revanche, la nature des interactions qui se développent au cours d’une enquête ainsi que la transformation par l’enquêteur-trice de la vie des autres en terrain – de jeu, de lutte, de preuves – posent de nombreux problèmes qui rencontrent de façon singulière la promotion d’une science féministe.

8Après avoir présenté les critères d’une « objectivité forte », j’envisagerai quelques-unes des conséquences qu’une telle redéfinition de l’objectivité a pour le terrain, en commençant par une question : dans la mesure où le positionnement féministe se fonde sur l’idée que l’appartenance au groupe des femmes constitue une position épistémique privilégiée, doit-on en conclure que seules des femmes peuvent faire du terrain en féministes ? La réponse à cette question sera un préambule pour expliciter les principales implications de l’adjectif féministe : l’inscription dans une histoire et une pratique, celles de la lutte de femmes pour obtenir une place et une légitimité dans la communauté des savants et l’engagement explicite dans des solidarités avec d’autres femmes, et plus largement avec divers groupes sociaux dominés [20]. Je m’efforcerai de montrer concrètement ce que peut signifier d’endosser cette histoire et cet engagement : disposer d’outils féministes face aux crises de terrain, prendre garde à ne pas remiser le terrain du « privé » dans le hors-sujet, interroger la position de pouvoir que l’on est susceptible d’occuper quand on enquête sur autrui, voir dans le positionnement féministe un critère et un instrument de réflexivité méthodologique, enfin promouvoir le développement d’une réflexion déontologique sur l’exercice du métier de sociologue.

De la théorie féministe aux questions de terrain

Lier méthode et théorie féministe

9Une translation des théories féministes sur un plan méthodologique suppose que soit réaffirmée la nécessité de penser ensemble méthode et théorie. Dans l’introduction générale d’un ouvrage collectif, Le Sexe de l’enquête, Anne Monjaret et Catherine Pugeault prônent l’inverse. En donnant la priorité à ce qu’elles nomment « l’entrée méthodologique », elles estiment possible de s’exonérer de toute préoccupation d’ordre théorique. Les problèmes de méthode qu’elles évoquent sont dès lors éparpillés en une multitude de problèmes interindividuels dans lesquels les rapports de domination interviennent de manière occasionnelle. Par ailleurs, refusant de s’inscrire dans un cadre théorique féministe, conçu comme dangereusement « militant », leur propos, ignorant de ses propres positionnements, s’affranchit de tout corpus de référence et se prive d’une partie des résultats des travaux produits dans ce cadre (notamment les plus anciens) [21].

10Contre ce type de posture, affirmer la nécessité de lier méthode et théorie n’a rien de particulièrement féministe. Peu ou prou, l’ensemble des sociologues qui promeuvent une lecture critique du monde social le pensent, selon des options théoriques diverses [22]. En revanche, ce qui est spécifique aux féministes, c’est d’organiser leur théorie autour du genre, conçu comme un rapport social ou de pouvoir (seul, privilégié ou en articulation avec d’autres) quand leurs confrères non féministes (particulièrement marxistes ou bourdieusiens) ne retiennent souvent que la classe sociale.

11De façon assez basique, on peut ainsi proposer qu’une méthodologie puisse être qualifiée de féministe, en amont de toute autre discussion concernant les différentes façons féministes de concevoir le sexe, le genre, et la sexualité [23], si et seulement si : 1) elle promeut de penser ensemble théorie et méthode ; 2) elle fonde cette théorie sur une acception selon laquelle le genre est une catégorie d’analyse [24] et non un objet ou une « donnée » à observer ; et 3) elle s’appuie sur un corpus bibliographique féministe – entre autres corpus.

12Ce préalable dans la réflexion est aussi un préalable chronologique dans le processus de la recherche. Comme le rappelle Sandra Harding, on ne corrige pas après-coup le sexisme et l’androcentrisme d’un objet, au moyen d’une méthode capable de contrôler des biais [25]. Si au moment de formuler sa question de recherche, on n’« imagine » pas que des « stratifications genrées » existent (entre autres stratifications sociales), on oriente son travail selon une problématique qui n’en tient pas compte ; et si l’on fait des hypothèses aveugles, il y a de fortes chances qu’on ne voie finalement pas grand-chose, quand bien même on aurait les yeux rivés au terrain.

Faire de l’impureté de la démarche scientifique une ressource

13Dénonçant depuis longtemps l’androcentrisme des cadres d’analyse sociologique et anthropologique « classiques », la recherche féministe est particulièrement encline à révéler les ordres hiérarchiques qui traversent de façon inévitable la relation d’enquête, ordres dont l’ignorance ou le déni ont longtemps édifié une barrière infranchissable entre sujets et objets de connaissance. En France comme aux États-Unis, cette critique a été fondatrice mais outre-Atlantique, elle a connu des traductions méthodologiques plus explicites : la promotion du positionnement féministe comme projet épistémologique va de pair avec la reconnaissance de l’impossible neutralité de l’enquêteur-trice sur le terrain. Non seulement parce que ce-tte dernier-e ne peut se rendre « invisible » ni partir du principe que la relation d’enquête serait « une situation de communication transparente » [26], mais plus fondamentalement parce que la problématisation, le choix de la méthode, la façon de mener son terrain et d’en analyser le contenu sont déterminés par la position sociale et par le positionnement politique du ou de la chercheur-e. Une position et un positionnement souvent déniés ou dont la neutralisation constitue un idéal.

14Selon l’anthropologue Lila Abu-Lughod, la recherche féministe est particulièrement à même d’interroger la relation entre sujets et objets de savoir parce qu’elle repose sur la critique de la perception des femmes par les hommes savants comme des « autres » naturalisés [27]. À l’instar des anthropologues « de l’entre-deux » (halfies, c’est-à-dire issus du monde enquêté), les anthropologues féministes « ne peuvent faire aisément abstraction de l’enjeu du positionnement », contre la croyance commune des autres anthropologues en la possibilité d’adopter une « posture d’extériorité » [28], qualifiée aussi par l’historienne des sciences Donna Haraway de « truc divin (God trick) qui consiste à voir tout depuis nulle part » [29].

15La prétention à la neutralité conduit à une objectivité que Sandra Harding qualifie de « faible » : se déclarant à distance et en rupture axiologique avec le reste du monde social, un savoir prétendument neutre s’autoproclame au-dessus de tout soupçon alors qu’il a fait la preuve, des décennies durant, de son incapacité à restituer la vie de la moitié de l’humanité (entre autres parts oubliées). À l’inverse, Sandra Harding défend l’idée selon laquelle un savoir « intéressé » est capable d’engendrer une « objectivité forte » et des résultats « moins faux ». Les féministes ont produit et produisent des connaissances nouvelles, incluant des vies qui jusqu’à ce qu’elles en parlent dans leurs travaux n’étaient pas problématisées, et se trouvaient dès lors exclues du savoir légitime, parce qu’elles sont intéressées par les finalités de la recherche et les contraintes dans lesquelles celle-ci s’élabore, et parce que leur regard s’est formé dans des expériences inconnues de la plupart des savants. Selon Sandra Harding, les théories du positionnement « ont cessé de voir comme un problème ou un fait regrettable l’impossibilité pour tout savoir d’être produit en dehors d’une certaine position sociale ; elles l’ont théorisée comme une ressource permettant d’accroître l’objectivité » [30]. Ouvrant la démarche féministe au-delà des femmes, Sandra Harding pose comme une exigence des épistémologies du positionnement d’être à l’écoute des savoirs produits en dehors des savoirs consacrés : il faut réfléchir « à partir de vies marginalisées » ; c’est-à-dire « exiger des sciences une ouverture constante aux positions/visions minoritaires » [31]. Dans une filiation marxiste, et suite aux premières propositions sur le positionnement formulées par la philosophe Nancy Hartsock [32], il s’agit de décrire les rapports de domination depuis la position dominée : « […] de la même façon que Marx a dénoncé le prétendu échange “égalitaire” qui se trame dans le contrat de travail entre le capitaliste et le prolétaire, en adoptant le point de vue des prolétaires, c’est-à-dire en élucidant leurs conditions matérielles d’existence » [33].

16Adopter le positionnement féministe implique pour les chercheur-e-s d’historiciser leurs objets de recherche, de se situer socialement, et d’admettre que c’est souvent d’abord en raison des contraintes sociales qui pèsent sur leur propre vie qu’ils ou elles formulent leurs problématiques : ce faisant, ils et elles visent à répondre à ce qui est un problème pour eux/elles. Positionner son travail sociologique dans une perspective féministe, c’est dès lors reconnaître et revendiquer qu’il se soit formé à partir d’« expériences en lutte politique » [34]. L’anthropologue Laura Nader, citant des projets de recherche d’étudiant-e-s fondés sur des révoltes situées à mille lieux des questions de recherche de leurs enseignant-e-s, considère qu’un travail né d’une « indignation » est particulièrement apte à renouveler les objets et à participer à la construction d’un savoir plus démocratique, une idée également centrale dans les écrits de Sandra Harding : « l’élan normatif conduit souvent à redéfinir un problème dans un cadre inédit ou à formuler des questions importantes à propos d’un phénomène qui ne pourraient advenir en dehors de cet élan » [35]. Ici, point d’appel à la « sublimation scientifique » comme le fait de son côté Pierre Bourdieu, point de regret que des savoirs extérieurs au champ scientifique puissent s’« importer » en son sein [36], car c’est dans le mouvement social et dans la conscience collective et individuelle de l’existence d’oppressions (plus ou moins multiples) que se forgent et gagnent à se forger les objets de recherche. Cela ne signifie pas que les liens entre mouvement social et recherche universitaire, ou que l’ouverture aux voix minoritaires (de femmes, de personnes racisées [37], appartenant à des minorités sexuelles ou à tout autre groupe social dominé) soient conçus comme des gages de renouvellement critique des théories dominantes [38] ; en revanche la séparation étanche entre ces mondes et la surdité à ces voix apparaissent comme des conditions favorisant l’exclusion du monde académique de personnes et d’objets placés « hors savoir » parce qu’ils sont en réalité « hors norme » [39].

Pratiques du terrain et pratiques féministes

17Ces thèses peuvent se décliner pour penser le terrain selon (au moins) deux principaux axes. D’une part, l’inclusion d’interpellations minoritaires, la mise en exergue du privilège épistémique d’expériences dominées et en lutte, l’explicitation des liens entre la définition des critères de scientificité et les conditions de production de la science se matérialisent sur le terrain dans une tension entre un devoir de solidarité et la conscience (fondatrice) que la position de savant est une position de pouvoir. D’où une attention à toute trahison que l’objectivation et l’exposition de la vie d’autrui sont susceptibles d’engendrer [40]. La trahison recouvre diverses réalités : sur le terrain, l’enquêteur-trice est susceptible de se faire voyeur, de trahir les intérêts des enquêté-e-s au moment de publiciser la recherche, d’instrumentaliser leur affection, de rompre le contrat de confiance obtenu parfois de haute lutte au cours de l’enquête, de parler à la place d’autrui ou de tordre la réalité dans son compte rendu ; toutes conduites que les enquêté-e-s peuvent dénoncer sous forme de reproches, de défiance, de refus de participation, voire de représailles. Le rapport de pouvoir induit par le dispositif de l’enquête vient briser la solidarité inscrite au frontispice de l’engagement féministe et rappelle ce dont on a soi-même fait les frais collectivement : transformer la vie des autres en objet et décider qui mérite ou non le statut d’objet [41] ne sont pas des opérations inoffensives.

18On proposera ainsi de ne pas cantonner l’analyse méthodologique à la prise en compte des rapports sociaux qui structurent la relation d’enquête (qui ne sont bien sûr pas toujours à l’avantage de l’enquêteur-trice) : à la lumière de la théorie féministe, se pose avec acuité le fait que la ou le sociologue, quelles que soient ses caractéristiques sociales, et quelles que soient celles de « ses » enquêté-e-s, occupe une position de pouvoir à l’égard de ces dernier-e-s – il ou elle définit son objet de recherche, met en place des relations sociales dont lui ou elle seul-e connaît la finalité et qui servent d’abord ses propres intérêts (professionnels notamment), il ou elle tient la plume au moment de rendre publique la description de la vie d’autrui, et tout cela alors même qu’il ou elle travaille à mettre au jour des ordres hiérarchiques qu’il ou elle juge illégitimes. Il lui incombe dès lors une responsabilité, éthique et déontologique, indissociable du travail réflexif qui accompagne son entreprise de connaissance.

19D’autre part, enquêter en féministe revient à se référer à un corpus bibliographique (riche de plusieurs décennies de recherches théoriques et empiriques) et à un ensemble de pratiques, forgées et renouvelées dans le mouvement social, qui peuvent être autant de ressources pour construire, réaliser et analyser ses terrains.

20En suivant ces deux fils – la solidarité et l’horizontalité comme visées contrariées, la théorie et la pratique féministes comme outils –, je passerai en revue divers moments-clés dans la construction du terrain : depuis sa définition en amont de la recherche jusqu’à sa conclusion, en passant par son déroulement concret et les conflits de loyauté auquel il expose.

Faire du terrain en tant que femme ?

21Il est assez aisé pour des féministes de récuser la figure du sociologue ou de l’anthropologue héros – explorateur téméraire se frottant à une altérité menaçante, scientifique fort d’une neutralité à toute épreuve. En revanche, leurs enquêtes de terrain peuvent donner lieu à une forme d’héroïsation des femmes, dans un mouvement de réparation ou de correction allant à l’encontre de la période androcentrique, lorsque les chercheurs comme les enquêtés étaient presque tous des hommes. Il s’agit de « mettre les femmes au centre du savoir » [42] ; c’est-à-dire d’enquêter sur des femmes pour les sortir de l’invisibilité et parfois, dans un mouvement parallèle, de valoriser, de façon plus ou moins explicite, le sexe des chercheuses et d’en faire une condition de méthodologie féministe. Plusieurs questions se posent alors.

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VIVIAN MAIER, Autoportrait, sans date.
Photo. © Vivian Maier/Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York.
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LILA ABU-LUGHOD, anthropologue et féministe.
Anthropologist Lila Abu-Lughod interviewing Bedouin women, West Egypt. Photo. © Sharon Hutchinson/AnthroPhoto.

22Tout d’abord, les femmes sont-elles les seules à pouvoir conduire des enquêtes de terrain dans une perspective féministe ? Sandra Harding met en garde contre toute « essentialisation des sujets de savoir ». Les théories du positionnement placent certes les expériences de femmes au point de départ de l’analyse féministe, mais il ne faut pas en déduire que seules des femmes seraient capables de produire un savoir féministe, et seraient donc seules légitimes à le faire : « On ne naît pas féministe, on le devient » [43]. Elle critique la tendance de l’« empirisme féministe spontané » à essentialiser l’expérience des femmes [44], comme si une telle expérience était susceptible de corriger le sexisme et l’androcentrisme des travaux produits en dehors d’une perspective féministe, de façon mécanique et assez conservatrice – a posteriori et sans qu’il soit besoin de toucher aux cadres dans lesquels sont pensées les méthodologies canoniques. Contre toute essentialisation des expériences et des positions, Sandra Harding souligne la possibilité pour chacun-e d’accéder à des savoirs produits ailleurs et par d’autres que soi à condition d’apprendre les histoires et les espoirs de ces derniers, de nous exposer pour leurs combats jusqu’à ce qu’ils deviennent les nôtres, de dénoncer les croyances et les pratiques institutionnelles qui les excluent.

23Cela ne signifie pas que, sur le terrain, le partage de positions avec les enquêté-e-s ne puisse pas constituer une ressource pour comprendre leur monde. Ce dont témoigne l’article d’Amélie Le Renard revenant sur sa relation d’enquête avec des femmes saoudiennes, qu’elle définit comme « un processus de socialisation » : le partage avec ses enquêtées de mêmes « contraintes de genre », dans un même espace-temps, l’a « familiarisée » avec les « modalités de leur expérience du genre » dans leur vie quotidienne – qu’il s’agisse de leurs pratiques vestimentaires variables en fonction des lieux, de leur dépendance aux hommes pour se déplacer dans l’espace public, de leurs transgressions plus ou moins tolérées de normes présentées comme des interdits, et de leurs rapports multiples avec les autorités (policières, universitaires, familiales) [45].

24Mais si Amélie Le Renard est une femme, elle n’est pas que cela : elle est aussi, et même surtout, aux yeux des « femmes musulmanes » qu’elle rencontre sur son terrain, « une Occidentale ». Faite femme dans sa société comme ses interlocutrices dans la leur, la sociologue occupe aussi une position dominante par rapport à elles, ce qui ne leur échappe pas et s’articule de façon particulièrement centrale avec leur expérience du genre, « le discours sur la “libération des femmes” » jouant un rôle moteur dans la domination occidentale. Ce type d’enquête révèle de façon saillante la principale objection à toute essentialisation des positions : la catégorie femme ne doit pas être prise comme un allant de soi homogénéisant. La « crise de l’identité du soi et de la subjectivité » traversée par le féminisme, du fait de diverses interpellations qui se sont formulées en son sein, a d’ailleurs permis à l’anthropologie féministe, selon Lila Abu-Lughod, de tirer des enseignements fondamentaux, extensibles à l’ensemble de la discipline (et à l’ensemble des démarches impliquant un terrain) : « Premièrement, le soi est toujours une construction, jamais une entité naturelle ou donnée, même s’il en a l’apparence. Deuxièmement, le procès de création d’un soi par l’opposition à un autre entraîne toujours la violence d’une répression ou d’une méconnaissance d’autres formes de différence. La théorie féministe a été contrainte d’explorer les implications pour la formation de l’identité, ainsi que les possibilités pour l’action politique, des entrecroisements du genre, en tant que système de différenciation, avec d’autres systèmes de différenciation, parmi lesquels, dans le monde moderne, la race et la classe » [46].

25Dès lors, un terrain réalisé en féministe doit-il, et même peut-il, être un terrain de lutte pour l’émancipation des femmes ? Si l’on met à part les enquêtes portant centralement sur des luttes qui articulent l’engagement de l’enquêtrice-teur à celui de ses enquêtées, et qui mériteraient un développement spécifique [47], il peut sembler périlleux de transformer une relation dont on est à l’initiative en une relation de lutte commune avec des personnes qui se trouvent, comme soi-même, à la croisée de divers rapports sociaux et alors qu’on les observe dans leur vie quotidienne le plus souvent en dehors de toute lutte explicite. Il ne s’agit pas de dire que l’on ne peut pas se montrer solidaire de personnes auprès de qui l’on enquête, ni que l’on ne doive pas décider de mettre au centre de son objet de recherche des expériences et des explications dont on pense qu’elles doivent être visibilisées ou défendues. Mais ne faut-il pas renoncer à sauver qui que ce soit, où que ce soit, et particulièrement sur un terrain d’enquête ? Croisant en permanence son double positionnement en tant que féministe et en tant que « semi-indigène », Lila Abu-Lughod met en garde contre toute prétention à parler au nom des personnes rencontrées sur le terrain, dès lors conçues comme « à émanciper », homogénéisées dans une condition commune de victimes, et contre l’illusion romantique de construire avec elles des alliances qu’elles n’ont pas réclamées [48].

Faire du terrain la conscience tranquille ?

26Judith Stacey souligne pour sa part les effets dévastateurs de « l’illusion de l’alliance » avec les enquêté-e-s qui fait croire que l’on pourrait échapper à la duplicité de l’entreprise sociologique au nom d’une morale toute féministe. Après avoir promu avec Barrie Thorne la conduite d’enquêtes ethnographiques parce que cette méthode leur paraissait a priori plus que toute autre en accord avec les « principes féministes » (plus à même de contextualiser la vie des enquêté-e-s, de saisir leurs résistances à la domination et de permettre une relation « collaborative »), elle est ressortie de sa première expérience de terrain très désenchantée, jusqu’à voir dans l’ethnographie la méthode la plus violente qui soit, fondée sur un rapport d’« exploitation » plus « dangereux » et plus « masqué » que « les méthodes positives, abstraites, “masculinistes” » – comprendre : quantitatives [49]. De façon un peu similaire à ce que décrit Olivier Schwartz à la même époque, Judith Stacey découvre que faire du terrain revient à se retrouver coincée dans des conflits de loyauté insupportables, à mentir à ses enquêté-e-s (pour en protéger d’autres, pour se protéger soi-même, pour protéger la conduite de l’enquête) et, quels que soient les dispositifs de collaboration qu’elle s’efforce de mettre en place, à finalement signer seule le compte rendu de l’enquête et à tirer seule des profits tangibles de relations qu’elle seule a fait advenir, et pour servir sa propre cause. Elle adopte dans son texte un ton de fausse innocence, partant intentionnellement de ses préjugés et de ses attentes à l’égard du terrain, reconnaissant que la sévérité de sa charge en découle. Mais ce parti-pris l’empêche aussi d’analyser ce qui n’annule certes pas l’asymétrie de départ ni n’absout la part de « cynisme » inhérente à toute enquête de terrain, mais dément l’idée selon laquelle une relation d’enquête ne serait que cela : une sombre affaire d’exploitation et d’instrumentalisation d’autrui. Notamment parce qu’elle peut constituer pour les enquêté-e-s « une instance de légitimation » et de « reconnaissance », particulièrement dans des mondes faits « d’éléments qui sont tenus secrets parce qu’ils sont en panne, ou en quête de reconnaissance sociale » [50].

27Par ailleurs le cynisme, s’il est en partie fondé sur le « vol » des enquêté-e-s au profit de la carrière de l’enquêteur-trice, a également pour objectif la réussite de l’enquête : si ces deux finalités du terrain se recoupent à de nombreux égards, elles ne sont néanmoins pas synonymes. Mentir sur le sujet réel de sa recherche, sur son identité en dehors de l’enquête, observer les gens au-delà de ce qu’ils peuvent imaginer ont aussi pour finalité de constituer un matériau solide à même de fonder l’analyse, en l’occurrence féministe, que l’on en fera a posteriori. Or une telle analyse est critique de l’ordre social, et de nombreux terrains, ou segments de terrains, sont menés dans l’adversité et donc dans une forme de clandestinité : ils visent à saisir ce qui, dans la réalité observée, fonde ou perpétue les hiérarchies organisées par le genre, mais aussi par la classe, la race, la sexualité, etc. Le mensonge, le manque de transparence sur les raisons du terrain ou toute autre forme de dissimulations sont inhérentes à toute entreprise de dévoilement des logiques de domination. De façon significative, il est par exemple assez rare de pouvoir dire sur son terrain que l’on est féministe [51]

28Pour résumer, ce n’est probablement ni dans l’identité de part et d’autre de la relation d’enquête, ni dans le fantasme de sauver qui que ce soit, ni dans la recherche d’une illusoire pureté morale que réside ce que l’on pourrait concevoir comme une façon féministe de faire du terrain. En revanche il est des moments où des questions émergent qu’une conception féministe de l’enquête peut aider à voir, et peut-être à résoudre. Parce que les savoirs féministes ont ceci de particulier qu’ils sont ancrés dans une pratique. Dès lors, faire du terrain équipé-e de ses savoirs-là, c’est aussi disposer de manuels mentaux mobilisables dans un certain nombre de situations de crise qui ne manquent pas d’émailler le terrain.

Disposer d’outils féministes face aux crises sur le terrain

29Fondée sur une chaîne d’interactions et sur le partage progressif d’un lien intime, la relation d’enquête, quel que soit son objet, ne peut qu’entraîner des intrusions plus ou moins réciproques dans les vies qu’elle fait se croiser, parfois bien au-delà de ce que l’on imaginait au départ, et de ce que l’on pourrait souhaiter. Mais on est là, on l’a voulu. Si l’asymétrie de départ est impossible à annuler, il semble difficile de se dérober quand elle participe à créer des attentes de la part des personnes que l’on a choisies ou retenues pour l’enquête. L’enquêteur-trice peut être mobilisé-e par un-e enquêté-e pour valoriser certaines expériences que son monde familier ne reconnaît pas ou pour contribuer à résoudre des conflits que ce monde a engendrés.

30Mais comment réagir à la sollicitation de crise ? S’il n’existe pas de réponse toute faite, en revanche il est important de s’attendre à ce que surviennent des crises qui pourront nécessiter de s’impliquer dans des conflits, alors même que l’enquête semblerait avoir tout intérêt à ce que l’on ne prenne jamais parti. Outre le fait que ce type d’implication est monnaie courante sur le terrain, son évitement peut sembler inacceptable notamment lorsqu’on est rendu-e témoin de « violences de genre » [52] : des violences physiques, psychiques ou sexuelles à l’encontre de filles/femmes, mais aussi toute violence visant à légitimer la hiérarchisation des sexes et des sexualités (quel que soit le sexe ou le genre de la personne violentée), y compris quand elle se manifeste entre hommes, dans l’espace domestique comme dans l’espace public. Lorsqu’on enquête en féministe, la condition de témoin oblige à intervenir et en solidarité avec la victime, directement ou en délégant l’intervention à des professionnel-le-s compétent-e-s.

31On peut aussi être soi-même victime de ce type de violence ; c’est pourquoi on ne peut s’aventurer sur un terrain, ou y entraîner un-e étudiant-e que l’on encadre, sans savoir, et faire savoir, que celui-ci est susceptible de mettre l’enquêteur, et plus souvent encore l’enquêtrice, dans des situations conflictuelles qui peuvent s’avérer non seulement désagréables et préjudiciables pour l’enquête, mais aussi inquiétantes, voire dangereuses, y compris pour soi-même. Les savoirs féministes peuvent aider à anticiper et à analyser in situ ces situations. Agnès Jeanjean rapporte ainsi combien la découverte de textes féministes, après avoir rédigé sa thèse, a pu modifier de manière rétrospective la perception qu’elle avait eue dans un premier temps de son expérience de terrain auprès d’hommes égoutiers : elle avait dû se conformer à des modèles de féminité plausibles pour ces derniers mais qu’elle avait éprouvés sans filtre, comme autant de violences répétées à son endroit (victime d’insultes sexistes, contrainte d’accepter un rôle d’initiée auprès d’hommes plus âgés, etc.) ; elle en conclut qu’il « n’est pas […] facile de garder la mesure tout en résistant à une violence symbolique frappée de déni, surtout lorsque l’on n’a pas une solide culture féministe » [53]. D’une façon générale, le déni dont souffre une partie des sociologues à l’égard des rapports de sexe, des injonctions normatives du genre et de la hiérarchisation des sexualités, à l’œuvre dans toute relation sociale et donc dans toute relation d’enquête, favorise l’incompréhension, et peut exposer notamment les plus vulnérables des enquêteur-trice-s (débutant-e-s, jeunes, sans grandes ressources matérielles, dominé-e-s dans l’espace universitaire et/ou dans l’espace de l’enquête en raison de leur sexe, de leur genre, de leur sexualité, de leur couleur de peau, etc.) à de grands dangers – des violences psychologiques ou physiques, des agressions sexuelles, des intimidations répétées. Le déni entraîne l’impréparation et l’impossibilité pour toute personne menant un terrain dans des conditions qui peuvent s’avérer difficiles de seulement le dire pour trouver solutions et réconfort [54].

32S’opère alors, dans la relation d’encadrement de la recherche ou dans les discussions méthodologiques et professionnelles entre pairs, un mécanisme bien connu de renvoi dans le personnel de conflits en réalité à l’œuvre partout, et dont le mouvement et la recherche féministes ont depuis longtemps montré la dimension structurelle et politique.

Ne pas remiser le terrain du « privé » dans le hors-sujet

33Ce mécanisme, susceptible de plonger des enquêteur-trice-s dans la solitude et le désarroi doit être également traqué dans les hiérarchisations que l’on opère pendant l’enquête pour déterminer ce que l’on garde pour l’analyse. Ainsi quel que soit l’objet sur lequel on travaille, ce qui est raconté à propos des espaces privés des enquêté-e-s, principaux espaces de leur vie personnelle, ne devrait pas être a priori écarté au prétexte qu’il serait à première vue hors-sujet. La critique de la séparation du privé et du public – entre « sphères » privée et publique, entre travail professionnel et travail domestique – constitue l’une des problématiques classiques de la pensée féministe. C’est pourquoi faire du terrain en féministe est susceptible de rendre plus attentif-ve au hors-sujet, en particulier lorsqu’il est question (dans les propos recueillis, dans les scènes observées) d’affaires communément considérées comme personnelles.

34Les terrains centralement situés dans les espaces privés me semblent même à encourager. Re-conceptualisant le travail contre « la dichotomie production/reproduction », la sociologie féministe en France, alors qu’elle annonçait dans l’ouvrage collectif et programmatique Le Sexe du travail une attention commune aux « structures familiales » et au « système productif », a finalement surtout enquêté dans les espaces du travail professionnel, accordant moins d’importance aux espaces privés ; alors que l’antagonisme entre les groupes de sexe s’y réalise avec le plus de violence, dans la plus grande banalité et de façon dissimulée, et que la construction de soi genrés y est fondatrice, justifiant l’ordre familial, conjugal, et filial. La politisation des institutions de la famille et de l’hétérosexualité devrait susciter plus d’intérêt de la part des féministes au moment de construire leur terrain : si « la famille n’est pas le lieu clos d’un domaine privé » [55], en revanche elle se réalise en grande partie dans des lieux peu accessibles, retranchés du regard « public ». Sans la construction de terrains à cheval sur la dichotomie, ou localisés en dehors des espaces professionnels, de l’arène politique ou de la rue, le risque est de reconduire indirectement la dichotomie, de l’entériner de fait dans la production générale des recherches féministes en validant, par l’accumulation de ses terrains, « la séparation sexuée et topographique entre privé et public » [56].

Quitter le terrain et trahir

35La conclusion du terrain remet au premier plan l’asymétrie qui est à son origine. C’est à nouveau l’enquêteur-trice qui, de façon unilatérale, décide : c’est fini. Qu’il ou elle le fasse brutalement, en douceur, ou ne close jamais tout à fait ses relations d’enquête (continuées lors de visites intermittentes, par téléphone, ou via internet), il est un moment où l’intensité de la présence et des relations s’estompe en même temps que le désir de l’enquêteur-trice. Le cynisme reprend tout à fait ses droits : n’ayant plus besoin de rien, l’enquêteur- trice abandonne le terrain qu’il ou elle a créé.

36L’abandon se fait pour l’investissement d’autres lieux et d’autres personnes – les « pairs », les seuls à qui peut être reconnue une égalité de condition : qui jugent, qui évaluent, non seulement le travail accompli mais aussi la vie des enquêté-e-s. Alors que Lila Abu-Lughod, au moment de montrer son premier livre à l’un de ses enquêtés bédouins analphabètes, lui expliquait que son compte rendu permettrait aux Américains de comprendre la diversité des modes de vie dans le monde, et notamment la « validité » de la vie des Arabes, celui-ci lui a répondu : « Le savoir c’est le pouvoir. Les Américains et les Britanniques savent tout. Ils veulent tout savoir sur les gens, sur nous. Du coup, lorsqu’ils arrivent dans un pays, ou qu’ils viennent pour le diriger, ils savent ce dont les gens ont besoin et ils savent comment les diriger » [57]. Quand bien même on écrit pour les enquêté-e-s, pour faire connaître leur vie, et dès lors contrer leur invisibilité et les images faussées que cette invisibilité concourt à justifier, quand bien même on cherche à faire la preuve des inégalités qui affectent le monde, et dont on est parfois affecté-e soi-même, ce faisant on est susceptible de donner aux maîtres de nouveaux outils pour perpétuer la domination.

37La trahison semble inévitable, elle s’opère dans le passage du terrain à l’amphithéâtre, de l’enquête à l’écriture de son compte rendu. Même informé-e-s de cet ultime mouvement, les enquêté-e-s sont par ce mouvement dépossédé-e-s : du sens de leurs pratiques, de leurs paroles, et de leur destination. Ainsi que l’écrit Bruno Latour imaginant le retour de Jeanne Favret-Saada à la Sorbonne pour la soutenance de sa thèse sur la sorcellerie dans le Bocage : « La Sorbonne n’est pas un universel ; c’est un lieu aussi délimité que la ferme de Monsieur… Mais à la Sorbonne il est parlé de la ferme de Monsieur… et ceci dans le plus grand détail. Comment parler rue des Écoles de cette ferme ? Il faut y avoir été ; il faut y avoir pris quelque chose. » Bruno Latour reconnaît à Jeanne Favret-Saada d’avoir permis une symétrisation, à l’encontre du Grand Partage, entre les savoirs sur la sorcellerie enquêtés dans le Bocage et les savoirs universitaires, en refusant notamment d’opposer l’irrationalité supposée des premiers à la rationalité indiscutée des seconds. Mais la circulation du discours sur le Bocage, dans la langue canonique d’une thèse d’anthropologie et en direction des messieurs de la Sorbonne conduit à une « mise à distance » entre l’anthropologue et son objet : « l’asymétrie se crée entre savoirs, rien qu’en déplaçant le narrateur » ; si le Grand Partage est démasqué, en revanche le fait que « le savoir [soit] inégalement partagé » reste intouché, tant que la « violence » opérée par « le chercheur scientifique » demeure dissimulée [58].

38La trahison occasionnée par le déplacement du narrateur et les instrumentalisations du récit d’enquête contre le milieu enquêté sont d’autant plus probables que le terrain se situe en bas de la hiérarchie sociale et que l’enquêteur ou l’enquêtrice tend à dominer ses enquêté-e-s en raison de son sexe et/ou de sa sexualité, de sa trajectoire scolaire, de son statut professionnel au moment de l’enquête, de sa position dans l’ordre racial, etc. Je prendrai l’exemple de l’écriture sur le viol, entre autres exemples possibles, qui incarne de façon particulièrement aiguë la difficulté à rendre compte d’une pratique qui fait l’objet de grandes inégalités discursives : massivement tue ou massivement mise en mots, selon les caractéristiques sociales de ses acteur-trice-s.

39Craignant de faire le jeu des discours racistes à l’encontre des jeunes hommes issus de l’immigration maghrébine en France, et encouragée par des collègues à ne pas exagérer des situations à leurs yeux marginales, Christelle Hamel a d’abord hésité à publier un article revenant sur les récits de viols collectifs produits par des hommes de son corpus d’enquête de thèse. Elle l’a fait finalement [59] mais en n’évoquant ces récits qu’après une mise en perspective du discours médiatique et politique sur le viol, et en situant sa propre enquête, liée à un terrain localisé, dans un ensemble plus vaste de questions relatives aux « résistances au dévoilement de l’ampleur des violences envers les femmes dans l’ensemble de la société française », corroborées notamment par les résultats de l’enquête Enveff [60]. De même Philippe Bourgois, au moment de rendre compte de son enquête sur le commerce illégal du crack à New York, a craint de produire une « pornographie de la violence » du fait qu’il a décidé d’enquêter sur une population particulièrement marginale et stigmatisée. Il a fait sienne la mise en garde de Laura Nader : « N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir : tout ce que vous direz sur eux pourra être retenu contre eux ». Lui aussi a finalement inclus dans son texte des extraits de conversations dont il a été témoin sur son terrain, entre des hommes violeurs dont certains étaient devenus, au cours de l’enquête, des amis ; ce faisant il précise : « Il est clair qu’il n’y a rien de particulièrement portoricain dans le viol. Encore une fois, en tant que chercheur blanc de sexe masculin, pour éviter de toucher au tabou inconscient, il aurait été plus facile d’éliminer ces propos sur le viol collectif. Mais je crois quand même que taire la violence sexuelle revient à accepter le statu quo sexiste. Le viol est omniprésent ; et tout se passe comme si la société maintenait une terrifiante conspiration du silence pour garder le contrôle sur cette dimension douloureuse de l’oppression des femmes au quotidien » [61].

40Ce qui est « clair » pour Philippe Bourgois est loin d’aller de soi pour une part du lectorat de son récit d’enquête. En partie pour cette raison, Laura Nader promeut le développement de recherches « indignées » et, engageant un point de vue marginalisé, qui s’attachent à enquêter sur les lieux du pouvoir au lieu de surinvestir ceux « des sans-pouvoir » : il s’agit d’enquêter « en haut » (study up). « N’étudier que le bas de l’échelle sociale, en négligeant son sommet, peut être sérieusement préjudiciable à l’élaboration de théories et de descriptions adéquates. Si l’on s’attache à étudier les personnes qui sont aux responsabilités en raison du fait qu’elles sont investies du pouvoir, alors les questions de recherche ne sont plus les mêmes » [62]. L’enquête est dès lors susceptible de révéler les façons dont fonctionnent et se perpétuent les rapports de domination non seulement aux « managers » mais aussi à ceux et à celles qui sont « managed ». Productive à des fins de renouvellement des connaissances et de divulgation de pratiques de domination, une telle orientation ne résout en revanche pas complètement les problèmes de trahison et d’asymétrie inscrits dans le terrain. Ce dont témoignent Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, loin de toute épistémologie féministe, dans un article réflexif sur leurs enquêtes dans la grande bourgeoisie, consacré au « double jeu [du sociologue] qui s’appuie sur la confiance gagnée pour la trahir ». Tout leur propos confirme que si la trahison est très visible lorsqu’on domine « objectivement » ses enquêté-e-s, elle est là, et de façon « chronique » y compris lorsque l’on est dominé-e par eux/elles [63]. Les auteur-e-s isolent très rapidement dans leur texte « la position objective dans laquelle se trouve le chercheur », mais ne la caractérisent ensuite que sous forme métaphorique (le policier remettant son rapport) ou symptomatique (le malaise, la gêne, la mauvaise conscience, etc.). L’article ne théorise finalement pas cette position génératrice de nombreux inconforts et de ripostes (la corruption, la sanction, la fermeture du terrain) mais c’est bien le fait que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot occupent, malgré tout, une position de pouvoir à l’égard de leurs enquêté-e-s qui leur fait découvrir que l’on peut entrer dans un monde où l’on « n’a pas sa place » parce qu’on est chercheur [64]. Particulièrement visible lorsque l’enquêteur-trice est un-e intellectuel-le fonctionnaire, cette asymétrie est tapie dans n’importe quelle enquête sociologique, de façon certes plus ténue mais néanmoins réelle lorsque celle-ci est par exemple menée par des étudiant-e-s, du seul fait qu’ils et elles sont alors aux commandes (ce qui ne manque pas de provoquer chez certain-e-s un vertige politique et éthique, lors de leurs premiers pas sur le terrain).

Voir dans le positionnement un critère et un instrument de réflexivité

41Il serait utile de passer en revue, au prisme de la théorie et de la pratique féministes, les réflexions menées sur l’écriture pendant le terrain ainsi que sur les liens entre l’écriture restitutive et l’écriture du matériau. Je me contenterai ici de dire quelques mots sur les stratégies d’écriture permettant que la hiérarchisation entre apports de connaissance et reconnaissance de certaines vies l’emporte sur la trahison qui leur est faite et plus spécifiquement sur les modalités de l’exercice réflexif [65].

42L’exigence de la réflexivité n’a rien de spécifiquement féministe mais les savoirs féministes, en promouvant l’avènement d’une science politisée, peuvent empêcher que l’on s’enferre dans la sempiternelle suspicion ou crainte selon laquelle on en ferait « trop » ou, au contraire, on en dirait « trop peu ». Une suspicion ou une crainte particulièrement activée (plutôt oralement qu’à l’écrit) lorsqu’il est question du sexe ou a fortiori de la sexualité du ou de la chercheur-e, comme s’il était nécessairement plus complaisant et plus obscène de parler de son sexe ou de sa sexualité plutôt que de ses origines sociales élégamment bourgeoises ou héroïquement populaires, ou encore de son excellence scolaire dans la petite enfance.

43Pour établir ce qui fait qu’un propos est suffisamment, trop ou trop peu réflexif, et contre le faux critère du narcissisme (impossible à définir sociologiquement, et servant souvent à disqualifier ce qui compte ou ne doit surtout pas compter dans l’analyse réflexive), on peut admettre que toute information sur la position de l’enquêteur-trice n’est utile que si elle permet d’objectiver le positionnement de ce-tte dernier-e ainsi que les effets de ce positionnement sur la formulation de la question de recherche, sur le choix du terrain, sur sa réalisation, sur son analyse. Ainsi que le préconise la sociologue Dorothy Smith, la réflexivité doit permettre d’examiner ce qui motive le « sujet » de connaissance, ses partialités, ses engagements, sa position sociale, comme celui-ci examine son « objet » [66]. Il ne s’agit pas de se soumettre à un « examen de conscience » mais de rendre compte à ses lecteur-trice-s de la position historique, sociale, incarnée à partir de laquelle le ou la chercheur-e écrit plutôt que d’apparaître comme « une voix anonyme et invisible faisant autorité » [67].

44Par ailleurs, une lecture féministe du monde social et du petit monde des chercheur-e-s enjoint à considérer que mentionner ou ne pas mentionner telle ou telle qualité, telle ou telle conduite sur le terrain ne peut pas être conçue seulement comme tributaire d’un excès ou d’un manque de pudeur : les contraintes discursives déterminées par des rapports hiérarchiques (de sexe, de sexualité notamment) qui traversent le monde universitaire comme le reste du monde, légitiment certaines qualités ou conduites, et en délégitiment d’autres. Dès lors, on ne peut évaluer un bon exercice réflexif à l’aune exclusive de la plus ou moins bonne volonté de l’enquêteur-trice à restituer sa position et sa conduite sur le terrain ; on doit tenir compte du fait que n’est dit que ce qui est dicible, autorisé, sans risque, sans piège, dans un univers qui, tout en enjoignant désormais à l’auto-analyse, peine à reconnaître qu’il est lui-même loin d’être sans tabous [68].

Participer à la réflexion déontologique sur le terrain

45Faire du terrain en féministe peut enfin conduire à réfléchir à la possibilité d’une déontologie féministe du travail de terrain. Or il se trouve que la réflexion déontologique dans la sociologie française est en panne. Deux congrès de l’Association française de sociologie ont suffi à enterrer (jusqu’à présent) le sujet. Après une première tentative de réflexion en 2009, les participant-e-s à l’assemblée générale de son congrès suivant, en 2011, se sont positionnés contre un projet de charte destinée à codifier le travail de terrain. Je ne remets pas en cause les raisons de ce rejet [69]. Mais le débat qu’il a engendré semble avoir eu un effet de clôture de tout débat sur les enjeux déontologiques du travail de terrain. Rejetant ce texte, il semble que l’assemblée générale de l’AFS ait rejeté toute possibilité de discuter de questions, que ce texte posait certes mal, mais qu’il avait peut-être malgré tout le mérite de poser. En tant que féministes faisant du terrain, et alors que nous ne nous sommes pas organisé-e-s pour proposer d’alternative à cette charte, il me semble que nous pouvons faire nôtre l’idée défendue par Daniel Cefaï dans son article (publié sur le site de La Vie des idées quelques semaines avant le congrès de 2009) selon laquelle on ne devrait plus « dissocier l’enquête sur la méthodologie de la réflexion sur la déontologie ». Très critique à l’égard des « codifications de l’engagement ethnographique », Daniel Cefaï prône néanmoins que, forts des débats, vieux de plusieurs décennies, qui ont pu avoir lieu ailleurs, nous pourrions « imaginer une […] arène de réflexion déontologique et de formation pédagogique, en langue française » [70].

46Ne souhaitant pas clore la discussion ni minorer les nombreuses difficultés qu’elle revêt, Daniel Cefaï invite à un débat que la perspective féministe pourrait nourrir ; d’autant que l’on bénéficie déjà des réflexions et des actions menées par le collectif Clasches, à l’occasion notamment de la dénonciation de la promotion de Daniel Welzer-Lang au sein de l’Université de Toulouse au début des années 2000 au motif de « désaccords déontologiques » [71], régulièrement renouvelées jusque dans la période récente [72] ; ces réflexions et actions, si elles excèdent les seuls enjeux déontologiques du travail d’enquête, n’en sont pas moins des acquis féministes, ancrés dans un contexte et des faits circonstanciés, à même de poser des problèmes concrets auxquels s’atteler pour élaborer une méthodologie féministe qui n’exclue pas cette dimension fondamentale du terrain.

47L’un des principaux apports de la théorie féministe pour penser le terrain réside probablement dans la nécessité que puisse être discutée l’autorité du savant. Une autorité restée longtemps indiscutable, ce dont les premières chercheuses féministes, et d’autres à leur suite, ont personnellement et professionnellement pâti. En effet, le silence sur les femmes qui a longtemps marqué la production en sciences sociales a ensuite fait place à une délégitimation des recherches qui mettaient les femmes en leur centre, et qui allaient de fait à l’encontre de ce silence. L’épistémologie du positionnement féministe peut apparaître comme la traduction théorique d’une lutte interne au monde académique (plus ouverte aux États-Unis qu’en France), qui a répondu à des reproches de mauvaise foi par un argument scientifique.

48Que signifie de mettre l’autorité du savant sur la sellette ? Il ne s’agit pas de miner le travail scientifique, de l’exposer à tous vents et à tous discours contestataires, mais de reconnaître « le caractère impliqué de toute production de savoir », rendre compte, « comme part intégrante de ses propositions, de ce qui les nourrit et les contraint : avoir à l’esprit ce qu’un savoir exclut, qui a compté comme sujet dans sa construction, en fonction de quoi on a accordé une légitimité à ce savoir et à ceux qui le proposent, et sur qui/quoi ces propositions auront des effets [73]. »

49Sur le terrain, cette exigence se traduit notamment par une attention au rapport de pouvoir engendré par le dispositif même de l’enquête dont l’évocation de la trahison est une manifestation fréquente. Le sentiment ou le fait de trahir ses enquêté-e-s pour l’enquêteur-trice féministe, ou le reproche de trahison qui peut lui être adressé, entre en collision avec sa solidarité avec d’autres femmes, et selon ses options théoriques et politiques, avec d’autres minorités. Mais au fond, ce sentiment ou ce reproche sont susceptibles de survenir sur n’importe quel terrain, que celui-ci soit conçu en féministe ou non. À partir du moment où la question de départ de la recherche est ancrée dans une indignation ou a minima dans un rapport critique au monde social, et quelles que soient les transformations et les censures dont elle est susceptible d’avoir fait l’objet au cours de sa mise en équation scientifique, la position de pouvoir occupée par l’enquêteur-trice contredit les diverses formes de proximité qui existent entre lui/elle et les enquêté-e-s – qu’il s’agisse de similitudes biographiques et sociales, de communs engagements politiques, ou encore de liens de confiance construits au fur et à mesure de l’enquête en dépit de différences ou de divergences par ailleurs. Seule la reconnaissance de ce rapport de pouvoir permet, en lien avec l’analyse des rapports sociaux à l’œuvre dans la relation d’enquête, de comprendre ce qui alors se joue d’un point de vue méthodologique.

50Faire du terrain en féministe expose aussi à des problèmes. Notamment parce qu’il existe une tension entre d’une part l’affirmation du lien entre théorie, méthode et politique, et d’autre part, la nécessité de prendre garde à ne pas imposer de façon rigide la théorie qu’on s’est donnée au départ et la politique que l’on vise sur la réalité que l’on observe (d’autant qu’on l’observe au prisme de cette théorie et de cette politique). Surinterprétation et généralisation abusive pourraient être les principaux symptômes d’une forme de violence théorique susceptible d’être infligée a posteriori. Celle-ci peut prendre plusieurs formes : rabattre toute l’analyse sous le genre, au mépris d’autres rapports sociaux (ce que font avec le rapport de classe nombre de comptes rendus fondés sur d’autres cadres théoriques) ; sous-estimer les résistances mises en œuvre par les personnes enquêtées parce qu’elles adviennent selon des modalités non conformes aux idées que l’on se fait de la compétence politique ; décider qu’il serait inutile de restituer le sens que les acteurs sociaux donnent à leurs pratiques parce que ce sens serait tout entier manipulé par les rapports de domination.

51Adopter un positionnement féministe dans l’enquête peut aussi exposer auprès de ses pairs à des risques au premier rang desquels se profile la délégitimation du travail de recherche, accusé de manquer de scientificité lorsque cette dernière est confondue avec la neutralité, l’impartialité, l’apolitisme revendiqué – un risque auxquelles les chercheuses féministes, qu’il s’agisse du terrain ou de quoi que ce soit d’autre, ont toujours été exposées, ce qui a pu en conduire certaines, selon les circonstances, à dissimuler le plus possible leur cadre de pensée, jusqu’à devoir l’oublier [74].

52Mais réfléchir au terrain en féministe, et s’armer d’outils féministes pour faire du terrain constituent également des ressources. Pour anticiper, analyser, et parfois désamorcer, en direct, les éventuelles violences que l’on subit ou dont on est rendu témoin. Pour mettre en mots son rapport au terrain et plus largement à son objet de recherche en faisant du positionnement un moyen de répondre à l’exigence de réflexivité dans le compte rendu sans sombrer dans la confession ou dans la complaisance. Pour tenir ensemble, dans une réflexion commune, des aspects du métier de sociologue qui tendent à être dissociés, jusqu’à contribuer, à partir de pratiques et de savoirs depuis longtemps éprouvés, à une réflexion déontologique de son exercice.


Date de mise en ligne : 28/06/2016.

https://doi.org/10.3917/arss.213.0066

Notes

  • [1]
    Cet article est une version remaniée d’un texte présenté le 14 avril 2015, lors d’une séance du cycle de rencontres publiques « Limites frontières » du Groupe de recherche (féministe) Audre Lorde. Cette séance, co-organisée avec Elsa Dorlin et Guillaume Roucoux, était intitulée « Qu’est-ce qu’un terrain ? ».
  • [2]
    Je reprends ici la distinction formulée notamment par Sandra Harding entre méthode (« techniques de rassemblement de preuves »), méthodologie (« une théorie et une analyse de la façon dont une recherche doit être menée ») et épistémologie (« une théorie de la connaissance »). Ma traduction de : « techniques for gathering evidence », « a theory and analysis of how research should proceed » et « a theory of knowledge ». Voir Sandra Harding (éd.), Feminism and Methodology. Social Science Issues, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p. 2-3.
  • [3]
    Voir Nicole Claude-Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », initialement paru en 1971 dans la revue Épistémologies sociologiques, réédité dans L’Anatomie politique, Paris, Côté-femmes, 1991, p. 17-41 ; Christine Delphy, « Pour un féminisme matérialiste », initialement paru en 1975 dans la revue L’Arc, réédité dans L’Ennemi principal 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998, p. 259-269 ; Colette Guillaumin, « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et sociétés, 2, 1981, p. 19-32.
  • [4]
    Nicole Echard, Catherine Quiminal et Monique Sélim, « Débat. L’incidence du sexe dans la pratique anthropologique », Journal des anthropologues, 45(8), 1991, p. 79 - 89.
  • [5]
    Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991, p. 125-143.
  • [6]
    Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 2002 [1990].
  • [7]
    Judith Stacey et Barrie Thorne, “The missing feminist revolution in sociology”, Social Problems, 4, 1985, p. 301-316.
  • [8]
    Du côté de l’anthropologie féministe, mais aussi du côté de l’anthropologie dite « critique » ou encore « postmoderne », voir James Clifford et Edward Marcus, Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Santa Fe, University of California Press, 1986.
  • [9]
    Michael Burawoy, « Revisiter les terrains. Esquisse d’une théorie de l’ethnographie réflexive », in Daniel Cefaï (dir.), L’Engagement ethnographique, Paris, EHESS, 2010 [2003], p. 295-351 (trad. fr.).
  • [10]
    Pour un panorama de cette expansion, se reporter aux cartes établies en 2012 par Sibylle Schweier, responsable scientifique du « Recensement national des études sur le genre et/ou les femmes » [en ligne], disponible sur : http://www.cnrs.fr/mpdf/IMG/pdf/premiers_traitements_cartos.pdf (page consultée le 29 mars 2016).
  • [11]
    Voir Pierre Fournier, « Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur » [en ligne], Ethnographiques.org, 11, 2006, disponible sur : http://www.ethnographiques.org/2006/Fournier (page consultée le 29 mars 2016). Les articles qui mentionnent, en passant, la variable sexe sont nombreux ; celui de Pierre Fournier est signalé parce qu’il a la particularité d’être centré sur le sujet.
  • [12]
    J. Stacey et B. Thorne, art. cit., p. 307-308 (“Gender is assumed to be a property of individuals and is conceptualized in terms of sex difference, rather than as a principle of social organization”).
  • [13]
    Voir notamment l’introduction à un ouvrage collectif tout entier consacré à la question du sexe/genre de l’enquête, revendiquant de se situer « en dépassement » de toute perspective féministe : Anne Monjaret et Catherine Pugeault, « Le travail du genre sur le terrain. Retours d’expériences dans la littérature méthodologique en anthropologie et en sociologie », in Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.), Le Sexe de l’enquête, Paris, ENS Éd., 2014, p. 52. J’ai proposé une critique plus détaillée de ce texte dans les Cahiers du genre, 58, 2015, p. 232-236.
  • [14]
    Voir Joan Wallach Scott, « Fantasmes du millénaire : le futur du “genre” au XXIe siècle », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 32, 2010 [2001], p. 89-117 et en particulier p. 96 (trad. fr.).
  • [15]
    C’est le cas de plusieurs chapitres de l’ouvrage dirigé par Anne Monjaret et Catherine Pugeault, à l’inverse du parti-pris que ces dernières formulent dans leur introduction générale, voir Isabelle Mallon, Jasmina Stevanovic, Marc Bessin, Marie-Hélène Lechien, Geneviève Pruvost, Agnès Jeanjean et Anne Saouter. Les exemples sont désormais nombreux : Geneviève Pruvost, « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », Terrain, 48, 2007, p. 131-148, mis en ligne le 15 mars 2011, disponible sur : http://terrain.revues.org/5059 (page consultée le 29 mars 2016) ; Gwénaëlle Mainsant, « Prendre le rire au sérieux. La plaisanterie en milieu policier », in Alban Bensa et Didier Fassin, Politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, p. 99-123 ; Amélie Le Renard, « Partager des contraintes de genre avec les enquêtées. Quelques réflexions à partir du cas saoudien », Genèses, 81, 2010, p. 128-141 et en particulier p. 128-129 ; Mathieu Trachman, « Une “planque pour mater des culs” ? », Terrains & travaux, 23, 2013, p. 197-215.
  • [16]
    Encore peu de textes en France sont explicites sur les apports méthodologiques du positionnement féministe. J’en relève trois. Issu d’une réflexion collective, le plus ancien en sociologie rassemble des expériences sur les biais ethnocentriques de terrains réalisés hors de France : Anna Jarry, Elisabeth Marteu, Delphine Lacombe, Myriem Naji, Mona Farhan et Carol Mann, « Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses féministes à leur terrain (chantier) », Terrains & travaux, 10, 2006, p. 177-193. Général et rapide, parce que présenté dans le cadre d’une introduction à un ouvrage collectif, celui de Delphine Naudier et Maud Simonet : « L’impossible neutralité : les féministes contre Raymond Aron », in Delphine Naudier et Maud Simonet (dir.), Des Sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte, 2011, p. 9-11. Celui de Béatrice de Gasquet propose un retour réflexif sur son ethnographie de thèse réalisée dans des synagogues non orthodoxes : « Que fait le féminisme au regard de l’ethnographe ? La réflexivité sur le genre comme connaissance située », SociologieS, p. 2-16, numéro « La recherche en actes. Ethnographie du genre », mis en ligne le 26 mai 2015, disponible sur : https://sociologies.revues.org/5081 (page consultée le 29 mars 2016).
  • [17]
    Voir Sandra Harding, “Rethinking standpoint epistemology. What is’strong objectivity‘ ?”, in Linda Alcoff et Elizabeth Potter (éds), Feminist Epistemologies, New York, Routledge, 1993, p. 49-82. Pour une analyse critique de ses travaux et de ceux de Donna Haraway, une autre figure importante de ce courant de pensée, on lira María Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [18]
    J’adopte le choix de traduction défendu par María Puig de la Bellacasa et Sarah Bracke de la notion de standpoint : « Nous faisons le choix que standpoint feminism soit traduit par féminisme “du positionnement”, plutôt que du “point de vue”, alors que cette dernière expression est la plus courante en français et que le terme standpoint est, en anglais, synonyme de viewpoint. Mais le “point de vue”, ou encore la “perspective”, exposeraient notre propos à des interprétations perspectivistes voire relativistes, contraires à notre intention et à celle des auteures dont nous présentons les écrits. “Point de vue” ou “perspective” auraient aussi l’inconvénient de diluer l’intensité contenue dans le terme standpoint qui suggère la résistance, l’opposition, l’adoption d’une attitude, la prise de position. La traduction par “positionnement” permet dès lors d’insister sur le caractère politique, actif et construit du standpoint. » (Sarah Bracke et María Puig de la Bellacasa, « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du genre, 54, 2013 [2009], p. 45-66 et en particulier p. 48 [trad. fr.]).
  • [19]
    Voir Sandra Harding, “Introduction : is there a feminist method ?”, in S. Harding, Feminism and Methodology…, op. cit., p. 1-14 ; Judith Stacey, “Can there be a feminist ethnography ?”, Women’s Studies International Forum, 11(1), 1988, p. 21-27.
  • [20]
    Un élargissement à l’œuvre (non sans heurts) dans le mouvement féministe et dans la recherche, visible dans l’œuvre de Sandra Harding, dont le dernier ouvrage notamment témoigne : Objectivity and Diversity. Another Logic of Scientific Research, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 2015.
  • [21]
    A. Monjaret et C. Pugeault, « Le travail du genre sur le terrain… », op. cit., p. 8-9.
  • [22]
    Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 1983 [1968], p. 52 sq. ; ou encore : M. Burawoy, op. cit., p. 307.
  • [23]
    Pour une synthèse critique, voir Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualité, Paris, PUF, 2008.
  • [24]
    Voir Joan Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Cahiers du GRIF, 37-38, 1988 [1986], p. 125-153 (trad. fr.).
  • [25]
    S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 73.
  • [26]
    G. Mauger, art. cit., p. 125.
  • [27]
    Sur ce sujet, lire aussi le texte fondateur de Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Amsterdam, 2006 [1988] (trad. fr.).
  • [28]
    Lila Abu-Lughod, « Écrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux », in D. Cefaï (dir.), op. cit., p. 421-423 (trad. fr.). Cette idée a également été énoncée en France mais sans connaître les développements auxquels elle a donné lieu outre-Atlantique ; on la retrouve par exemple sous la plume de Christine Delphy lorsqu’elle écrit que « [t]oute connaissance est le produit d’une situation historique, qu’elle le sache ou non. Mais qu’elle le sache ou non fait une grande différence ; si elle ne le sait pas, si elle se prétend “neutre”, elle nie l’histoire qu’elle prétend expliquer, elle est idéologie et non connaissance. Toute connaissance qui ne reconnaît pas, qui ne prend pas pour prémisse l’oppression sociale, la nie, et en conséquence la sert objectivement » (C. Delphy, L’Ennemi principal 1, op. cit., p. 265).
  • [29]
    Voir Donna Haraway, « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle », in Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, Paris, Exils, 2007 (trad. fr.), p. 116. L’article d’origine a été publié aux États-Unis en 1988.
  • [30]
    S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 69 (“have made the move from declaiming as a problem or acknowledging as an inevitable fact to theorizing as a systematically accessible resource for maximizing objectivity the inescapable social situatedness of knowledge claims”).
  • [31]
    M. Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway…, op. cit., p. 39.
  • [32]
    Nancy Hartsock, “The feminist standpoint : developing the ground for a specifically historical materialism”, in Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, New York, Routledge, 2003 [1983], p. 35-54.
  • [33]
    E. Dorlin, Sexe, genre et sexualité, op. cit., p. 18.
  • [34]
    S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 8.
  • [35]
    Laura Nader, “Up the anthropologists : perspectives gained from studying up”, in Dell H. Hymes (éd.), Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Books, 1972, p. 285 (“the normative impulse often leads one to ask important questions about a phenomenon that would not be asked otherwise, or to define a problem in a new context”).
  • [36]
    Pierre Bourdieu déplore qu’au contraire d’autres sciences « plus “pures” », les sciences sociales ne soient que « partiellement autonomes » (« La cause de la science », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1995, p. 3-10 et en particulier p. 7) et s’il envisage la possibilité pour des nouveaux entrants « marginaux » de « rompre avec les routines de l’establishment académique », en revanche il est très circonspect concernant leur capacité à occasionner des « ruptures critiques avec la doxa et l’orthodoxie », et surtout il met en garde contre leur « soumission à des injonctions ou des contraintes externes » (ibid., p. 8-10). Son analyse est périlleuse à critiquer parce qu’elle est tout entière rédigée contre une proposition épistémologique qui n’est pas explicitée ; mais si l’on peut admettre avec lui combien la mauvaise foi, la résistance à la critique et à l’objectivation sont des adversaires redoutables, souvent au service du maintien d’un ordre social naturalisé, en revanche l’opposition hiérarchisée qu’il établit et la rupture qu’il prône entre les savoirs scientifiques et les autres reviennent à ériger l’autorité scientifique en autorité incontestable, au nom d’une pureté à laquelle il est difficile de souscrire d’un point de vue féministe. Réduisant les savoirs militants à des « dispositions subversives » à « convertir » dans un mouvement de « sublimation scientifique » pour en faire les ressorts d’une analyse qui soit digne d’attention, Pierre Bourdieu écrit : « Dans le cas des sciences sociales, l’instauration des conditions sociales de la rupture et de l’autonomie est particulièrement nécessaire et particulièrement difficile. Du fait que leur objet, donc ce qu’elles disent à son propos, est un enjeu politique […], elles sont particulièrement exposées au danger de “politisation” : il est toujours possible d’importer et d’imposer dans le champ des forces et des formes externes, génératrices d’hétéronomie et capables de contrecarrer, de neutraliser et parfois d’anéantir les conquêtes de la recherche libérée des présupposés » (Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 161-162). Là réside un désaccord fondamental : les féministes, relisant leurs prédécesseurs et leurs contemporains en science, n’ont (eu) de cesse de montrer combien la recherche n’a jamais été libérée de présupposés androcentriques, et plus largement ethnocentriques. À titre d’exemple de ce type de relecture, voir Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010.
  • [37]
    Aux États-Unis, le Black feminism a élaboré une critique interne à la théorie féministe à partir d’expériences de femmes africaines-américaines : bell hooks a développé la notion de « vision du monde oppositionnelle » (oppositional worldview), Patricia Hill Collins celle de « perspective des outsiders intégrés » (outsider-within-perspective). Voir Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • [38]
    Voir M. Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway…, op. cit., p. 29 : « L’espoir que ces descriptions maximisent l’objectivité est donc basé sur un travail collectif, sur des positions qui auraient moins intérêt à perpétuer le statu quo, et pas sur une garantie ou un fondement – Harding parle d’ailleurs plutôt de grounds que de foundations. » Ou encore, Donna Haraway : « Fonder la capacité de voir à partir des marges et des profondeurs a une grande importance. Mais cela comporte le sérieux danger d’idéaliser et/ou de s’approprier la vision des moins puissants alors qu’on revendique de voir à partir de leur position. Voir d’en bas ne s’apprend pas facilement et n’est pas sans problème, même si “nous” habitons “naturellement” le grand terrain souterrain des savoirs assujettis. Les positionnements des assujettis ne sont pas dispensés de réexamen critique, de décodage, de déconstruction et d’interprétation. […] Les points de vue des assujettis ne sont pas des positions “innocentes”. Au contraire, ils sont privilégiés parce qu’en principe moins susceptibles d’autoriser le déni du noyau critique et interprétatif de tout savoir. » (D. Haraway, « Savoirs situés… », op. cit., p. 118-119).
  • [39]
    María Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires. Autour des politiques féministes des savoirs situés », Multitudes, 12, 2003, p. 39-47 et en particulier p. 44.
  • [40]
    Le terme est récurrent dans les écrits féministes de référence, et se retrouve par exemple à plusieurs reprises dans le récent article, en français, de Béatrice de Gasquet, cité plus haut (« Que fait le féminisme au regard de l’ethnographe ?… »), qui recommande la lecture de Kamala Visweswaran, “Betrayal : an analysis in three acts”, in Kama Visweswaran, Fictions of Feminist Ethnography, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, p. 40-59.
  • [41]
    Voir C. Guillaumin, art. cit, p. 28 sq.
  • [42]
    J. Stacey et B. Thorne, art. cit., p. 303.
  • [43]
    S. Harding, “Rethinking standpoint epistemology…”, op. cit., p. 66 et p. 68 (“Female feminists are made, not born. Men, too, must learn to take historic responsibility for the social position from which they speak.”).
  • [44]
    Sur ce sujet, lire aussi G. Chakravorty Spivak, op. cit. ; Joan W. Scott, « Experience », in Judith Butler et Joan W. Scott (éds), Feminists Theorize the Political, New York/Londres, Routledge, 1992, p. 22-40.
  • [45]
    A. Le Renard, art. cit.
  • [46]
    L. Abu-Lughod, « Écrire contre la culture… », op. cit., p. 422. On se reportera également à deux classiques sur le sujet, parus un peu plus tôt dans les années 1980 et ayant posé les fondements d’une réflexion qui n’a pas cessé depuis lors : Elizabeth V. Spelman, Inessential Woman : Problems of Exclusion in Feminist Thought, Boston, Beacon Press, 1988 ; Denise Riley, “Am I That Name ?” Feminism and the Category of “Women” in History, Londres, Macmillan, 1988.
  • [47]
    Voir Xavier Dunezat, « Travail militant et/ou travail sociologique ? Faire de la sociologie des mouvements sociaux en militant », in D. Naudier et M. Simonet (dir.), op. cit., p. 80-97.
  • [48]
    Voir Lila Abu-Lughod, “Can there be a feminist ethnography ?”, Women and Performance : A Journal of Feminist Theory, 5(1), 1990, p. 7-27.
  • [49]
    J. Stacey, art. cit., p. 21-22 et p. 24.
  • [50]
    O. Schwartz, op. cit., p. 42-43.
  • [51]
    Voir G. Pruvost, art. cit., p. 142.
  • [52]
    Voir Laura L. O’Toole et Jessica R. Schiffman (éds), Gender Violence. Interdisciplinary Perspectives, New York/Londres, New York University Press, 1997.
  • [53]
    Agnès Jeanjean, « Une ethnologue, des égoutiers et des universitaires. Rapports sexués, rapports politiques », in A. Monjaret et C. Pugeault, op. cit., p. 192.
  • [54]
    Voir Eva Moreno, “Rape in the field. Reflections from a survivor”, in Don Kulick et Margaret Willson (éds), Taboo : Sex, Identity, and Erotic Subjectivity in Anthropological Fieldwork, Londres/New York, Routledge, 2004 [1995], p. 219-250.
  • [55]
    Collectif, Le Sexe du travail, Grenoble PUG, 1984, p. 11.
  • [56]
    Eleni Varikas, « “Le personnel es politique” : avatars d’une promesse subversive », Tumultes, 8, 1996, p. 135-162
  • [57]
    Lila Abu-Lughod, “Zones of theory in the anthropology of the Arab world”, Annual Review of Anthropology, 18, 1989, p. 267-306 et en particulier p. 267 (“Knowledge is power. The Americans and the British know everything. They want to know everything about people, about us. Then if they come to a country, or come to rule it, they know what people need and they know how to rule”).
  • [58]
    Bruno Latour, « Comment redistribuer le Grand Partage ? », Revue de synthèse, 110, 1983, p. 223-224 et p. 236.
  • [59]
    Christelle Hamel, « “Faire tourner les meufs”. Les viols collectifs : discours des médias et des agresseurs », Gradhiva, 33, 2003, p. 85-92.
  • [60]
    Maryse Jaspard, équipe Enveff, Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, Paris, La Documentation française, 2003.
  • [61]
    Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil, 2001 [1995], p. 244 (trad. fr.).
  • [62]
    L. Nader, op. cit., p. 290 (“The consequences of not studying up as well as down are serious in terms of developing adequate theory and description. If one’s pivot point is around those who have responsibility by virtue of being delegated power, then the questions change”).
  • [63]
    Seule la classe sociale est retenue dans leur explication.
  • [64]
    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Aises et malaises du chercheur : considérations sur l’enquête sociologique dans les beaux quartiers », L’Homme et la société, 116, 1995, p. 19-29.
  • [65]
    Je m’en tiendrai à un propos exclusivement « académique » et laissant de côté la question de la restitution de la recherche aux publics situés en dehors du monde universitaire qui nécessiterait un développement en soi : les chercheur-e-s féministes ont toujours deux « auditoires », d’une part les chercheur-e-s, d’autre part les féministes (L. Abu-Lughod, « Écrire contre la culture… », op. cit., p. 425).
  • [66]
    Dorothy E. Smith, “Women’s perspective as a radical critique of sociology”, in S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 84-96.
  • [67]
    S. Harding (éd.), Feminism and Methodology…, op. cit., p. 9 (“soul searching” et “an anonymous, invisible voice of authority”). À l’inverse, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dans l’article cité plus haut, et malgré une grande réflexivité concernant leurs affects et les effets de la distance sociale qui les sépare de leurs enquêté-e-s, font tout pour « s’abstraire » de ces émotions et finalement du récit de l’enquête, allant jusqu’à refuser d’écrire ce dernier à la première personne du pluriel (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, art. cit., p. 19).
  • [68]
    Voir Isabelle Clair, « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique », Revue française de sociologie, 57, 2016, p. 45-70.
  • [69]
    J’ai moi-même voté contre : le texte était artificiel, procédurier, reposant sur la notion de « consentement éclairé » largement combattue ailleurs dans le monde pour sa naïveté et son effet de déresponsabilisation des enquêteur-trice-s une fois le papier de consentement signé par l’enquêté-e.
  • [70]
    Daniel Cefaï, « Codifier l’engagement ethnographique ? Remarques sur le consentement éclairé, les codes d’éthique et les comités d’éthique », in D. Cefaï (dir.), op. cit., p. 493-512.
  • [71]
    Pour un résumé, voir Bulletin de l’ANEF, 46, 2005, p. 97-100, disponible sur : http://nextgenderation.collectifs.net/texts/welzerlangfr.html (page consultée le 29 mars 2016).
  • [72]
    Le 6 mai 2015, un communiqué de presse intitulé « Halte à l’inertie de l’université en matière de harcèlement sexuel ! », et signé de plusieurs associations (CLASHES, ANEF, AVFT, EFiGiES, ANCMSP) exige la suspension de la procédure d’un recrutement à l’Université de Toulouse présidé par Daniel Welzer-Lang, finalement obtenue le 20 mai suivant (suite notamment à une pétition signée des mêmes associations, rejointes par l’ASES).
  • [73]
    M. Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires… », art. cit., p. 44.
  • [74]
    Voir Rose-Marie Lagrave, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 83, 1990, p. 27-39.
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