Notes
-
[1]
Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 207-251 ; Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 ; Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires : retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, 62(5-6), 2012, p. 767-796.
-
[2]
Le capital, qui ne renvoie pas nécessairement à un champ, doit être considéré comme une ressource potentielle : le capital est la valeur anticipée d’une ressource. Les ressources sont l’instrument utilisé par un acteur en fonction de schèmes de pensée et d’un contexte, pour atteindre une fin. La dynamique des systèmes sociaux tient notamment au fait que les schèmes de pensée sont multiples, contradictoires, que les acteurs les utilisent de façon créative, voir William H. Sewell Jr., “A theory of structure : duality, agency, and transformation”, American Journal of Sociology, 98(1), 1992, p. 1-29.
-
[3]
À la différence du capital militant, c’est-à-dire les compétences acquises dans le militantisme et réinvesties dans un autre champ d’activités, on envisage ici, plus que des compétences spécifiques, l’institutionnalisation d’un réseau de connaissances constitué dans la mobilisation. Sur le capital militant, voir Frédérique Matonti et Frank Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, 2004, p. 4-11.
-
[4]
Pour la thèse du capital social comme un multiplicateur des capitaux économique et culturel, voir Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, p. 2-3 ; François Héran, « La sociabilité, une pratique culturelle », Économie et statistique, 216, 1988, p. 3-22 et en particulier p. 18. Pour sa critique, voir Nan Lin, « Les ressources sociales : une théorie du capital social », Revue française de sociologie, 36(4), 1995, p. 685-704 et Michel Forsé, “Social capital and status attainment in contemporary France”, The Tocqueville Review, 20(1), 1999, p. 59-81.
-
[5]
Élisabeth Picard, « Syrie : la coalition autoritaire fait de la résistance », Politique étrangère, 4, 2005, p. 755-768.
-
[6]
Michel Seurat, « Les populations, l’État et la société », in André Raymond (dir.), La Syrie d’aujourd’hui, Paris, Éd. du CNRS, 1980, p. 87-141 et en particulier p. 128.
-
[7]
Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading (MA), Addison-Wesley, 1978.
-
[8]
Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, « Mobilisations par délibération et crise polarisante. Les protestations pacifiques en Syrie (2011) », Revue française de science politique, 63(5), 2013, p. 815-839.
-
[9]
Michel Seurat, L’État de barbarie, Paris, Seuil, 1989, p. 132-133.
-
[10]
Le capital social peut ainsi conduire à une monopolisation de la représentation politique au profit d’un groupe fermé, reproduisant ainsi une caractéristique centrale du régime en place. Pour une attention aux conséquences « négatives » du capital social, voir Alejandro Portes, “Social capital : its origins and applications in modern sociology”, Annual Review of Sociology, 24, 1998, p. 1-24.
-
[11]
Sylvia Chiffoleau, « La Syrie au quotidien : cultures et pratiques du changement », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 115-116, 2006, p. 9-18.
-
[12]
Sur le double jeu de l’autochtonie et de l’international, voir Bruno Cousin et Sébastien Chauvin, « L’économie symbolique du capital social. Notes pour un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, 193, 2012, p. 96-103 et en particulier p. 102.
-
[13]
Marc Lavergne, « L’urbanisation contemporaine de la Syrie du Nord », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 62, 1991, p. 195-208.
-
[14]
Observations à Marra, décembre 2012.
-
[15]
Voir par exemple la sociabilité des commerçants du Souk d’Alep, Annika Rabo, “Affective, parochial or innovative ? Aleppo traders on the margin of global capitalism”, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 115-116, 2006 (mis en ligne le 9 février 2012, http://remmm.revues.org/3013). On retrouve ce genre de sociabilité dans d’autres pays musulmans, par exemple au Maroc, Raffaele Cattedra et M’hamed Idrissi-Janati, « Espace sacré, espace de citadinité, espace de mouvement. Les territoires des mosquées au Maroc », in Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 127-175.
-
[16]
Nous avons posé de manière systématique des questions sur le prix de ces produits lors de chacun de nos séjours.
-
[17]
Voir Leila Hudson, « Le voile et le portable : l’adolescence sous Bachar Al-Assad », in Baudoin Dupret, Zouhair Ghazzal, Youssef Courbage et Mohammed Al-Dbiyat (dir.), La Syrie au présent : reflets d’une société, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2006, p. 303-312.
-
[18]
UNHCR, “Syria regional refugee response”, consulté le 9 mai 2014, http://data.unhcr.org/syrianrefugees/regional.php.
-
[19]
Entretiens réalisés auprès de réfugiés syriens en Irak, Turquie, Jordanie et Égypte entre septembre 2012 et janvier 2014.
-
[20]
Pierre Centlivres étudie cette question en 1987 lors d’un terrain dans les camps de réfugiés afghans au Pakistan, voir Pierre Centlivres, « Les trois pôles de l’identité afghane au Pakistan », L’Homme, 108(28), 1988, p. 134-146.
-
[21]
A. Baczko, G. Dorronsoro et A. Quesnay, art. cit. Nous invalidons notamment l’hypothèse que les premières protestations émergent dans les régions où les réseaux de solidarité – claniques, transnationaux, criminels, familiaux – sont les plus denses et les plus interpénétrés, notamment à Deraa, point de départ de la contestation, ainsi qu’à Idlib, Homs et Deir ez-Zor. Voir Reinoud Leenders et Steven Heydemann, “Popular mobilization in Syria : opportunity and threat, and the social networks of the early risers”, Mediterranean Politics, 17(2), 2012, p. 139-159.
-
[22]
Entretien à Alep, août 2013.
-
[23]
Entretien à Gaziantep, septembre 2013.
-
[24]
Cécile Boëx, « Mobilisations d’artistes dans le mouvement de révolte en Syrie : modes d’action et limites de l’engagement », in Amin Allal et Thomas Pierret (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, 2013, p. 87-112.
-
[25]
En dépit d’une approche théorique différente, on rejoint les conclusions de James Coleman sur l’importance de la fermeture (closure) du groupe, voir James S. Coleman, “Social capital in the creation of human capital”, American Journal of Sociology, 94 Supplement, 1988, p. 95-120 et en particulier p. 99.
-
[26]
Entretien avec un ancien chef d’entreprise, manifestant de la première heure à Alep, devenu chef des services de voirie, de gaz et d’électricité à la mairie d’Alep, Alep, août 2013.
-
[27]
B. Cousin et S. Chauvin, art. cit.
-
[28]
Entretien avec un ancien comptable qui a participé aux manifestations à Deraa, Amman, octobre 2013.
-
[29]
Entretien avec un ancien chef d’entreprise, manifestant de la première heure à Alep, devenu chef des services de voirie, de gaz et d’électricité à la mairie d’Alep, Alep, août 2013.
-
[30]
Entretien avec une ancienne fonctionnaire, qui a participé au mouvement dès les premières manifestations à Damas, Le Caire, janvier 2014.
-
[31]
Des élections ont été organisées en mars 2013 pour élire le maire et les conseillers municipaux. Elles se sont déroulées à Gaziantep (Turquie) pour des raisons de sécurité.
-
[32]
Observations et entretiens au Conseil de la ville d’Alep, Alep, août 2013.
-
[33]
Entretien à Alep, août 2013.
-
[34]
Certains cadres, notamment dans les groupes militaires, n’ont pas participé aux manifestations du printemps 2011. En effet, les unités combattantes intègrent de nombreux déserteurs, officiers et soldats, qui étaient encore dans leur unité dans les premiers mois de la révolution. Des tensions existent au sein de l’insurrection entre les civils ayant pris les armes et les militaires déserteurs, notamment lorsque ces derniers sont susceptibles de contester la direction de l’insurrection par les premiers.
-
[35]
Entretiens à la Cour du conseil judiciaire uni, janvier 2013.
-
[36]
Entretien avec un militant aleppin, ancien étudiant de la faculté d’anglais, Alep, janvier 2013.
-
[37]
Entretien avec un ancien cadre dans une grande entreprise à Homs qui a participé aux premières manifestations de la ville, Istanbul, septembre 2013.
-
[38]
Entretien à Alep, août 2013.
-
[39]
Entretien à Gaziantep en septembre 2013.
-
[40]
C’est notamment ce qui avait été tenté dans un précédent travail, voir Gilles Dorronsoro, La Révolution afghane, Paris, Karthala, 2000, p. 109-154.
1Un des acquis de ces dernières décennies est l’approche des situations non-routinières dans les sociétés organisées en secteurs autonomes comme synchronisation des mobilisations dans différents champs [1]. Cependant, ces avancées ne permettent pas de rendre compte des situations où l’autonomie initiale des secteurs est limitée et laissent ouverte l’analyse des transformations, brutales et non-anticipées, de la valeur des différents capitaux [2] et des relations inter-champs provoquées par un retrait de l’État [voir encadré « Contre l’état de barbarie », p. 29].
Contre l’état de barbarie
2Les guerres civiles présentent ici des potentialités heuristiques en ce qu’elles débanalisent le social et amènent à formuler des hypothèses sur la genèse et la conversion des capitaux. Plus précisément, l’objet de cet article est de comprendre, dans le contexte de la guerre civile en Syrie, la genèse d’un « capital social révolutionnaire » et sa conversion au sein des institutions émergentes dans les zones insurgées. Le capital social révolutionnaire décrit les liens qui naissent au cours de l’action protestataire et perdurent de façon indépendante de leur contexte initial [3].
3Le capital social révolutionnaire n’est pas le prolongement du capital social accumulé par les agents dans la Syrie prérévolutionnaire, ce qui est à première vue paradoxal étant donné la place centrale de ce dernier sous le régime Baath. On sait que le capital social n’est pas seulement un multiplicateur d’autres espèces de capitaux [4] ; le cas syrien montre de plus que les capitaux – les espèces pertinentes, leurs modes d’accumulation, leur conversion – varient selon les sociétés considérées et, notamment, le type de formation étatique. Dans la Syrie prérévolutionnaire, où l’autonomie des secteurs sociaux est limitée par le rôle transversal des appareils sécuritaires et des réseaux clientélistes, le capital social est déterminant dans l’accès aux ressources. Il permet notamment le contournement des logiques sectorielles, par exemple des règles du marché dans la phase de libéralisation des années 2000 [5]. Dans ce contexte, le capital social est très directement à l’origine de l’accumulation économique. Pour reprendre les mots de Michel Seurat, les « nouvelles “classes” bourgeoises […] se développent non pas à partir de leur contrôle de l’appareil de production, mais en tant que classes parasitaires de la bourgeoisie bureaucratique. Quant à celle-ci, elle n’existe pas, par définition, indépendamment de l’État, au niveau des rapports de production » [6]. Souvent renvoyé à l’individuel et au non-politique, le capital social apparaît alors dans sa relation complexe aux autres espèces de capitaux et au régime politique. Avec la guerre civile, le capital social de la plupart des Syriens diminue, car il dépend d’autres capitaux, économiques notamment, et de biens collectifs (communication, sécurité), directement affectés par la contestation armée de l’État.
4Pourtant, une minorité de Syriens, impliqués dans la mobilisation contre le régime, expérimentent un accroissement de leur capital social. En effet, alors que les théories des mobilisations utilisent le capital social comme un facteur explicatif des mobilisations, notre travail montre la genèse d’un capital social spécifique comme conséquence des mobilisations [7]. La genèse du capital social révolutionnaire ne renvoie pas à la conversion de capitaux existants et les positions sociales prérévolutionnaires sont peu prédictives des engagements. Comme nous l’avons montré ailleurs, les protestations de 2011 sont un « mouvement d’anonymes », qui crée ses ressources dans l’action, sans mobiliser le capital social de ses participants [8]. En ce sens, la révolution syrienne montre les limites du concept khaldounien d’asabiyya, qui décrit la solidarité née de l’appartenance à un groupe et, donc, une forme de capital social. En effet, « [u]ne asabiyya se construit toujours à l’intersection de plusieurs lignes de clivage sociétal. […] Le “quartier” sans doute, la confession, […] mais encore, nous rappelle C. Cahen […] “le rite, la secte, la clientèle personnelle, le milieu social”. La “classe” écririons-nous sur la réalité d’aujourd’hui […] » [9]. Or, précisément, le capital social révolutionnaire créé au cours de la crise est une production sui generis et non la réinterprétation d’asabiyya existante.
5En conséquence, les agents sociaux disposent d’un double capital social (préexistant et révolutionnaire) dont les effets respectifs peuvent se renforcer ou s’annuler selon les contextes, comme on le voit dans l’analyse de sa conversion en positions institutionnelles. En effet, suite au retrait de l’État de certaines zones, les réseaux révolutionnaires, initialement informels, connaissent un processus d’institutionnalisation, qui se poursuivra avec la mise en place d’élections et d’un embryon de bureaucratie. Du fait de ce quasi-monopole des révolutionnaires sur la représentation politique et l’organisation bureaucratique, les nouvelles institutions qui émergent dans les territoires insurgés apparaissent comme du capital social révolutionnaire objectivé [10].
6Mais, si l’émergence de ces institutions peut être comprise comme l’objectivation du capital social révolutionnaire, le capital social antérieur des agents détermine assez largement la distribution des positions de pouvoir au sein des nouvelles institutions. Tandis que les ruraux et les classes populaires jouent un rôle dominant dans les institutions militaires, les classes moyennes s’imposent dans l’administration civile renaissante et les élites dans les institutions de représentation à l’extérieur de la Syrie. Ces clivages sociaux recoupent en partie des positionnements idéologiques quand l’unanimisme initial cède devant la formation d’un champ politique complexe, dominé par la référence à l’islam.
7Au final, le capital social révolutionnaire décrit à la fois un capital social mobilisable par un agent ou par le groupe et un aspect de la mobilisation protestataire dans laquelle il se forme et qu’il participe à produire. Si le capital social antérieur n’est pas prédictif des engagements et n’entre pas dans la genèse du capital social révolutionnaire, la détention d’un capital social révolutionnaire conditionne de fait l’accès aux nouvelles positions électives ou administratives une fois acquis le retrait de l’État des zones insurgées. Les capitaux antérieurs (culturel, économique, social) restent néanmoins prédictifs de la position occupée dans la division du travail révolutionnaire. La guerre civile n’efface donc pas complètement les logiques de reproduction sociale, quand bien même l’espace social est largement recomposé. Nous verrons successivement l’effondrement du capital social prérévolutionnaire dans les zones tenues par l’insurrection, la genèse du capital social révolutionnaire et sa conversion en positions institutionnelles [voir encadré « Terrain », p. 29].
Terrain
Les deux terrains ont été conduits dans des conditions très différentes. Lors du premier séjour, nous disposions d’une grande liberté de mouvement en dehors des zones du régime, ce qui permettait facilement de changer de lieux ou d’interlocuteurs. La fatigue (largement due au froid) a constitué la principale limite de ce premier terrain.
Le second terrain, à l’été 2013, a été rendu difficile du fait des risques d’enlèvement par l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant). En conséquence, nous sommes principalement restés dans la ville d’Alep. L’accès au terrain étant devenu difficile, l’enquête s’est poursuivie en Turquie et à Paris notamment, ainsi qu’auprès des militants et des réfugiés syriens en Irak, Turquie, Jordanie et Égypte entre septembre 2012 et janvier 2014. Par ailleurs, les nombreuses vidéos en ligne et l’abondante production de notes et de rapports sur la Syrie ont complété le travail de terrain.
L’effondrement du capital social prérévolutionnaire
8Une des conséquences de la guerre est une diminution, différenciée en fonction des positions, du capital social des agents dans les zones insurgées. En effet, le capital social des classes populaires a un fort ancrage territorial, celui des anciennes élites un caractère plus national, voire international [11]. Cette plus ou moins grande localisation du capital social explique les effets différenciés du conflit sur les individus en raison des migrations forcées. Ainsi, les catégories populaires voient leur capital social particulièrement affecté, alors que certaines élites, qui jouent le double jeu de l’autochtonie et de l’international, ont les ressources pour faire face à l’exil [12].
9Dans les milieux populaires, le capital social est généralement lié à des sociabilités de quartier (une rue, un bloc d’immeuble), même si l’exode rural et les migrations saisonnières amènent à nuancer cette proposition [13]. De plus, ces sociabilités peuvent être renforcées par des solidarités de clan. Ainsi dans le village de Marra (gouvernorat d’Alep), cinq clans occupent des quartiers distincts [14]. De plus, les sociabilités sont liées aux activités professionnelles et à des lieux spécifiques comme les cafés ou la mosquée du quartier [15]. Or, les villes étant des cibles prioritaires pour les belligérants, beaucoup de cafés et de restaurants ont fermé. Les quartiers les plus bombardés par le régime sont d’ailleurs les quartiers populaires, bastions des premières mobilisations. De surcroît, les bombardements du régime ciblent systématiquement les institutions (écoles, hôpitaux, bâtiments administratifs). Toute présence dans l’espace public devient risquée : personnes âgées devant leurs immeubles, enfants jouant dans la rue, files d’attente devant un magasin.
10La destruction du capital économique et l’insécurité affectent également le capital social des classes moyennes. Les biens immobiliers sont invendables (ou détruits), l’inflation déprécie sérieusement l’épargne. Entre 2011 et 2013, le prix du kilo de farine est multiplié par six, le litre d’essence par cinq, le kilo de sucre par trois [16]. Le prix de la nourriture et l’absence de chauffage en hiver paralysent le jeu normal de la sociabilité. Par ailleurs, la destruction par le régime des antennes-relais pour téléphones mobiles entrave les communications, notamment celles des jeunes chez qui l’utilisation du portable jouait un rôle central dans la sociabilité [17]. Les conditions de sécurité compliquent les déplacements, surtout quand les lignes de front sont mobiles. Dans ce contexte, la plupart de nos interlocuteurs disent avoir perdu contact avec leurs amis, voire leur famille [voir encadré « Le déclassement d’un professeur d’anglais », p. 30].
Le déclassement d’un professeur d’anglais
Avant la guerre, notre interlocuteur était professeur dans un lycée du centre-ville et tirait l’essentiel de ses revenus de cours particuliers dans un institut privé créé dans les années 2000. Il était propriétaire d’un appartement à Alep et d’une maison de campagne dans les environs d’Azaz où il se rendait régulièrement durant son temps libre et le week-end avec ses amis. L’insécurité a très largement fait disparaître sa sociabilité. Il cesse de se déplacer à l’extérieur d’Azaz, perd contact avec ses amis à Alep et à la campagne, dont beaucoup ont quitté Azaz pour se réfugier en Turquie. La fermeture du lycée lui fait également perdre la sociabilité liée à l’exercice de sa profession (collègues, parents), de même que ses revenus, et accroît son isolement. Son identité de professeur ne lui apporte plus la même reconnaissance sociale dans un contexte où ses anciens élèves, engagés dans la révolution et promus à de nouvelles fonctions, le déclassent.
11Par ailleurs, des millions de Syriens ont dû quitter leur domicile : les chiffres du HCR, en hausse, font état de près de trois millions de réfugiés (Jordanie, Liban, Turquie, Irak et Égypte) et de sept millions de déplacés internes au début de l’année 2014 [18]. Ces chiffres sont des estimations conservatrices ; plus de la moitié des Syriens ne vivent plus dans leur lieu de résidence habituel. Ces migrations affectent directement le capital social des individus qui se retrouvent coupés de leurs réseaux locaux et familiaux [19]. Pour les classes populaires, le départ est synonyme d’isolement et de perte de capital social. En particulier, les camps de réfugiés, auxquels ils sont condamnés faute de passeport, sont des lieux fermés où les individus se retrouvent isolés [20]. La formation d’un nouveau capital social nécessite du temps, d’autant qu’elle est compliquée par une instabilité des lieux de résidence (différents camps, migrations clandestines, retour en Syrie mais dans un endroit différent, etc.). Dans les classes moyennes, la possession d’un passeport permet d’échapper à l’internement et de s’intégrer plus facilement à des groupes d’exilés, mais ne permet pas de retrouver un métier qualifié. Enfin, pour les groupes les plus aisés, l’existence de réseaux sociaux antérieurs, notamment à l’extérieur du pays, facilite l’installation dans le monde arabe et occidental, à Paris, Londres, Beyrouth, Istanbul, Amman ou au Caire, où des communautés syriennes sont présentes depuis des décennies.
La genèse du capital social révolutionnaire
12Dans un contexte marqué par une diminution générale du capital social, la sociabilité des Syriens engagés dans la protestation (puis l’insurrection) augmente de façon parfois spectaculaire. Celle-ci devient d’autant plus significative qu’elle fait saillance dans un univers déstructuré ; les réseaux militants sont d’autant plus efficaces qu’ils sont souvent les seuls encore fonctionnels.
13Durant les protestations de 2011, l’engagement initial des individus est largement anonyme, au sens où les liens faibles sont difficilement mobilisables en raison de la répression du régime. Les individus protestent sans mobiliser leur capital social [21]. Ainsi, un directeur d’association caritative à Alep participe à la contestation contre le régime, mais démissionne de son poste au printemps 2011 pour protéger les activités de son organisation [22]. De même, une employée du programme des Nations unies pour le développement abandonne son poste et se coupe de ses collègues quand elle s’engage dans les manifestations à Damas. « Je ne savais pas si mes collègues étaient pour ou contre la révolution et j’avais trop peur d’être dénoncée par l’un d’eux. Après les premières manifestations, j’ai donc quitté mon travail et arrêté de les voir [23]. » Cécile Boëx rapporte un cas similaire d’un réalisateur qui s’engage anonymement après l’échec des mobilisations d’intellectuels [24]. L’absence d’organisations dans le processus de mobilisation explique notamment le faible contenu idéologique de revendications. En ce sens, « être révolutionnaire » est initialement une attitude d’opposition morale sans contenu idéologique ; le champ politique contestataire n’étant pas stabilisé trois ans après le début de la crise.
14Le capital social révolutionnaire naît dans l’action collective dont il constitue indissociablement une condition et un effet. De l’intensité des délibérations et de la prise de risques en commun émergent une communauté émotionnelle qui permet la fermeture du groupe, indispensable à la formation d’un capital social [25]. Dans de nombreux entretiens, la comparaison avec une famille s’impose à nos interlocuteurs pour exprimer la force de ce lien. « Le groupe de militants auquel j’appartiens est rapidement devenu une véritable famille. Je passe plus de temps avec eux qu’avec ma propre famille. C’est là que je me sens le mieux, je partage avec eux tout ce qui s’est passé depuis 2011 [26]. » Le respect d’une grammaire morale conditionne également l’appartenance au groupe. En ce sens, celle-ci est subjectivement vécue comme désintéressée en opposition à l’instrumentalisation (perçue) des appartenances communautaires dans la Syrie d’avant-guerre. Cette rhétorique du désintéressement est une forme de dénégation de l’utilité du lien social qu’on retrouve dans d’autres contextes, par exemple au sein des élites [27].
15Avec le passage à la lutte armée, les militants, désormais entrés dans la clandestinité, deviennent dépendants des réseaux qui les accueillent, les cachent et les nourrissent. La plupart des contestataires rompent – au moins provisoirement – avec leurs connaissances, y compris dans certains cas leur famille et leurs amis proches. Le milieu révolutionnaire devient leur principal lieu de sociabilité. « À l’automne 2011, lorsque j’ai vu ma photo à la télé et ma tête mise à prix tout a basculé pour moi » explique un ingénieur originaire de Deraa [28]. « Je me suis réfugié à Deraa, dans le quartier de Tariq Assad, où la police ne rentrait plus en raison de la présence de militants armés. Il s’agissait d’un lieu bien protégé, où les militants se rassemblaient, s’organisaient. J’ai pu rejoindre un groupe armé et continuer mes activités sur les réseaux sociaux ».
16L’hyper-sociabilité des milieux révolutionnaires se développe largement en dehors des logiques familiales, clientélistes ou communautaires. Les personnes qui se rencontrent dans les cortèges et les groupes clandestins n’auraient sans doute pas lié connaissance dans des interactions routinières. On doit ici souligner le rôle central de la répression : des centaines de milliers de personnes sont passées par les prisons du régime, la plupart du temps dans des cellules surpeuplées. « On était des dizaines par cellule pendant des semaines, puis le régime nous déplaçait, parfois vers une autre ville. J’ai donc fréquenté beaucoup plus de protestataires en prison que je ne pouvais alors en rencontrer en dehors, où les manifestations ne duraient que quelques minutes. Cela m’a beaucoup appris sur les techniques du régime, la force qu’on représentait. Depuis ma libération, je croise régulièrement mes anciens codétenus [29]. » Les épreuves communes, notamment la torture, ont créé des liens qui ont souvent perduré après la libération. Ces relations improbables ne permettent pas tout à fait de parler d’une suspension des pesanteurs sociales, mais ces nouveaux liens apparaissent subjectivement comme obéissant à des règles différentes, d’où l’enchantement – voire la nostalgie – qui transpire dans nombre d’entretiens. « En 2011, tout a commencé à bouger, c’était fascinant. Plus que de la peur, je me souviens de l’ébullition et des liens extrêmement forts qui unissaient notre petit groupe. Nos actions clandestines nous rapprochaient de gens jusqu’alors inconnus, de milieux étrangers [30]. »
17À partir de 2012, dans les zones sous contrôle des insurgés, les groupes de militants agissent au grand jour et développent une hyper-sociabilité caractéristique des périodes révolutionnaires. Certains militants tiennent table ouverte et rassemblent différents réseaux jusque-là cloisonnés dans la clandestinité. Dans ces lieux de sociabilité, la révolution se met en récit ; des militants tout juste sortis de prison retrouvent leurs amis ; de nouveaux contacts se nouent ; des projets collectifs s’élaborent [voir encadré « Abou Omar : un notable de la révolution », p. 32].
Abou Omar : un notable de la révolution [1]
Sa position au croisement des réseaux révolutionnaires fait de sa maison un lieu de rencontre entre militants. « Chez Abou Omar, nous faisons tous partie d’une même famille », explique un militant d’Alep rencontré chez lui. Tous les soirs, et parfois la journée, les révolutionnaires qui connaissent de près ou de loin Abou Omar se retrouvent chez lui, se racontent des anecdotes et discutent de l’actualité. Durant le ramadan de l’été 2013, sa maison est un lieu de sociabilité ; de nombreux révolutionnaires s’y retrouvent pour l’iftar (la rupture du jeûne).
Ces réseaux lui permettent de collecter de l’argent pour coordonner différentes activités dans son quartier. Il crée ainsi une cuisine pour les combattants, finance la boulangerie locale, organise des distributions de nourriture pour les plus démunis et arrange l’achat et la distribution de bouteilles de gaz. Il participe aussi à la constitution d’un conseil civil de quartier qui se transformera, au cours de l’été 2013, en mairie d’arrondissement.
18Dans les zones insurgées, les réseaux de protestataires se stabilisent dès le retrait des forces du régime à l’été 2012 : le capital social révolutionnaire des groupes s’objective sous forme d’institutions. Avec le départ de l’armée syrienne et du régime, l’administration cesse de fonctionner dans ces régions. Bien que les employés soient toujours présents et continuent de percevoir leur salaire jusqu’au début de l’année 2013, bureaux et écoles se vident ; les déchets s’entassent sur les trottoirs. Dans une situation marquée par une grande incertitude, la confiance et les habitudes de travail acquises dans la clandestinité permettent aux militants de s’organiser en comités de quartiers, prennent en charge les réfugiés et la distribution de nourriture. Des conseils locaux s’improvisent sur la base des premiers groupes de révolutionnaires : celui d’Al-Soukkari, un quartier d’Alep, est ainsi créé à partir de plusieurs petits réseaux de protestataires.
19Dans cette logique d’institutionnalisation, le groupe militant est amené à prendre en charge des services publics au nom d’un projet politique révolutionnaire qui s’affirme progressivement. D’une coordination mobilisée autour d’objectifs précis – organisation d’une manifestation, soutien ponctuel à des déplacés, soins – les groupes informels prennent ensuite en charge des services publics (eau, électricité, voirie). Dans toutes les villes contrôlées par l’insurrection, des conseils civils s’organisent et sont le lieu d’intenses débats sur les politiques à conduire. Ainsi, à la fin de l’année 2012, un Conseil transitoire révolutionnaire est créé en vue de coordonner l’action publique à Alep par les militants locaux avec l’aide de ceux à l’extérieur du pays. Après des élections en mars 2013 à Gaziantep, il prend le nom de Conseil de la ville d’Alep et prend en charge les services municipaux dans la partie est de la ville que contrôle l’insurrection [31]. Si les embryons d’administration ne permettent pas de passer à des formes d’institutions stabilisées dans le contexte d’affrontements intenses avec le régime, elles placent les groupes en position d’interlocuteurs incontournables dans l’organisation du territoire et de la population. Ce monopole leur permet de disposer de ressources extérieures qui rendent possible l’offre de services publics et accroît ainsi leur crédibilité.
La conversion en positions institutionnelles
20Le capital social révolutionnaire est, en général, une condition d’appartenance aux nouvelles institutions. Cependant, les positions au sein de celles-ci sont liées aux capitaux détenus antérieurement par les individus. En particulier, on opposera la classe moyenne qui domine les institutions à l’intérieur et les élites urbaines aisées qui monopolisent la représentation extérieure.
21Les données dont nous disposons montrent que le capital social révolutionnaire est, de fait, une condition d’accès aux positions électives ou administratives. Ainsi, la grande majorité des individus qui siègent dans les conseils locaux ont non seulement participé aux premières manifestations de mars et d’avril 2011, mais ont ensuite fait partie des réseaux militants. En particulier, la centaine de volontaires qui travaillent au sein du Conseil de la ville d’Alep sont tous issus de ces groupes [32].
22Cependant, l’accès aux institutions suppose également certaines compétences techniques et relationnelles, qui renvoient au capital scolaire. Les cadres du Conseil de la ville d’Alep ont des expériences (instituteurs, ingénieurs, informaticiens, etc.) qui leur permettent d’assurer le travail bureaucratique. « Un comité est chargé de sélectionner les volontaires travaillant dans les différents bureaux de la municipalité », témoigne un ancien étudiant en gestion à l’Université d’Alep en charge des ressources humaines de la municipalité. « Par la suite, il s’agit pour moi de contrôler le travail effectué, afin d’être sûr que le volontaire a les compétences requises [33]. » De même, le responsable des mosquées à Alep est diplômé de droit islamique à l’Université de Damas, les avocats et les professeurs en religion se retrouvent dans les institutions judiciaires et la personne en charge des relations extérieures de la maire d’Al-Bab a fait de l’import-export [34]. De plus, dans les institutions civiles, certaines positions exigent un savoir technique. Ainsi, un juge qui a fait défection après la chute d’Alep aux mains des insurgés, travaille au tribunal d’Alep, devenu la Cour du conseil judiciaire uni [35]. Il est en charge de la qualification juridique des cas, ce qui exige une connaissance poussée des procédures. Par ailleurs, en raison des difficultés de recrutement, officiers de police, éboueurs, techniciens ont été intégrés aux institutions civiles une fois que celles-ci ont pris en charge la gestion de la ville.
23Ces compétences techniques ou scolaires favorisent largement la classe moyenne dans l’accès aux positions de pouvoir. En revanche, les membres des milieux populaires n’accèdent qu’à des positions subalternes (chauffeur, cuisinier, etc.). Il en va autrement dans les unités combattantes, où nos entretiens montrent que les chefs militaires ont souvent des origines modestes, du fait notamment de la constitution de ces groupes dans les zones rurales et les banlieues pauvres.
24Ce quasi-monopole de la classe moyenne résulte aussi de l’absence des anciennes élites. La majorité des territoires tenus par l’insurrection à partir de l’été 2012, sont des zones rurales ou des quartiers populaires. Les quartiers riches sont souvent contrôlés par le régime. « Venir manifester dans l’est d’Alep est très dangereux pour moi. Je dois passer plusieurs check-points du régime avec le risque d’être reconnu et arrêté. Une fois dans les quartiers populaires, je n’ai pas d’endroit où habiter. Je dois rester plusieurs semaines chez des amis militants avant de me risquer à rentrer de nouveau chez moi » [36]. S’engager du côté de la révolution signifie donc quitter sa famille, notamment pour lui éviter des représailles, et s’établir dans les quartiers populaires.
25Enfin, le passage à la guerre civile s’accompagne d’un rôle accru des ruraux et des classes populaires. Les premiers groupes armés se constituent en effet dans les zones les moins contrôlées par le régime, les quartiers pauvres et les villages dont la population s’est multipliée dans les dernières décennies. La concentration de la répression sur ces zones incite une part de ses habitants à prendre les armes et à s’engager contre le régime. La vision de l’action politique et, surtout, les habitus des ruraux et des classes populaires diffèrent de ceux des militants urbains issus des classes bourgeoises. « Dès le début de la révolution, j’ai été très investi. Avec des amis, nous organisions des manifestations et des cliniques clandestines », raconte un militant issu d’une grande famille d’Homs, « Mais, peu à peu, nous avons été marginalisés par des gens venus des villages et des quartiers pauvres, qui étaient mieux organisés. Le passage à la lutte armée a été notre échec. Nous n’étions pas d’accord pour utiliser des armes et nous avons été totalement dépassés […]. Finalement, je suis venu en Turquie pour continuer à militer » [37].
26L’appartenance à des réseaux révolutionnaires compense rarement ce déclassement. « Ce qui est difficile, c’est ce sentiment d’isolement et de solitude », confie une femme issue d’une grande famille alépine, devenu mairesse d’arrondissement à Alep [voir encadré « L’improbable trajectoire du maire d’Alep », p. 33]. « Je n’ai pas vu ma famille depuis plus de sept mois. Même si je suis très occupée par mon action dans la révolution, je me sens parfois en décalage avec les révolutionnaires. Nous ne partageons pas les mêmes choses, nous n’avons pas eu les mêmes vies jusque-là. Pour moi tout a changé, je ne vis plus de la même façon, j’étais d’une famille très riche, je n’avais jamais eu besoin de travailler. À présent je suis pauvre, sans vrais amis en dehors des militants qui sont ma nouvelle famille [38]. »
L’improbable trajectoire du maire d’Alep
La première manifestation à laquelle il participe se déroule le 18 mars 2011 dans la grande mosquée d’Alep. Avec une vingtaine de personnes, il crie « Allah akbar » à la sortie de la mosquée avant de se fondre dans la foule pour éviter l’arrestation. Il connaît les autres manifestants, mais uniquement par leurs pseudonymes. Peu à peu, ils s’organisent, se contactent par Skype, Facebook et utilisent des messagers pour décider du lieu du prochain rassemblement. Le lieu de la manifestation est fixé la veille : une mosquée, un bazar, un parc ou l’université. Le quartier et l’heure changent systématiquement. Chaque action publique est l’occasion de se lier avec de nouveaux militants. Arrêté en novembre 2011, il fait cinq mois de prison. Dès sa sortie, il retourne manifester, mais le mouvement a changé d’échelle. La plupart de ses amis militants sont partis à Marra [un village du gouvernorat d’Alep], d’où ils organisent la lutte armée. L’ASL lui fait passer des armes qu’il cache dans son appartement. Lorsque son quartier passe aux mains de l’insurrection, il renoue avec nombre de combattants avec qui il avait milité. Fort de ses réseaux et de sa compétence professionnelle, il participe à la création du conseil local de son quartier à l’automne 2011, puis à la reconstruction du service technique au sein du Conseil transitoire de la ville d’Alep à la fin de l’année. Son commerce lui permet de faire vivre sa famille tout en continuant à militer. En mars 2013, il est sélectionné avec d’autres militants connus de la ville pour se rendre à Gaziantep où sont organisées des élections. Il est alors élu maire du nouveau Conseil de la ville d’Alep, poste qu’il occupe jusqu’à sa défaite aux élections de septembre 2013. Son immeuble ayant été rasé par des bombardements au printemps 2014, sa famille est partie en Turquie. Il vit encore dans le quartier d’Hanano, désormais largement vidé de ses habitants.
27Par ailleurs, la révolution permet aux anciennes élites de revenir sur le devant de la scène, notamment les familles, socialement et politiquement dominantes jusqu’à leur marginalisation dans les années 1960 par le régime baathiste. Leur surreprésentation est particulièrement manifeste dans les institutions bureaucratiques de la représentation extérieure, les organisations non-gouvernementales et internationales, ainsi que dans les réseaux de financement qui opèrent depuis l’étranger. Par exemple, ACU (Assistance Coordination Unit/Unité de coordination de l’aide), qui travaille depuis la Turquie pour le compte de l’insurrection, recrute essentiellement des héritiers de grandes familles. On les retrouve de façon moins visible au sein du CNS (Conseil national syrien), créé à Paris le 15 septembre 2011, puis de la Coalition nationale, créée le 11 novembre 2012 à Doha. En effet, les représentations politiques font intervenir d’autres logiques, notamment le poids des organisations partisanes et le patronage de pays étrangers, qui atténuent le poids des logiques sociales [voir encadré « Une héritière à la tête de ACU », p. 33].
Une héritière à la tête de ACU
28Le capital social et le capital social scolaire de ces élites expliquent leur place dans les institutions bureaucratiques de la représentation extérieure. Leurs trajectoires montrent généralement un passage par des établissements scolaires à l’étranger qui leur donne une maîtrise des langues occidentales. Beaucoup sont des binationaux qui maîtrisent les codes linguistiques et culturels occidentaux. De ce fait, ces héritiers sont idéalement placés pour s’insérer dans les réseaux liés à l’aide internationale (ONG, OI) et communiquer avec les médias. Leur socialisation préalable dans des milieux internationaux leur permet de faire jouer de façon décisive leur capital social au moment de la formation des nouvelles institutions. L’exemple de l’un des membres de ACU est assez révélateur [39]. Âgé de 28 ans, fils d’une riche famille damascène, il quitte la Syrie en 1980 pour s’installer en Californie. Après des études de gestion à Washington, il rejoint la Turquie pour militer contre le régime en avril 2013. Ses réseaux et son parcours lui permettent d’accéder en peu de temps à des postes à responsabilité, malgré son âge et son éloignement de la Syrie.
29De façon similaire, certains membres de l’élite syrienne ont pu tirer parti de liens familiaux ou professionnels avec les pays du Golfe, dont les gouvernements financent l’insurrection. Adib Al-Chichakli, par exemple, devient une personnalité clé de l’opposition à l’étranger grâce à ses réseaux dans le Golfe. Originaire d’une grande famille de Damas, il vit une dizaine d’années aux États-Unis et s’installe en Arabie saoudite où il travaille dans l’aéronautique. Lorsque l’insurrection éclate en 2011, il participe à la fondation du CNS, puis de ACU, dont il devient le vice-président. En 2013, il est nommé ambassadeur de l’opposition dans le Golfe.
30Les expériences divergentes entre militants à l’extérieur et à l’intérieur redoublent les différences sociales. À l’intérieur, la guerre mobilise l’attention et paralyse les activités quotidiennes, tandis que depuis l’étranger, les élites sont intégrées dans des dynamiques diplomatiques et humanitaires. Les militants de l’intérieur considèrent généralement le retour des grandes familles sur la scène politique comme illégitime. En outre, leur action est souvent mal comprise. Par exemple, la Coalition nationale syrienne est appelée à se positionner dans des débats internationaux qui semblent très abstraits à des militants confrontés à une violence quotidienne. À l’inverse, une partie des militants hors de Syrie rejettent la référence à l’islam politique qui s’est imposée avec l’arrivée de groupes armés venus de l’extérieur et la radicalisation du conflit.
31Au final, le capital social révolutionnaire est une forme spécifique de capital social qui émerge d’une mobilisation et, pour le cas de la Syrie, dans les territoires où l’État disparaît. Cet article s’inscrit dans la perspective d’un travail plus général sur les guerres civiles. Il montre à la fois la fécondité de l’hypothèse de continuité pour penser les ruptures et l’importance des situations de rupture pour penser la genèse des capitaux ou la transformation des circuits de conversion [40]. Une comparaison rigoureuse de l’économie générale des capitaux entre différentes sociétés offrirait ainsi une base nouvelle à une étude comparatiste des guerres civiles. Dans cette perspective, l’hypothèse de la construction d’un capital social révolutionnaire nous amène à trois remarques.
32D’une part, cette forme de capital social ne renvoie pas à la conversion d’un capital économique, scolaire ou social antérieur. Il s’agit d’une situation rare où un capital est le produit d’un événement, ce qui attire notre attention sur les conséquences à long terme des crises. Définir le capital social révolutionnaire permet ainsi d’appréhender les effets structurels d’un événement, concrètement le passage de la mobilisation à l’institution.
33D’autre part, les deux formes de capital social, antérieur et révolutionnaire, s’articulent difficilement, au moins dans la phase initiale du conflit. Les individus ont donc une double sociabilité, ce qui ouvre à des études plus spécifiques sur la gestion de ces situations clivées au niveau individuel.
34Enfin, le rôle du capital social apparaît comme central dans l’accumulation des capitaux économiques et dans la genèse des institutions révolutionnaires. Alors que cette forme de capital est souvent perçue comme secondaire ou dérivée, il est déterminant dans certains contextes et dans certaines sociétés, ce qui doit attirer notre attention sur la constitution historique des capitaux et de leurs modalités de conversion.
Notes
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[1]
Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 207-251 ; Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 ; Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires : retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, 62(5-6), 2012, p. 767-796.
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[2]
Le capital, qui ne renvoie pas nécessairement à un champ, doit être considéré comme une ressource potentielle : le capital est la valeur anticipée d’une ressource. Les ressources sont l’instrument utilisé par un acteur en fonction de schèmes de pensée et d’un contexte, pour atteindre une fin. La dynamique des systèmes sociaux tient notamment au fait que les schèmes de pensée sont multiples, contradictoires, que les acteurs les utilisent de façon créative, voir William H. Sewell Jr., “A theory of structure : duality, agency, and transformation”, American Journal of Sociology, 98(1), 1992, p. 1-29.
-
[3]
À la différence du capital militant, c’est-à-dire les compétences acquises dans le militantisme et réinvesties dans un autre champ d’activités, on envisage ici, plus que des compétences spécifiques, l’institutionnalisation d’un réseau de connaissances constitué dans la mobilisation. Sur le capital militant, voir Frédérique Matonti et Frank Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, 2004, p. 4-11.
-
[4]
Pour la thèse du capital social comme un multiplicateur des capitaux économique et culturel, voir Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, p. 2-3 ; François Héran, « La sociabilité, une pratique culturelle », Économie et statistique, 216, 1988, p. 3-22 et en particulier p. 18. Pour sa critique, voir Nan Lin, « Les ressources sociales : une théorie du capital social », Revue française de sociologie, 36(4), 1995, p. 685-704 et Michel Forsé, “Social capital and status attainment in contemporary France”, The Tocqueville Review, 20(1), 1999, p. 59-81.
-
[5]
Élisabeth Picard, « Syrie : la coalition autoritaire fait de la résistance », Politique étrangère, 4, 2005, p. 755-768.
-
[6]
Michel Seurat, « Les populations, l’État et la société », in André Raymond (dir.), La Syrie d’aujourd’hui, Paris, Éd. du CNRS, 1980, p. 87-141 et en particulier p. 128.
-
[7]
Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading (MA), Addison-Wesley, 1978.
-
[8]
Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, « Mobilisations par délibération et crise polarisante. Les protestations pacifiques en Syrie (2011) », Revue française de science politique, 63(5), 2013, p. 815-839.
-
[9]
Michel Seurat, L’État de barbarie, Paris, Seuil, 1989, p. 132-133.
-
[10]
Le capital social peut ainsi conduire à une monopolisation de la représentation politique au profit d’un groupe fermé, reproduisant ainsi une caractéristique centrale du régime en place. Pour une attention aux conséquences « négatives » du capital social, voir Alejandro Portes, “Social capital : its origins and applications in modern sociology”, Annual Review of Sociology, 24, 1998, p. 1-24.
-
[11]
Sylvia Chiffoleau, « La Syrie au quotidien : cultures et pratiques du changement », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 115-116, 2006, p. 9-18.
-
[12]
Sur le double jeu de l’autochtonie et de l’international, voir Bruno Cousin et Sébastien Chauvin, « L’économie symbolique du capital social. Notes pour un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, 193, 2012, p. 96-103 et en particulier p. 102.
-
[13]
Marc Lavergne, « L’urbanisation contemporaine de la Syrie du Nord », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 62, 1991, p. 195-208.
-
[14]
Observations à Marra, décembre 2012.
-
[15]
Voir par exemple la sociabilité des commerçants du Souk d’Alep, Annika Rabo, “Affective, parochial or innovative ? Aleppo traders on the margin of global capitalism”, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 115-116, 2006 (mis en ligne le 9 février 2012, http://remmm.revues.org/3013). On retrouve ce genre de sociabilité dans d’autres pays musulmans, par exemple au Maroc, Raffaele Cattedra et M’hamed Idrissi-Janati, « Espace sacré, espace de citadinité, espace de mouvement. Les territoires des mosquées au Maroc », in Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 127-175.
-
[16]
Nous avons posé de manière systématique des questions sur le prix de ces produits lors de chacun de nos séjours.
-
[17]
Voir Leila Hudson, « Le voile et le portable : l’adolescence sous Bachar Al-Assad », in Baudoin Dupret, Zouhair Ghazzal, Youssef Courbage et Mohammed Al-Dbiyat (dir.), La Syrie au présent : reflets d’une société, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2006, p. 303-312.
-
[18]
UNHCR, “Syria regional refugee response”, consulté le 9 mai 2014, http://data.unhcr.org/syrianrefugees/regional.php.
-
[19]
Entretiens réalisés auprès de réfugiés syriens en Irak, Turquie, Jordanie et Égypte entre septembre 2012 et janvier 2014.
-
[20]
Pierre Centlivres étudie cette question en 1987 lors d’un terrain dans les camps de réfugiés afghans au Pakistan, voir Pierre Centlivres, « Les trois pôles de l’identité afghane au Pakistan », L’Homme, 108(28), 1988, p. 134-146.
-
[21]
A. Baczko, G. Dorronsoro et A. Quesnay, art. cit. Nous invalidons notamment l’hypothèse que les premières protestations émergent dans les régions où les réseaux de solidarité – claniques, transnationaux, criminels, familiaux – sont les plus denses et les plus interpénétrés, notamment à Deraa, point de départ de la contestation, ainsi qu’à Idlib, Homs et Deir ez-Zor. Voir Reinoud Leenders et Steven Heydemann, “Popular mobilization in Syria : opportunity and threat, and the social networks of the early risers”, Mediterranean Politics, 17(2), 2012, p. 139-159.
-
[22]
Entretien à Alep, août 2013.
-
[23]
Entretien à Gaziantep, septembre 2013.
-
[24]
Cécile Boëx, « Mobilisations d’artistes dans le mouvement de révolte en Syrie : modes d’action et limites de l’engagement », in Amin Allal et Thomas Pierret (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, 2013, p. 87-112.
-
[25]
En dépit d’une approche théorique différente, on rejoint les conclusions de James Coleman sur l’importance de la fermeture (closure) du groupe, voir James S. Coleman, “Social capital in the creation of human capital”, American Journal of Sociology, 94 Supplement, 1988, p. 95-120 et en particulier p. 99.
-
[26]
Entretien avec un ancien chef d’entreprise, manifestant de la première heure à Alep, devenu chef des services de voirie, de gaz et d’électricité à la mairie d’Alep, Alep, août 2013.
-
[27]
B. Cousin et S. Chauvin, art. cit.
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[28]
Entretien avec un ancien comptable qui a participé aux manifestations à Deraa, Amman, octobre 2013.
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[29]
Entretien avec un ancien chef d’entreprise, manifestant de la première heure à Alep, devenu chef des services de voirie, de gaz et d’électricité à la mairie d’Alep, Alep, août 2013.
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[30]
Entretien avec une ancienne fonctionnaire, qui a participé au mouvement dès les premières manifestations à Damas, Le Caire, janvier 2014.
-
[31]
Des élections ont été organisées en mars 2013 pour élire le maire et les conseillers municipaux. Elles se sont déroulées à Gaziantep (Turquie) pour des raisons de sécurité.
-
[32]
Observations et entretiens au Conseil de la ville d’Alep, Alep, août 2013.
-
[33]
Entretien à Alep, août 2013.
-
[34]
Certains cadres, notamment dans les groupes militaires, n’ont pas participé aux manifestations du printemps 2011. En effet, les unités combattantes intègrent de nombreux déserteurs, officiers et soldats, qui étaient encore dans leur unité dans les premiers mois de la révolution. Des tensions existent au sein de l’insurrection entre les civils ayant pris les armes et les militaires déserteurs, notamment lorsque ces derniers sont susceptibles de contester la direction de l’insurrection par les premiers.
-
[35]
Entretiens à la Cour du conseil judiciaire uni, janvier 2013.
-
[36]
Entretien avec un militant aleppin, ancien étudiant de la faculté d’anglais, Alep, janvier 2013.
-
[37]
Entretien avec un ancien cadre dans une grande entreprise à Homs qui a participé aux premières manifestations de la ville, Istanbul, septembre 2013.
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[38]
Entretien à Alep, août 2013.
-
[39]
Entretien à Gaziantep en septembre 2013.
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[40]
C’est notamment ce qui avait été tenté dans un précédent travail, voir Gilles Dorronsoro, La Révolution afghane, Paris, Karthala, 2000, p. 109-154.