Notes
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[1]
Nous parlerons d’obésité au sens large sans toutefois omettre qu’elle peut être le produit de situations sociales hétérogènes. Sur ce point, voir Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’obésité, Paris, PUF, 2009, p. 295.
-
[2]
Dans les émissions de téléréalité (« J’ai décidé de maigrir », « Belle toute nue », etc.), les magazines de toutes sortes (« Envoyé spécial », « Allo docteur », etc.) ou encore les campagnes de prévention exhortant à la modération des plaisirs gourmands.
-
[3]
Sur les discriminations liées à l’apparence, voir Jean-François Amadieu, Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Paris, Odile Jacob, 2002.
-
[4]
Selon l’enquête ObEpi qui sert de source unique d’informations sur la situation française de l’obésité et du surpoids depuis 1997. L’enquête est réalisée tous les trois ans.
-
[5]
À titre d’illustration, voir Mathieu Grossetête, Accidents de la route et inégalités sociales. Les morts, les médias et l’État, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2012.
-
[6]
Jean-Pierre Poulain parle de « cercle vicieux de l’obésité » lorsque la personne obèse aggrave sa situation en considérant comme légitime l’isolement social et la perte d’estime engendré par la stigmatisation de la corpulence : « Les dimensions sociales de l’obésité », in Obésité dépistage et prévention chez l’enfant, Expertise collective, Paris, INSERM, 2000, p. 55-96.
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[7]
Par exemple, les travaux d’Emmanuel Henry montrent que ce ne sont pas les modes d’exposition à l’amiante les plus massifs qui retiennent l’attention des journalistes : Amiante : un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Rennes, PUR, 2007.
-
[8]
Les autres univers sociaux qui pèsent sur l’espace journalistique ont été peu étudiés.
-
[9]
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’un financement de la Mission Recherche (MIRE) de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) et de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Ce rapport est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00859988.
-
[10]
Leila Azeddine, Gersende Blanchard et Cécile Poncin, « Le cancer dans la presse écrite d’information générale. Quelle place pour les malades ? », Questions de communication, 11, 2007, p. 111-127.
-
[11]
Lucia Daubigny, « Science et bon sens. La prise en charge médicale de l’obésité », Face à face. Regards sur la santé, 6, 2004, p. 1-8. La médicalisation de l’obésité constitue, néanmoins, un progrès pour les personnes concernées dans la mesure où elle les déculpabilise de leur corpulence « hors norme ».
-
[12]
Abigail C. Saguy et Rene Almeling, “Fat in the fire ? Science, the news media, and the ’obesity epidemic‘”, Sociological Forum, 23(1), mars 2008, p. 53-83.
-
[13]
OMS, Obésité : prévention et gestion de l’épidémie mondiale, Genève, 1997. Certains chercheurs datent l’émergence de ce vocable à l’année 2000.
-
[14]
Mesurée par l’Indice de masse corporelle (IMC), la distance séparant l’obésité d’un poids normal s’est réduite en 1998 lorsque l’OMS a harmonisé à la baisse les limites des classes de corpulence sans tenir compte des spécificités liées au genre et à l’âge. Cette nouvelle classification élargie la taille de la population en surpoids et répond en ce sens à des impératifs politiques et économiques qui dépassent largement sa vocation descriptive.
-
[15]
On serait ainsi passé d’une période où l’obésité est considérée comme « un problème esthétique et moral » à une période où elle est devenue une question médicale puis politique, selon J.-P. Poulain, Sociologie de l’obésité, op. cit.
-
[16]
Thibaut Bossy, « Poids de l’enjeu, enjeu de poids : la mise sur agenda de l’obésité en Angleterre et en France », thèse de science politique, Paris, IEP de Paris, 2010.
-
[17]
Près de 20 % des reportages font émerger spécifiquement le problème de l’obésité infantile, dont les deux tiers ont été diffusés après 2004.
-
[18]
Qui est essentiellement composée des débats sur les mesures prévues par la loi de santé publique du 9 août 2004. L’information dite « société » traite des discriminations. L’information de santé évoque les différents types de traitement. L’information internationale est centrée sur le cas des États-Unis. Enfin l’information scientifique est focalisée sur l’évolution du phénomène.
-
[19]
Les premiers disent favoriser les formats courts propices à des prises de paroles individuelles et à la responsabilisation des téléspectateurs alors que les seconds déclarent plutôt privilégier les sujets de fond et l’utilisation de données chiffrées appelant à une intervention des pouvoirs publics, selon l’opposition entre cadrages épisodiques et thématiques établie par Shanto Iyengar : “Framing responsibility for political issues”, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 546, juillet 1996, p. 59-70.
-
[20]
Sur ce point, voir Dominique Marchetti, Quand la santé devient médiatique. Les logiques de production de l’information dans la presse, Grenoble, PUG, 2010.
-
[21]
On ne compte, au moment de l’enquête, qu’un seul homme sur la douzaine de journalistes spécialistes des questions de santé dans les deux rédactions. La moindre contribution des femmes à cette actualité est donc un effet de structure lié au déclin relatif des journalistes santé. Sur ce point, voir Erik Neveu, « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession », Politix, 51(13), 2000, p. 179-212 et spécialement p. 180 ; Béatrice Damian-Gaillard, Cégolène Frisque et Eugénie Saïtta (dir.), Le Journalisme au féminin. Assignations, inventions, stratégies, Rennes, PUR, 2010.
-
[22]
Béatrice Joinet, « Le “plateau” et le “terrain”. La division du travail à la télévision », Actes de la recherche en sciences sociales, 131-132, mars 2000, p. 86-91.
-
[23]
Une image négative des États-Unis est généralement véhiculée dans ces reportages sur l’obésité tout comme dans certains articles de presse. C’est ce que confirment les résultats d’une recherche portant sur les articles parus dans Le Monde et L’Express entre 1995 et 2005. Si l’évocation du problème aux États-Unis est très fréquente dans ces titres (47 %), le cas de figure inverse est extrêmement marginal dans la presse américaine (5 %) telle qu’elle a pu être analysée dans les équivalents outre-Atlantique des journaux français précités : The New York Times et Newsweek : Abigail C. Saguy, Kjerstin Gruys et Shanna Gong, “Social problem construction and national context : news reporting on ‘Overweight’ and ‘Obesity’ in the United States and France”, Social Problems, 57(4), 2010, p. 586-610.
-
[24]
Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations “reconnues” », Actes de la recherche en sciences sociales, 189, septembre 2011, p. 72-99 et spécialement p. 99.
-
[25]
Alors que le thème de la santé faisait l’objet d’un service à part entière jusqu’à la fin des années 1990, il n’est plus qu’une rubrique rattachée aux services « Société » des deux chaînes au tournant des années 2000. Ces rubriques renvoient, dans l’immense majorité des cas, à une actualité déclassée, c’est-à-dire que l’on peut anticiper et dont la diffusion n’est pas prioritaire.
-
[26]
Sur la différenciation sociale des goûts alimentaires, voir Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale », Revue française de sociologie, 50(4), 2009, p. 747-773.
-
[27]
Thibaut de Saint Pol, « L’obésité en France : les écarts entre catégories sociales s’accroissent », INSEE Première, 1123, février 2007, p. 1-4 et spécialement p. 3.
-
[28]
Ainsi faut-il aussi compter sur l’origine populaire de cette population qui ne la prédispose pas à prendre la parole dans les médias.
-
[29]
Un nutritionniste célèbre dont la diète s’est placée en cinquième position des ventes de livres de l’année 2010 en France.
-
[30]
Les femmes sont plus touchées par l’obésité que les hommes pour lesquels l’IMC constitue un critère de beauté moins central (bien que l’apparence fasse l’objet d’une attention croissante parmi ceux des catégories sociales intermédiaires et supérieures). Par exemple, 85 % des recours à la chirurgie esthétique concernent les femmes, selon J.-F. Amadieu, op. cit., p. 208. Par ailleurs, les impératifs de conformité à la minceur sont aussi l’expression du contrôle exercé par les hommes sur le corps des femmes, comme l’explique notamment Susie Orbach, Fat is a Feminist Issue, New York, Berkeley Books, 1979.
-
[31]
G. Lafarge et D. Marchetti, art. cit., p. 96.
-
[32]
Contrairement à l’Angleterre où les questions liées à l’obésité ont été, à la fin des années 1990, provisoirement reliées à la question des inégalités sociales de santé, voir T. Bossy, op. cit., p. 421.
-
[33]
Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Cahiers du CSE, Paris, Éd. de l’EHESS, 1969, p. 69.
-
[34]
Hélène Romeyer, « La santé à la télévision : émergence d’une question sociale », Questions de communication, 11, 2007, p. 51-70.
-
[35]
Sur ce point, voir François Dedieu, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, « Les bénéfices du doute : les usages politiques de la sous-évaluation des intoxications professionnelles liées aux pesticides en France et en Californie », Les Dossiers de l’environnement de l’INRA, 35, 2015 [en ligne] ; Frickel Scott et Vincent Bess, “Hurricane Katrina, contamination, and the unintended organization of ignorance”, Technology in Society, 29(2), avril 2007, p. 181-188.
1Le combat contre le surpoids et l’obésité [1] a pris une place croissante dans les médias [2]. Néanmoins, la visibilité des personnes obèses à la télévision et plus particulièrement leur accès aux journaux d’information, où l’impératif de conformité à « l’idéal de minceur » importe plus qu’ailleurs (notamment plus qu’à la radio et qu’en presse écrite), est méconnu [3]. Il en va pourtant d’une proportion grandissante des Français adultes de 18 ans et plus : 6 % en 1990, 11,3 % en 2003 et 15 % en 2012 [4].
2Sous l’effet de cet accroissement démographique conduisant les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à parler d’épidémie au tournant des années 2000, une nouvelle définition de l’obésité émerge et défend l’idée que cet état corporel ne résulte pas uniquement de comportements alimentaires volontaires mais aussi d’un environnement social et politique au sens large incluant notamment l’offre et la promotion de produits favorisant les graisses. Ce basculement dans la perception publique du phénomène est officialisé par la loi de santé publique du 9 août 2004 qui, prévoyant l’interdiction des distributeurs de confiseries et sodas dans les établissements scolaires ainsi que la règlementation de la publicité pour les produits alimentaires, détache explicitement la question de l’obésité de l’ordre des seuls comportements individuels pour la relier davantage aux causes structurelles, sociales et collectives, dont elle est le produit. Par conséquent, la présence des personnes obèses à la télévision constitue un objet particulièrement intéressant à analyser dans la mesure où la politisation croissante de l’obésité contraste avec les travaux portant sur la construction médiatique des problèmes publics qui dressent généralement le constat inverse, la responsabilité glissant de l’État vers celle de l’individu [5].
3Qu’en est-il des effets de la politisation de l’obésité sur la représentation des populations concernées dans l’information télévisée ? C’est à cette question, non étudiée en dépit de son importance politique, sociale mais aussi sanitaire (compte tenu des effets pervers de la stigmatisation sur l’estime de soi des personnes en situation d’obésité [6]) que cet article entend répondre. Ainsi s’agit-il de montrer que la montée d’un problème donné dans l’actualité télévisée ne s’accompagne pas, ici comme ailleurs [7], d’une plus grande visibilité des populations concernées par ce dernier.
4La démonstration repose sur l’analyse statistique d’un corpus médiatique des notices réalisées par les documentalistes de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) à propos des reportages sur l’obésité diffusés dans les éditions des Journaux télévisés (JT) de 20 heures de TF1 et France 2. Ce corpus, constitué à partir d’un large panel de mots-clefs relatifs à l’obésité et au surpoids, ne peut toutefois être considéré comme exhaustif dans la mesure où il repose aussi sur les choix d’indexation des documentalistes de l’INA. La période d’analyse retenue s’étale de 1998 à 2009 qui était l’année précédant le début de l’enquête. Elle ne débute donc pas, comme c’est classiquement le cas par convention, en 1995, date d’entrée en vigueur du dépôt légal de l’INA, mais en 1998 afin d’analyser le traitement journalistique de l’obésité avant et après la loi de 2004 ; ce qui implique de découper le corpus en deux parties d’une durée équivalente.
5Parallèlement, une dizaine d’entretiens ont été réalisés avec les principaux journalistes en charge de ces questions dans les deux rédactions. Ainsi, ce travail porte principalement sur la co-construction d’un problème public par les médias et plus précisément sur ce qui se joue dans les rédactions de TF1 et France 2 du côté du traitement des questions liées à l’obésité [8]. Après avoir établi le décalage entre la médiatisation des personnes obèses et celle de l’obésité, l’article relie ces variations à la division du travail journalistique puis aux risques de stigmatisation qui pèsent sur la sélection et le traitement de l’information [9].
Une médiatisation à deux vitesses
6Dans l’actualité des JT, la présence des personnes obèses, telle qu’elle peut être mesurée par le nombre d’interviews qui leurs sont consacrées dans les reportages diffusés sur cet état de santé, diminue au fil du temps. La contribution de leurs prises de paroles a été quasiment divisée par deux entre 2004 et 2009 alors que, dans le même temps, le volume de reportages sur l’obésité a plus que doublé par rapport à la période 1998-2003. Les personnes obèses formaient environ 20 % des interviews entre 1998 et 2003 contre 12 % entre 2004 et 2009 tandis que le nombre de sujets grimpe de 62 à 136, faisant passer le temps d’antenne de 103 à 217 minutes de reportages d’une période à l’autre [voir tableaux 1 et 2, p. 68]. C’est donc au moment où la médiatisation de l’obésité bat son plein que la contribution des principaux intéressés aux représentations symboliques dont ils font l’objet s’amoindrie considérablement, à l’instar des malades du cancer après 2002, période où le président de la République de l’époque a fait du combat contre cette maladie une priorité [10].
Évolution du nombre de reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution du nombre de reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution de la contribution des personnes interviewées dans les reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution de la contribution des personnes interviewées dans les reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
7Pour comprendre ces variations, il faut d’abord revenir sur les transformations survenues dans la mise en forme publique de cette question au début des années 2000, lesquelles favorisent sa médiatisation. L’année 2004 – durant laquelle la loi de santé publique prévoyant notamment l’interdiction des distributeurs de produits sucrés dans les établissements scolaires ainsi que la règlementation du marketing alimentaire est promulguée – concentre à elle seule 17 % des reportages diffusés sur toute la durée du corpus et marque ainsi un tournant dans l’histoire médiatique de l’obésité. En effet, les journalistes ont, jusqu’à cette date, majoritairement considéré l’embonpoint comme une incapacité des individus à se contrôler dans leurs pratiques alimentaires, donc souvent comme une tare morale, sans envisager les facteurs sociaux au principe de certains choix nutritifs. Ainsi, le traitement dominant de cette question a été marqué par la dénonciation des comportements et des appétits individuels, suivant en cela la vision médicale qui ne dresse « pas toujours un portrait avantageux aux patients obèses : inactifs, médiocres, incapables de prendre des initiatives et d’assumer des responsabilités [11] ».
8À partir du début des années 2000, sous l’effet de la médiatisation d’enquêtes épidémiologiques alarmistes [12], les reportages se multiplient, tout particulièrement ceux qui portent sur la présence coupable des distributeurs de sucreries dans les établissements scolaires, sur le menu des cantines, sur l’influence des standards esthétiques de la mode et surtout sur la situation de ce que l’OMS appelle une « épidémie mondiale [13] ». Loin d’être neutre, cette terminologie, dont l’émergence accompagne la mise en chiffres du phénomène (via l’adoption controversée de l’Indice de masse corporelle comme unité de mesure [14]), est une condition majeure de la dramatisation de l’obésité c’est-à-dire de sa montée en puissance dans l’espace médiatique puisqu’elle devient un problème de santé publique (à vocation universelle) et non plus seulement un phénomène individuel et moral [15]. Les propos de cette spécialiste des questions de santé dans la rédaction de TF1 sont, à cet égard, sans équivoque :
« L’obésité, on en parle beaucoup plus, il y a même un moment donné où c’est devenu à la mode […] On est passé des gens qui se nourrissent mal à l’accusation de l’industrie agroalimentaire, on l’a senti ça. Ça vient au moment où on a parlé d’épidémie qui est vue comme le mal absolu ça doit dater de 2003-2004, 2005 peut être, il y avait des chiffres inquiétants […] Donc dans les journaux on s’y est intéressé et on a commencé à parler d’épidémie et à ce moment-là l’obésité est devenue un sujet assez récurrent. »
10Dès lors, tant pour les journalistes que pour les responsables publics, il devient possible de communiquer sur l’évolution de cette « épidémie » mais surtout sur son éradication, cette dernière pouvant donner lieu à des politiques périodiquement mesurables de lutte contre un « fléau » ; et ce d’autant plus que les pouvoirs publics ciblent progressivement leur action sur les « jeunes [16] ». La surcharge pondérale devient, en effet, d’autant plus inacceptable dans la logique journalistique qu’elle frappe les enfants et les adolescents lesquels réactivent, plus que d’autres populations, le schème de « l’innocence » et des formes d’identification réelles ou supposées très larges [17]. Cette actualité scientifique et politique nouvelle qui focalise le traitement journalistique sur l’offre et le marketing des produits favorisant les graisses alimente largement l’augmentation du nombre de sujets sur l’obésité enregistrée à partir de l’année 2004, comme l’explique cette journaliste santé à la tête du plus grand nombre de reportages sur le sujet dans la rédaction de France 2 :
Il y a eu un basculement sur ces questions ?
« Il y a cette perception qui a changé, je me souviens d’une discussion avec Pujadas où il me disait : “les obèses ils sont faibles, ils peuvent faire autrement”. Maintenant les gens commencent à comprendre qu’il y a d’autres paramètres. Il y a eu un sujet sur cette clinique hyper chère à Boulogne où ils traitent les obèses comme des drogués avec des cocktails de médicaments pour décrocher, Guy Carlier s’est fait soigner là […] C’était vraiment ce genre de sujet qui montrait bien que ces gens là étaient victimes d’une pathologie autre que juste une faiblesse. Ils avaient besoin d’autre chose que de ne pas manger. »
Comment expliquez-vous cette augmentation du nombre de sujets sur l’obésité ?
« Moi je l’ai abordée sous l’angle du marketing agroalimentaire, comment on pousse les enfants, cette société de l’abondance hallucinante qui fait qu’effectivement c’est difficile de résister. Je pense que le marketing est en partie responsable et je ne suis pas la seule, du coup j’ai fait pas mal de sujets orientés comme ça. »
12L’analyse des données extraites du corpus des JT de 20 heures de TF1 et France 2 conduit au même constat : en apparaissant désormais davantage comme une « épidémie », l’obésité devient progressivement une question politique de premier ordre. Alors qu’aucun sujet n’est recensé dans la rubrique politique [18] entre 1998 et 2003, cette dernière contribue au cadrage de 15 % des reportages entre 2004 et 2009 [voir tableau 3, p. 69]. En raison de l’incrimination plus fréquente de l’industrie alimentaire, le poids de la rubrique économique, bien que marginal, tend également à augmenter tout comme l’information « société ». La plus forte contribution de ces rubriques s’effectue au détriment de l’information de santé qui, tout en restant à des niveaux relativement élevés, est toutefois moins présente dans l’actualité du problème entre 2004 et 2009.
Évolution de la contribution des rubriques journalistiques des reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution de la contribution des rubriques journalistiques des reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
13La répartition dans le temps du volume de reportages diffusés selon les chaînes est une autre manière de préciser la politisation de l’obésité dans la mesure où les journalistes des rédactions de TF1 et France 2 estiment ne pas privilégier les mêmes types de traitement de l’information [19]. Jusqu’en 2004, tant que cette maladie nutritionnelle est principalement définie comme l’aboutissement d’excès volontaires, 65 % des sujets sont produits par la rédaction de TF1 alors qu’à partir de 2004, lorsqu’elle apparaît aussi comme le résultat indésirable de l’offre alimentaire et des incitations caloriques, c’est le JT de France 2 qui est à l’origine du plus grand nombre de reportages : 54 % [voir tableau 4, p. 69].
Évolution du nombre de reportages sur l’obésité diffusés selon les chaînes dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution du nombre de reportages sur l’obésité diffusés selon les chaînes dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
14La distribution dans le temps des sujets selon qu’ils abordent les causes ou les conséquences du problème confirme ces tendances. Entre 1998 et 2003, 63 % des reportages traitent des causes de l’obésité, stigmatisant les obèses et leurs comportements alimentaires, alors qu’à partir de 2004, ils évoquent un peu plus d’une fois sur deux ses conséquences (53 %) et notamment les solutions applicables au problème [voir tableau 4, p. 69] : lutte contre les discriminations de toutes sortes, mesures de prévention, règlementation du secteur agroalimentaire, etc. Plus généralement, les problèmes liés à l’excès de poids sont considérés comme « concernant » (pour reprendre le jargon journalistique) car ils sont, sauf cas exceptionnel, évitables ; l’espoir de guérison favorisant grandement la mobilisation, tout particulièrement celle des médias audiovisuels.
Les transformations de la division du travail journalistique
15La politisation de l’obésité a des effets importants sur la visibilité des individus concernés par cet état de santé dans l’information télévisée car elle bouleverse la division du travail journalistique [20] au sein des rédactions de TF1 et France 2. En effet, à partir de 2004, les journalistes spécialistes des questions de santé, les plus aguerries au sujet (trois d’entre elles ayant produit 20 % de l’ensemble des reportages diffusés dans les JT), voient leur contribution à cette actualité chuter rapidement au profit de confrères plus polyvalents (définis par le fait d’avoir signé moins de dix reportages sur l’obésité), lesquels ne privilégient pas les mêmes sources d’informations. Alors qu’entre 1998 et 2003 ces deux catégories de professionnels de l’information produisaient un nombre équivalent de reportages en matière d’obésité, la contribution des journalistes généralistes dépasse nettement celle de leurs confrères spécialistes des questions de santé pour la période 2004-2009 : 65 % [voir tableau 5, p. 69].
Évolution du nombre de reportages sur l’obésité diffusés selon les cadrages dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution du nombre de reportages sur l’obésité diffusés selon les cadrages dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
16Dès lors, la transformation de la division du travail journalistique modifie la répartition des personnes interviewées dans les reportages puisqu’elle dépossède du traitement de ces questions les spécialistes de la santé, pourtant les plus disposés à tendre un micro aux personnes atteintes d’obésité qui représentent, en effet, près de 17 % des prises de paroles dans leurs reportages contre 12,5 % chez leurs confrères généralistes [voir tableau 6, p. 70].
Évolution de la contribution des journalistes selon leur degré de spécialisation dans les reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Évolution de la contribution des journalistes selon leur degré de spécialisation dans les reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
17Au-delà de ces variations, la moindre présence des personnes obèses dans les JT doit, plus précisément, à la démédicalisation de l’information sur le sujet. Les médecins, dont la contribution aux interviews diminue à peu près autant que celle des personnes obèses sur la période 2004-2009, de près de dix points, constituent le principal accès des journalistes aux malades pour obtenir des témoins en vue d’illustrer les sujets car leur parole fait généralement autorité auprès de leurs patients. Or la probabilité d’interviewer les représentants médicaux croît avec le degré de spécialisation sur les questions de santé. Alors que chez les journalistes spécialistes de la santé, les médecins représentent une interview sur deux, leur part tombe à 35 % dans les sujets signés par leurs confrères généralistes [voir tableau 7, p. 70].
Répartition de la contribution des personnes interviewées selon le degré de spécialisation des journalistes ayant produit des reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
Répartition de la contribution des personnes interviewées selon le degré de spécialisation des journalistes ayant produit des reportages sur l’obésité diffusés dans les JT de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009
18Cette tendance à la déspécialisation n’est, par ailleurs, pas insensible aux « effets sociaux des différences de sexe [21] ». Elle s’accompagne, en effet, d’un recul de dix points de la contribution des journalistes de sexe féminin (71,9 % entre 1998 et 2003 contre 61,4 % pour la période 2004-2009) qui relativement aux hommes interviewent plus fréquemment les médecins : 45 % contre 35 % chez les seconds. En outre, si les interviews de personnes obèses vont de pair avec celles des médecins, c’est que certains d’entre eux, notamment parmi les nutritionnistes et les chirurgiens esthétiques, investissent l’espace journalistique avec une visée commerciale ou réputationnelle. En dépit du secret médical qui leur interdit en principe de communiquer sur l’état de santé de leurs patients, ils peuvent négocier leur interview dans un reportage en échange de quoi ils donnent accès à d’éventuels « témoins » aux journalistes. Symboliquement dominés dans leur univers professionnel, ces spécialistes semblent, plus que d’autres, enclins à rechercher des gratifications en dehors du champ médical, comme l’explique cette journaliste de la rédaction de France 2 :
« Je passe beaucoup par les médecins ce qui n’est pas du tout déontologique de leur part et c’est vrai que quand un médecin demande à un patient, le patient à envie de faire plaisir à son médecin. Nous en TV, il n’y a pas de sujet sans témoignage. Il faut que l’on trouve et la porte d’entrée c’est beaucoup les médecins parce qu’ils peuvent convaincre leurs patients assez facilement. Donc mon carnet d’adresses c’est beaucoup des médecins parce qu’ils m’aident […] Les médecins quand ils nous trouvent un patient, c’est qu’ils veulent parler à la TV. C’est vrai aussi qu’il y a des médecins qui refusent de nous mettre en contact avec leurs patients. Ils n’ont pas le droit de faire ça du tout. De temps en temps, il y en a qui appellent leurs patients hypocritement et qui leur donnent notre numéro. Sinon on perd du temps, moi ça m’arrange. »
20Par ailleurs, la production de ces reportages est particulièrement chronophage. C’est, en effet, la confiance de l’interviewé que le journaliste doit patiemment gagner avant de pouvoir illustrer l’information en filmant son témoignage. Dès lors, les personnes obèses sont, à partir de 2004, beaucoup plus parlées par d’autres acteurs, le problème relevant, aux yeux des journalistes de télévision, davantage de l’offre que des comportements alimentaires. Ainsi, les représentants du secteur agroalimentaire, dont les produits sont à partir de 2004 régulièrement accusés d’être pour partie à l’origine de ce problème public, contribuent de manière croissante aux sujets de même que les familles, dont la visibilité va de pair avec la montée de la question de l’obésité infantile, et que la catégorie des experts, interviewés pour produire des explications sur le sujet. Ces trois catégories d’acteurs sont, en effet, deux fois plus fréquemment sollicitées par les journalistes généralistes (22 %) que par leurs confrères spécialistes des problématiques sanitaires (10 %).
21Enfin, la tendance à un journalisme assis [22] contribue également à la faible représentation des principaux intéressés dans l’information sur l’obésité car, bien souvent, les reportages sont des « encadrés », c’est-à-dire des sujets sans interviews, construits à partir de données de « seconde main » : d’images d’archives en provenance des États-Unis [23], où le taux de personnes considérées comme obèses est le plus élevé au monde, et d’infographies sur l’évolution du phénomène. Or la propension des journalistes à privilégier ce type de traitement de l’obésité décroît fortement avec le degré de spécialisation sur les questions de santé : 5 % contre un peu plus de 15 % chez leurs confrères généralistes.
22La médiatisation de l’obésité constitue ainsi un révélateur particulièrement pertinent de la déspécialisation des journalistes de télévision. Elle illustre une contradiction entre, d’une part, les préoccupations de la hiérarchie des rédactions, qui est à la recherche de journalistes jeunes, polyvalents, « entraînés aux formats courts et synthétiques [24] » alors que certains thèmes d’actualité n’ont cessé de se complexifier, tout particulièrement ceux rattachés à la santé, une rubrique en déclin dans la hiérarchie de l’information télévisée [25], comme l’illustre son retrait relatif du traitement de l’obésité.
Du morphologiquement au politiquement correct
23Pour mieux comprendre la moindre visibilité des personnes obèses dans l’information télévisée, il faut non seulement tenir compte des rapports des journalistes à la prise de poids mais aussi de l’importance des logiques économiques opposant, d’une part, les problèmes généralistes ou neutres, qui susciteraient une audience large, et, d’autre part, les questions spécialisées et/ou susceptibles d’introduire des clivages de différents ordres (géographique, social, religieux, etc.) parmi le public et donc de réduire l’audience réelle ou supposée. En effet, les reportages sur l’obésité intéressent d’autant plus les journalistes de télévision et leur hiérarchie que la sensibilité de cet univers professionnel aux préoccupations liées à la corpulence ne cesse de croître, comme l’indique cette spécialiste des questions de santé :
« L’obésité c’est un sujet qui passionne nos rédacteurs en chef et les gens bien portants entre guillemets parce qu’on a tous peur de devenir obèse, il y a un peu ce côté-là. Ils sont obsédés par la bouffe, ils sont obsédés par les régimes, ils sont obsédés parce que c’est les gens qui vivent dans le microcosme parisien, on fait attention à ce qu’on mange. Et puis les régimes, on mélange tout. Les régimes c’est tellement énorme, tout le monde est au régime. Vous venez ici à la cantine, vous regardez les plateaux, c’est caricatural, c’est que du régime Dukan par exemple, donc c’est une préoccupation. »
25On retrouve là une forme de rapport au corps particulièrement répandue dans les groupes sociaux dominants [26]. Qu’il s’agisse de ceux situés en bas de la hiérarchie, des rédacteurs en chef ou des présentateurs, les journalistes appartiennent aux groupes sociaux les plus préoccupés par la prise de poids alors qu’ils sont pourtant peu disposés à en souffrir : « 15 % des individus sans diplôme ou ayant au plus un brevet des collèges sont obèses, tandis que seulement 5 % des diplômés du supérieur le sont. L’écart est de dix points : il a doublé entre 1981 et 2003. Moins un individu est diplômé, plus il a de chances d’être obèse [27]. »
26Les journalistes de télévision sont donc socialement très éloignés de la majorité des personnes obèses [28] qui se caractérisent de surcroît par des propriétés sociales jugées bien souvent trop négatives pour être dignes de relever d’une actualité capable de rassembler un public suffisamment large.
27Par contraste, le nombre croissant de sujets consacrés à certains traitements, médicaments et régimes élaborés par des nutritionnistes célèbres, traduit le caractère central, sinon la montée, des préoccupations liées à la prise de poids parmi les journalistes de télévision. Ce journaliste santé l’exprime sans détour quand il déclare : « On a fait une promo à Dukan [29] sans aucune distance, Jean-Michel Cohen c’est pareil, on fait de la promotion à des marchands, on n’arrête pas sans aucune distance ». À titre d’exemple, 80 % des sujets consacrés au thème de la qualité de l’alimentation, qui rassemble sur toute la durée du corpus un peu plus de 15 % des occurrences, ont été produits après l’année 2004.
28De plus, les soucis liés à l’apparence corporelle ont d’autant plus de poids que désormais le passage à l’antenne n’est plus seulement réservé aux journalistes issus des rubriques et services les plus prestigieux (étrangers et politiques) mais à l’ensemble de la corporation. Par exemple, dans la rédaction de France 2, l’ensemble des journalistes a été formé au commentaire de l’actualité « face caméra ». Les journalistes de télévision doivent ainsi, par obligation professionnelle, se soucier de leur corps dans la mesure où il est un instrument de travail. Ce constat vaut surtout pour les femmes, les facteurs d’exclusion liés à la surcharge pondérale ne se valant pas selon le genre [30], tout particulièrement à la télévision où « la féminisation des médias audiovisuels […] s’explique aussi parce que les voix et/ou les critères esthétiques sont devenus déterminants dans le recrutement [31] ».
29En outre, si la politisation des questions liées à l’excès de poids conduit les journalistes à considérer plus volontiers les personnes obèses comme victimes et moins comme responsable de leur corpulence à partir de 2004, l’inversion du stigmate ne s’accompagne pas d’une disparition des risques de stigmatisation. Bien au contraire, elle semble en créer d’autres. En effet, la prévalence désormais établie de l’obésité dans les milieux populaires renforce en retour les risques de stigmatisation de ces populations en faisant de la surcharge pondérale un attribut de leur condition. La répartition spatiale de l’obésité contribue, ainsi, à introduire un clivage géographique dans la mesure où cet état de santé se rencontre en premier lieu dans les départements désindustrialisés et paupérisés du Nord, comme l’explique cette journaliste santé évoquant son expérience sur le sujet :
« Je pense que je me suis grillé tous les gens du Nord. Ils étaient furieux de mon sujet. Les gens que je rencontrais ne voulaient pas dire que ça touchait les pauvres parce que ça stigmatisait. Il ne faut pas le dire. J’avais eu du mal à tourner parce que j’avais eu que des langues de bois, mais bon le graphique entre le niveau de revenu et l’obésité il n’y a pas plus linéaire. »
31Au-delà de la mauvaise presse faite aux territoires et aux populations les plus démunies, c’est la question plus générale des inégalités sociales de santé [32] qui peine à émerger dans les JT, cette dernière étant considérée par les rédacteurs en chef comme susceptible d’introduire des résistances parmi les téléspectateurs, ce dont atteste de nombreuses expressions recueillies auprès des journalistes : « On va faire le jeu du Front national ! », « C’est un sujet tabou », « C’est hyper stigmatisant, les gens se voient ». Les membres des classes populaires et moyennes ainsi que les personnes âgées étant, de plus, des téléspectateurs fidèles, il est délicat d’associer l’obésité à ces populations, comme l’explique ce journaliste santé :
« On essaye de faire des sujets là-dessus (sous-entendu sur les inégalités sociales de santé) mais c’est pas simple parce que là encore on nous reproche, c’est où le pire, c’est l’Est et le Nord donc si on va dans le Nord c’est “ah vous allez encore montrer qu’ils fument, qu’ils picolent les pauvres”. C’est exactement le même problème que pour la bouffe dès qu’on veut tourner dans le Nord c’est “ah vous allez stigmatiser” et évidemment c’est des gens au chômage, c’est très dur parce qu’il y a toujours cette espèce de crainte et en plus ça ne les intéresse pas. »
33Devant l’impératif de simplification de l’information, les journalistes, a fortiori les plus généralistes, ont ainsi largement tendance à substituer à la médiatisation des personnes obèses celle d’autres catégories d’acteurs plus faciles d’accès. Ces derniers sont d’autant plus en phase avec la redéfinition du problème qu’ils font généralement l’économie des aspects complexes du phénomène et notamment de son caractère socialement sélectif, comme l’indique ce journaliste de télévision : « C’est juste une facilité pour la journée de tournage que d’aller faire une conférence de presse au ministère à boire le café plutôt que d’aller passer l’après-midi avec les pauvres. » La vision médiatique de l’obésité ne semble donc correspondre en rien à un portrait plausible des cas les plus typiques. Elle nous rappelle ainsi que « “l’actualité” dans le domaine médical (mais aussi sans doute dans quantité d’autres domaines) n’est pas donné en partage aux membres des différentes classes sociales [33] ».
34Le traitement de l’obésité dans l’information télévisée fait ainsi exception à la dynamique d’individualisation de la responsabilité des problèmes sociaux ainsi qu’à la montée en puissance des malades dans la sphère publique [34]. Il faut dire que, par contraste avec l’ignorance entourant certains risques majeurs pour la santé publique [35], la surveillance…épidémiologique du surpoids et de l’obésité, qui souligne depuis 1997 l’enracinement populaire du phénomène, porte les journalistes et les responsables politiques au consensus. Ainsi, l’accès limité des personnes obèses au journal télévisé renvoie plus largement à la faible visibilité médiatique des classes populaires. Ces processus de fermeture de l’espace du montrable à la télévision méritent donc d’être analysés puisqu’il en va, non seulement, de l’identité et de l’estime de soi des personnes obèses, mais également, du travail médiatique de représentation des groupes sociaux privés des moyens de production de leur propre image.
Notes
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[1]
Nous parlerons d’obésité au sens large sans toutefois omettre qu’elle peut être le produit de situations sociales hétérogènes. Sur ce point, voir Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’obésité, Paris, PUF, 2009, p. 295.
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[2]
Dans les émissions de téléréalité (« J’ai décidé de maigrir », « Belle toute nue », etc.), les magazines de toutes sortes (« Envoyé spécial », « Allo docteur », etc.) ou encore les campagnes de prévention exhortant à la modération des plaisirs gourmands.
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[3]
Sur les discriminations liées à l’apparence, voir Jean-François Amadieu, Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Paris, Odile Jacob, 2002.
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[4]
Selon l’enquête ObEpi qui sert de source unique d’informations sur la situation française de l’obésité et du surpoids depuis 1997. L’enquête est réalisée tous les trois ans.
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[5]
À titre d’illustration, voir Mathieu Grossetête, Accidents de la route et inégalités sociales. Les morts, les médias et l’État, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2012.
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[6]
Jean-Pierre Poulain parle de « cercle vicieux de l’obésité » lorsque la personne obèse aggrave sa situation en considérant comme légitime l’isolement social et la perte d’estime engendré par la stigmatisation de la corpulence : « Les dimensions sociales de l’obésité », in Obésité dépistage et prévention chez l’enfant, Expertise collective, Paris, INSERM, 2000, p. 55-96.
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[7]
Par exemple, les travaux d’Emmanuel Henry montrent que ce ne sont pas les modes d’exposition à l’amiante les plus massifs qui retiennent l’attention des journalistes : Amiante : un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Rennes, PUR, 2007.
-
[8]
Les autres univers sociaux qui pèsent sur l’espace journalistique ont été peu étudiés.
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[9]
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’un financement de la Mission Recherche (MIRE) de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) et de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Ce rapport est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00859988.
-
[10]
Leila Azeddine, Gersende Blanchard et Cécile Poncin, « Le cancer dans la presse écrite d’information générale. Quelle place pour les malades ? », Questions de communication, 11, 2007, p. 111-127.
-
[11]
Lucia Daubigny, « Science et bon sens. La prise en charge médicale de l’obésité », Face à face. Regards sur la santé, 6, 2004, p. 1-8. La médicalisation de l’obésité constitue, néanmoins, un progrès pour les personnes concernées dans la mesure où elle les déculpabilise de leur corpulence « hors norme ».
-
[12]
Abigail C. Saguy et Rene Almeling, “Fat in the fire ? Science, the news media, and the ’obesity epidemic‘”, Sociological Forum, 23(1), mars 2008, p. 53-83.
-
[13]
OMS, Obésité : prévention et gestion de l’épidémie mondiale, Genève, 1997. Certains chercheurs datent l’émergence de ce vocable à l’année 2000.
-
[14]
Mesurée par l’Indice de masse corporelle (IMC), la distance séparant l’obésité d’un poids normal s’est réduite en 1998 lorsque l’OMS a harmonisé à la baisse les limites des classes de corpulence sans tenir compte des spécificités liées au genre et à l’âge. Cette nouvelle classification élargie la taille de la population en surpoids et répond en ce sens à des impératifs politiques et économiques qui dépassent largement sa vocation descriptive.
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[15]
On serait ainsi passé d’une période où l’obésité est considérée comme « un problème esthétique et moral » à une période où elle est devenue une question médicale puis politique, selon J.-P. Poulain, Sociologie de l’obésité, op. cit.
-
[16]
Thibaut Bossy, « Poids de l’enjeu, enjeu de poids : la mise sur agenda de l’obésité en Angleterre et en France », thèse de science politique, Paris, IEP de Paris, 2010.
-
[17]
Près de 20 % des reportages font émerger spécifiquement le problème de l’obésité infantile, dont les deux tiers ont été diffusés après 2004.
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[18]
Qui est essentiellement composée des débats sur les mesures prévues par la loi de santé publique du 9 août 2004. L’information dite « société » traite des discriminations. L’information de santé évoque les différents types de traitement. L’information internationale est centrée sur le cas des États-Unis. Enfin l’information scientifique est focalisée sur l’évolution du phénomène.
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[19]
Les premiers disent favoriser les formats courts propices à des prises de paroles individuelles et à la responsabilisation des téléspectateurs alors que les seconds déclarent plutôt privilégier les sujets de fond et l’utilisation de données chiffrées appelant à une intervention des pouvoirs publics, selon l’opposition entre cadrages épisodiques et thématiques établie par Shanto Iyengar : “Framing responsibility for political issues”, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 546, juillet 1996, p. 59-70.
-
[20]
Sur ce point, voir Dominique Marchetti, Quand la santé devient médiatique. Les logiques de production de l’information dans la presse, Grenoble, PUG, 2010.
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[21]
On ne compte, au moment de l’enquête, qu’un seul homme sur la douzaine de journalistes spécialistes des questions de santé dans les deux rédactions. La moindre contribution des femmes à cette actualité est donc un effet de structure lié au déclin relatif des journalistes santé. Sur ce point, voir Erik Neveu, « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession », Politix, 51(13), 2000, p. 179-212 et spécialement p. 180 ; Béatrice Damian-Gaillard, Cégolène Frisque et Eugénie Saïtta (dir.), Le Journalisme au féminin. Assignations, inventions, stratégies, Rennes, PUR, 2010.
-
[22]
Béatrice Joinet, « Le “plateau” et le “terrain”. La division du travail à la télévision », Actes de la recherche en sciences sociales, 131-132, mars 2000, p. 86-91.
-
[23]
Une image négative des États-Unis est généralement véhiculée dans ces reportages sur l’obésité tout comme dans certains articles de presse. C’est ce que confirment les résultats d’une recherche portant sur les articles parus dans Le Monde et L’Express entre 1995 et 2005. Si l’évocation du problème aux États-Unis est très fréquente dans ces titres (47 %), le cas de figure inverse est extrêmement marginal dans la presse américaine (5 %) telle qu’elle a pu être analysée dans les équivalents outre-Atlantique des journaux français précités : The New York Times et Newsweek : Abigail C. Saguy, Kjerstin Gruys et Shanna Gong, “Social problem construction and national context : news reporting on ‘Overweight’ and ‘Obesity’ in the United States and France”, Social Problems, 57(4), 2010, p. 586-610.
-
[24]
Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations “reconnues” », Actes de la recherche en sciences sociales, 189, septembre 2011, p. 72-99 et spécialement p. 99.
-
[25]
Alors que le thème de la santé faisait l’objet d’un service à part entière jusqu’à la fin des années 1990, il n’est plus qu’une rubrique rattachée aux services « Société » des deux chaînes au tournant des années 2000. Ces rubriques renvoient, dans l’immense majorité des cas, à une actualité déclassée, c’est-à-dire que l’on peut anticiper et dont la diffusion n’est pas prioritaire.
-
[26]
Sur la différenciation sociale des goûts alimentaires, voir Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale », Revue française de sociologie, 50(4), 2009, p. 747-773.
-
[27]
Thibaut de Saint Pol, « L’obésité en France : les écarts entre catégories sociales s’accroissent », INSEE Première, 1123, février 2007, p. 1-4 et spécialement p. 3.
-
[28]
Ainsi faut-il aussi compter sur l’origine populaire de cette population qui ne la prédispose pas à prendre la parole dans les médias.
-
[29]
Un nutritionniste célèbre dont la diète s’est placée en cinquième position des ventes de livres de l’année 2010 en France.
-
[30]
Les femmes sont plus touchées par l’obésité que les hommes pour lesquels l’IMC constitue un critère de beauté moins central (bien que l’apparence fasse l’objet d’une attention croissante parmi ceux des catégories sociales intermédiaires et supérieures). Par exemple, 85 % des recours à la chirurgie esthétique concernent les femmes, selon J.-F. Amadieu, op. cit., p. 208. Par ailleurs, les impératifs de conformité à la minceur sont aussi l’expression du contrôle exercé par les hommes sur le corps des femmes, comme l’explique notamment Susie Orbach, Fat is a Feminist Issue, New York, Berkeley Books, 1979.
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[31]
G. Lafarge et D. Marchetti, art. cit., p. 96.
-
[32]
Contrairement à l’Angleterre où les questions liées à l’obésité ont été, à la fin des années 1990, provisoirement reliées à la question des inégalités sociales de santé, voir T. Bossy, op. cit., p. 421.
-
[33]
Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Cahiers du CSE, Paris, Éd. de l’EHESS, 1969, p. 69.
-
[34]
Hélène Romeyer, « La santé à la télévision : émergence d’une question sociale », Questions de communication, 11, 2007, p. 51-70.
-
[35]
Sur ce point, voir François Dedieu, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, « Les bénéfices du doute : les usages politiques de la sous-évaluation des intoxications professionnelles liées aux pesticides en France et en Californie », Les Dossiers de l’environnement de l’INRA, 35, 2015 [en ligne] ; Frickel Scott et Vincent Bess, “Hurricane Katrina, contamination, and the unintended organization of ignorance”, Technology in Society, 29(2), avril 2007, p. 181-188.