Couverture de ARSS_200

Article de revue

Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975

Introduction de Patrick Champagne

Pages 4 à 37

Notes

  • [1]
    Les retranscriptions des séminaires sont moins élaborées que celles qui ont été faites de ses cours au Collège de France. Voir Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours du Collège de France, 1984-1992, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2012 et Manet, une révolution symbolique, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2013.
  • [2]
    Les articles publiés sur la notion de champ à la date de son séminaire en 1972 sont les suivants : « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, 7(2), 1966, p. 201-223 [sur le mode de pensée relationnel, mais le concept de champ n’apparaît pas comme tel] ; « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, 246, novembre 1966, p. 865-906 [article que Bourdieu critiquera ensuite comme interactionniste] ; “Structuralism and theory of sociological knowledge”, Social Research, 35(4), 1968, p. 681-706 ; « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe », Scolies, Cahiers de recherches de l’École normale supérieure, 1, 1971, p. 7-26 ; « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, 12(1), 1971, p. 3-21 [article important dans lequel Bourdieu rompt avec l’interactionnisme] ; « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 12(3), 1971, p. 295-334 ; « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, 22, 1971, p. 49-126.
  • [3]
    Voir sur ce point et sur le parallèle Bourdieu/Manet, P. Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, op. cit., p. 13-18 et p. 737-341.
  • [4]
    Bourdieu critiquait les divisions de la sociologie selon des partitions réalistes du réel (sociologie urbaine, rurale, des loisirs, etc.) et non en fonction de problématiques scientifiquement construites (sociologie de la reproduction sociale, de la culture, du système d’enseignement, etc.).
  • [5]
    Indicateur parmi d’autres de la réussite de cette révolution, tout sociologue aujourd’hui doit avoir lu Bourdieu ou doit au moins le faire croire notamment à ses étudiants.
  • [6]
    Les travaux algériens ont été publiés dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle (Genève, Droz, 1972), dans Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles (Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1977) et dans Esquisses algériennes (Paris, Seuil, coll. « Liber », 2008) ; les travaux sur le milieu paysan ont été regroupés et publiés dans Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn (Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002).
  • [7]
    Une séance de son séminaire sera consacrée à un exposé de Michael Pollak sur sa thèse qui portait sur la politique publique de la recherche et sur le primat donné aux enquêtes statistiques. Il publiera dans Actes de la recherche en sciences sociales un article sur « la planification des sciences sociales » (2-3, juin 1976, p. 105-121) et un autre sur « Paul Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique » (25, janvier 1979, p. 45-59)
  • [8]
    Dès 1965, dans l’introduction à Un art moyen, Bourdieu pose les bases d’une « sociologie objective » qui n’oppose pas le subjectif à l’objectif mais prend en compte l’objectivité du subjectif.
  • [9]
    « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et sociétés, 7(1), mai 1975, p. 88-104.
  • [10]
    Bourdieu reviendra dans son dernier cours au Collège de France en 2000-2001 sur le champ scientifique et sur le fait que le concept de champ permet de comprendre le paradoxe selon lequel des individus socialement situés puissent produire des vérités universelles, c’est-à-dire des connaissances qui ne sont pas réductibles à la position sociale occupée par le savant. Voir Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2001.
  • [11]
    Pierre Bourdieu, « Champ du pouvoir et division du travail de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, 190, décembre 2011, p. 126-139.
  • [12]
    Nous publierons intégralement les séminaires ultérieurement.
  • [13]
    Il s’agit de « Champ intellectuel et projet créateur », art. cit.
  • [14]
    Voir Pierre Bourdieu, “Structuralism and theory of sociological knowledge”, Social Research, 35(4), 1968, p. 681-706.
  • [15]
    « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », art. cit.
  • [16]
    Eric Hobsbawm, Bandits, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1969 (rééd., New York, The New Press, 2000) ; George Rudé, The Crowd in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1967.
  • [17]
    P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
  • [18]
    À l’époque, Bourdieu dirigeait la thèse d’Henri Peretz sur les critiques d’art, thèse soutenue en 1972 sous le titre « Le problème sociologique de la critique d’art », Paris, EPHE, 6e section.
  • [19]
    Burton E. Clark, “Faculty organization and authority”, in T. F. Lunsford (éd.), The Study of Academic Administration, Boulder, Colorado, Western Interstate Commission for Higher Education, 1963, p. 37-51 et “Faculty culture”, in T. F. Lunsford (éd.), The Study of Campus Culture, Boulder, Colorado, Western Interstate Commission for Higher Education, 1963.
  • [20]
    Voir Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1984, p. 226-234.
  • [21]
    Voir Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Pascale Maldidier, « La défense du corps », Information sur les sciences sociales/Social Science information, 10(4), août 1971, p. 45-86.
  • [22]
    David Sills (éd.), International Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1968, vol. 18.
  • [23]
    Entre autres, Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Felix Alcan, 1901, chap. 5.
  • [24]
    Voir P. Bourdieu, Le Bal des célibataires…, op. cit.
  • [25]
    Marcel Maget, « Remarques sur le village comme cadre de recherche anthropologique », Bulletin de psychologie, 8, avril 1955, p. 375-382.
  • [26]
    Karl Mannheim, “Conservative thought”, in Essays on Sociology and Psychology, Londres, Routledge, 1953, p. 71-174 ; Simone de Beauvoir, « La pensée de droite, aujourd’hui », Les Temps modernes, 1954.
  • [27]
    Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1956, p. 162-201.
  • [28]
    Voir Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, [1962] 1972.
  • [29]
    Voir, in P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., les développements qu’il consacrera à ce thème notamment p. 226-233.
  • [30]
    Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970, p. 248-253.
  • [31]
    Daniel Bell (éd.), “On equality: I. Meritocracy and equality”, The Public Interest, 29, 1972, p. 29-68. Bell était alors éminent professeur de sociologie à l’université d’Harvard, auteur célèbre d’essais retentissants dont The Coming of Post-Industrial Society: A Venture in Social Forecasting (New York, Basic Books, 1973). Son travail développe la « théorie de la modernisation » qui fait d’une vision irénique des États-Unis le terminus de l’évolution historique et du WASP (“white Anglo-Saxon protestant”) la réalisation accomplie de l’humanité. Bourdieu critique durement cette théorie dans « Structures sociales et structures de perception du monde social », Actes de la recherche en sciences sociales, 2, mars 1975, p. 18-20 (où il cite notamment D. Bell, ibid.).
  • [32]
    Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Monique de Saint-Martin, « Les stratégies de reconversion. Les classes sociales et le système d’enseignement », Information sur les sciences sociales/Social Science Information, 12(5), octobre 1973, p. 61-113.
  • [33]
    Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, 2 vols, Paris, Gallimard, [1918-1922] 1948.
  • [34]
    C’est Michael Young, un sociologue « de gauche », qui développe la notion en Angleterre en 1958 dans The Rise of the Meritocracy.
  • [35]
    Introduite par l’anthropologue Ralph Linton en 1936 (dans un ouvrage que Bourdieu a fait paraître dans sa collection : Ralph Linton, De l’homme, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1967), cette opposition ancre la théorie de l’évolution sociétale de Talcott Parsons.
  • [36]
    Alfred Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, 1932. Bourdieu l’avait lu dans le texte, Aron lui ayant prêté le livre.
  • [37]
    Voir Pierre Bourdieu, « Les doxosophes », Minuit, 1, novembre 1972, p. 26-45.
  • [38]
    Toute cette analyse sera développée dans les années suivantes et sera au principe des articles publiés dans le numéro 2-3 de juin 1976 d’Actes de la recherche en sciences sociales.
  • [39]
    Durkheim, Les règles de la méthode sociologique : elles sont ces « représentation schématiques et sommaires (…) formées par la pratique et pour elle », dont l’autorité provient des fonctions sociales qu’elles remplissent, et qui « sont comme un voile entre nous et les choses et qui nous les masque. »
  • [40]
    Cette simple remarque faite en passant préfigure une reprise ultérieure de l’analyse de la classe dirigeante, faite encore principalement ici avec le concept de capital, à partir du concept de champ.
  • [41]
    Bourdieu reprend ici la notion de « profil épistémologique » de Bachelard, in La Philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1940, chap. 2.
  • [42]
    Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Paris, PUF, [1922] 1977, chap. 6 et 9 ; O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, op. cit.
  • [43]
    Voir Robert M. Berdahl, “The Stände and the origins of conservatism in Prussia”, Eighteenth Century Studies, 6(3), 1973, p. 298-321.
  • [44]
    P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction…, op. cit., chap. 4, notamment p. 207-230.
  • [45]
    Cette mobilisation successive, dans l’analyse, des concepts d’habitus, de capital et de champ est une démarche très générale chez Bourdieu que l’on retrouve dans à peu près toutes les enquêtes qu’il a menées. Pour un exemple, voir Le Bal des célibataires…, op. cit.
  • [46]
    Republié in Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 293-323. Voir aussi « Champ du pouvoir et division du travail de domination », art. cit., reproduit en partie dans La Noblesse d’État, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1989.
  • [47]
    Il s’agit de l’enquête qui sera publiée en 1979 sous le titre La Distinction.
  • [48]
    Voir Pierre Bourdieu, « Eléments d’une théorie de la perception artistique », Revue internationale des sciences sociales, 20(4), 1968, p. 640-664 et Pierre Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », Les Temps modernes, 295, février 1971, p. 1345-1378.
  • [49]
    Bourdieu fait ici référence aux deux articles classiques de Gerhard E. Lenski, “Status crystallization: a non-vertical dimension of social status”, American Sociological Review, 19, août 1954, p. 405-413, et “Social participation and status crystallization”, American Sociological Review, 21, août 1956, p. 458-464
  • [50]
    Sans parler des « modèles » où le problème de l’indépendance des variables n’est même pas posé au départ. Ce problème est en général résolu à l’aide de coefficients de corrélation entre les variables. Les faux problèmes trouvent toujours des solutions et la méthodologie est là pour fournir des solutions « vraies » à de faux problèmes.
  • [51]
    Bourdieu clarifie ce point dans « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p. 3-14.
  • [52]
    Voir P. Bourdieu, « Champ du pouvoir et division du travail de domination », art. cit.
  • [53]
    P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
  • [54]
    Bourdieu a analysé un face à face en politique, in « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 70-73.
  • [55]
    Paul F. Lazarsfeld, Philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970.
  • [56]
    Paul F. Lazarsfeld, William N. McPhee et Bernard R. Berelson, Voting: A Study of Opinion Formation in a Presidential Campaign, Chicago, The University of Chicago Press, 1962 [Bourdieu critique ce travail dans « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 16, septembre 1977].
  • [57]
    P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
  • [58]
    « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », art. cit.
  • [59]
    Voir « Les fractions de la classe dominante et les modes d’appropriation des œuvres d’art », Information sur les sciences sociales/Social Science Information, 13(3), juin 1974, p. 7-32.
  • [60]
    P. Bourdieu, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, 14, avril 1977, p. 51-54.
  • [61]
    Bourdieu n’a pas encore découvert l’analyse des correspondances, qui est une forme avancée de l’analyse factorielle. Peu après, il va rencontrer Benzécri avec qui il va adapter l’analyse des correspondances multiples (ACM) à sa sociologie. L’ACM va devenir un outil central pour construire la structure des champs. Le premier usage sera « L’anatomie du goût », Actes de la recherche en sciences sociales, 5, octobre 1976, p. 2-112. Voir Frédéric Lebaron, “How Bourdieu ‘quantified’ Bourdieu: the geometric modelling of data”, in Karen Robson et Chris Sanders (éds), Quantifying Bourdieu, Berlin, Springer, 2009, p. 11-29.
  • [62]
    Sur la construction de « L’espace social » comme espace tridimensionnel, volume, composition, trajectoire, voir La Distinction, op. cit., p. 128-138.
  • [63]
    P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., chap. 4. et « Champ du pouvoir et travail de domination », art. cit.
English version
figure im1
PIERRE BOURDIEU avec Yvette Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, janvier 1975, p. 7-36.

1Il y a quelques années, à l’occasion du déménagement de la Maison des sciences de l’homme, plusieurs volumes regroupant les transcriptions de séminaires de Bourdieu qui s’étaient tenus dans les années 1970 ont été redécouverts au fond d’une armoire du Centre de sociologie de l’éducation et de la culture par des jeunes chercheurs. Intrigués, ils y jetèrent un œil et après les avoir rapidement parcourus, il leur a semblé que ces documents pouvaient constituer une introduction précieuse à la sociologie de Bourdieu, être un complément à ses ouvrages mais aussi contribuer à la formation de l’habitus scientifique, les séminaires comportant nombre de conseils très pratiques pour de jeunes chercheurs.

2Ces transcriptions avaient une double fonction. Pour que les membres du centre de recherche que Bourdieu dirigeait constituent un groupe scientifique intellectuellement intégré comme il en existe normalement dans les autres sciences, il avait souhaité que ses séminaires soient enregistrés et rapidement retranscrits afin de circuler dans le groupe et qu’ils puissent être un instrument de travail et de formation scientifique pour les chercheurs de son laboratoire. Mais ces retranscriptions permettaient aussi à Bourdieu d’intégrer dans ses propres réflexions et ses publications les développements qu’il explicitait lors de ses exposés qui étaient en partie improvisés. Les petites idées qui viennent au cours d’un séminaire s’oublient très vite. D’où les enregistrements.

3La retranscription de ces séminaires, bien que fidèle, n’était toutefois pas littérale. Faite sans fétichisme, elle était l’objet d’un rapide travail de réécriture à seule fin de rendre lisible et compréhensible ce qui avait été dit. Ces retranscriptions – il faudrait presque dire ces prises de notes [1] – ainsi « nettoyées » des répétitions et des hésitations inutiles, étaient généralement revues par Bourdieu, puis donnaient lieu à une frappe définitive. Certaines transcriptions étaient ronéotées et distribuées à tous les chercheurs du Centre de sociologie de l’éducation et de la culture et aux doctorants. Afin de les archiver et de pouvoir les faire circuler de manière commode, elles furent regroupées et reliées. C’est ainsi que, au fil des années, quatre volumes furent constitués, réunissant le contenu d’une trentaine de séminaires. Pendant longtemps, Bourdieu a renvoyé les doctorants et les chercheurs qui venaient discuter avec lui de l’avancement de leur travail à tel « topo » qu’il avait fait dans tel séminaire conservé au Centre dans l’un de ces volumes et qui pouvait leur être utile. Jusqu’à la fin des années 1970, ces volumes furent très consultés. Puis, au fur et à mesure que les ouvrages que ces séminaires annonçaient ont été publiés (notamment en 1979 La Distinction et en 1980 Le Sens pratique), ils furent de moins en moins demandés avant d’être finalement oubliés au fond d’une armoire.

4Nous pensons que ces archives, véritable mémoire morte du groupe, méritent, aujourd’hui, d’être réactivées et plus largement diffusées tant elles transportent au cœur même de la fabrication de la sociologie de Bourdieu pour qui l’enseignement de la recherche était une manière de poursuivre ses recherches en les enseignant. Dans Choses dites (Paris, Minuit, 1987), il a explicité les aspects positifs de la communication orale devant un auditoire : « les facilités procurées par la parole, qui permet d’aller très rapidement d’un point à un autre en brûlant les étapes qu’un raisonnement rigoureux doit marquer une à une, autorisent des resserrements, des raccourcis, des rapprochements favorables à l’évocation de totalités complexes que l’écriture déploie et développe dans la succession interminable des paragraphes ou des chapitres » (p. 7-8).

5Pourtant, décider de publier, et pour qui, n’est pas sans faire problème. En effet, le ton très libre, le style et le contenu des propos, souvent très [risqués] et issus d’un contexte oral, sont de ceux qui, en principe, conviennent, non à un large public, mais à un groupe de travail restreint qui met à l’épreuve de la critique des idées et des hypothèses. En outre, est-il indispensable de publier en quelque sorte les brouillons du sociologue dès lors que nombre des idées qu’il y développe sont à l’état naissant et seront reprises, amendées et élaborées ultérieurement dans des articles et des livres ? Notamment, la théorie des champs n’étant pas encore totalement fixée ni définie comme elle le sera à partir des années 1980, faut-il publier ce qui n’est qu’un moment dans un lent processus d’élaboration [2] ?

6Plus profondément, dans la mesure où Bourdieu a contribué en sociologie, comme Manet en peinture, sinon à réussir, du moins à engager une véritable « révolution symbolique » [3], que ses concepts, dégriffés, sont aujourd’hui largement repris y compris parmi les non sociologues au point de constituer, non sans certains malentendus, une manière de penser le monde social qui tend à se diffuser, dans la mesure où, autrement dit, il y a un « avant » et un « après » Bourdieu, il n’est pas sûr que la grande nouveauté que présentait alors cette sociologie dérangeante, qui rentrait difficilement dans les cases où les différents courants de la sociologie étaient académiquement rangés et installés [4], soit perçue comme elle le fut alors par ceux qui venaient assister à ces séminaires.

7La sociologie de Bourdieu ne rentrait pas dans les catégories toutes faites dont il invitait son auditoire à se méfier. Fréquemment, il mettait en garde contre ces mouvements désignés par des notions en « isme » – marxisme, structuralisme, déterminisme, etc. – qui fonctionnent sinon comme des injures du moins comme des affiliations totémiques. La banalisation de la sociologie de Bourdieu [5] avec ses rapprochements, qui étaient à l’époque (on l’a oublié aujourd’hui) improbables – Marx comme Weber et Durkheim étant non pas artificiellement opposées comme c’était monnaie courante mais mis à contribution pour élaborer une théorie de la connaissance sociologique – fait que cette sociologie ne chahute plus, comme elle le fit en son temps, les catégories de pensée des contemporains.

8C’est pourquoi il n’est peut-être pas inutile de rappeler en quelques mots l’ambiance intellectuelle qui régnait dans les séminaires de Bourdieu à cette époque, il y a une quarantaine d’années. Ses séminaires de recherche étaient donnés chaque année universitaire, durant deux mois dans les locaux de l’École pratique des hautes études situés rue de Varenne à Paris, devant un auditoire composé des étudiants inscrits en thèse avec lui, d’auditeurs libres (pour la plupart des étudiants inscrits ailleurs attirés par la notoriété du sociologue) et des jeunes chercheurs de son laboratoire, soit une soixantaine de personnes en moyenne, parfois plus. Les premiers entrés dans la salle s’installaient autour d’une longue table en bois disposée au centre de la pièce sur laquelle pouvait se faire la prise de notes ; les derniers arrivés s’asseyaient sur des chaises situées au pourtour de la salle ou à même le sol. Le public qui assistait à ces séminaires venait pour entendre ce jeune sociologue dont la réputation était déjà grande dans le petit monde des sciences humaines alors en pleine expansion, notamment celle de faire des notes de bas de page sans concession particulièrement assassines sur les collègues et concurrents. Si ses premiers travaux consacrées à l’ethnologie de l’Algérie et à la transformation du monde paysan français étaient alors peu connus [6], il avait acquis par contre une certaine notoriété avec la publication des Héritiers (avec Jean-Claude Passeron, 1964), de L’Amour de l’art (avec Alain Darbel, 1966), et de La Reproduction (avec Jean-Claude Passeron, 1970), autant d’ouvrages qui avaient eu un grand retentissement tant scientifique que politique dans le contexte de Mai 1968, de la crise du système d’enseignement et des débats sur la « démocratisation » de l’école et de la culture (c’est la période où se multiplient les Maisons de la culture et où le système d’enseignement entre en crise permanente).

9Ce public avait le sentiment d’assister à une véritable refondation de la sociologie que Bourdieu rendait à la fois plus scientifique (l’épistémologie était largement mise à contribution) et pluridisciplinaire (l’ethnologie, la linguistique, l’histoire étaient mobilisées au même titre que la sociologie). On venait pour s’initier à cette nouvelle conception de la pratique sociologique, à la fois très empirique et très théorique, très objectiviste et très subjectiviste, qui mélangeait le très bas (une question de codage d’un questionnaire par exemple) avec du très haut (la mobilisation de philosophes comme Kant, Spinoza ou Leibniz pour interpréter les réponses à ce même questionnaire). En tout cas, le sentiment commun était que cette sociologie sortait du lot et laissait rarement indifférent. D’ailleurs, nombreux étaient ceux qui venaient assister à ce séminaire parce que la lecture d’un livre de Bourdieu les avait touchés, séduits, attirés et même parfois bouleversés.

10Bourdieu avait aussi publié, avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue (1968) – un ouvrage à destination des étudiants ayant connu lui aussi un rapide succès –, qui était moins un manuel qu’un véritable manifeste pour une sociologie scientifique intégrant le souci de l’empirie caractéristique de la sociologie étasunienne et la réflexivité philosophique propre à la tradition européenne, une sociologie qui, pour le dire vite, devait être considérée comme une science comme une autre, proposant à cette fin une relecture de Durkheim à la lumière de l’épistémologie (Bachelard et Canguilhem notamment) et de la philosophie des formes symboliques (Cassirer) et du langage (Wittgenstein, Austin).

11Certains séminaires étaient consacrés à la présentation d’une recherche en cours menée par les doctorants ou par les chercheurs du Centre de sociologie de l’éducation et de la culture. Les exposés étaient suivis d’une discussion principalement animée par Bourdieu qui donnait conseils et idées quand il ne contribuait pas à redéfinir le sujet des thèses. Nombreux furent les aspirants chercheurs qui venaient, avec appréhension, exposer un projet d’enquête souvent inabouti, mal défini ou banal et qui, après son intervention – la discussion avec lui pouvait se prolonger au-delà du séminaire dans un café du quartier autour d’un verre –, repensaient de fond en comble leur problématique. D’autres séminaires étaient consacrés à un exposé de Bourdieu sur les recherches qu’il menait lui-même (enquête sur le goût, sur le système d’enseignement, etc.) ou sur les avancées de sa construction d’une théorie du social.

12La lecture des transcriptions de ces séminaires permet notamment de suivre cette construction progressive de la théorie du monde social qui n’est pas sortie toute faite d’une réflexion en chambre mais a été progressivement élaborée au fil des enquêtes et des exposés qu’il en faisait. C’est pourquoi ces transcriptions constituent un document essentiel pour comprendre comment, alors que la sociologie balançait théoriquement entre une approche phénoménologique (« la sociologie au magnétophone »), un structuralisme objectiviste (Lévi-Strauss) et un positivisme empirique (Lazarsfeld et les enquêtes statistiques) [7], Bourdieu va intégrer et dépasser ces approches opposées dans son Esquisse d’une théorie de la pratique (Genève, Droz) publiée en 1972 [8].

13Ces séminaires sont également intéressants en ce qu’ils laissent voir les traces du séjour d’un an que Bourdieu fit à Princeton au début des années 1970. Il avait été invité comme Fellow à l’Institute for Advanced Studies avec pour projet d’étude « L’économie des biens symboliques ». Gotha de la science américaine, l’institut venait d’ajouter une école de sciences sociales à ses trois autres divisions consacrées aux mathématiques, aux sciences naturelles et aux sciences historiques. Bourdieu y fera la connaissance de Clifford Geertz et Albert Hirschman. Au cours de ce séjour, il va s’immerger dans la sociologie américaine, notamment dans la théorie de la « modernisation » des sociétés dites traditionnelles et, en vue d’une étude comparative (qui ne se fera pas), dans les enquêtes sur le corps professoral et le milieu académique américain, Bourdieu menant une enquête sur les universitaires français dont les résultats paraîtront en 1984 dans Homo academicus (Paris, Minuit, coll. « Le sens commun »). Cette séquence américaine constitue un moment important dans l’élaboration de sa théorie des champs en ce que, confronté à l’approche typologique, il est amené à en faire, entre autres pour ses étudiants, une critique radicale dont ses séminaires portent témoignage. Ayant rejeté la méthode typologique (désignée traditionnellement comme « la science des ânes »), il va dès lors tester tous azimuts l’approche structurale, notamment dès 1975 [9] en sociologie de la science [10], domaine où l’introduction du concept de champ se révélera particulièrement féconde, ce qui l’incitera à en généraliser l’utilisation (à l’univers de la mode, à la politique, au patronat, à l’art, etc.).

14Il va de soi qu’on ne trouvera pas, dans les propos qui furent tenus, enregistrés et transmis dans ces séminaires le dernier état de sa pensée et on ne doit pas les mettre sur le même plan que les nombreux livres et articles soigneusement relus par lui. Il reste que ces exposés constituent souvent une approche de sa sociologie plus abordable que certains de ses livres. En effet, Bourdieu reconnaissait lui-même que la rédaction d’un texte destiné à être publié produisait un effet de censure et de retenue qui en rendait l’écriture complexe et la lecture souvent ardue (encore que bien plus aisée que beaucoup de livres de philosophie ou de « théorie sociologique »). Le souci de ne publier que des textes très contrôlés, qui pourraient être « encore valides dans 20 ans » disait-il, pouvait donner au lecteur pressé le sentiment d’être en présence d’une œuvre finie et close. Il reconnaissait que l’expression écrite favorisait, chez lui du moins, un contrôle de l’expression et de l’analyse qui, par la complexité rhétorique que cela entraînait, pouvaient en gêner la lecture. Il en avait parfaitement conscience et en plaisantait mais il justifiait ses manuscrits à rallonges qui, comme les « paperolles » de Marcel Proust – dont il était un lecteur assidu –, comportaient des phrases interminables et des rajouts nombreux en marge, moins par souci stylistique que parce que les mises en relation des faits sociaux peuvent être sans fin. Et même lorsque le sujet de la recherche est apparemment bien délimité (par exemple « les critiques d’art », « les revues de vulgarisation », « les professeurs d’université »), c’est toute la structure sociale globale que, de proche en proche, le chercheur finit par retrouver et doit prendre en compte dans son analyse de sorte que la question qui se pose à lui, avec cette méthode, c’est de savoir où il peut s’arrêter légitimement dans ses mises en relation.

15Parmi la trentaine de transcriptions de séminaires qui se sont tenus durant les années 1970, huit d’entre elles, regroupées par Bourdieu lui-même, portent sur le concept de champ. Étant donné le caractère central de ce concept dans sa théorie et aussi les débats qui, en France et à l’étranger, se sont récemment instaurés autour de Bourdieu et de ce concept, il nous a semblé pertinent de consacrer le numéro 200 des Actes de la recherche en sciences sociales à ce concept et à la publication partielle des transcriptions des séances de séminaire qui lui furent consacrées entre 1972 et 1975, afin de contribuer à notre manière à ces débats, décision qui, au demeurant, s’inscrit dans la ligne éditoriale de la revue.

16Il n’était toutefois pas possible, dans le cadre d’un numéro, de publier intégralement les transcriptions de ces huit séances. La sélection qui a été faite essaie de concentrer des éléments centraux de la construction du concept de champ au moment où, sans être donné sous sa forme la plus aboutie, il est défini à la fois par rapport à, ou même contre, d’autres instruments d’analyses alors dominants dans les sciences sociales et d’une manière qui en donne clairement les objectifs et la portée. Nous ne reprenons pas l’ensemble des développements, des ébauches d’applications, parfois des digressions dont se nourrissent les séminaires ; nous proposons un ensemble d’extraits de ces transcriptions qui suivent de la manière la plus linéaire possible ce qui fait le propre de l’analyse en termes de champ chez Bourdieu et qui sera élaboré dans ses travaux ultérieurs à commencer dans le texte sur « le champ du pouvoir » de 1982 publié dans un numéro récent de la revue [11] et surtout dans Les Règles de l’art en 1992.

17Quatre thèmes se sont ainsi imposés. Un premier ensemble d’extraits rappellent que la réalité est relationnelle et que ne pas en tirer les conséquences conduit au substantialisme dénoncé par Bachelard comme l’un des obstacles majeurs à l’analyse scientifique. Le concept de champ permet une critique forte de la méthode typologique qui, avec le sens commun qu’elle met en forme, s’oppose à l’approche structurale comme Bourdieu le montre sur deux exemples, l’un portant sur une enquête française sur les critiques d’art, et l’autre sur les typologies américaines du milieu académique.

18Le second thème aborde une question récurrente que posent, et se posent, presque immanquablement les utilisateurs novices du concept de champ, celle des limites d’un champ. Bourdieu montre que là, l’obstacle à l’analyse scientifique est dans une appréhension réaliste et quasi géographique des limites des champs avec un dehors et un dedans clairement marqués.

19En troisième lieu, on a regroupé divers extraits portant sur une étude de cas, « les idéologies conservatrices », sur laquelle Bourdieu est revenu à plusieurs reprises, en ce qu’elle condense nombre de problèmes (et de solutions) posés par le concept de champ. Bourdieu, dans cette étude de cas, introduit notamment l’idée qu’il faut distinguer dans les analyses en termes de champs, deux niveaux, à savoir le champ des prises de position et le champ des positions et qu’il existe entre ces deux niveaux des relations de causalité et d’homologie plus ou moins directes.

20Enfin un quatrième ensemble porte sur l’extension du concept de champ à une société tout entière, sur le fait de savoir si une telle extension qui porte sur les rapports de classes est légitime et ce que l’on gagne à invoquer ce concept en ce cas, c’est-à-dire à poser qu’une société peut être considérée comme un champ [12].

21On trouvera parallèlement dans ce numéro des textes qui sont le fait de chercheurs étrangers et de membres du comité de rédaction actuels. Une question vers laquelle convergent plusieurs textes concerne la mobilisation d’un concept forgé sur des objets français dans des travaux se rapportant à d’autres contextes nationaux. Des articles montrent par exemple à quelle condition le concept de champ peut être productif dans des enquêtes sur le système juridique étasunien, les élites des pays nordiques ou encore la politique des think tanks américains. Les différentes contributions tendent à distinguer la question de la généralisation empirique et celle de la généralisation théorique, tout en convergeant vers l’examen de quelques questions aujourd’hui très importantes : ainsi, le degré auquel la notion de champ peut être dissociée de l’État-nation et, du même coup, être investie dans des travaux sur des objets trans­nationaux ; ou encore la mobilisation de l’analyse géométrique des données et des avancées qu’elle a connues ces quinze dernières années.

De la méthode structurale au concept de champ

22Bourdieu, à son retour des États-Unis, en 1972, a consacré huit séances de son séminaire au concept de champ et à sa mise en œuvre dans les recherches. Utilisé dès 1966 pour désigner la micro-société que constitue le monde des artistes à l’intérieur du macrocosme[13], Bourdieu pressent que l’usage du concept de champ peut être étendu à toutes les recherches dans la mesure où il s’agit en fait d’un mode de pensée spécifique, celui de la démarche scientifique[14]. Les séminaires entre mai 1972 et janvier 1975 montrent cette volonté nouvelle d’en faire un concept central de sa sociologie au même titre que celui d’habitus auquel il vient de consacrer un ouvrage (Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972) et que celui de capital qui sera central dans La Distinction (1979). Il avait archivé et numéroté pour lui-même les transcriptions de ces séminaires de 1 à 8 dans un ordre qui n’est pas totalement celui de la chronologie. Dans la séance 7 (janvier 1974), il évoque l’origine et les usages pratiques du concept de champ que des discussions lors de son séjour aux États-Unis avec des collègues américains l’avaient amené à préciser. Parallèlement, sa relecture du chapitre d’Économie et société (Plon) de Weber consacré à la sociologie de la religion (p. 429-632)[15] est au principe d’une avancée décisive dans l’élaboration de sa théorie des champs. D’une part, il prend ses distances par rapport à l’approche interactionniste, les relations entre les positions dans un champ existant objectivement même en l’absence d’interaction ; d’autre part, il observe qu’il existe des positions semblables en tout champ, analogues à la triade « prêtre-prophète-sorcier » analysée par Weber. C’est cette homologie qui permet les transferts d’analyse entre les champs comme le fait Bourdieu dans les diverses séances de son séminaire. Durant cette période, il expérimente, avec une certaine jubilation, ce concept sur tous les sujets possibles, s’efforçant de répondre aux questions souvent naïves posées par les étudiants lors des séminaires.

23« La notion de champ est née de l’application à la sociologie d’une approche de type structuraliste : c’est l’application, à l’ordre des relations sociales réelles, d’un mode de pensée appliqué traditionnellement à des mythes, à la langue, etc.

24[…]

25La notion de champ est une notion simple : elle désigne un système de relations objectives entre des positions, implique une autonomie relative, etc., mais elle est difficile à mettre en pratique. Pourtant, lorsqu’elle est mise en œuvre, elle s’impose avec une sorte d’auto-évidence telle qu’on ne comprend pas pourquoi il est si difficile de la mettre en pratique.

26[…]

27Le concept de champ pose le problème de la recherche des invariants de tout champ possible. Y a-t-il des invariants universels valables pour toutes les espèces de champs ou en tout cas est-ce qu’une hypothèse concernant ces lois n’est pas un instrument de recherche important ? Cette question peut être posée naïvement : aux États-Unis, les livres publiés récemment sur les révolutions agraires (Hobsbawm), sur la foule dans la révolution (Rudé), etc. [16] conduisaient à se demander s’il y avait quelque chose de commun à toutes ces révolutions. Est-ce qu’on peut utiliser le même concept de révolution pour désigner la révolution noire, la révolution étudiante, etc. ? Dans quelle mesure peut-on penser en termes de champ l’histoire d’une discipline ? En quoi le fait de penser en termes de champ apporte-t-il un éclaircissement sur des problèmes comme l’évolution de la pensée scientifique ? Peut-on retraduire l’histoire de la science dans le langage du champ ? Comment trouver d’autres applications du concept de champ ? ».

28Dans la séance 6 (1973), il résume ainsi les acquis de l’analyse structurale telle qu’il l’a présentée lors des séminaires précédents.

29« Divers points à propos de la notion de champ ont été abordés lors des séminaires précédents. Je les énumère :

  1. C’est une méthode permettant de traiter un cas comme cas particulier d’un système de cas possibles (méthode comparative) ;
  2. C’est un concept qui permet de voir les homologies entre la structure des grandes écoles et la structure des fractions des classes dirigeantes ;
  3. Alors que la méthode typologique soulève un certain nombre de problèmes importants, l’analyse structurale permet de découvrir les véritables systèmes de relations en même temps que le principe de l’erreur contenue dans ces typologies. (On en a fini avec un problème ou un moment d’une recherche lorsqu’on a compris pourquoi on ne comprenait pas et pourquoi les compréhensions communément proposées enferment une part d’erreurs et une part de vérité) ;
4) Il existe des rapports entre espèce de capital et champ ;

305) Dans un champ, on joue à un jeu déterminé qu’il faut définir à chaque fois dans sa spécificité. »

Une définition minimale du concept de champ

31« Il existe un décalage entre comprendre intellectuellement un certain type de discours et savoir le mettre en pratique : le propre des topos qui sont tenus dans ce séminaire réside dans le fait qu’ils viennent d’une pratique (à propos de l’élaboration d’un code, de l’interprétation d’un ensemble de tableaux, etc.). Le problème est de savoir comment retourner à la pratique de la recherche. Soit, par exemple, un travail mettant en pratique la notion de champ intellectuel. Cette notion de champ (intellectuel, culturel, religieux, etc.) est une sorte de mise en pratique, à propos de relations sociales, d’une méthode qu’on peut appeler structurale et qui est traditionnellement appliquée à des objets idéologiques. Le problème réside dans le fait qu’on peut toujours rabattre cette notion au plan du sens commun. Souvent, les mots utilisés pour désigner les concepts existent déjà dans l’usage traditionnel de la sociologie, parfois dans l’usage traditionnel du discours cultivé, et même dans l’usage traditionnel du discours du sens commun. Ce qui fait qu’il y a très souvent des régressions d’un vocabulaire à l’autre. Les concepts construits sont rabattus au plan des concepts préconstruits : ainsi on ramène le concept de « position » à « position dans la vie », et de même pour les concepts de « rôle », de « profession », etc.

32La conquête pratique rendue possible par l’usage du concept de champ a consisté à faire, sur le terrain des structures sociales, quelque chose que l’on faisait assez bien sur le terrain des représentations ou des idéologies : on sait traiter un mythe ou une langue comme des systèmes de relations. Or, paradoxalement, bien que l’on parle de « relations sociales » ou de « structures sociales », on ne sait pas vraiment traiter structuralement un champ de relations sociales. Mon article « Condition de classe et position de classe » [17] a été très difficile à faire dans la mesure où, à chaque instant, je côtoyais des idées de sens commun. Au lieu de traiter une population donnée comme une addition d’individus (ce qui pose le problème du tout comme somme des parties, etc.), l’analyse structurale traite les relations entre les individus, ou plus exactement, les relations entre des positions qui peuvent être occupées par un nombre variable d’individus (il peut même y avoir des positions qui existent sans être occupées, des positions occupées par un seul individu, ou par 1 000, etc.). Ce qui est important, c’est la structure des relations entre ces positions. Les notions de « champ » et de « position » sont absolument interdépendantes : on ne peut définir l’un que par l’autre.

Le concept de champ contre la méthode typologique

L’enquête sur les critiques d’art

33Dans la séance 1 de juin 1972, Bourdieu commente, après avoir rappelé brièvement les usages du concept de champ, la recherche d’un de ses thésards sur les critiques d’art et il montre que malgré ses efforts pour penser son sujet en termes de champs, l’étudiant n’a pas échappé à la méthode typologique. Bourdieu explique que ce concept, bien que conçu comme simple extension du structuralisme aux relations sociales et aux positions sociales objectives permet de sortir des impasses engendrées par la pensée typologique, celle-ci étant par exemple incapable de traiter les phénomènes de multipositionnalité (« individus ayant plusieurs casquettes »), situation particulièrement fréquente dans la classe dominante.

34« Soit l’exemple d’une enquête sur les critiques d’art [18] : la première question qui se pose est de savoir comment les repérer ? Comment recenser ce qui sera le corpus de la recherche ? Chaque fois qu’on a des populations comme celles-là (les « intellectuels », les « journalistes », etc.), le problème du recensement des individus appartenant à ces catégories se pose immédiatement : quelles sont les frontières qui délimitent le groupe ? Or, poser le problème en termes de population, c’est se condamner à ne pouvoir le résoudre qu’en posant arbitrairement des définitions de frontières. Par exemple, s’agissant d’étudier « les sociologues », on se demandera s’il faut inclure le vacataire du CRÉDOC dans la population étudiée ? Pour tenter de sortir de ce problème tel qu’il est défini en termes réalistes, on est amené à poser arbitrairement une définition décisoire qui délimite juridiquement une population réelle et qui est du type : « J’appelle “sociologue” tous les individus qui ont passé la licence en sociologie. Or, dès ce moment-là, les jeux sont faits. »

35[…]

36« Pour revenir sur les critiques d’art, on procèdera de la même manière et l’on dira, par exemple, que l’on appelle « critiques d’art » l’ensemble des individus inscrits à l’association des critiques (définition légale), association qui a des règles à elle qui ne sont pas arbitrairement produites par les sociologues puisque ce sont des individus reconnus par l’association comme membres au nom de certaines exigences parfaitement définissables (défense des intérêts de la profession, etc.). Mais ce critère formel est trompeur car le degré d’appartenance à l’association peut être très variable : il y a des individus qui sont définis complètement par leur appartenance à cette association, tandis que d’autres ne sont là que pour 1 % de leur activité : le professeur d’histoire de l’art au Collège de France, qui est aussi membre de l’association, n’est dans l’association que pour 1 % de ce qu’il est, alors que le critique d’art d’un journal a des chances d’y être défini à 90 %, en tant que professionnel.

37Ayant défini le groupe des critiques d’art, on peut le diviser en sous-groupes, d’une façon aussi peu arbitraire que possible puisqu’on a repris la définition sociale de ce groupe : ainsi, on dira, par exemple, en s’inspirant de Max Weber, qu’il y a des critiques rattachés à l’institution scolaire (on dira que ce sont les « critiques sacerdotaux »), ceux qui écrivent dans les quotidiens (les critiques ordinaires) et les critiques en marge de l’institution (les « critiques sorciers »). Enfin, sachant que Max Weber a fait des topos sur les types sacerdotal, prophétique et sorcier, on fera des citations pour légitimer les catégories ainsi créées. La population à enquêter étant ainsi définie, on fera passer un questionnaire et on fera des tableaux par catégories. Le résultat, c’est une dissertation en trois parties : en introduction, on pose le problème de la nature du discours du critique, puis on analyse le discours du critique comme discours d’accomplissement sans lequel il n’y aurait pas de contemplation, posture nécessaire pour qu’il y ait de l’art ; et une partie sera consacrée au discours sacerdotal et à ses conditions sociales de production, etc.

38Toute cette démarche apparemment impeccable méthodologiquement est en fait l’histoire de la destruction de la notion de champ. Penser en termes de champ va à contre-pente des habitudes de pensée intériorisées depuis des générations, qui conduisent à penser en termes réalistes d’individus et de population. Cela va également à contre-pente de toutes les conditions objectives de travail. Les problèmes sont définis en termes de groupe d’individus et les informations sont collectées au niveau des individus (il y a des caractéristiques sociales, etc.). La rhétorique même du discours scientifique est en affinité avec le mode de pensée typologique (1ère partie, 2e partie, etc.), ce qui est commode alors que le mode de pensée structural permet de commencer par n’importe quel bout.

39Lorsque l’on a défini en termes réalistes une population, on peut la découper en sous-catégories : ainsi pour les critiques d’art, on distinguera ceux qui sont rattachés à l’institution scolaire, les critiques patentés qui écrivent régulièrement dans les grands organes de presse et les critiques d’art d’avant-garde et les occasionnels. En fait, les jeux sont déjà faits dans la mesure où, sans le savoir, on s’est laissé imposer les limites de l’objet oubliant du même coup de resituer l’association des critiques d’art dans le système des agents de manipulation des biens symboliques, de cette sous-classe de biens symboliques savants qu’est la peinture. En fait, il faut mettre en rapport les critiques d’art avec les autres critiques (musicaux, littéraires, cinématographiques, etc.) avec les artistes, les mécènes, les marchands, etc. En se laissant imposer une autonomisation prématurée, on oublie que toutes les propositions sur les critiques d’art ne sont vraies qu’à la condition de les rapporter au fait que les critiques sont structuralement définis en fonction de la position qu’ils occupent dans la structure du champ du marché des biens symboliques et que, avant même de formuler une proposition quelconque, il faut mettre en facteur la position globale de la critique d’art dans ce champ, ce qui peut permettre de trouver des homologies historiques. En s’en tenant à une définition réaliste de la population, on procède à une abstraction inconsciente. La réalité sociale donne du préconstruit au sociologue et l’opération même de délimitation et de définition du champ impose, implicitement, une définition. »

40[…]

41« Une fois que l’on a obtenu des catégories statistiques, on leur donne un nom (les critiques sacerdotaux, les critiques charismatiques, les critiques sorciers, etc.). Il n’est pas jusqu’à la rhétorique qui n’entraîne vers la pensée typologique : les règles de rédaction ou la bienséance dissertatoire constituent, en effet, un obstacle majeur à l’analyse scientifique, dans la mesure où il existe une affinité entre pensée typologique et plan d’exposition (les typologies wébériennes en trois parties, c’est parfait…). On va produire par exemple un discours du genre : « il existe une critique d’institution qui se caractérise par le fait que les gens qui la pratiquent sont d’origine sociale élevée, de niveau scolaire élevé ; ils écrivent dans un style noble sur les choses consacrées, ils consacrent les choses déjà consacrées ; lorsqu’ils prennent des positions tant soit peu d’actualité, c’est pour défendre Venise contre l’ensablement, mais ils ne prennent jamais de positions politiques ». La neutralité universitaire, le bon ton et le bon goût s’opposent à la mise en relation de l’écrivain ou de l’artiste avec les conditions sociales et favorisent l’adhésion au culte charismatique de l’écrivain, rapport de communion charismatique avec l’artiste. Après avoir caractérisé la critique d’institution, on procède de même pour la critique dans la presse et enfin on aborde le troisième type de critique, qui est le degré zéro, dans lequel on met tout ce qu’on ne peut pas classer ailleurs ; on baptise ce degré zéro, produit d’une double négation (ni institutionnelle, ni journalistique) et on lui donne autant d’importance, autant de pages qu’aux autres.

42Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est que la démarche partait d’une analyse en termes de champ pour arriver finalement à une typologie, alors que la typologie est l’antithèse absolue de la notion de champ : c’était une typologie wébérienne, réaliste, associée avec une statistique lazarsfeldienne. Parti dans une intention structurale, on retombe sur la typologie associée à un certain usage de la statistique. Pour en arriver là, il a suffi de laisser faire les habitudes mentales, de ne pas s’interroger sur les présupposés théoriques inscrits dans les instruments disponibles (c’est-à-dire la statistique, la typologie, la fabrication conceptuelle académique, etc.) et de laisser faire les dispositions rhétoriques acquises par la formation scolaire. Le résultat de tout cela, c’est une typologie illustrée par de la statistique lazarsfeldienne.

43Cette lutte contre les structures et les routines suppose une vigilance permanente et une dépense d’énergie sociale importante pour un résultat incertain. Si, par exemple, on demande au système scolaire qu’il contribue aux processus de reproduction sociale, il n’y a qu’à laisser faire les mécanismes qui sont à l’œuvre alors que, si on lui demande de ne pas conserver, il faut avoir une vigilance de tous les instants. De même si l’on veut que la classe dirigeante se reproduise, il suffit de laisser faire les mécanismes.

44Procéder à des analyses en termes de champ, c’est devoir être à contre-pente en permanence. Dès le codage, les jeux peuvent être faits parce que toute la logique des concepts, des outils ou des traditions intellectuelles porte à faire de la typologie illustrée par des statistiques. Si l’on veut procéder à une analyse structurale, c’est au moment de la construction du questionnaire et de l’échantillon qu’il faut être vigilant. Et cela d’autant plus que la position scientifiquement la plus juste est sociologiquement la plus faible. Lorsqu’on agit dans le sens de la sociologie spontanée, tout va de soi : les données sont construites comme il faut, les statistiques de l’INSEE sont construites comme il faut, etc. Quand on ne veut pas faire ainsi, il faudrait savoir dès le début ce qu’on va trouver à la fin : faire un bon questionnaire sur la classe dirigeante suppose que l’on ait préalablement trouvé cette théorie de l’individu « pluri-casquettes » dont j’ai parlé ; il fallait, en d’autres termes, avoir résolu le problème de la classe dirigeante pour faire un bon échantillon de celle-ci. On ne peut s’en tirer que parce qu’on ne fait pas tout à la fois. Pour résoudre les problèmes techniques que pose l’analyse sociologique de la critique d’art, il fallait avoir la théorie complète de la critique d’art. En grande partie, les enquêtes sont des enquêtes de vérification. Mais les bonnes idées théoriques ne se trouvent qu’en faisant des enquêtes.

45Comme morale provisoire, on peut poser qu’il faut se jeter à l’eau sans attendre de savoir nager, en sachant qu’on a toutes les chances de couler. Cette espèce de position épistémologique paradoxale est constitutive du rapport de la science à l’objet dans les sciences sociales. Pour échapper à ce cercle de méthode, il faut faire des choses sans attendre, faire comme si le problème était résolu tout en sachant qu’il ne l’est pas, et qu’à chaque instant, il faudra revenir en arrière. Un des problèmes de la recherche est de faire le plus rapidement possible ce qu’il faudra faire quand on saura ce qu’il faut faire, c’est-à-dire quand ce sera fini afin de ne pas oublier quelque chose et de le regretter : il faut anticiper le plus possible sur ce que sera la demande d’empirie sur l’objet une fois celui-ci construit. »

Les typologies américaines du milieu académique

46« Les enquêtes américaines du monde académique procèdent par la construction de typologies dont voici plusieurs exemples. Gouldner qui représente le courant critique de la sociologie américaine distingue les locaux (qui eux-mêmes se divisent en Dedicated, Bureaucrat, Homeguard et Elders) et les Cosmopolitans (qui comprennent les Outsiders et les Empire builders). La catégorie des Elders montre que du point de vue logique cette typologie n’est pas contrôlée puisqu’elle suppose que les trois autres catégories sont des jeunes. Clark, un autre sociologue, distingue les Teachers, les Scholars, les Researchers, les Demonstrators et les Consultants. Gustad distingue le Scholar, le Curriculum Adviser, l’Individual Entrepeneur, le Consultant, l’Administrator et le Cosmopolitan. La typologie de Clark Kerr distingue le Teacher dévoué à ses étudiants, le Scholar qui est le chercheur, le savant, engagé dans son laboratoire, le Demonstrator qui est celui qui montre, qui fait voir qui prépare les gens à leur profession, qui transmet une maîtrise pratique (une sorte d’entraîneur) et le Consultant qui dépense autant de temps dans les avions que dans les campus [19]. C’est le Jet-Sociologist (magnifique concept). Même si ces derniers sont numériquement peu nombreux (ils ne sont que 1 % peut-être à se balader partout pour un oui ou pour un non, pour représenter la sociologie américaine à Paris, etc.) la typologie les repère et il se peut que, du point de vue d’une analyse structurale, ils soient importants. Si, en termes de population, ils sont peu nombreux, le fait qu’ils fassent exister une position qui n’existait pas dans un état antérieur du champ suffit à leur conférer de l’importance.

Critique de l’approche typologique

47« La typologie ne met-elle pas sur le même plan des gens correspondant à des âges différents du champ ? La typologie réifie, éternise et fixe, sans voir que le consultant et le teacher, par exemple, peuvent coexister chronologiquement sans avoir rien de commun historiquement. Qu’est-ce que c’est qu’être « contemporain » ? Est-ce que les différents champs n’ont pas des temps différents et, du même coup, est-ce que des champs contemporains chronologiquement sont nécessairement contemporains sociologiquement, selon leur propre logique [20] ?

figure im2
LES OUTILS GRAPHIQUES DE LA THÉORIE DES CHAMPS: Il pouvait multiplier les ellipses si nécessaire pour marquer, par exemple, le rapprochement de deux microcosmes et pour rendre perceptible la zone d’intersection (figure 2), ou l’existence d’homologies (figure 3) ou le fait qu’un microcosme est englobé dans un macrocosme ou est un sous champ (figure 4). Mais il précisait que ces schémas, simples béquilles provisoires, étaient destinés à disparaître et ne devaient pas être fétichisés.

48Si on a laissé ces typologies en anglais c’est parce qu’il s’agit d’un vocabulaire indigène passé dans l’ordre du discours demi savant, de catégories du sens commun élevées au rang de concepts. C’est pourquoi ces typologies ne sont même pas fausses. Elles sont même intéressantes en tant qu’elles véhiculent de l’information pertinente mais sans le savoir. Ces catégories sont parlantes pour les Américains : ils savent de quoi il s’agit sans qu’il soit nécessaire d’en dire plus. Mais, pour un étranger, il faudrait expliciter. Par exemple la division entre local et cosmopolite est devenue une catégorie mentale américaine qui a été produite par la naissance de l’aviation transcontinentale. Il y aurait une étude à faire sur la façon dont sont véhiculées ces catégories, en quoi ce sont des lieux communs qui reposent sur des stéréotypes et sur tout un folklore qui, dans ces typologies d’enseignants, entoure l’image du Professeur avec les surnoms qu’on leur donne, les plaisanteries dont ils sont l’objet, etc.

49Les typologies donnent tous les éléments du problème dans la mesure où elles charrient, plus ou moins consciemment, de la sociologie spontanée, c’est- à-dire tous (ou presque tous) les traits pertinents et, en même temps, elles occultent complètement les vraies questions et bloquent la recherche en transfigurant des stéréotypes en types. On peut en tirer un précepte concret, un test, une technique de vérification d’un concept, en se posant la question suivante : est-ce que les concepts que j’utilise ne sont pas des notions du sens commun rebaptisées, ou a fortiori des stéréotypes du sens commun rebaptisés, ce que j’appelle « l’effet Parsons » ? Si on lit Parsons, ou les socio­logues politiques (comme Dahl par exemple) avec cela à l’esprit, on voit qu’une grande partie des concepts qu’ils manipulent sont en fait des concepts de l’ordre du « même-pas-faux », des concepts qui dévoilent et voilent en même temps ce dont ils parlent : ils parlent constamment de la société américaine, mais ils voilent ce qu’ils donnent dans la manière de le donner. Ils ne donnent ni une description naïve (« il y a des noirs et des blancs », etc.) ni une construction savante. Dans le travail scientifique, si tant est qu’une description non construite soit jamais possible, mieux vaut s’en tenir à une description utilisant le vocabulaire indigène qui restitue les catégories de pensée indigène que de produire cette espèce de metaxu vaseux, qui est la promotion, à l’ordre du demi-savant, des catégories indigènes.

50Donc, voici un précepte pratique simple : s’agissant de rendre compte d’un fait social quelconque (corps professoral, marché de banlieue, etc.) il faut avoir à l’esprit cette coupure nette entre les catégories de pensée indigène et le langage indigène d’une part et les catégories savantes d’autre part.

Limites des champs

51Dans la séance 3 (11 mai 1973), Bourdieu aborde la question des limites d’un champ, question importante dans la mesure où elle commande le choix des échantillons enquêtés et l’étendue de l’enquête. Il s’agit de savoir comment découper dans la réalité la partie que l’on se propose d’étudier. Bourdieu récuse cette manière de poser le problème car trop réaliste et insoluble dans une telle problématique. Les limites d’un champ ne sont pas fixées pour toujours mais sont l’objet de luttes visant à déplacer les lignes : c’est pourquoi il trouve que la notion de frontière est plus juste. Les champs ne sont pas des boîtes. Ils se divisent, luttent aux frontières, échangent entre eux, s’emboîtent comme des poupées russes, et s’ils tendent vers une limite c’est le plus souvent au sens mathématique de l’expression comme on le voit par exemple dans le cas du marché matrimonial ou de l’espace villageois.

52« Diverses questions sont soulevées par les usages de la notion de champ. Ces questions qui viennent de sociologues américains sont naïves mais, par leur insistance, elles obligent à expliciter des choses résolues apparemment. Par exemple quels sont les rapports entre la notion de champ ou de structure et la notion de type ou de typologie ? Ma réponse est que la notion et l’usage de la notion de type sont un des obstacles principaux à la construction d’objet dans les sciences de l’homme. Mais il faut montrer ce qui est impliqué dans ces notions et dans leurs utilisations. Il faut aussi réfléchir sur les relations entre champ et sous-champ : qu’est-ce que découper un champ ? Selon quels critères ? A-t-il des frontières ?

Limites et scissions d’un champ

53Poser la question des limites d’un champ, c’est poser la question des raisons pour lesquelles un champ s’autonomise. Penser aux limites d’un champ c’est penser en termes statistiques et réalistes alors qu’il faut penser en termes dynamiques comme par exemple : qu’est-ce qui porte une discipline universitaire à se constituer par rupture avec une autre discipline ? Qu’est-ce qui porte un corps de juristes, au Moyen Âge, à se constituer par rapport au corps des théologiens ? Pourquoi ? Comment ? Quelles sont les résistances ? De quoi s’agit-il dans le cas du champ universitaire ? Quel est l’enjeu ? Quel est le capital qu’il faut avoir pour jouer et pourquoi joue-t-on ? Ce avec quoi on joue dans le champ universitaire est-il reconvertible dans un autre champ, et jusqu’à quel point, avec quel taux de change ? Un des problèmes fondamentaux posé par les notions de champ et de capital (qui sont deux notions substituables dans une certaine mesure) est celui de la convertibilité qui permet de restaurer l’unité après avoir construit la diversité. Dans un premier temps, la notion de champ conduit à diviser (universitaires/facs/disciplines, etc.) entre des univers ayant toujours une certaine autonomie, c’est-à-dire qu’on y joue à des jeux légèrement différents avec des règles légèrement différentes, pour des enjeux légèrement différents [21]. Donc on peut diversifier à l’infini. Cela dit, cette diversité n’exclut pas des échanges constants entre les champs. Par exemple, à l’intérieur de ce champ englobant qu’est la classe dirigeante, les échanges de personnes, de biens, la circulation à l’intérieur d’un champ et d’un champ à l’autre, ou encore, dans le langage de la mobilité, la transformation d’un enseignant du secondaire en président de la République ou d’un conseiller d’État en PDG d’une entreprise nationalisée (pantouflage) tout cela peut se retraduire en termes de passage d’un champ dans un autre mais cela a un prix et cela suppose certaines conditions. »

54[…]

Les frontières du champ

55« En se servant des indications qui sont dans les typologies, il faudrait changer de terrain et voir quels sont les points de départ de la construction de l’objet. Va-t-on poser des questions de frontières : par exemple, qui met-on dans le champ scientifique ? Dans l’Encyclopédie internationale des sciences sociales, l’entrée consacrée aux intellectuels commence par un paragraphe sur la question des limites de la catégorie [22]. Les trois quarts de l’énergie consacrée aux intellectuels par les intellectuels a été dépensée à définir ce qu’est un intellectuel (un avocat, est-il un intellectuel ?). En fait, une limite est le lieu d’un combat. Est-ce qu’un journaliste du Nouvel Observateur est un intellectuel ?

56La question de la frontière est importante : ce n’est pas une ligne réelle inscrite dans la réalité, marquée par un fossé ou une barrière. C’est l’objet d’un combat. Voir les débats sur les rapports entre sociologie et psychologie : pour Durkheim, la sociologie, ce n’est pas de la psychologie, ni de la biologie [23] ; les conflits de frontières entre les disciplines sont des luttes pour la délimitation du champ. La question de la frontière est une question réaliste tant qu’elle est posée en termes de population : il y a des blancs et des noirs, on définit un homo academicus et on classe. Cette question réaliste est insoluble en tant que telle sinon de façon arbitraire et décisoire : c’est le cas des définitions opératoires du type « j’appelle “intellectuel”, etc. ». Elles signifient qu’on définit alors qu’on ne sait pas définir et, sous prétexte qu’il vaut mieux définir plutôt que de ne pas définir afin de paraître scientifique. Il faut être soupçonneux à l’égard de ceux qui disent de façon ostentatoire : j’appellerai « profession » ceci et « carrière » cela, en assortissant cela d’une énorme bibliographie pour dire que d’autres ont fait comme cela avant, mais qu’on apporte un petit distinguo.

57La demande de délimitation est une demande réaliste à laquelle on ne peut pas répondre scientifiquement dans la mesure où la définition des limites fait partie de l’objet de la recherche, quand ce n’est pas l’objet même de la recherche. Une des propriétés fondamentales réside précisément dans le type de frontières sensibles pertinentes, dans le degré auquel ces frontières sont stables et auquel elles ont à être défendues. Gardez-vous à gauche ou à droite selon les époques. La sociologie par exemple, se gardait à certaines époques contre la psychologie, à d’autres époques elle se gardait de l’histoire, etc.

58La notion de limite peut être prise au sens de frontière réelle, de limes, d’endroit où ça finit et où autre chose commence de l’autre côté (mais ce serait trop beau si en sociologie, les frontières étaient ainsi : d’un côté blanc, de l’autre noir). Cela peut signifier aussi la limite au sens mathématique : quelque chose qui tend vers l’infini. La question des limites géographiques d’un marché peut être une question pertinente pour certains marchés et pas pour d’autres. Soit un marché matrimonial : la probabilité pour une fille de Haute-Savoie née au-dessus de 2000 m de se marier avec un parisien est ?. La question des limites géographiques d’un marché peut être pertinente : il arrive que des limites théoriques du champ soient définissables en termes de limites géographiques. C’est un cas particulier d’un champ où la limite au sens mathématique est une frontière au sens géographique et politique : il y a un endroit où ça s’arrête et où on ne se marie plus (isolat). Soit le problème de la diffusion des œuvres culturelles : des choses qui sont très loin dans l’espace géographique pourront être très proches dans l’espace pertinent du champ. Par exemple, en 1945, la philosophie allemande était proche de Paris et Harvard était très loin ; en 1973, la philosophie allemande s’est éloignée et Harvard s’est rapproché. (Je donne tous ces exemples pour tuer la mentalité réaliste).

59De même que le pire des cas, c’est quand la typologie est bonne, de même, le cas le plus difficile pour la question des limites, c’est le cas où les limites théoriques coïncident avec les limites géographiques. Ainsi, l’espace villageois par exemple : on dit que le village n’était pas une unité scientifique. Quels sont les champs sous le rapport desquels le village est une unité pertinente ? Voulant étudier le marché matrimonial dans un village et voyant que des gens se mariaient à l’extérieur du village, il a bien fallu sortir du village, mais cela n’a pas été fait systématiquement [24]. L’unité du village a été gardée parce que sous presque tous les rapports, le village continue à s’imposer comme unité réelle. Cf. Maget et son article sur le village comme groupe d’interconnaissance [25]. Pour les ragots, le village est le bon marché : l’unité construite de circulation et la limite géographique (c’est-à-dire politique) coïncident en gros. Sous le rapport des fêtes, des déplacements dominicaux, de la pratique religieuse, le village reste une unité. Au contraire, dès qu’on construit le champ du marché matrimonial, on se trouve devant des problèmes insolubles dans une logique réaliste parce que par exemple une partie des gens de A se marie en B, une partie des gens de B se marie en C, etc., et de proche en proche, on a une urne sans fin. Si on veut fermer l’urne de façon réaliste, ce n’est pas possible (l’image de l’urne est bonne : c’est une image de statisticien, on tire des billes dans une urne fermée alors que pour le mariage, l’urne n’est pas fermée, close). En construisant la notion de marché, on résout ce problème de l’urne sans fin tout en rendant compte de façon réaliste de ce que les gens ne se marient pas n’importe où, et qu’à partir d’un certain endroit, les probabilités de mariage dépérissent.

60L’interrogation réaliste sur les limites ne peut recevoir de réponse qu’opératoire, c’est-à-dire faussement scientifique. Ainsi, je peux dire : « j’appelle universitaires tous les individus enseignant dans les facultés ». Mais alors que faire des chercheurs ? En fait, à un moment donné du temps, il se peut que 80 % de ce qui arrive aux professeurs dépende de l’existence de chercheurs qui, dans un état antérieur du champ, n’existaient pas.

61La définition des limites d’un champ est en même temps un pari sur l’objet : on ne la connaît qu’au terme de la recherche, parce que c’est l’objet même de la recherche. Cela dit, il faut bien commencer des recherches (sinon c’est la fausse alternative entre « je prépare mes outils théoriques car je ne vais pas sur le terrain sans réfléchir », ou « je vais sur le terrain tout de suite sans réfléchir »). Et il faut accepter le fait qu’on ne sait pas à l’avance. On tire souvent des échantillons alors qu’on ne sait pas ce qu’il faut mettre dedans. Ce type de réflexion sert cependant à savoir de quel côté il faut chercher.

L’exemple de l’idéologie conservatrice

62Dans la séance 3 (11 mai 1973), Bourdieu prend l’exemple du « conservatisme » pour montrer que l’approche à partir du concept de champ permet d’échapper à l’alternative essentialisme/historicisme à laquelle sont condamnées les tentatives de définition unique de ce qui n’est qu’une prénotion qui n’explique pas mais est ce qu’il faut expliquer. L’approche structurale permet de voir qu’il n’y a pas « un » mais « des » conservatismes. L’attention qu’elle porte aux différentes variantes du conservatisme selon les champs sociaux et selon les époques déplace la problématique et invite à rechercher moins une définition en soi du conservatisme que ce qui est au principe de ses variations.

63« Pour faire de la bonne épistémologie, il faudrait faire un catalogue des erreurs. Prenons la notion de conservatisme : beaucoup de livres d’historiens traitent du conservatisme allemand (les Junkers, Bismarck, etc.). Que signifie cette notion ? Si l’on considère l’essai de Mannheim et l’article de Simone de Beauvoir dans Les Temps modernes sur « La pensée de droite » [26], on voit qu’il y a constamment une oscillation entre d’une part une espèce de définition essentialiste du conservatisme selon laquelle il y aurait une essence transhistorique du conservatisme que l’on obtiendrait, consciemment ou non, en faisant le plus petit commun dénominateur de toutes les formes de conservatismes repérées on ne sait pas comment (c’est la position de Simone de Beauvoir) alors qu’il faut se demander de quel conservatisme il s’agit, de quelle époque , etc. D’autre part, à l’opposé, il y a une réaction fréquente chez les historiens qui est de dire « au diable les concepts, je décris telle forme historique de conservatisme » : c’est de l’historicisme, c’est-à-dire une forme particulière de l’abdication empiriste qui consiste à refuser toute construction d’objet et à se donner pour mission scientifique unique et ultime la description d’un cas particulier. On décrit l’idéologie conservatrice allemande de 1810, sans même dire que c’est intéressant parce qu’archétypal et que les formes ultérieures sont des variantes. Et l’on justifie le fait que l’on puisse dire « conservatisme » parce que les gens le disaient eux-mêmes et que c’est à ce moment-là que le mot a été inventé et s’est diffusé.

64La plupart des concepts utilisés couramment par les historiens, les sociologues, les idéologues (« révolution », « contre-révolution », « idéologie », « conservatisme », « fascisme », etc.), en particulier, tous les mots en « isme », sont justiciables de ce type de critique : ou bien ce sont des essences transhistoriques, ou bien ils ne s’appliquent que dans un cas particulier et dans ce cas, autant prendre le mot indigène, et dire « mana », « conservatisme ». Cette sorte d’agnosticisme, ce scepticisme quant aux concepts généraux, qui conduit à l’historicisme, est indépassable aussi longtemps qu’on a à opposer une recherche des essences. La notion de champ rend dépassable l’historicisme sans tomber dans l’essentialisme. Tout usage généralisé du mot conservatisme suppose un travail préalable, l’étude systématique de toutes les variations, de toutes les structures, de tous les champs dans lesquels quelque chose comme un conservatisme s’est constitué, avec l’ambition de découvrir des invariants.

65Les textes sur lesquels repose l’article de Simone de Beauvoir sur la pensée de droite appartiennent à des époques tout à fait différentes et sont écrits par des gens appartenant à des champs différents. Cela dit, on postule qu’il existe une pensée de droite qui existe indépendamment de ses actualisations et qui ne doit rien à ses actualisations. On postule qu’on peut dresser un portrait-robot (c’est-à-dire un type idéal ou une essence) du conservatisme en enlevant les choses non pertinentes et en accentuant les choses pertinentes (ce qui est la définition du type idéal selon Max Weber) [27]. Cette construction par sélection et amalgame est le mode de construction de 90 % des concepts en sociologie, en particulier des concepts les plus généraux comme « Révolution » (on parlera de « révolution paysanne », de « révolution étudiante »), « avant-garde », « classe », etc. Toutes les discussions sur la « nouvelle classe ouvrière » (est-ce qu’il y en a une ou non ?) sont logiquement indécentes parce que, pour que la classe ouvrière devienne « nouvelle », il faudrait qu’il y ait une essence de la classe ouvrière qui change : on a une définition essentialiste implicite que l’on réfère à la réalité. Dans chaque cas, il faudrait faire une analyse sérieuse, critique (qui a utilisé ce concept ?, etc.) une analyse sémantique pour saisir le mode de production de la plupart des concepts qui ont cours, qui sont acceptés. Si les sociologues avaient intériorisé un peu de cet esprit vicieux à la Wittgenstein (qui est un auteur à lire, parce qu’il ne vous accorde jamais un mot sans vous dire : qu’est-ce que vous entendez par tel mot ?), les trois quarts des discussions sociologiques s’arrêteraient.

66[…]

Définition préalable, typologie et objet construit

67Si l’on fait la sociologie comparée des traditions intellectuelles, on observe que l’un des réflexes mentaux de tout universitaire-chercheur américain consiste à faire précéder un exposé par une définition (un précepte durkheimien auquel Durkheim n’obéissait pas lui-même : il donnait de fausses définitions préa­lables, la réponse étant le livre une fois la recherche terminée). Ce précepte positiviste qui consiste à demander une définition des concepts (« sachons de quoi nous parlons ») est faussement scientifique. Il y a un usage positiviste de Wittgenstein, qui consiste à le réinterpréter en fonction de l’interrogation positiviste oxfordienne alors que Wittgenstein répondait à une interrogation kantienne. Il a été utilisé comme destructeur rabat-joie de tout effort pour s’élever au concept (avec un mélange d’aristocratisme et de positivisme qui inspire beaucoup de travaux anglo-saxons dits « théoriques »).

68Cette destruction wittgensteinnienne dans laquelle la demande de définition est une arme particulièrement efficace, n’a rien à voir avec la définition préalable opératoire (« qu’est-ce que vous entendez par conservatisme ? »). En fait, cette demande de définition permet de poser d’autres questions : « conservatisme » dans quel champ ? Est-ce un concept indigène ou savant ? Si c’est un concept savant, il est possible de le construire, mais à propos de quoi, dans quel système conceptuel (car on ne peut pas parler de conservatisme tout seul : à quoi cela s’oppose-t-il ?). Si c’est un concept indigène, quel est le champ lexicologique à l’intérieur duquel il se définit (il s’oppose à quoi : à libéral ? à radical ?, etc.). Si c’est un système de concepts construits à partir d’un champ particulier, il aura une configuration particulière. Si l’on veut ensuite définir une notion transhistorique du conservatisme (par exemple : toute idéologie qui vise à la sauvegarde de l’ordre établi), cela suppose une étude des champs, des constructions successives des champs idéologiques, afin que l’on puisse découvrir des invariants.

69On peut admettre que dans tout champ (religieux, scientifique, politique, artistique, etc.) il y a toujours lutte pour le monopole d’un type déterminé de biens rares, de capital. La lutte pour ce monopole risque toujours de s’organiser autour de l’opposition entre les détenteurs du monopole et ceux qui veulent entrer sur le marché sans le capital adéquat. Si on admet cela comme une loi de fonctionnement transhistorique de tous les champs (c’est l’opposition orthodoxie/hérésie chez Weber, l’opposition paradigme/contestation dans le champ scientifique pour reprendre Thomas Kuhn [28]), on pourra appeler « conservatisme » toute idéologie caractérisée par la légitimation du monopole de la manipulation d’un type déterminé de bien rare. On sait ce qu’on fait et il faudra discuter, vérifier à tous les niveaux la forme particulière que prend le conservatisme. Cela conduit à se poser des questions : À quel moment tous les conservatismes s’unissent-ils (cf. Mai 68) [29] ? Quand y a-t-il solidarité de tous les conservatismes ? Pourquoi y a-t-il réunion des conservatismes alors qu’en temps normal, ils ne sont pas réunis ? Cela pose des questions historiques qui ne sont pas purement conceptuelles. Cela permet de comprendre la différence entre des constructions réelles d’objets et des variations imaginaires (encore que les variations imaginaires husserliennes soient proches de la véritable construction d’objet).

70Dans la séance 5 (5 juin 1973), Bourdieu reprend l’exemple du conservatisme pour montrer ce qui différencie l’approche structurale de l’approche typologique et pour mettre en évidence la relation qui existe entre d’une part la forme que prend cette « idéologie » (expression que Bourdieu abandonnera compte tenu des usages politiques et sociaux de cette notion) et d’autre part le volume du capital à conserver et la structure des différentes espèces de capital qui le compose. Autrement dit, il y a une relation très étroite entre les deux espaces que Bourdieu a été amené à distinguer, l’espace des positions sociales et l’espace des prises de position. On notera que l’analyse est menée ici essentiellement à partir du concept de capital, le concept de champ étant plutôt latent et théoriquement peu actif. Bourdieu avait admis dans une autre séance de son séminaire, qu’il lui faudrait « expliciter les relations entre la notion de champ et celle de capital, deux notions qui ont été utilisées à des moments différents sans rendre explicites leurs relations. » La raison réside, comme on le verra, dans sa conception de la classe dirigeante et des différentes fractions qui la composent, conception qui s’appuie sur le concept de capital comme cela sera développé dans La Distinction (1979).

Le mode de pensée structuraliste

71Je voudrais montrer le décalage qu’il y a entre la manière traditionnelle de penser, c’est-à-dire la manière typologique, et la manière structuraliste à partir du concept de champ. Les deux manières principales d’analyser le conservatisme – celle de Mannheim d’une part, celle de Simone de Beauvoir de l’autre – ont en commun un certain nombre de traits, et notamment leur anhistoricisme – le fait que l’une et l’autre traitent le conservatisme comme une sorte d’invariant dont on n’interroge pas les principes de non variation et deuxièmement le fait qu’ils traitent le conservatisme comme quelque chose de commun en général à la classe dirigeante. Une des questions que pose immédiatement une réflexion en termes de champ est de savoir s’il y a « un » conservatisme ou « des » conservatismes à l’intérieur même d’une classe dirigeante donnée et si, entre les classes dirigeantes de différentes époques et de différentes sociétés, les tendances que l’on peut appeler « conservatrices » présentent des variations et des variantes.

72Pour répondre à la première question, on peut se demander si les différentes fractions de la classe dirigeante n’ont pas en commun une propension générique au conservatisme qui pourrait expliquer que les théories de Mannheim et de Simone de Beauvoir aient les apparences de la vérité : les classes dirigeantes ayant en commun le fait d’avoir du capital à conserver, elles auraient, du même coup, une propension à s’exprimer idéologiquement dans des discours de type « sociodicée » (c’est-à-dire des discours ayant pour fonction de légitimer l’ordre établi) [30]. Cette thèse est à demi explicite dans la sociologie de la religion de Weber qui dit que les classes dirigeantes tendent à proposer une « sociodicée de leurs propres privilèges ». Le discours idéologique des classes dirigeantes a pour intention objective de justifier la classe dirigeante de diriger, c’est-à-dire d’exister comme elle existe dans la position dominante. Mais est-ce que les différentes fractions de la classe dirigeante ont en commun cette même intention de se justifier d’exister ? De plus, à supposer qu’elles aient en commun cette même intention, ont-elles à justifier la même chose ? Est-ce que les bases de leur position dominante sont les mêmes et est-ce que, du même coup, leur sociodicée ne va pas changer de contenu si ce qu’elles ont à justifier change ? De plus, lorsque les bases du pouvoir d’une classe dirigeante changent, est-ce que les contenus du discours sociodicéique, c’est-à-dire idéologique, ne vont pas changer ? L’image composite, le portrait-robot que fournissent des descriptions de type essentialiste n’ignorent-ils pas l’ensemble des questions que je viens de poser en réduisant finalement le conservatisme à un dénominateur commun : les classes dominantes conservent, elles ont intérêt à conserver et finalement elles ont toujours des idéologies conservatrices.

Méritocratie et capital culturel

73Si l’on considère par exemple le débat, aux États-Unis, autour de la notion de méritocratie, Daniel Bell – un des idéologues influents – a publié dans Public Interest, une revue très lue par les intellectuels, un article sur cette notion : dans l’état actuel de la société américaine, une certaine fraction de la fraction intellectuelle de la classe dirigeante propose une théorie idéologique de type méritocratique [31]. La question qui se pose est de savoir pourquoi, à ce moment-là, cette fraction-là a intérêt à trouver ses justifications de ce côté-là. Très grossièrement, on peut supposer que la propension à rechercher la justification de la domination dans le mérite – le mérite étant la forme dissimulée d’une espèce de capital, le capital culturel – sera d’autant plus grande que le privilège sera plus complètement transmis par l’intermédiaire du système scolaire. Et que la propension à adhérer à cette idéologie sera d’autant plus grande que le privilège de la fraction considérée reposera plus complètement sur cette espèce de capital.

74Autrement dit, l’idéologie méritocratique sera l’idéologie dont se réclame spontanément les catégories sociales dont les privilèges reposent sur le capital culturel, capital qui est dissimulé en tant que tel et transmué en mérite scolaire. Ce sera l’idéologie des gens dont le salut social a été un salut culturel et il est normal qu’on le trouve dans une fraction de l’intelligentsia qui a eu accès pour la première fois aux positions dominantes du système scolaire américain. L’idéologie méritocratique remplit, dans ce contexte-là, pour cette fraction de l’intelligentsia, une fonction analogue à celle qu’elle a rempli au XIXe siècle pour les partisans libérés par l’idéologie de l’école libératrice. Chaque fraction de la classe dirigeante confèrera, dans son système de justification idéologique, un poids différent aux différents arguments idéologiques selon la base de sa domination, c’est-à-dire selon l’espèce de capital sur laquelle repose son pouvoir. Mais c’est encore une image très statique de la classe dirigeante décrite comme un ensemble de fractions caractérisées par la possession de différentes espèces de capital, plus précisément par des structures de capital différentes.

Volume et structure de capital

75On peut dire que les fractions dominantes de la classe dominante sont caractérisées par un certain profil de capital sous le rapport des différentes espèces de capital.

76Le capital de relations, ou capital relationnel, peut être décrit comme une forme reconvertie du capital économique : c’est un état (au sens où nous parlons des états de la matière) du capital, c’est une forme reconvertie du capital économique : pour avoir des relations il faut transformer de l’argent en relations. En fait, il y a autant d’espèces de capital qu’il y a de champs. Chaque fraction de la classe dirigeante se caractérise (première propriété) par une certaine quantité de capital, un des problèmes étant celui de la convertibilité de chaque espèce de capital [voir graphique, ci-contre]: est-ce qu’il y a une unité de base, un étalon ? Dans l’état actuel, je pense que l’étalon commun, c’est le temps. On peut supposer que ces différentes espèces de capital sont additives et que par des systèmes de conversion qui ramènerait les différentes espèces de capital en unité de temps, on pourrait les additionner. Les fractions de la classe dirigeante se caractérisent aussi (deuxième propriété) par la structure des espèces de capital. Si l’on a, comme information sur une fraction de classe, la seule quantité de capital possédée, on ne saura pas prédire, par exemple, les attitudes à l’égard du système scolaire. Pour cela, il faut connaître la structure et la forme des espèces de capital. Par exemple, pour les classes moyennes, on peut distinguer d’un côté les petits commerçants et les petits artisans et de l’autre les cadres moyens et les instituteurs : dire qu’il y a crise de l’artisanat ou du commerce moyen signifie que la structure du capital, du patrimoine de cette fraction va se trouver bouleversée et que cette fraction va être contrainte à une reconversion : le capital économique, qui suppose l’exploitation d’un commerce, existe à l’instant t (sauf à être dévalué d’une façon formidable) mais il n’existera plus à la génération suivante.

Graphique. Profil des espèces de capitaux dans la classe dirigeante

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Graphique. Profil des espèces de capitaux dans la classe dirigeante

77La stratégie de reconversion consiste à utiliser une propriété du capital, à savoir qu’il peut passer d’une espèce dans une autre sous certaines conditions : des gens qui n’utilisaient pas beaucoup le système scolaire se mettront à l’utiliser, deviendront gros consommateurs du système scolaire comme instrument de reproduction [32]. Ceux qui n’avaient pas besoin du système scolaire pour se reproduire, qui se reproduisaient par la transmission directe du capital économique, deviendront utilisateurs du système scolaire dès le moment où le mode de reproduction traditionnel se trouvera inefficace.

Idéologie conservatrice et structure du capital

78Si une classe dirigeante est un ensemble de fractions de classe caractérisées à la fois par la quantité de leur capital et par la distribution selon les espèces de capital, on peut poser, comme hypothèse, que l’idéologie dominante sera nécessairement différente selon les fractions, bien que dans sa fonction générique elle soit toujours orientée vers la justification de ce qui est. Les membres des classes dominantes auront tous en commun, en effet, de vouloir faire dire à leur idéologie qu’il est bien d’être ce qu’ils sont, que la société qui leur permet d’être ce qu’ils sont est ce qu’elle doit être. Mais la fonction de légitimation s’accomplira de façon différente selon ce qu’il y a à légitimer, c’est-à-dire selon les fondements spécifiques à l’intérieur de cette proposition générique qui est d’appartenir à la classe dirigeante.

79Par exemple, une légitimation en termes de capital culturel dissimulé en tant que tel, non perçu en tant que capital, mais qui est perçu soit en tant que don, soit en tant que mérite, convient parfaitement à la fraction intellectuelle de la classe dirigeante. Toute évolution tendant à ce que les modes de reproduction de la classe dirigeante dans son ensemble fassent une place de plus en plus grande au système scolaire, tendra aussi à faire de l’idéologie méritocratique l’expression privilégiée de l’idéologie dominante. Chaque fois que le poids relatif du système scolaire dans le système des instruments de reproduction s’accroît, l’idéologie méritocratique, ou la dimension méritocratique de l’idéologie, prend plus d’importance.

80Supposons que le capital économique soit de la terre, ce qui est le cas de l’aristocratie terrienne, foncière du XIXe siècle allemand : si Mannheim comme Simone de Beauvoir se réfèrent toujours à la grande tradition du conservatisme allemand qui s’engendre au XXe siècle et qui va, disons jusqu’au nazisme, c’est peut-être inconsciemment parce que cette forme d’idéologie présente la forme idéaltypique de toute idéologie de conservation, cette forme idéaltypique s’étant réalisée historiquement dans cette fraction de la classe dirigeante allemande à un certain moment parce que les bases économiques de la domination de cette classe étaient la terre et le sang. Autrement dit, une aristocratie terrienne dont le pouvoir repose sur la transmission de la terre par le sang est prédisposée à constituer en discours explicite, une forme pure de l’idéologie, la fonction générique de l’idéologie étant toujours une fonction de naturalisation, c’est-à-dire de légitimation, de dissimulation de l’arbitraire. Elle a pour fonction de transformer du nomos en phusis, [ou alors nemo et physein] c’est-à-dire quelque chose d’arbitraire, qui aurait pu être autrement, qui est historique, etc., en quelque chose qui existe par nature.

81Une fraction de classe dont le pouvoir repose précisément sur les choses les plus naturelles (la terre et le sang), sur les bases économiques du pouvoir social les moins sociales en apparence, à savoir la nature, les cultures, etc., est prédisposée à inventer la forme la plus achevée et la plus parfaite de l’idéologie conservatrice ou raciste et à en donner, du premier coup, un système mythique dont on trouve une expression chez Spengler [33]. Les mots-clés sont d’un côté « la nature », « le sang », « les liens naturels », « les liens de fraternité », etc., bref la communauté (cf. Tönnies) et, de l’autre, la société, « l’arbitraire », « la ville », etc. C’est l’opposition paysan/bourgeois, homologue à l’opposition aristocrate/bourgeois et à paysans/ouvriers. Ce genre d’analyse est important pour comprendre comment les idéologies fonctionnent : à la façon d’un kaléidoscope, on a des petits morceaux qui se raccordent et se réarrangent ; simplement le principe du réarrangement n’est pas un jeu sémiologique, mais une position dans le champ des positions.

La doxa

82La place qui était occupée dans l’idéologie conservatrice aristocratique par la nature et le sang est tenue dans l’idéologie méritocratique (Bell [34]) par le don et le mérite. L’opposition entre achievement et ascription[35], véritable structure mentale est intériorisée par tous les sociologues américains, alors qu’achievement n’est qu’un aspect de l’ascription : le propre d’une construction idéologique comme celle-là est de devenir une structure mentale, c’est-à-dire de fonctionner comme quelque chose qui, en tant que structurant ce qui est perçu, n’est jamais perçu en tant que tel (c’est la métaphore des lunettes chez Heidegger : on voit à travers les lunettes mais pas les lunettes). Pour la théorie de la méritocratie l’opposition inné/acquis paraît aller de soi. Tout le propre d’une sociologie du système scolaire est de faire disparaître cette opposition entre don et mérite. Lorsque ces catégories fonctionnent comme des catégories de perception du monde social, quiconque a l’esprit structuré selon ces catégories les trouve évidentes (doxa). Bel exemple d’imposition clandestine d’idéologies à travers des catégories de pensée, ici l’opposition républicaine entre la réussite et le don, entre ce qui est acquis et ce qui est donné alors qu’en fait, la réussite ne s’oppose pas au don puisqu’elle est elle-même un produit de ce qui est donné au départ (cf. Les Héritiers).

83La doxa n’est pas une croyance ; c’est ce qui advient du monde perçu, d’un discours, de tout objet culturel, toutes les fois qu’il est structuré selon les mêmes structures que l’esprit qui l’appréhende. Ceci est la critique, au sens kantien du terme, de tout le discours américain ethno-méthodologique sur le monde perçu comme allant de soi, le monde de l’évidence (Schütz) [36]. Le monde est perçu comme allant de soi (taken for granted) toutes les fois que l’esprit est structuré selon les mêmes structures que ce qu’il perçoit. Le monde universitaire est évident pour des esprits structurés selon les structures du monde universitaire. Pour le conservatisme, il y a aussi cette forme d’adhésion doxique, c’est-à-dire cette forme d’adhésion de ceux pour qui l’adhésion ne fait même pas question, l’adhésion de ceux qui ont un esprit structuré conformément au monde parce que leurs structures ne sont que la forme intériorisée des structures du monde. Doxa veut dire croyance, opinion et apparence. Orthodoxie veut dire pensée droite et, pourrait-on dire, de droite. La pensée doxique est le premier degré de l’évidence : c’est une sorte d’opinion pré-politique. C’est l’opinion de ceux qui n’ont pas d’opinion. C’est l’opinion de ceux pour qui le monde ne fait pas question en termes d’opinion. C’est la non-réponse dans un questionnaire d’opinion. On ne peut pas appeler ça conservatisme, mais plutôt traditionalisme. C’est l’expérience de l’aristocrate dont le pouvoir est fondé sur la terre et le sang, à un moment où la question de la transmission du pouvoir par la terre et le sang ne se pose pas, à un moment où cela va sans dire, où il n’y a pas à en parler (doxa versus logos).

84L’analyse de l’opinion en tant que telle, c’est-à-dire comme discours justificatif du discours conservateur, renvoie à une analyse des conditions de possibilité de l’apparition de l’idéologie (dans idéologie, il y a logos, discours). Et parmi les conditions, il y a d’abord le pouvoir de produire du discours [37] : il faut être détenteur d’instruments de production de discours et d’explicitation de la doxa en discours. Il faut aussi que la question soit posée historiquement, c’est-à-dire par des forces historiques et pas seulement par un enquêteur de Gallup ou de l’Ifop. La doxa peut devenir soit hétérodoxie, ou hérésie, soit orthodoxie. L’orthodoxie dit la même chose que la doxa, mais en discours. Elle dit ce qui allait sans dire et elle doit le dire parce que ça ne va plus de soi (contestation). La doxa, c’est ce qui est implicite, essentiel, évident, si évident que ce n’est pas la peine de le dire, c’est le degré zéro du conservatisme, c’est lorsque le problème même de conserver ne se pose pas.

85Dans toute classe dirigeante, la propension à conserver, la tendance à persévérer dans l’être, existe toujours, mais plus à l’état implicite qu’à l’état explicite. Il y a, dans les classes dirigeantes, quelque chose qui est en deçà de l’idéologie [38], c’est-à-dire en deçà du discours, qui est l’accompagnement pratique de leur domination. Cela peut accéder à l’état de discours partiel, comme des proverbes, des dictons, des manières, par exemple la politesse, les règles d’endogamie, etc. Ça peut exister soit sous forme d’explicitation partielle, soit sous forme de préceptes pratiques disant un tout petit peu ce qu’il faut faire pour faire ce qu’on fait de toute façon mais pour le faire mieux, soit par des explicitations partielles donnant un commencement de rationalisation de ce qui se fait. Ce n’est pas de l’idéologie ; cela n’a pas de nom dans le discours scientifique : c’est une espèce de discours pratique d’accompagnement de la pratique. C’est ce que Durkheim appelle les prénotions : des explicitations partielles (par opposition à celles du sociologue qui prétendent être systématiques) toujours tournées vers la pratique [39]. L’orthodoxie est ce qui advient quand un certain type de conditions historiques font que cela ne va plus de soi, en particulier, s’agissant des classes dirigeantes, quand la reproduction ne va plus de soi. Le passage de la doxa à l’orthodoxie est lié à une mise en question du mode de reproduction comme système des instruments disponibles, à un moment donné du temps, pour assurer la reproduction d’une fraction de classe ou de la classe dominante dans son ensemble.

86[…]

La lutte idéologique dans le champ du pouvoir

87Mais il y a toujours dans la lutte idéologique deux dimensions : il y a une lutte contre les non privilégiés (le peuple) mais il y a aussi une lutte entre privilégiés. L’enjeu de la lutte interne de la classe dirigeante (la classe dirigeante peut être traitée comme champ de la lutte des fractions de classe) [40], c’est le problème du taux de change des différentes espèces de capital. Les intellectuels disent qu’il faut réévaluer le capital culturel par rapport au capital économique par exemple. Ainsi, les idéologies conservatrices doivent être comprises comme éléments constitutifs des stratégies par lesquelles les différentes fractions luttent pour la domination à l’intérieur du champ de domination et luttent pour la domination elle-même, la lutte interne pour la domination pouvant parfois compromettre la lutte pour la domination. L’orthodoxie, le discours idéologique explicite, est une stratégie qui doit être référée à d’autres stratégies. Quand Bell parle de méritocratie, il fait quelque chose qui n’est pas sans rapport avec ce qu’il fait quand il change ses dollars en francs suisses. Ce sont deux stratégies différentes : l’une est symbolique, l’autre non. La politique, au sens restreint de ce dont on peut parler politiquement (c’est-à-dire la définition de Sciences Po), utilise en permanence le pouvoir symbolique qui consiste à constituer la réalité, à la faire : dans cette logique, les stratégies idéologiques sont des stratégies par lesquelles les différentes fractions, et la classe dominante dans son ensemble, s’efforcent de défendre les bases de leur pouvoir, c’est-à-dire leur capital, et plus précisément, l’espèce de capital dont elles sont porteuses.

88Le portrait-robot éclectique (par exemple du « cadre » ou du « Français moyen ») est très dangereux parce qu’il perd cette espèce de relation fondamentale entre la forme, la quantité, la structure du capital possédé par un groupe et l’état des instruments de reproduction de ce capital, et du même coup, il ne peut pas prendre en compte la complexité des stratégies mises en œuvre car, à la limite, il y a autant de profils idéologiques que d’individus [41] : un modèle de prof n’est pas un modèle d’assistant, un modèle d’assistant de sociologie n’est pas un modèle d’assistant de géographie. Ceci dit, il y aura des familles de profils qui seront des familles de courbes pouvant dans un second temps être « affinées ».

Crise de la reproduction et stratégies idéologiques

89La reconversion des stratégies de reproduction implique une reconversion idéologique qui ne prend son vrai sens que si on la traite comme un aspect des stratégies de reconversion. La naissance de l’idéologie agrarienne coïncide avec une crise du régime agraire. Il y a une première génération de gens qui ne parlent pas de conservatisme, puis il y a une crise du régime agraire, qui coïncide à peu près avec la Révolution française, dans laquelle les bases à la fois sociales, économiques et politiques de l’ordre aristocratique s’effondrent : si la fraction aristocratique ne convertit pas son capital, elle est condamnée à dépérir et à devenir des hobereaux appauvris qui ne veulent pas déroger. Toutes les formes de dépendance féodale disparaissant (les ouvriers agricoles se libèrent) et la concurrence des produits anglais, européens faisant s’effondrer les bases du revenu économique, l’aristocratie s’accroche à l’idéologie ancienne qui s’exaspère, s’explicite et devient réactionnelle, c’est-à-dire que le cela va-de-soi passe à l’ordre du discours, mais à un moment où la réalité correspondante n’existe plus.

90Si l’on considère la classe dirigeante dans son dynamisme, par exemple la fraction aristocratique dominante dans l’Allemagne de l’après Révolution française, et si l’on étudie son idéologie, on découvrira grosso modo trois expressions typiques, l’une qu’on peut appeler réactionnaire, celle de l’arrière-garde de classe qui consiste à dire qu’il faut revenir à l’état antérieur (les liens du sang, la fraternité, etc.), cette idéologie étant le fait de groupes qui, au même moment, confient à des institutions explicitement constituées, des fonctions qui auparavant, étaient remplies par des mécanismes automatiques (endogamie) ; c’est du conservatisme rationnel. (Actuellement, dans l’université française, on est dans une phase de ce type : on est passé d’un conservatisme de la doxa au conservatisme du syndicat autonome, rationalisé, organisé. Le système universitaire était typique d’un état où les structures mentales étaient adéquates au monde objectif). À l’autre bout, c’est la bourgeoisie libérale, l’avant-garde de classe, la fraction intellectuelle de la bourgeoisie, dont les intérêts sont associés au laisser-faire, qui utilise la notion de nature (mais en ce sens que la nature, c’est ce qui rend des hommes égaux au lieu de les différencier). Troisième position : la bureaucratie, composée d’une partie des bourgeois et d’une partie des aristocrates reconvertis, commence à développer une idéologie conservatrice mais c’est du conservatisme qui rend patent, saisissable et exprimable, ce qui est l’objectif non formulé du conservateur doxique, et qui met au service de cette fin explicitée un discours explicite, qui est le discours conservateur. Ce discours conservateur peut puiser dans le discours réactionnaire une partie de ses thèmes : il peut retrouver, en le renouvelant, le thème de la nature, du paysan, du rapport entre l’aristocratie et le paysan (alors que le discours réactionnaire sera très crispé, rigide).

91Qu’a-t-on gagné à passer des typologies qui distinguent le conservatisme dur, le conservatisme mou, etc., à une analyse en termes de champ ? Ceux qui pensaient le conservatisme en termes de typologie commettaient la faute commune de toute typologie : ils étaient à la fois trop historicistes et trop essentialistes ; ils croyaient décrire les propriétés réelles de l’idéologie conservatrice en Allemagne à un certain moment, et en même temps, par les catégories employées, ils universalisaient faussement : il y a une lutte à l’intérieur de la classe dirigeante qui porte en grande partie sur les instruments de reproduction de la classe et sur les instruments de légitimation de la reproduction de la classe, c’est-à-dire sur les instruments de dissimulation des moyens de reproduction de la classe. Cette lutte s’opère dans un contexte très spécial – la Révolution française – à un moment où les instruments économiques de reproduction sont menacés : si on veut conserver en tant que hobereau, il faut changer complètement, il faut devenir un entrepreneur capitaliste rationnel. Il ne s’agit plus d’être un baron féodal, rendant la justice, entretenant des relations enchantées avec ses serfs : il faut faire une conversion et si on ne la fait pas, on est condamné à la misère dorée de l’hidalgo qui garde le plastron mais qui n’a plus la chemise, c’est-à-dire on est condamné à la position réactionnaire de celui qui ne fait pas les concessions pratiques.

92Les différentes positions qui tendent à se retrouver dans la division du travail idéologique, comme des variantes de l’idéologie conservatrice, ou comme variantes des sous-idéologies conservatrices de fractions (car on peut retrouver au niveau de chaque idéologie de fractions ces trois positions – réactionnaire, conservatrice, libérale) qui sont décrites comme des types mais qui correspondent, en réalité, à des degrés de reconversion et à des degrés d’aptitude à la reconversion dans des situations où, pour se conserver, il faut changer. Ce modèle des trois positions de l’idéologie conservatrice est un modèle invariant dans les sociétés où la conservation suppose le changement parce que le rapport de force entre la classe dominante et la classe dominée est tel que c’est au prix d’un changement permanent des stratégies de reproduction, d’un transfert permanent des placements (si le système scolaire ne marche plus on passe à autre chose) que le conservatisme est possible. Les modalités de l’idéologie sont inséparables des degrés de réussite de la reconversion.

93Dans la séance 6 (1973), Bourdieu revient une dernière fois sur l’exemple du conservatisme pour montrer la capacité heuristique de l’approche en termes de champs, celle-ci lui ayant permis, par exemple, de découvrir un courant conservateur spécifique qui, jusqu’à présent, était passé inaperçu des historiens. Plus encore, Bourdieu montre que cette approche permet de mettre en évidence l’existence d’homologies entre des champs structurés de manière identique, ce qui est au principe des stratégies de « coup double » très répandues chez les intellectuels.

Champs et stratégies « du coup double »

94On trouve, à un moment donné du temps (en Allemagne, fin du XVIIIe siècle et début du XIXe siècle), deux producteurs d’idéologie conservatrice qui sont traditionnellement confondus par les historiens. Si l’on raisonne en termes de champ, on voit que d’une part, le premier (Von der Marwitz) a l’air d’un idéologue au premier degré – ce qui pose le problème des limites d’un champ et la division du travail idéologique –, c’est-à-dire un producteur d’idéologie conservatrice au premier degré : c’est un aristocrate, lui-même membre de la classe dont il défend les valeurs au nom d’une adhésion primaire aux valeurs de sa classe qui sont menacées par l’industrialisation, la mécanisation de l’agriculture, l’apparition de la bourgeoisie. La relation aristocrate/paysan est une bonne relation alors que la relation bourgeois/ouvrier est une relation pourrie. Nature cultivée et vraie nature sont faites pour s’entendre. Un tel idéologue, membre de la fraction de la classe dont il exprime les intérêts, n’est pas producteur d’idéologie à plein temps (il y a une coupure fondamentale entre le producteur à plein temps et le producteur à temps partiel). De fait, l’aristocrate exprimait la nostalgie de la relation enchantée de l’aristocrate et du paysan (c’est du Tönnies, cf. ses topos sur la communauté intégrée, etc.) [42]. C’est une structure très simple qui est la base de l’idéologie conservatrice (Spengler).

95Le deuxième conservateur (Adam Müller) est un intellectuel, candidat à une chaire de la faculté de Berlin, il finit sa carrière comme haut fonctionnaire, mais dans une position subalterne. Il produit une idéologie qui peut être apparemment confondue avec la précédente mais qui, en fait s’oppose à l’idéologie de la bourgeoisie libérale (c’est-à-dire à la Révolution française, à l’émancipation de l’homme, à la Liberté, au Libre arbitre). C’est un producteur à plein temps : il est le producteur conscient d’une idéologie pour d’autres et lorsqu’il parle aux conservateurs, il pense aux idéologues bourgeois libéraux [43]. C’est la base de la structure de l’intellectuel de droite. (Le champ de production d’idéologies politiques s’est constitué lorsque des producteurs de discours politiques à plein temps – les députés – sont apparus). Lorsque l’idéologue intellectuel à plein temps du conservatisme parle le même langage que l’idéologue à temps partiel, c’est-à-dire lorsqu’il exprime les classes dont l’idéologue à temps partiel fait partie, en réalité, il parle contre les bourgeois libéraux ; lorsqu’il glorifie l’aristocratie, c’est contre les droits de l’homme (contre Jean-Jacques Rousseau, etc.). Pour dire les choses brutalement, il sert d’autant mieux qu’il se sert en servant.

96Il s’agit ici de l’analyse classique du rapport entre l’intellectuel conservateur et les classes dont il conserve les intérêts. Il suffit de raisonner en termes de champ pour voir qu’un intellectuel occupant une position dominante, sous le rapport du pouvoir temporel, dans le champ intellectuel peut, en réglant ses comptes avec d’autres intellectuels occupant une position dominée, servir par surcroît les intérêts homologues des gens occupant une position dominante dans le champ de la classe dominante ; il remplit d’autant mieux cette fonction que la fonction seconde (ou primaire selon le point de vue) est cachée par la fonction directe qui est : « je ne lutte pas pour la bourgeoisie mais contre d’autres intellectuels ».

97Cette analyse conduit à un principe très important : s’il est vrai qu’il y a des propriétés invariantes des champs, faire des constructions en termes de champ, c’est se donner les moyens de faire des analogies, c’est-à-dire des transferts rationnels, contrôlés de schèmes explicatifs. En revanche, aussi longtemps que l’on n’a pas mis au jour les structures et les homologies entre structures, on fait des métaphores instinctives dont on ne sait pas exactement ce qu’elles veulent dire. L’idée de surdétermination (qui résulte du transfert d’un concept psychanalytique dans le domaine de la science sociale) revient à dire qu’il y a plusieurs causes pour le même effet. Si on raisonne en termes de champ, et qu’on se pose le problème de la causalité en première, seconde et dernière instance, toutes les fois qu’on aura affaire à des champs emboîtés (structures en poupées russes), on aura nécessairement des effets de surdétermination, le piège de l’illusion de l’autonomie consistant à croire que tout ce dont on a besoin pour rendre raison de ce qu’on observe dans l’étude du champ est contenu dans le champ (danger de sous-explication). On dira par exemple, que les prises de position du conservatisme intellectuel s’expliquent par le fait qu’il a été en concurrence avec les autres intellectuels. En fait, il ne faut pas oublier la position objective qu’il occupait à l’intérieur du champ qui, lui-même, occupait une position dans un autre champ, sinon on ne verra pas que la causalité directe interne était redoublée par des déterminations de second ordre tenant à la position du champ dans le champ englobant.

98De la même façon, un intellectuel occupant une position dominante (sous le rapport du rapport au pouvoir) à l’intérieur du champ intellectuel, du fait de l’homologie d’intérêts corrélatif de l’homologie de position dans des champs différents, pourra, en accomplissant des pratiques conformes à ses intérêts corporatifs à l’intérieur du champ professionnel, remplir par surcroît des fonctions irréductibles à ce qui se passe dans le champ, ce qui explique qu’il est à la fois faux et vrai de dire, par exemple, qu’en défendant le grec, on défend le capitalisme. Ce qui est vrai c’est que, en contribuant à la révolution contre l’enseignement du grec, on contribue à la révolution globale, mais dans la proportion de la hiérarchie des dépendances et des emboîtements.

99Le schème de la surdétermination ou de la multi­fonctionnalité est un schème qui a été utilisé dans La Reproduction[44] sous la forme de la thèse de la dépendance par l’interdépendance. C’est le schème du tiroir à double fond : c’est en tant que le système d’enseignement est autonome que, en servant les fonctions internes du système, il sert par surcroît, mais avec bonne conscience et les apparences de la neutralité, des fonctions externes qui sont inscrites dans la relation objective entre le système d’enseignement et l’externe. Ce modèle est le même que celui qui s’applique aux emboîtements de champs. Ce qui est vrai pour les intellectuels de droite est vrai pour les intellectuels de gauche : le critique du Figaro n’est un bon critique, et ne remplit ses fonctions pour son public (c’est-à-dire pour les fractions dominantes de la classe dominante), fonction de réassurance contre les innovations intellectuelles et fonction de certification culturelle, que parce qu’il ne dit pas seulement aux fractions dominantes de la classe dominante que ce qu’elles aiment est bien et que ce que leur offre l’avant-garde intellectuelle n’est pas bien, mais aussi, parce qu’il dit, avec autorité : « que ceux qui disent que ce qu’ils n’aiment pas est bien se trompent (“moi qui suis aussi un intellectuel, je vous le dis, ce n’est pas bien”) ». Louis Chauvel, lorsqu’il écrit dans Le Figaro pense à Jean-Louis Bory qui écrit au Nouvel Observateur et c’est en réglant ses comptes avec lui (agissant conformément à la relation objective qui l’oppose à Bory) qu’il sert son public de façon particulièrement efficace, beaucoup mieux qu’il ne le ferait s’il répondait directement.

100À l’autre bout, pour l’intellectuel de gauche, c’est plus compliqué, mais on ne peut jamais exclure que l’intellectuel de gauche, en tant qu’appartenant à une fraction dominée de la classe dominante, et en tant qu’occupant souvent une position dominée à l’intérieur de cette fraction dominée de la classe dominante, remplisse des fonctions externes au service des dominés tout en satisfaisant directement des intérêts de membres d’une position dominée à l’intérieur d’une fraction dominée de la classe dominante. Le problème de la relation des intellectuels au prolétariat n’a jamais été posé que par des intellectuels qui, par définition, n’avaient pas intérêt à mettre au jour les intérêts qu’ils avaient à servir les intérêts qu’ils servaient, c’est-à-dire leurs intérêts, sous les apparences de servir les intérêts du prolétariat (même lorsqu’ils les servent de la façon la plus désintéressée) et donc à découvrir cette espèce de logique du coup double (je sers d’autant mieux le prolétariat que je me sers en le servant).

101Est-ce qu’il y a quelque chose de commun à toutes les révolutions ou y a-t-il des alliances objectives entre les révolutionnaires de tous les champs ? Est-ce que le révolutionnaire dans le sous-champ du grec a quelque chose à voir avec le révolutionnaire dans le champ des classes ? Un des ressorts de l’idéologie gauchiste était d’identifier toutes les positions révolutionnaires quel que soit le champ dans lequel elles se situent (Front de libération des homosexuels, mouvements féministes, etc.). On postule l’existence d’une identité, ou disons, d’intérêts entre des gens qui ont en commun d’occuper des positions dominées (ou, en tout cas, de défendre des positions favorables aux dominés) dans les champs occupant eux-mêmes des positions tout à fait différentes dans la hiérarchie des instances. Certains diraient que, dans la position gauchiste et dans la position opposée, il y a du vrai. En fait, ce n’est ni l’un ni l’autre. On ne peut pas dire qu’Einstein est un révolutionnaire au même sens que Fidel Castro. En fait, dans la logique de cette analyse, si l’on admet que tout champ est défini par une lutte pour le monopole d’une espèce déterminée de capital et que, dans cette lutte, les armes dont disposent les différents combattants dépendent du degré auquel ils ont les moyens de monopoliser à un instant donné, le capital spécifique considéré, si l’on admet cela, on voit qu’il existe des invariants (l’opposition entre l’orthodoxie et l’hérésie, entre capital et prolétariat, etc.) ; et on peut, du même coup, s’attendre à trouver des stratégies et des idéologies homologues (ce qui ne veut pas dire identiques).

Champs et rapport de classes

102Dans la séance 8 (16 janvier 1975) dont nous reproduisons de larges extraits, Bourdieu interroge la notion de « classe sociale » à partir du concept de champ et des enquêtes empiriques qu’il a menées sur le goût et montre l’importance de cette variable dès lors qu’elle n’est pas pulvérisée et atomisée par sa traduction en indices mathématiques. Ce n’est que quelques années plus tard que Bourdieu trouvera, dans l’analyse des correspondances, la traduction mathématique la plus adéquate à l’analyse structurale telle qu’elle est pratiquée dans La Distinction (Paris, Minuit, 1979). Si la division en classes du monde social avait été analysée par Bourdieu, jusqu’à cette séance de son séminaire, à partir des concepts d’habitus et de capital, les classes et fractions de classes étant construites en fonction du volume global du capital et de la distribution en espèces de capital (culturel, économique, de relations dans nos sociétés), il s’interroge ici sur la pertinence du concept de champ s’agissant de penser la question des rapports de classes[45]. L’analyse est encore pour une part incertaine et l’introduction du concept de champ un peu forcée. Notamment la notion d’espace social est utilisée indifféremment comme si elle avait la même signification que le concept de champ. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1984, dans l’article intitulé « Espace social et genèse des classes »[46], que le concept de champ trouvera sa place dans la théorie globale, à côté des concepts d’habitus et de capital, en étroite relation avec eux, pour rendre compte des forces qui structurent le monde social en micro sociétés. L’intérêt de ce séminaire est de montrer un moment fort de ce travail d’intégration du concept de champ dans un ensemble théorique plus vaste. On invite le lecteur, à titre d’exercice, à comparer les développements de cette séance avec son article de 1984.

La classe comme objet construit

103« L’enquête portant sur les pratiques culturelles des différentes classes sociales [47] tentait de saisir les champs d’application de cette disposition générale que l’on appelle « goût » en lui donnant une dimension maximum : étaient intégrés, dans ce champ [Bourdieu veut dire en fait « domaine »], aussi bien la cuisine et l’art moderne que les choix vestimentaires ou de décoration d’intérieur. Le goût était défini comme une disposition implicite, une dimension de l’habitus, produisant des choix, des pratiques et des jugements justiciables de ce que, dans une situation historiquement définie de l’esthétique, on a appelé des jugements esthétiques [48].

104Il y a goût toutes les fois que l’objet choisi, la pratique pratiquée, le jugement formulé peuvent être classés selon les taxonomies dominantes en matière d’esthétique : en décoration, par exemple, il y a des catégories pour classer les différentes sortes de décoration (goût petit-bourgeois, goût bourgeois) ; en peinture également, etc. Cette enquête était circonscrite dans l’objet, c’est-à-dire dans le champ d’application de cette dimension de l’habitus qu’est le goût. On s’est donné en outre, pour l’analyse, le plus grand nombre possible de variables afin d’expliquer les variations enregistrées des pratiques, des jugements, des représentations, etc., en matière d’esthétique au sens très large. Le problème est de savoir comment intégrer ces variables dans un système explicatif, c’est-à-dire comment ces facteurs qui entretiennent une relation significative avec le goût, qui font quelque chose au goût, facteurs qu’on saisit en ordre dispersé, s’intègrent dans un système explicatif (âge, sexe, religion, profession du grand-père, résidence, ancienneté dans la classe dirigeante, quartier, etc.).

La classe sociale n’est pas une variable parmi d’autres

105La routine traditionnelle de l’enquête conduit à faire de la classe sociale un facteur parmi d’autres : c’est le piège de la routine positiviste qui engendre, par exemple, tous les discours en termes de cristallisation de statut [49] (ce qui n’est déjà pas mal car cette notion a au moins le mérite de chercher à intégrer les variables) [50]. Dès le moment, en effet, où l’on pose la question de la place qu’occupe la catégorie socioprofessionnelle (CSP), c’est-à-dire de la classe sociale réduite à la CSP, dans l’explication des pratiques, on peut toujours trouver une solution en lui donnant, par exemple, un poids ou un coefficient, c’est-à-dire autant de solutions qui auront pour elles l’apparence de la rigueur. Les apparences vont toujours à l’apparence, ce qui est un des grands obstacles de la recherche scientifique. En traitant la classe comme un facteur parmi d’autres on la dissout en tant que telle, ce qui est la stratégie élémentaire pour démontrer que la classe n’existe pas. On dira que la classe, selon les terrains, « explique » plus ou moins bien puisque dans certains cas il vaut mieux avoir le niveau d’instruction et dans d’autres l’ancienneté dans la bourgeoisie, etc. On conclut ainsi à un relativisme des facteurs explicatifs, c’est-à-dire à la non existence de la classe. En fait, on ne peut traiter la classe comme un facteur parmi d’autres qu’aussi longtemps qu’elle est mal construite. Dès qu’on arrive à une définition rigoureuse de la classe ou de la fraction de classe (qui est une spécification de la classe), la corrélation entre la classe ainsi construite devient très forte et les facteurs comme le niveau d’instruction, la culture, etc. sont subsumés sous le concept de classe et, deviennent du même coup des dimensions partielles de la définition du concept de classe.

106Le problème fondamental de toute enquête est la construction des catégories d’analyse : le découpage par sexe, par âge, etc. n’est pas une fin en soi mais doit être destiné à préparer un vrai découpage en classes, ces catégories formelles (ex. CSP) n’étant qu’un découpage provisoire destiné à rendre possible un bon découpage en classes. La CSP doit être traitée comme construction provisoire, permettant de voir par les relations qu’elle entretient avec les autres facteurs, comment il faudrait la construire de telle façon qu’elle puisse subsumer les informations fournies par les autres formes de découpage.

Champs d’application et classes construites

107Le fait de construire ces facteurs et leur articulation à propos d’un champ particulier risque de produire un biais dans la mesure où le but est de construire le système des facteurs correspondant aux classes et fractions de classes. Pour généraliser, il faut s’interroger sur les propriétés particulières de la construction proposée et plus précisément sur ce qu’elles peuvent devoir aux conditions particulières de construction, c’est-à-dire au champ d’application particulier dans lequel elles sont construites. Le fait de travailler sur la culture enferme le risque de donner une mauvaise pondération au système de facteurs, notamment aux facteurs économiques qui apparaissent comme une forme retransformée (par exemple temps libre, capital culturel, etc.), mais c’est aussi à condition de travailler sur ce secteur qu’on risque le moins d’oublier des facteurs qui apparaissent moins sur d’autres terrains d’application (effet d’objet). Il faut donc mettre la construction à l’épreuve d’autres objets, ce qui a été fait à propos de la politique.

108Cet ensemble de facteurs qui est constitutif d’un habitus de classe ou fraction de classe (construite) est à l’œuvre dans toutes les pratiques, mais selon le champ d’application de ces pratiques, la configuration de la partie efficiente de ce système de facteurs change. En analysant des tableaux statistiques, ce qu’on manipule sous le couvert de catégories formelles (sexe, âge, religion, politique), c’est un système de facteurs construits. Cela étant, le système de facteurs qui est construit à propos d’un champ d’application particulier doit une partie de ses propriétés (en particulier le poids relatif des différents facteurs utilisés dans l’explication) à l’objet particulier. S’agissant des attitudes politiques, le poids de l’ethos, du savoir, de la trajectoire sont-ils les mêmes que pour les pratiques de goût ? N’y a-t-il pas d’autres facteurs que l’on aurait oubliés ? L’idéal serait d’avoir le système complet des champs d’application et le système des facteurs. Pour le moment, sur le terrain de la politique, les catégories que l’on peut utiliser sont très grossières et, du même coup, on a beaucoup de mal à faire jouer des facteurs fins et à les réintégrer dans des catégories, classe ou fractions de classe, réellement construites. S’agissant, dans un champ d’application déterminé, de rendre compte d’un ensemble de pratiques déterminées socialement définies comme justiciable du jugement esthétique, on construit un système de facteurs : description de ce système explicatif et description de l’articulation dans un système des différents facteurs invoqués pour rendre compte des pratiques observées dans ce champ d’application.

109Il peut en outre y avoir des relations génétiques entre ces différents facteurs : entre le mode d’acquisition et le capital économique, il y a un lien, qui est un lien génétique puisque, selon le capital possédé, on l’acquiert différemment de sorte qu’on ne sait pas si on ne nomme pas plusieurs fois la même chose.

110Soit un exemple qui éclaire très bien les relations entre l’intuition et la science en sociologie. Tout ce que j’ai dit était manipulé, dès l’origine de ce que nous faisions, à l’état pratique : dans les articles anciens (que je trouve aujourd’hui assez primitifs), il y avait par exemple « manière ». Pourquoi « manière » au sens de faire des manières, d’avoir de belles manières ou encore au sens de style ? Ce concept a été d’emblée focalisé parce qu’il avait une puissance synoptique très grande. Quand on pense les rapports entre les facteurs, on tend à penser d’abord à des rapports de causalité (« le capital économique détermine les conditions d’acquisition du capital culturel ») oubliant les rapports d’expression : ce que je décris comme un facteur risque d’être simplement une manifestation du facteur : les manières peuvent n’être que la forme sous laquelle se manifeste tout cet ensemble de facteurs que j’appelle « les propriétés constitutives de la classe ». C’est la manifestation sensible et directement accessible à la sémiologie spontanée. C’est ce que l’intuition saisit immédiatement et ce à partir de quoi elle fait des diagnostics de classe qui, très souvent, ne sont pas vécus comme diagnostics de classe mais plutôt sous la forme « sympa/pas sympa », « gentil/pas gentil », « beau gosse/pas beau gosse », etc. Les diagnostics de classe sont presque toujours euphémisés, c’est-à-dire refoulés et retraduits dans d’autres taxinomies. Est-ce que les manières, en tant qu’indicateur du mode d’acquisition, ne sont pas une espèce de résumé de tout ce que l’on met sous le concept de classe, puisque le mode d’acquisition est lui-même inséparable du capital, de son ancienneté, etc. ?

111[…]

112Il est important d’avoir à l’esprit que la relation entre ces facteurs est problématique et qu’un des pièges – il faudrait lui donner un nom, il doit en avoir un dans la tradition scolastique – consiste dans le fait de dire deux fois la même chose (on a trop de moyens d’explication). Dans ce que je vais vous raconter, il y aura même sûrement cette faute. Ayant fait cette espèce de tableau et ayant eu à l’esprit le problème des articulations entre les différents facteurs, on se demandera en quoi ce système de facteurs peut être biaisé par le champ d’application, et là il faudra essayer de comparer le fonctionnement de ce système d’explication à propos de différents objets et essayer de voir comment ce système de facteurs fonctionnerait à propos d’autres objets que celui à propos duquel il a été construit. Une bonne division du travail serait utile dans cette logique : pour l’enquête revues de vulgarisation, le système de facteurs a tel poids, pour l’enquête délinquance, il a tel poids, etc. Pour la politique, à partir de ce que je sais, il me semble que des choses qui ont eu un rôle très important dans le système explicatif des pratiques esthétiques, sont reléguées à un rang beaucoup moins fort en politique. Il faut alors se demander pourquoi.

Champ et classes sociales

113Avant d’entrer dans l’explication, je prolonge dans le sens de l’exercice purement théorique et je vais essayer de reformuler d’une façon plus construite ce que j’ai dit à partir de l’expérience de l’enquête. On peut réfléchir sur le problème des classes en termes de champ et essayer de voir ce qu’on gagnerait à reformuler dans ce langage les problèmes soulevés par l’enquête du champ. Les classes (et fractions de classe) peuvent être décrites comme un champ, c’est-à-dire comme un ensemble construit de positions et d’agents occupant ces positions objectivement définies par les propriétés attachées à ces positions et pratiquement reliées par des luttes qui doivent leurs propriétés à la structure globale des positions, c’est-à-dire à ce qui est attaché pour chaque agent au fait d’occuper une certaine position. On dit qu’il y a champ pour nommer un ensemble de positions ou un ensemble d’agents attachés à ces positions (c’est un problème de fond, c’est le problème des rapports entre individus et positions, habitus et structure, etc. mais, provisoirement, on peut le tenir ici pour résolu et identifier agents et positions) unis par des relations objectives de concurrence ou de lutte (lutte de classes ou des fractions de classe), cette lutte pouvant revêtir des formes très différentes. La théorie marxiste des classes ne connait qu’une forme de lutte alors qu’il y a, je pense, différentes formes de luttes dont une qui conduit à la reproduction. Il y a lutte de concurrence et lutte de conflit, celle sur laquelle la tradition marxiste attire à juste titre l’attention puisque c’est la seule qui ne conduise pas à la reproduction… Les armes que les agents engagés dans cette lutte emploient dépendent de la position qu’ils occupent dans cette lutte. Dit à l’inverse, les propriétés (au sens de la logique et de l’économie) des différents agents commandent la position qu’ils occupent dans ce champ [51].

114Pour faire un pont entre cette définition et ce qui ressortait de l’enquête, ce que j’appelais le « système des facteurs explicatifs », ça sera, dans ce nouveau langage, « l’ensemble des propriétés (au double sens du terme) attachées à une position et attachant les gens à une position » ; ces deux concepts qui sont rassemblés dans le même discours sont restés séparés parce qu’ils étaient pensés dans des logiques différentes.

115Pour comprendre une manière de penser, il faut comprendre sa genèse. La réflexion en termes de facteurs explicatifs est sortie des problèmes de l’enquête : je compte les individus qui font certaines choses et il faut que j’explique. Cela engendre une espèce de discours d’allure causale (système des facteurs explicatifs des pratiques). La réflexion en termes de champ est plus structurale et conduit à penser les classes sociales comme un ensemble de positions objectives unies par des relations objectives de concurrence, de compétition : les propriétés ne sont plus des espèces de choses substantielles qui seraient dans la classe et qui seraient ce à partir de quoi s’expliqueraient les pratiques des classes. Il est utile de faire des schémas des images inconscientes qui soutiennent la pensée dite scientifique. Dans cette logique, le problème des classes se pose en termes de frontière. On a en gros l’image de socles (système de facteurs) avec, au-dessus, tout ce qu’on voit (les pratiques). On a cette espèce de métaphore inconsciente quand on pense en termes de facteurs. Il y a toujours un danger substantialiste dans cette manière de penser. Il y a une philosophie implicite du social selon laquelle, pour expliquer ce que font les gens, il faudrait connaître les socles des différentes classes sociales ; on aurait le socle ouvrier défini par un faible niveau d’instruction, des revenus de moins de tant, etc. L’inconscient de ce mode de pensée est une espèce de substantialisme a-relationnel.

116La pensée en termes de champ consiste à faire un cercle englobant les différents « socles » (cette ligne est une traduction pauvre et réaliste du mode de pensée relationnel : il faut la prendre comme pense-bête pour poser le problème des relations et non pas la prendre au sérieux et poser de façon réaliste le problème des limites, du dedans et du dehors, etc.). Tracer ce cercle, c’est mettre tout dans la même « boîte » pour s’interroger sur les relations. Dès que l’on pense en termes de champ, les « socles », qui étaient comme des principes cachés, mystérieux (c’est le noumène dont les pratiques visibles sont la manifestation phénoménale), deviennent des armes dans la lutte, ce qui change tout. Cela veut dire que les différentes positions, qu’on peut appeler X, ne sont pas simplement juxtaposées ; elles sont reliées comme des positions objectives dans un certain espace qui n’est pas indifférencié : il y a un haut et un bas, un bien et un mal, etc. C’est un espace objectivement orienté (indépendamment de tout jugement de valeur). Pour qu’il y ait champ, il faut qu’il y ait un enjeu commun qui peut être un enjeu de lutte. Cet enjeu de lutte peut être l’univers des choses rares, peu importe. Ces enjeux, on peut les appeler Y. Un des objets de la recherche scientifique est de définir Y qui varie à chaque époque, qui varie aussi selon les sous-champs : il est probable que dans un monastère du XIIe siècle on ne luttait pas pour les mêmes choses que dans un village kabyle ou dans un salon du faubourg Saint-Honoré. Quand on dit lutte des classes, il faut savoir lutte pour quoi ? C’est une question qui n’est pas souvent posée. L’enjeu de la lutte des classes est historique. Il faut faire attention à ne pas donner une définition essentialiste de la lutte des classes, à ne pas éterniser l’enjeu de la lutte des classes, ce qui est un des dangers de l’ethnocentrisme, ou ne pas en donner une définition valable seulement pour un secteur du champ (ou sous champ) : c’est une des tendances des intellectuels que de donner comme enjeu de la lutte des classes l’enjeu de leur lutte contre les fractions dominantes. Donc parler de champ, c’est poser qu’il y a un enjeu et que cet enjeu est multiple et que la lutte pour la définition de cet enjeu est une dimension de la lutte des classes. La définition de l’enjeu de la lutte des classes et des fractions de classe est un enjeu de la lutte des classes. À l’intérieur de la classe dominante, la définition de l’enjeu de la lutte est, de même, un enjeu de la lutte à l’intérieur de la classe dominante (bourgeois/artiste). L’essentiel de l’histoire de la vie littéraire et artistique depuis le XIXe siècle peut se comprendre comme une lutte à l’intérieur de la classe dominante pour l’imposition de la définition dominante de la manière de dominer, ce qui est une spécification de cette définition générale de l’enjeu [52]. (Tout ceci n’est qu’une épure très grossière sur laquelle il faudra revenir en détail).

Les deux formes de lutte des classes

117Dire qu’il y a champ, c’est dire que les différents X que je vais découvrir devront une partie de ce qu’ils sont au fait qu’ils sont situés les uns par rapport aux autres dans un espace qui n’est pas indifférencié. Ils vont avoir des propriétés de position [53]. Mais c’est une façon encore très réaliste de penser : c’est vrai que, à un moment donné du temps, les différents X (qui sont produits des luttes antérieures) vont occuper des positions et que les membres des différents X vont être définis par la position qu’ils occupent ; mais cette position sera elle-même définie par les armes dans la lutte. Et ce qu’on appelle la structure des rapports de classe, c’est l’état, à un moment donné du temps, de la lutte des classes (c’est pour cela que l’opposition statique/dynamique est absurde) étant donné l’état de la définition de ce à propos de quoi on lutte et des armes légitimes de la lutte (parce que dans la définition de l’enjeu de lutte, il y a aussi la définition implicite ou explicite des armes légitimes de la lutte. Les armes, c’est le langage, celui qui est autorisé dans un face à face à la télévision, etc.) [54].

118La structure des rapports de classe, ce sera donc l’état à un moment donné des rapports de force étant donné la distribution des différentes espèces de capital (nouvelle dénomination pour désigner les « socles » ou les X). La structure des rapports de classe (définition statique) est ce que l’on obtient par une coupe à un moment donné du temps (si on étudie la fréquentation des musées ce sera la structure des rapports de classe sous le rapport de l’appropriation des biens culturels ; on peut faire la même chose en prenant la distribution de la consommation des produits diététiques ou des contraceptifs). Donc, on appellera structure des rapports de classe à un moment donné du temps l’état des rapports de force dans la lutte pour un type déterminé de bien rare, c’est-à-dire la structure de la distribution des espèces de capital, c’est-à-dire des instruments d’appropriation de ce bien rare. Cela veut dire que quand on étudie des distributions, par classe, du temps libre, de la consommation de pâtes alimentaires, etc., on a une façon d’appréhender ce champ ; on a une coupe statique à un moment donné du temps, c’est-à-dire une structure, le résultat d’un rapport entre des choses offertes (l’état des choses offertes dépendant évidemment des instruments de production, etc.) et un champ de lutte pour l’appropriation monopolistique de ces choses offertes à un moment donné du temps, lutte dans laquelle les gens obtiennent plus ou moins selon leurs moyens d’appropriation. La plupart des études de l’INSEE font cela. C’est comme l’enregistrement des résultats d’une vente aux enchères : des acheteurs viennent avec les armes plus ou moins fortes ; ils sont d’accord sur les enjeux (ils veulent tous s’approprier le plus possible des biens qui sont offerts) : ils ont des quantités limitées de moyens qui ne se réduisent pas à du capital économique (ils ont du capital culturel qui fait qu’ils savent voir qu’une commode ébréchée, réparée par un artisan, fera un splendide objet d’art). À la sortie, on enregistre et on a une structure de la distribution.

119Ce qui est décrit ici, c’est une forme de la lutte des classes, c’est la lutte des classes quotidienne, continue, caractéristique – c’est là qu’on retrouve Y – d’un état particulier des rapports entre les classes qui est associé à une définition historique de l’enjeu de la lutte des classes. C’est ce que j’appelle les sociétés de concurrence dans lesquelles, au fond, la force du système consiste à imposer à presque toutes les classes le même enjeu et à les faire presque toutes courir dans le même sens (d’où le mot concurrence, l’accent étant mis sur courir vers le même objet et sur la reconnaissance implicite de la légitimité de cet objet). On reconnaît à la fois la légitimité de l’objet, des enjeux et la définition, qui est solidaire, des moyens légitimes et illégitimes pour atteindre ces objets et ces enjeux, ce qui est capital parce que, au fond, une des dimensions de la légitimité (concept souvent mal compris) du point de vue de ce champ, c’est la méconnaissance, c’est-à-dire la reconnaissance d’un certain enjeu et d’un certain type de moyens légitimes pour atteindre ces enjeux (le vol par effraction n’est pas admis dans une vente aux enchères…). Cela veut dire que ce qu’on appelle traditionnellement « la lutte des classes » est exclu de la lutte des classes sous la forme de concurrence.

120La lutte des classes révolutionnaire consiste à refuser l’enjeu, à définir de nouveaux enjeux, à n’être pas d’accord sur Y, et à définir de nouveaux moyens qu’on peut appeler Z, à n’être pas d’accord sur les moyens pour atteindre Y. La définition de l’enjeu et des moyens pour atteindre l’enjeu fait partir de la lutte des classes. Les intellectuels ne peuvent travailler que sur Z. Ils contestent l’idée le plus souvent répandue de la définition légitime de l’enjeu légitime de la lutte des classes : ils parlent de « société de consommation » c’est-à-dire de société dans laquelle les individus courent vers des enjeux idiots ; ou de « réformisme » c’est-à-dire que l’on n’emploie pas les moyens qu’il faut, on exclut a priori des moyens qui en fait sont légitimes, etc.

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PIERRE BOURDIEU avec Monique de Saint-Martin, « Anatomie du goût », Actes de la recherche en sciences sociales, 5, octobre 1976, p. 2-81. Alors que « l’espace des positions sociales » figure sur une page imprimée, « l’espace des styles de vie » qui lui est homologue est présenté sur un calque superposé.

Patrimoine et capital

121J’ai esquissé rapidement le rapport entre positions dans l’espace social et système de facteurs. Pour passer du premier type d’analyse, à l’analyse en termes de champ, il suffisait de poser l’équation :

122

Facteurs explicatifs = armes dans la lutte
(sous ses deux formes) de classes et de fractions de classe

123Mais on peut dire que ces armes sont des espèces de capital. Capital, cela signifie : pouvoir sur les autres engagés dans le champ, dans la lutte contre ou avec les autres. Ceci entraîne un autre changement : on n’est plus dans une logique substantialiste (il y a des gens qui ont des propriétés qui leur sont attachées). Le mode de pensée en termes de facteurs part des individus, le système des facteurs explicatifs est construit à partir d’enquêtes qui ont porté sur des individus ; on ne peut pas faire autrement car c’est au niveau des individus que les données sont saisissables puis construites sociologiquement. Il est important de saisir en quoi ces deux modes de pensée sont marqués par les conditions dans lesquelles ils s’exercent. La plupart des choses que l’on fait sont commandées inconsciemment par les conditions institutionnelles, sociales, matérielles mais aussi intellectuelles. Le fait que l’explication en termes de facteurs explicatifs ait été constituée à partir de questions du type : quel âge avez-vous ? Où avez-vous fait vos études ?, etc., commande beaucoup de choses et on risque d’arrêter la démarche à une espèce de philosophie de la société comme agrégat d’individus et juxtaposition de groupes. Cela peut conduire à considérer la société comme un ensemble d’individus rigoureusement définis par la possession d’un ensemble de propriétés au sens de Lazarsfeld, c’est-à-dire de propriétés logiques (ils ont en commun d’avoir moins de 30 ans, etc.) qui coexistent comme des classes logiques [55]. Un bon compte rendu d’enquête consistera alors à dire que tout est expliqué lorsque tout est bien classé : il y a des votants et les non votants, etc. et les gens qui ont ces propriétés-là ont, par ailleurs, telles et telles caractéristiques [56].

124L’opposition que je faisais dans l’article « Condition et position de classe » [57] était très naïve parce qu’elle consistait à ajouter une propriété relationnelle aux propriétés substantielles. Cela consistait à dire que les individus ont leur socle (conditions : revenus, instruction, etc.) mais que, de plus, ils sont dans un espace où le fait d’avoir ces propriétés de condition les met plus haut ou plus bas. (C’est une erreur semblable à celle de Lenski : on fait de la propriété de champ une propriété supplémentaire). En fait, c’est la force relative dont les individus disposent dans la lutte qui définit la structure du champ. Du même coup, leur capital est défini par les rapports de force objectifs à un moment donné du temps et par la lutte qui est un aspect de ces rapports de force pour la définition de l’enjeu de la lutte dans le champ. Cela veut dire qu’à un certain moment du temps, dans une société donnée, on pourrait compter parmi les propriétés du socle, la beauté ou la force physique qui ne seraient pas un capital. On ne peut rien dire de pertinent sociologiquement sur le socle indépendamment du champ.

125Il y a un processus circulaire comme dans le champ religieux : les coups que les gens peuvent faire dans le champ religieux dépendent de la position qu’ils occupent dans le champ religieux et cette position elle-même dépend des coups qu’ils font [58] : le capital que les gens détiennent dépend de l’état du rapport des forces entre des gens luttant avec un certain capital pour l’imposition de la définition du capital la plus favorable à ce qu’ils ont et qui peut être du capital virtuel. Cela se voit très bien dans les luttes entre les fractions de la classe dominante, où les mécanismes sont transparents : la lutte interne à la classe dominante, c’est-à-dire la lutte entre la fraction dirigeante et la fraction dominée de la classe dominante, a pour enjeu permanent la définition de ce qui est digne d’être enjeu de lutte (les uns disant « rien ne vaut l’argent » et les autres « rien ne vaut la culture ») [59]. En fait toutes les transformations de la définition des enjeux légitimes et des moyens légitimes pour atteindre les enjeux entraînent une redistribution de la structure du capital. Avant, c’étaient des ressources (pareilles au pétrole aussi longtemps qu’on ne l’a pas trouvé ou à la beauté dans une société où on se fout de la beauté, ou encore la maigreur dans une société comme la société arabe traditionnelle, où il était bien pour une femme d’être grosse) [60], mais pas des armes dans la lutte.

126On voit ici l’importance de dire qu’un des enjeux de la lutte est la définition des objectifs et des moyens légitimes de la lutte : chaque fois que changent les objectifs et les moyens légitimes, la distribution du capital change (non pas les ressources) ; mais lorsque la distribution du capital change, cela modifie la distribution des ressources puisque le capital est un moyen pour s’approprier des ressources. Si la distribution du capital change, il est probable que la distribution des ressources va changer. Du même coup, on voit à quel point la définition substantialiste est dangereuse et combien il est dangereux de parler de facteurs. Du fait que la définition des enjeux est historique mais qu’elle peut être éternisée, les luttes politiques peuvent être en retard : un certain type d’économisme tend à sous-estimer la redéfinition des enjeux de la lutte qui tient au fait que l’espèce « capital culturel » joue, dans la définition des rapports de force entre les classes, un rôle tout différent de celui qu’il jouait il y a cent ans et évidemment dans la définition des ressources et de leur distribution.

Analyse factorielle et classes construites

127Soit un tableau représentant les résultats d’une analyse factorielle [61]. En travaillant sur la culture, on découvre un certain nombre de facteurs ; on fait une analyse factorielle en essayant de retenir un ensemble de pratiques capables de différencier le plus possible de catégories à propos desquelles on a le plus possible d’informations sous le plus de rapports pertinents possibles du point de vue de la définition considérée.

128On dira par exemple que faire une collection des timbres est un indicateur pertinent parce que cette pratique différencie très bien la petite bourgeoisie ascétique de la petite bourgeoisie non ascétique (mais elle ne différencie rien dans la classe dominante). De même, jouer au PMU distingue les classes populaires des classes moyennes, mais ne différencie rien dans la classe dominante. Il faut donc des indicateurs qui différencient les classes et les fractions de classes. Un des défauts du schéma c’est, par exemple, que professeurs et ingénieurs sont mal distingués des professions libérales et des patrons ; cela tient au fait qu’on n’a pas mis dans la machine des choses qui permettent de faire parler la différence, de bons indicateurs pour les différencier et aussi au fait que la catégorie « patrons » est mal foutue.

129Les oppositions de fractions seront des oppositions sous le rapport [du poids relatif] des [différentes] espèces de capital, et les oppositions de classes des oppositions sous le rapport du volume global de capital toutes espèces confondues [62] : les professions libérales auront par exemple un gros volume de capital constitué à la fois de beaucoup de capital culturel, de capital économique et de capital social ; les professeurs auront également un gros volume de capital, mais composé à 80 % par du capital culturel.

130Comment obtient-on cette notion cumulée de volume ? Comment peut-on agréger des espèces de capital aussi différentes ? Autrement dit quel est le taux de change ? Le taux de change se définit dans la lutte entre les fractions de la classe dirigeante [63]. Je lutte pour que le capital culturel vaille le plus possible. Il ne faut pas réifier le taux de change en posant qu’une agrégation vaut tant, comme on fait quand on construit des indicateurs et des indices. La notion d’indice devrait voler en éclats ; elle est la fin de la science parce qu’elle est le commencement de la typologie qui est la science des ânes…

Notes

  • [1]
    Les retranscriptions des séminaires sont moins élaborées que celles qui ont été faites de ses cours au Collège de France. Voir Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours du Collège de France, 1984-1992, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2012 et Manet, une révolution symbolique, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2013.
  • [2]
    Les articles publiés sur la notion de champ à la date de son séminaire en 1972 sont les suivants : « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, 7(2), 1966, p. 201-223 [sur le mode de pensée relationnel, mais le concept de champ n’apparaît pas comme tel] ; « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, 246, novembre 1966, p. 865-906 [article que Bourdieu critiquera ensuite comme interactionniste] ; “Structuralism and theory of sociological knowledge”, Social Research, 35(4), 1968, p. 681-706 ; « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe », Scolies, Cahiers de recherches de l’École normale supérieure, 1, 1971, p. 7-26 ; « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, 12(1), 1971, p. 3-21 [article important dans lequel Bourdieu rompt avec l’interactionnisme] ; « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 12(3), 1971, p. 295-334 ; « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, 22, 1971, p. 49-126.
  • [3]
    Voir sur ce point et sur le parallèle Bourdieu/Manet, P. Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, op. cit., p. 13-18 et p. 737-341.
  • [4]
    Bourdieu critiquait les divisions de la sociologie selon des partitions réalistes du réel (sociologie urbaine, rurale, des loisirs, etc.) et non en fonction de problématiques scientifiquement construites (sociologie de la reproduction sociale, de la culture, du système d’enseignement, etc.).
  • [5]
    Indicateur parmi d’autres de la réussite de cette révolution, tout sociologue aujourd’hui doit avoir lu Bourdieu ou doit au moins le faire croire notamment à ses étudiants.
  • [6]
    Les travaux algériens ont été publiés dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle (Genève, Droz, 1972), dans Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles (Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1977) et dans Esquisses algériennes (Paris, Seuil, coll. « Liber », 2008) ; les travaux sur le milieu paysan ont été regroupés et publiés dans Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn (Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002).
  • [7]
    Une séance de son séminaire sera consacrée à un exposé de Michael Pollak sur sa thèse qui portait sur la politique publique de la recherche et sur le primat donné aux enquêtes statistiques. Il publiera dans Actes de la recherche en sciences sociales un article sur « la planification des sciences sociales » (2-3, juin 1976, p. 105-121) et un autre sur « Paul Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique » (25, janvier 1979, p. 45-59)
  • [8]
    Dès 1965, dans l’introduction à Un art moyen, Bourdieu pose les bases d’une « sociologie objective » qui n’oppose pas le subjectif à l’objectif mais prend en compte l’objectivité du subjectif.
  • [9]
    « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et sociétés, 7(1), mai 1975, p. 88-104.
  • [10]
    Bourdieu reviendra dans son dernier cours au Collège de France en 2000-2001 sur le champ scientifique et sur le fait que le concept de champ permet de comprendre le paradoxe selon lequel des individus socialement situés puissent produire des vérités universelles, c’est-à-dire des connaissances qui ne sont pas réductibles à la position sociale occupée par le savant. Voir Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2001.
  • [11]
    Pierre Bourdieu, « Champ du pouvoir et division du travail de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, 190, décembre 2011, p. 126-139.
  • [12]
    Nous publierons intégralement les séminaires ultérieurement.
  • [13]
    Il s’agit de « Champ intellectuel et projet créateur », art. cit.
  • [14]
    Voir Pierre Bourdieu, “Structuralism and theory of sociological knowledge”, Social Research, 35(4), 1968, p. 681-706.
  • [15]
    « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », art. cit.
  • [16]
    Eric Hobsbawm, Bandits, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1969 (rééd., New York, The New Press, 2000) ; George Rudé, The Crowd in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1967.
  • [17]
    P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
  • [18]
    À l’époque, Bourdieu dirigeait la thèse d’Henri Peretz sur les critiques d’art, thèse soutenue en 1972 sous le titre « Le problème sociologique de la critique d’art », Paris, EPHE, 6e section.
  • [19]
    Burton E. Clark, “Faculty organization and authority”, in T. F. Lunsford (éd.), The Study of Academic Administration, Boulder, Colorado, Western Interstate Commission for Higher Education, 1963, p. 37-51 et “Faculty culture”, in T. F. Lunsford (éd.), The Study of Campus Culture, Boulder, Colorado, Western Interstate Commission for Higher Education, 1963.
  • [20]
    Voir Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1984, p. 226-234.
  • [21]
    Voir Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Pascale Maldidier, « La défense du corps », Information sur les sciences sociales/Social Science information, 10(4), août 1971, p. 45-86.
  • [22]
    David Sills (éd.), International Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1968, vol. 18.
  • [23]
    Entre autres, Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Felix Alcan, 1901, chap. 5.
  • [24]
    Voir P. Bourdieu, Le Bal des célibataires…, op. cit.
  • [25]
    Marcel Maget, « Remarques sur le village comme cadre de recherche anthropologique », Bulletin de psychologie, 8, avril 1955, p. 375-382.
  • [26]
    Karl Mannheim, “Conservative thought”, in Essays on Sociology and Psychology, Londres, Routledge, 1953, p. 71-174 ; Simone de Beauvoir, « La pensée de droite, aujourd’hui », Les Temps modernes, 1954.
  • [27]
    Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1956, p. 162-201.
  • [28]
    Voir Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, [1962] 1972.
  • [29]
    Voir, in P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., les développements qu’il consacrera à ce thème notamment p. 226-233.
  • [30]
    Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970, p. 248-253.
  • [31]
    Daniel Bell (éd.), “On equality: I. Meritocracy and equality”, The Public Interest, 29, 1972, p. 29-68. Bell était alors éminent professeur de sociologie à l’université d’Harvard, auteur célèbre d’essais retentissants dont The Coming of Post-Industrial Society: A Venture in Social Forecasting (New York, Basic Books, 1973). Son travail développe la « théorie de la modernisation » qui fait d’une vision irénique des États-Unis le terminus de l’évolution historique et du WASP (“white Anglo-Saxon protestant”) la réalisation accomplie de l’humanité. Bourdieu critique durement cette théorie dans « Structures sociales et structures de perception du monde social », Actes de la recherche en sciences sociales, 2, mars 1975, p. 18-20 (où il cite notamment D. Bell, ibid.).
  • [32]
    Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Monique de Saint-Martin, « Les stratégies de reconversion. Les classes sociales et le système d’enseignement », Information sur les sciences sociales/Social Science Information, 12(5), octobre 1973, p. 61-113.
  • [33]
    Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, 2 vols, Paris, Gallimard, [1918-1922] 1948.
  • [34]
    C’est Michael Young, un sociologue « de gauche », qui développe la notion en Angleterre en 1958 dans The Rise of the Meritocracy.
  • [35]
    Introduite par l’anthropologue Ralph Linton en 1936 (dans un ouvrage que Bourdieu a fait paraître dans sa collection : Ralph Linton, De l’homme, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1967), cette opposition ancre la théorie de l’évolution sociétale de Talcott Parsons.
  • [36]
    Alfred Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, 1932. Bourdieu l’avait lu dans le texte, Aron lui ayant prêté le livre.
  • [37]
    Voir Pierre Bourdieu, « Les doxosophes », Minuit, 1, novembre 1972, p. 26-45.
  • [38]
    Toute cette analyse sera développée dans les années suivantes et sera au principe des articles publiés dans le numéro 2-3 de juin 1976 d’Actes de la recherche en sciences sociales.
  • [39]
    Durkheim, Les règles de la méthode sociologique : elles sont ces « représentation schématiques et sommaires (…) formées par la pratique et pour elle », dont l’autorité provient des fonctions sociales qu’elles remplissent, et qui « sont comme un voile entre nous et les choses et qui nous les masque. »
  • [40]
    Cette simple remarque faite en passant préfigure une reprise ultérieure de l’analyse de la classe dirigeante, faite encore principalement ici avec le concept de capital, à partir du concept de champ.
  • [41]
    Bourdieu reprend ici la notion de « profil épistémologique » de Bachelard, in La Philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1940, chap. 2.
  • [42]
    Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Paris, PUF, [1922] 1977, chap. 6 et 9 ; O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, op. cit.
  • [43]
    Voir Robert M. Berdahl, “The Stände and the origins of conservatism in Prussia”, Eighteenth Century Studies, 6(3), 1973, p. 298-321.
  • [44]
    P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction…, op. cit., chap. 4, notamment p. 207-230.
  • [45]
    Cette mobilisation successive, dans l’analyse, des concepts d’habitus, de capital et de champ est une démarche très générale chez Bourdieu que l’on retrouve dans à peu près toutes les enquêtes qu’il a menées. Pour un exemple, voir Le Bal des célibataires…, op. cit.
  • [46]
    Republié in Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 293-323. Voir aussi « Champ du pouvoir et division du travail de domination », art. cit., reproduit en partie dans La Noblesse d’État, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1989.
  • [47]
    Il s’agit de l’enquête qui sera publiée en 1979 sous le titre La Distinction.
  • [48]
    Voir Pierre Bourdieu, « Eléments d’une théorie de la perception artistique », Revue internationale des sciences sociales, 20(4), 1968, p. 640-664 et Pierre Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », Les Temps modernes, 295, février 1971, p. 1345-1378.
  • [49]
    Bourdieu fait ici référence aux deux articles classiques de Gerhard E. Lenski, “Status crystallization: a non-vertical dimension of social status”, American Sociological Review, 19, août 1954, p. 405-413, et “Social participation and status crystallization”, American Sociological Review, 21, août 1956, p. 458-464
  • [50]
    Sans parler des « modèles » où le problème de l’indépendance des variables n’est même pas posé au départ. Ce problème est en général résolu à l’aide de coefficients de corrélation entre les variables. Les faux problèmes trouvent toujours des solutions et la méthodologie est là pour fournir des solutions « vraies » à de faux problèmes.
  • [51]
    Bourdieu clarifie ce point dans « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p. 3-14.
  • [52]
    Voir P. Bourdieu, « Champ du pouvoir et division du travail de domination », art. cit.
  • [53]
    P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
  • [54]
    Bourdieu a analysé un face à face en politique, in « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 70-73.
  • [55]
    Paul F. Lazarsfeld, Philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970.
  • [56]
    Paul F. Lazarsfeld, William N. McPhee et Bernard R. Berelson, Voting: A Study of Opinion Formation in a Presidential Campaign, Chicago, The University of Chicago Press, 1962 [Bourdieu critique ce travail dans « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 16, septembre 1977].
  • [57]
    P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
  • [58]
    « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », art. cit.
  • [59]
    Voir « Les fractions de la classe dominante et les modes d’appropriation des œuvres d’art », Information sur les sciences sociales/Social Science Information, 13(3), juin 1974, p. 7-32.
  • [60]
    P. Bourdieu, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, 14, avril 1977, p. 51-54.
  • [61]
    Bourdieu n’a pas encore découvert l’analyse des correspondances, qui est une forme avancée de l’analyse factorielle. Peu après, il va rencontrer Benzécri avec qui il va adapter l’analyse des correspondances multiples (ACM) à sa sociologie. L’ACM va devenir un outil central pour construire la structure des champs. Le premier usage sera « L’anatomie du goût », Actes de la recherche en sciences sociales, 5, octobre 1976, p. 2-112. Voir Frédéric Lebaron, “How Bourdieu ‘quantified’ Bourdieu: the geometric modelling of data”, in Karen Robson et Chris Sanders (éds), Quantifying Bourdieu, Berlin, Springer, 2009, p. 11-29.
  • [62]
    Sur la construction de « L’espace social » comme espace tridimensionnel, volume, composition, trajectoire, voir La Distinction, op. cit., p. 128-138.
  • [63]
    P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., chap. 4. et « Champ du pouvoir et travail de domination », art. cit.
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