Couverture de ARSS_196

Article de revue

Les limites d'une médiation militante

L'expérience de Radio Lorraine Cœur d'Acier, Longwy, 1979-1980

Pages 84 à 101

Notes

  • [1]
    En 1978, le gouvernement présente un « Plan de sauvetage » de la sidérurgie française qui se traduit par la suppression de 21 750 emplois, avec des licenciements. Voir Michel Freyssenet, La Sidérurgie française 1945-1975 : l’histoire d’une faillite, les solutions qui s’affrontent, Paris, Savelli, 1979.
  • [2]
    Gérard Noiriel, Longwy, immigrés et prolétaires, 1880-1980, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1984.
  • [3]
    Dès lors, LCA change de nature, et émet quelques semaines avant d’être fermée suite à une intervention des forces de l’ordre en janvier 1981.
  • [4]
    Sur cette notion, nous nous appuyons sur les travaux de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 1989 et Michel Verret, La Culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1988.
  • [5]
    Gérard Noiriel et Benaceur Azzaoui, Vivre et lutter à Longwy, Paris, Maspero, coll. « Débats communistes », 1980.
  • [6]
    David Charasse, Lorraine Cœur d’Acier, Paris, Maspero, 1981.
  • [7]
    Une partie des émissions ont été enregistrées puis déposées aux archives départementales de Seine-Saint-Denis (ADSS), à Bobigny. La station Lorraine Cœur d’Acier a émis du 17 mars 1979 au 20 janvier 1981. Les émissions disponibles aux archives départementales couvrent une période s’étendant du 23 mars 1979 au 7 mars 1980, soit 987 cassettes, d’une durée moyenne de 60 minutes.
  • [8]
    En l’absence de mémoire officielle de Radio LCA, tous les éléments avancés concernant sa conception et son lancement sont fondés sur des entretiens avec les dirigeants syndicaux locaux et nationaux impliqués dans l’aventure, et sur les archives disponibles à l’Union locale CGT de Longwy et à l’IHS CGT.
  • [9]
    LCA est chronologiquement la première d’entre elles, suivie par Radio Quinquin, dans le Nord, puis par une quarantaine d’autres, en général très éphémères.
  • [10]
    Les enregistrements d’émissions déposés aux archives représentent 87 CD en mai 1979, et 71 en février 1980.
  • [11]
    G. Noiriel et B. Azzaoui, Vivre et lutter à Longwy, op. cit. ; Claude Durand, Chômage et violence : Longwy en lutte, Paris, Galilée, 1981.
  • [12]
    C’est notamment l’hypothèse de Gilles Nezosi, La Fin de l’homme du fer. Syndicalisme et crise de la sidérurgie, Paris, l’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1999.
  • [13]
    Les informations étaient trop lacunaires pour rapporter les clivages observés aux trajectoires sociales des syndicalistes.
  • [14]
    Selon l’expression employée par Julie Pagis, « Les incidences biographiques du militantisme en Mai 68. Une enquête sur deux générations familiales : des “soixante-huitards” et leurs enfants scolarisés dans deux écoles expérimentales (Vitruve et Ange-Guépin) », thèse de sociologie, Paris, EHESS, 2009.
  • [15]
    ADSS, 4AV/1012, 26 juillet 1979.
  • [16]
    Marcel Donati relate son parcours dans son autobiographie, Cœur d’Acier, souvenirs d’un sidérurgiste de Lorraine, Paris, Payot, coll. « Récits de vie », 1994. Il est une des figures qui incarnent aux yeux des animateurs de LCA la conversion d’un militant cégéto-communiste, qui se qualifie lui-même d’anciennement orthodoxe voire sectaire, aux vertus du débat pluraliste et à une vision élargie des dynamiques émancipatrices, non limitées au cadre de l’usine.
  • [17]
    L’ouvriérisme est ici pris au sens de la conviction que la transformation sociale sera l’œuvre des ouvriers, réduits aux salariés de l’exécution. Le PCF y a abondamment recours en cette période de remous pour justifier la mise à l’écart de militants plus récents issus des classes moyennes, et notamment des rangs des enseignants.
  • [18]
    Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989.
  • [19]
    Bernard Pudal, Un Monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2009, p. 47.
  • [20]
    Ibid., p. 51.
  • [21]
    Sophie Béroud, « Les contestataires communistes », in Xavier Crettiez et Isabelle Sommier (dir.), La France rebelle. Tous les foyers, mouvements et acteurs de la contestation, Paris, Michalon, 2002, p. 216-221.
  • [22]
    ADSS, 4AV/1485, 11 février 1980.
  • [23]
    Julian Mischi, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2010, p. 77.
  • [24]
    Comme l’explique Serge Bonnet, qui a développé l’idée d’un « communisme syndical » pour caractériser le PCF en Lorraine, Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, Armand Colin, 1972.
  • [25]
    ADSS, 4AV/855, 13 mai 1979.
  • [26]
    Membre du Bureau politique du PCF, en charge, notamment, des questions de propagande, et donc, à ce titre, des expérimentations radiophoniques du PCF.
  • [27]
    DSS, 4AV/1084, 22 juin 1979.
  • [28]
    Entretien réalisé par Ingrid Hayes le 6 février 2006. Non contente d’avoir choisi un travail salarié, l’interviewée a réinvesti son expérience militante sur le tard : elle est aujourd’hui conseillère municipale à Mont-Saint-Martin (maire communiste, équipe pluraliste allant au delà du clivage gauche-droite), commune limitrophe de Longwy.
  • [29]
    Notes manuscrites prises lors d’une réunion à l’Union locale CGT de Longwy, octobre 1980, archives de l’Union locale de Longwy.
  • [30]
    ADSS, 4AV/855, 13 mai 1979.
  • [31]
    ADSS, 4AV/1230-1231, 28 novembre 1979.
  • [32]
    L’émission est animée par l’association « Longwy Jazz Action », très active localement, constituée par des militants socioculturels issus de 68, et qui disposent d’un créneau à LCA.
  • [33]
    ADSS, 4AV/889, 30 mai 1979.
  • [34]
    Par exemple 4AV/1047, 12 juin 1979, discussion avec des prêtres-ouvriers sur la misogynie de l’Église.
  • [35]
    La présence de débats sur ce thème est également favorisée par la présence importante de militants de l’Action catholique ouvrière, souvent également membres de la CGT et parfois du PCF.
  • [36]
    Par exemple CD n° 21, 2 avril 1979, discussion avec des lycéens sur les difficultés de communication avec les parents et les enseignants.
  • [37]
    Par exemple 4AV/715, 10 avril 1979, discussion sur l’information et les radios libres.
  • [38]
    Voir Ingrid Hayes, « Radio Lorraine Cœur d’Acier, Longwy, 1979-1980. Les voix de la crise : émancipations et dominations en milieu ouvrier », thèse d’histoire, Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2011, chap. 3. Les entretiens faits avec divers acteurs de l’expérience indiquent l’absence de cadre formel en ce qui concerne la définition du contenu des émissions, et donc le poids des journalistes.
  • [39]
    Ce sujet qui lui tient à cœur renvoie à nouveau au militantisme culturel.
  • [40]
    ADSS, 4AV/1241, 7 octobre 1979.
  • [41]
    ADSS, 4AV/856-857, 13 mai 1979.
  • [42]
    Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, décembre 2004, p. 4-11.
  • [43]
    Forte du risque d’usurpation et d’aliénation décrit par Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p. 49-55.
  • [44]
    Voir sur ce sujet la contribution de Julian Mischi dans ce dossier.
  • [45]
    Il n’est pas question, évidemment, de faire fi du basculement du rapport de forces et de la normalisation à l’œuvre dans la CGT, mais c’est bien, nous semble-t-il, un des ressorts de la loyauté maintenue de certains militants, qui se sont vus rétablir dans leur bon droit.
  • [46]
    Olivier Ihl, « Socialisation et événements politiques », in Jacques Lagroye (dir.), La Politisation, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2003, p. 127.
  • [47]
    Selon l’expression de Gérard Mauger, qui caractérise ainsi les individus ayant accédé à une scolarité prolongée alors que la précédente génération n’y avait pas eu accès, voir « Annie Ernaux, “ethnologue organique” de la migration de classe », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004.
  • [48]
    Catherine Leclercq, « “Raisons de sortir”. Le désengagement des militants du Parti communiste français », in Olivier Fillieule (dir.), Le Désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 131-154, p. 151.
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DANS LE STUDIO de Lorraine Cœur d’Acier pour chanter « Le chiffon rouge », hymne des luttes et de la radio.
Photo extraite du livret joint au coffret « Un morceau de chiffon rouge » publié par La Nouvelle Vie ouvrière en 2012. © André Lejarre, Le Bar Floréal.

1En mars 1979, la CGT lance Lorraine Cœur d’Acier (LCA), sa première « radio de lutte » à Longwy, dans le sillage du « mouvement des radios libres » et, surtout, dans le contexte des mobilisations en cours contre le démantèlement de la sidérurgie [1]. Conçue pour durer au plus quelques semaines, LCA s’installe dans le paysage du bassin mono-industriel [2] et émet, sous sa première forme, jusqu’en juillet 1980, lorsque l’appareil confédéral et la direction départementale de la CGT font le choix d’opérer une normalisation de la radio, estimant qu’elle ne remplissait plus ses fonctions initiales [3]. La radio longovicienne est animée par des journalistes professionnels venus de Paris. Placée sous le signe de l’ouverture (au débat pluraliste, aux émissions culturelles, etc.), elle fonctionne selon le principe du direct permanent. Un téléphone est branché dans le studio et les appels sont transmis à l’antenne. Une fraction de la population qui en est partie prenante s’est approprié cette radio ancrée dans les mobilisations locales.

2Cette expérience singulière permet à des acteurs d’ordinaire socialement et géographiquement séparés de se rencontrer. En particulier, des journalistes parisiens, immergés dans un contexte social fort éloigné de leurs habitudes, côtoient quotidiennement des syndicalistes salariés de la sidérurgie ou permanents. Si les uns et les autres partagent une culture militante cégéto-communiste, leur socialisation politique est fondée sur des expériences sociales différentes. Se mêlent à eux des acteurs issus, pour certains, des cultures populaires [4] – mais alors dépourvus d’expérience militante, comme des femmes de sidérurgistes – et, pour d’autres, des couches diplômées du salariat, à l’image des enseignants animant des émissions culturelles.

3On comprend que LCA apparaisse comme cas privilégié pour poser la question du lien entre intellectuels et ouvriers dans un cadre militant, dès lors que l’on prend les deux termes dans leur acception la plus large. Dans un bassin mono-industriel, la composante ouvrière inclut, au delà des salariés des mines et de la sidérurgie, les travailleurs du tissu de petites entreprises liées aux deux activités dominantes (bâtiment, transport, etc.), leurs épouses, dans un univers professionnel très majoritairement masculin (seul le textile est féminisé), et celles et ceux qui sont liés par l’origine, la trajectoire ou la proximité sociale, à la condition ouvrière, y compris les salariés du commerce. Quant au terme d’« intellectuel », il peut s’appliquer à tout agent qui, dans l’univers où il évolue, se distingue par le capital scolaire et symbolique qu’il détient. Les premiers chercheurs qui, comme Gérard Noiriel [5] ou David Charasse [6], se sont intéressés à LCA étaient déjà très attentifs au rôle des intellectuels dans cette action militante au départ lancée et déterminée par sa composante ouvrière, mais leur regard était surdéterminé par le choix politique qui était alors le leur, celui de faire de l’alliance entre ouvriers et intellectuels un objectif stratégique central, au cœur d’un âpre débat au sein du PCF. L’analyse du contenu même des émissions, et des interactions qu’elles donnent à voir entre individus, groupes et sous-groupes en présence [7], permet de renouveler l’approche, de montrer que les interactions entre militants intellectuels et militants ouvriers ont été diversifiées et d’examiner si en certains cas au moins l’expérience radiophonique a pu constituer une médiation opératoire susceptible de modifier le type de relations existant entre les deux groupes, par le biais de la légitimité militante, appuyée sur la puissance organisationnelle de la CGT.

Le dessaisissement de la composante ouvrière

4Radio Lorraine Cœur d’Acier naît de la rencontre entre les préoccupations du récent secteur « propagande » de la Confédération CGT et la volonté des syndicalistes de Longwy [8]. En effet, peu après l’annonce du plan de licenciements dans la sidérurgie en décembre 1978, la CFDT locale lance une radio, « SOS Emploi », qui a une diffusion confidentielle mais jouit d’un grand prestige. Les cégétistes longoviciens ne souhaitent pas se faire damer le pion par la concurrence. Le secteur « propagande » quant- à-lui travaille depuis sa création en 1971 à renouveler les pratiques de la CGT en la matière, en faisant appel à des collaborateurs extérieurs au syndicat et en s’inspirant par exemple de l’expérience des radios libres qui contestent alors le monopole d’État sur la radiodiffusion. La mobilisation des sidérurgistes lui donne l’occasion d’expérimenter son projet de « radios de lutte [9] ». Ce « secteur » est cependant fragile. Il est très récent et connaît un renouvellement permanent de ses membres, y compris dirigeants. En outre, ses prérogatives sont limitées : la presse cégétiste en est exclue, et notamment La Vie ouvrière, qu’Henri Krasucki a alors en charge. En l’occurrence, les dirigeants du secteur ont recours à des collaborateurs qui ont déjà été impliqués dans le mouvement des radios libres. Jacques Dupont est un collaborateur permanent. Jeune encore, il n’a pas de carte de presse et met ses compétences dans le domaine audiovisuel au service de la CGT et de certaines municipalités communistes de la région parisienne. Marcel Trillat, quant à lui, fait partie du vivier commun auquel ont recours les équipes chargées de la propagande au PCF et à la CGT. Journaliste expérimenté, il a travaillé à un projet de radio municipale à Montreuil qui n’a jamais vu le jour. Bernard Martino, enfin, est un membre du PCF récemment licencié de la SFP. Du point de vue de l’impulsion et des objectifs initiaux, les militants ouvriers se trouvent donc en situation de monopole. Mais le choix de recourir à des journalistes professionnels a des conséquences sans doute nettement plus importantes que ce que l’appareil confédéral avait anticipé – et c’est ce qui fait l’un des intérêts de cette expérience pour le chercheur.

5Sur un total de 109 débats ou discussions repérés, prévus ou improvisés au gré de l’actualité ou des intervenants présents dans le studio, seuls 15 ont un lien avec la sidérurgie, la situation du bassin ou le syndicalisme. L’étude systématique de la revue de presse, émission quotidienne animée par les journalistes, fait apparaître la même tendance. En mars 1979, la sidérurgie représente 9 % du total des thèmes abordés, et le syndicalisme 6 %. Cette part déjà faible tend ensuite à diminuer régulièrement : en février 1980, les mêmes thématiques occupent respectivement 2,3 et 1,5 % du total. Au fil du temps, les mobilisations sont de moins en moins présentes à l’antenne, et la sidérurgie en tant que telle disparaît quasiment des ondes. Ainsi, en mai 1979, 54 interventions sont liées aux mobilisations, dont 35 concernent la sidérurgie, contre 9, dont 3 seulement sur la sidérurgie, en février 1980 [10]. En revanche, les émissions culturelles, littéraires et musicales, mises en place durant les premières semaines de la radio, sont parmi les seules à maintenir une fréquence régulière jusqu’à la fin de l’aventure.

6La faible place de la sidérurgie traduit d’abord le recul rapide des luttes et la défaite scellée dès le mois de juillet 1979 [11]. Elle signifie sans doute une marginalisation rapide des syndicalistes du bassin et conduit à relativiser un attachement à la sidérurgie sans doute mythifié par les organisations du mouvement ouvrier lorrain [12]. Les comptages sur les intervenants permettent d’affiner l’analyse et d’établir que les couches diplômées du salariat, enseignants et travailleurs du secteur social et culturel, sont donc représentées dans des proportions nettement supérieures à leurs poids dans le bassin.

7

Parmi les 263 intervenants que nous sommes parvenus à caractériser socialement, 137 sont de milieu ouvrier. On y trouve 85 hommes militants syndicaux, 20 femmes militantes syndicales, politiques ou associatives et 27 femmes visiblement non militantes hormis leur implication à la radio. Les 130 intervenants n’appartenant pas, selon les critères retenus, au milieu ouvrier, se composent de 85 hommes et 45 femmes. On y compte 40 enseignantes et enseignants du secteur public, cinq médecins, dix éducateurs, animateurs, travailleurs sociaux et salariés du secteur médical, sept commerçants et 23 artistes, professionnels des médias et de la culture

8Le pôle socioculturel est surreprésenté, à la différence du pôle technique, les techniciens et ingénieurs étant pratiquement absents. Les ouvriers sont également en retrait s’agissant de l’encadrement et de l’animation. Seule l’émission destinée aux travailleurs immigrés est une production authentiquement ouvrière. Les autres sont animées par les journalistes (revue de presse, « passé-présent » – émission durant laquelle des individus racontent leur parcours – la quasi-totalité des entretiens et débats) ou par des animateurs qui, dans leur grande majorité, sont étudiants ou enseignants (émissions culturelles).

9D’impulsion ouvrière et permettant une expression ouvrière, dans et hors les organisations syndicales et politiques qui l’encadrent ordinairement, LCA n’est donc pas à proprement parler une autoproduction ouvrière. Dans l’esprit de la Confédération CGT, elle devait rester sous le contrôle des structures syndicales, marquées à Longwy par une très forte hégémonie ouvrière. La place croissante des acteurs extérieurs au monde ouvrier s’accompagne d’une autonomisation de la radio, notamment du point de vue des structures chargées de son animation.

« Ouvriérisme » : entre représentations et enjeu politique

10Les représentations ouvrières et populaires au sujet des intellectuels s’expriment peu à la radio. C’est une indication des rapports de forces à l’œuvre : il est difficile de contester, ou même de discuter, la figure des journalistes (et des animateurs qu’ils adoubent) dans le cadre radiophonique. La normalisation opérée par la Confédération divise les syndicalistes sidérurgistes, selon des clivages analysables en termes de « rétribution de l’activité militante » [13]. La normalisation se déroule entre l’été et l’automne 1980. Si les dirigeants confédéraux sont contraints de louvoyer et de composer avec les rapports de force locaux et la légitimité des uns et des autres, au final la reprise en main emprunte des voies classiques (licenciement sans préavis des journalistes dès lors absents de Longwy, organisation d’un congrès pour renouveler l’équipe dirigeante, mise à l’écart des syndicalistes trop peu dociles, etc.) et semble se faire sans beaucoup de heurts à très court terme, mais elle produit des ruptures et des différenciations d’autant plus profondes qu’elle prend place dans le contexte du vif affrontement politique qui a eu lieu au sein de la mouvance cégéto-communiste après la rupture du Programme commun de gouvernement.

11Les syndicalistes qui font le choix de la radio contre la CGT font état de leur « conversion » [14], non sans donner une vision sans doute quelque peu caricaturale de ce qu’ils pensaient ou exprimaient auparavant. Les journalistes, de leur côté, ont tout intérêt à mettre en scène cette conversion qui symbolise leur capacité à peser sur le collectif militant préexistant et donc à faire avancer leurs conceptions de la lutte syndicale et surtout politique dans un cadre « d’alliance de classe », selon les termes de l’époque, où ils ont voix au chapitre sans être ouvriers. L’analyse des propos tenus doit tenir compte de ces biais.

12Ainsi, le 26 juillet, alors que l’on s’apprête à faire le « passé-présent » de Jacques Dupont et Marcel Trillat, les deux journalistes commencent par inverser les rôles en demandant à Marcel Donati ce qu’il pense de leur présence [15]. Ce syndicaliste, né en 1938, est issu de l’immigration italienne, il a vécu enfant dans les « baraques » destinées aux ouvriers immigrés et à leurs familles, et est ensuite devenu lamineur à l’usine de Rehon, où il milite syndicalement et politiquement [16]. La radio a produit des ruptures dans son identité militante. Elle le rend de plus en plus critique à l’égard de la logique d’organisation de la CGT et du PCF et le conduit à affirmer sa propre individualité, y compris sous une forme littéraire. C’est également dans le cadre de cette expérience qu’il rencontre sa femme, jeune étudiante issue de la petite bourgeoisie.

Marcel Donati : « Moi je ne sais pas, vous avez été bombardés, parachutés ici, on m’a pas demandé mon avis, je remets pas en cause la démocratie des citoyens de Longwy, j’ai su un jour qu’une radio s’était montée et puis on s’est retrouvés avec deux journalistes, alors je me suis demandé à quel genre de cocos on avait affaire parce que quand on parle de journalistes aux travailleurs, ils ont le poil qui se hérisse hein.
Marcel Trillat : Toi, c’est ce qui t’est arrivé pendant un mois et demi-deux mois en ce qui nous concerne ?
Marcel Donati : J’étais très méfiant, j’ai toujours eu l’habitude d’être méfiant, je suis encore un peu moins méfiant.
Jacques Dupont : Encore aujourd’hui tu te méfies un peu de nous quand même ?
Marcel Donati : Un tout tout tout tout petit peu hein, c’est un petit reste qui est au fond là.
Jacques Dupont : C’est parce qu’on n’est pas vraiment des ouvriers ?
Marcel Donati : Ben c’est ça, j’osais pas le dire mais c’est exactement ça oui. Moi, à partir du moment où quelqu’un est journaliste, artiste, chanteur, équilibriste, quand il manie pas l’outil de travail qui pèse sept-huit kilos dans les pattes, j’ai toujours une petite méfiance envers lui, qu’il soit de n’importe quel bord, même si c’est des bons camarades parce que je me dis : qu’est-ce qu’ils connaissent du boulot, qu’est-ce qu’ils connaissent de ci, qu’est-ce qu’ils connaissent de ça. […] »

13Parlant des journalistes, Marcel Donati exprime une forme d’anti-parisianisme et révèle des ressorts de « l’ouvriérisme » qu’on attribue volontiers au PCF [17]. Cet ouvriérisme, avec lequel il prendra des distances de plus en plus marquées, lui permet de parler au nom de l’ensemble des « travailleurs » tous immergés dans la matérialité de l’outil de travail. C’est un principe à la fois unifiant et excluant qui légitime une vision de la « classe ouvrière » pratiquement réduite au salariat des mines et des usines. Mais si l’ouvriérisme, dans le cas de Marcel Donati, relève d’une socialisation syndicale et politique spécifique au bassin sidérurgique, il renvoie surtout à un débat qui traverse le PCF des années 1970, alors que la direction instrumentalise l’opposition entre la « base ouvrière » et les intellectuels. Bernard Pudal montre à quel point une conception du PCF comme parti « ouvrier », au sens le plus réducteur, était devenue dans les faits contradictoire après l’entrée en masse, à la suite de Mai 68, de militants venus des classes moyennes et notamment des couches diplômées du salariat [18]. La question de la place des intellectuels a d’abord rebondi à la faveur de l’aggiornamento du PCF : du début des années 1960 à la rupture de l’Union de la gauche en 1977, on assiste à « la montée en puissance des intellectuels aux différents niveaux partisans, comme dans la presse du Parti et dans l’édition [et à] une érosion progressive de la légitimité de la direction du PCF [19] […] », de sorte que se trouvent réunies « les conditions d’une crise ouverte » [20]. La direction du PCF prend progressivement conscience que la place accordée aux intellectuels menace, à terme, la suprématie des dirigeants d’origine ouvrière. Suite à la rupture du Programme commun, des intellectuels communistes entrent en dissidence [21]. Dès lors, derrière une ouverture apparente, la reprise en main est indéniable, des revues communistes à la fédération de Paris. LCA se fait l’écho de ce débat et de ce processus au mois de février 1980. Ainsi, lors d’une revue de presse, Alain Amicabile, le très brièvement sidérurgiste devenu premier secrétaire de la fédération communiste de Meurthe-et-Moselle nord et membre du Comité central, vient expliquer la « convention des intellectuels communistes » auquel le quotidien régional Le Républicain Lorrain consacre un éditorial [22]. Il défend le PCF contre les accusations d’« ouvriérisme », en s’identifiant par ses origines à un monde ouvrier dont il n’est plus partie prenante. Dissidents potentiels, les intellectuels doivent s’efforcer de respecter « la ligne du parti » et Amicabile explique que les intellectuels qui contestent publiquement la ligne définie au congrès se mettent « hors jeu ».

14Les journalistes sont directement concernés par ce débat interne au PCF. C’est leur place dans le collectif militant qui se joue. Le débat local se ressent des modifications que le PCF longovicien a progressivement connues, avec un déclin des cellules d’usine et une progression de l’implantation parmi les enseignants [23]. Les journalistes retrouvent localement des militants communistes dont le parcours correspond au leur. La dynamique nationale n’épargne pas un bassin mono-industriel dans lequel la prééminence de l’engagement syndical mineur et sidérurgiste a longtemps tendu à empêcher un élargissement de l’implantation du PCF [24].

15Prenant position dans le débat politique qui agite le PCF, contre « l’ouvriérisme », Marcel Trillat et Jacques Dupont revendiquent l’alliance entre intellectuels et ouvriers, qui peut s’effectuer sur le terrain culturel. À un visiteur qui indique que LCA lui semble faire « un gros boulot sur le plan culturel, qui révèle l’homme en lutte dans toutes ses dimensions » [25], Marcel Trillat répond : « Ce qu’il faut dire tout de suite, c’est que c’est un travail commun entre des syndicalistes du bassin de Longwy et des intellectuels. C’est peut-être un petit exemple d’alliance entre travailleurs intellectuels et ouvriers. » En réalité, les journalistes prennent moins position par rapport à une caractéristique idéologique ou sociologique du PCF qu’ils ne s’opposent à une orientation alors défendue par le groupe dirigeant du PCF.

La « bonne », « belle » et « grande » culture

16Les femmes de sidérurgistes fortement impliquées à LCA (la plupart du temps au travers des seules tâches d’intendance auxquelles elles étaient cantonnées) tendent, elles, à mettre en avant que LCA leur a donné accès à la culture, fourni un cadre de socialisation, permis de sortir de leur quotidien. LCA constitue leur première expérience militante active, même si elles ont, pour la plupart, baigné dans un environnement militant par l’intermédiaire de leur conjoint. La force d’attraction de la radio comme cadre de socialisation s’exerce plutôt sur des femmes qui ont entre 30 et 40 ans, dont les enfants ne demandent plus une attention constante. Dans certains cas, l’expérience radiophonique s’est accompagnée d’importantes ruptures personnelles.

17Lors d’une visite de Pierre Juquin [26], le 22 juin 1979 [27], le groupe de femmes qui l’accueillent puis interviennent à l’antenne, guidées par Jacques Dupont et Marcel Trillat, décrivent la radio comme un lieu d’apprentissage, et en premier lieu d’émancipation vis-à-vis des médias dominants : la télévision qu’elles disent ne plus regarder depuis des semaines, la presse écrite que la revue de presse leur permet de décrypter. Elles mentionnent également les émissions culturelles, l’une indiquant qu’on « entend autre chose sur le plan culturel, il y a plein de gens qui sont en train d’apprendre ce qu’est la culture, la bonne culture, à LCA. » Les intervenantes évoquent la culture plutôt sous l’angle de la privation dont elles souffraient initialement. Marcel Trillat demande à Ginette si elle avait l’habitude d’écouter du jazz auparavant (réponse : « très peu ») et si elle en écoute maintenant (réponse : « un peu »). Ginette, comme on le lui demande implicitement, dit que la radio a modifié ses pratiques culturelles mais elle n’aborde pas le sujet spontanément et semble minimiser l’ampleur du décalage entre l’avant et l’après. L’intervention de Françoise relève d’un registre en partie différent. C’est une militante communiste aguerrie, responsable d’une association d’anciens déportés, qui n’est donc nullement néo-militante et qui est mieux armée en raison de sa socialisation politique. Elle n’en répond pas moins de manière scolaire à Marcel Trillat : « Je peux comparer, avant LCA je n’aimais pas la grande musique, maintenant j’aime la belle musique. Il y avait un manque de culture. C’est la même chose sur la poésie. ». Ces femmes reconnaissent donc leur privation et démarquent la culture qui leur était jusqu’alors familière de la « bonne », « belle » et « grande » culture à laquelle LCA leur donne accès. Une forme de « légitimisme culturel » s’exprime donc chez les femmes néo-militantes et non salariées, qui se combine ici aux conceptions du PCF en termes de militantisme culturel, marquées à la fois par l’éducation populaire et une certaine défense républicaine de la culture.

18Dans les propos des néo-militantes de milieu ouvrier, les journalistes incarnent souvent la radio et sont perçus comme des sortes de bienfaiteurs. Vingt-cinq ans après, une fille de mineur et épouse d’un sidérurgiste, ouvrier qualifié non communiste, explique ainsi [28] : « Quand il y a eu Lorraine Cœur d’Acier, c’est là que j’ai compris qu’une femme pouvait s’émanciper, déjà, par le travail. J’ai été à l’Éducation nationale, je me suis inscrite dans un lycée pour faire agent de service. J’étais toujours dans du ménage, mais bon, ça m’a permis de côtoyer des profs, des gosses, et de voir et de comprendre. Je sais qu’avant de faire mes tableaux le matin, je lisais ce qu’il y avait dessus pour voir et je me référais toujours à Lorraine Cœur d’Acier et je pensais tout le temps : “ah, si les journalistes étaient là, qu’est-ce qu’ils penseraient, qu’est-ce qu’ils me diraient, comment ils m’expliqueraient ça ?” Parce que j’avais besoin d’un pilier comme ça. […] (émue) : Vous voyez, ça me fait un peu… Parce que, franchement, des gens comme ça, sur terre, je sais pas si on peut en rencontrer beaucoup dans notre vie. Pour le monde ouvrier […]. »

19Ainsi, les journalistes peuvent représenter une figure d’intellectuel progressiste, en position d’aider le monde ouvrier à sortir de sa condition, marquée par l’ignorance. L’émancipation est censée s’opérer alors moins par le travail que par la connaissance. Le rapport inégal est perçu, non comme domination, mais comme une relation de type maître/élève au bénéfice des ouvriers. En outre, les journalistes sont porteurs d’un principe d’intelligibilité à l’aune duquel les situations sont évaluées.

20Cette vision des choses, cependant, n’est pas partagée par les femmes salariées et syndicalistes qui participent à l’expérience et qui contestent les modalités d’intégration des femmes à la radio. Elles tiennent rigueur aux femmes qui les acceptent, et prennent peu à peu des distances avec la radio qui contrarie leur mode de politisation antérieur. Elles s’expriment évidemment peu sur les ondes. C’est dans des sources éparses, postérieures à la normalisation de la radio, qu’on trouve des traces d’un ressentiment à l’encontre des intellectuels en général et des journalistes en particulier, critiqués pour la place qu’ils occupaient à la radio, et leurs choix en matière de programmes et d’intervenants. Ainsi, dans des notes manuscrites prises lors d’une réunion à l’Union locale, un syndicaliste, sidérurgiste à la retraite, très impliqué à la radio, mentionne une « grande période où la radio [se trouvait] sans militants », (les militants étant donc nécessairement des syndicalistes ouvriers) il rappelle qu’en bout de course la revue de presse pouvait durer jusqu’à sept heures, et que « toutes les émissions étaient faites par des profs, la plupart du temps [29] ». Il est très difficile d’expliquer pourquoi, parmi les syndicalistes impliqués à la radio, certains ont soutenu la normalisation confédérale. Sans doute des éléments biographiques permettraient-ils d’éclairer les ressorts de ces différenciations, qui touchent vraisemblablement d’abord à la force des contreparties estimées reçues ou non face à la déstabilisation identitaire provoquée par la participation à la radio. Dans ce domaine, l’attitude face au rapport de domination symbolique qu’exercent les journalistes est un point important.

Une valorisation ambivalente de la culture populaire

21Parmi les trois journalistes qui se relaient dans le studio, les deux principaux, Marcel Trillat et Jacques Dupont, sont issus de milieux modestes [voir encadré « Les principaux journalistes de LCA », p. 94] et valorisent fortement la légitimité du langage populaire face aux normes dominantes.

Les principaux journalistes de LCA

Bernard Martino, est un enfant de la petite bourgeoisie pied-noir (son père est agent des travaux publics en Algérie), il s’installe à Paris comme étudiant. Sympathisant communiste par anticolonialisme, après être passé par une école de cinéma (l’IDHEC), il adhère au PCF en 1974 par proximité professionnelle avec les documentaristes communistes qui lui paraissent défendre l’honneur du service public. Assistant réalisateur de Daniel Karlin, salarié de la Société française de production, il participe à un mouvement de grève en 1978, puis accepte d’être licencié. C’est alors que Marcel Trillat lui propose de participer à LCA.
Marcel Trillat vient d’une famille de petits propriétaires paysans du Dauphiné, d’un père résistant et militant socialiste, d’une mère passée par l’Union des femmes françaises pendant la Résistance. Bon élève, il est orienté vers l’École normale, qu’il intègre en 1956 à Grenoble. C’est là qu’il fait son apprentissage politique. Il entre au PCF la même année. Alors chrétien, il se dit au croisement de plusieurs influences mais rompt avec les socialistes à l’occasion de la guerre d’Algérie, à laquelle il est farouchement opposé. Il souhaite poursuivre ses études universitaires pour être professeur de lettres. Il embrasse finalement une carrière de journaliste avec le soutien de l’équipe de « 5 colonnes à la une ». Il rentre ensuite officiellement à l’ORTF en 1966, comme pigiste. Il est évincé lors de la grève de 1968.
Issu d’une famille parisienne modeste plutôt marquée à droite et favorable à l’Algérie française, Jacques Dupont fait des études de lettres à La Sorbonne et découvre la politique avec le mouvement de 1968. Dans la foulée il rejoint le PCF sur la ligne de l’Union de la gauche. Secrétaire de la section dont est membre Henri Fizsbin [1] dans le 19e arrondissement, il est proche de ses conceptions. Il travaille d’abord pour le bulletin municipal de Vitry, pour lequel il a recours à l’équipe des GRAPUS [2]. Trop identifié à la Fédération de Paris alors entrée en dissidence, il démissionne de ses fonctions en 1977 et devient alors collaborateur de la CGT.

22Marcel Trillat déclare par exemple qu’il y a « dans le langage ouvrier des trouvailles, des images, une imagination, une sensibilité à la vie qu’il serait dommage de perdre, de même que je trouve dommage de perdre les accents, par exemple moi j’adore ici parce que dans une matinée comme aujourd’hui on a eu quatre ou cinq accents différents, l’accent italien, l’accent parigot, l’accent lorrain, l’accent alsacien, moi de temps en temps il y a des « han » de Grenoble qui reviennent [30]. » Jacques Dupont quant à lui s’interroge : « La propagande syndicale ne devrait-elle pas s’emparer de ce langage ouvrier ? » et il reproche fréquemment « aux copains qui s’occupent de la propagande » d’utiliser « un langage aseptisé, un peu bourgeois ».

23Mais cette valorisation est ambivalente. Par exemple, quand Edouard Kurdziel, sidérurgiste et secrétaire du Comité d’établissement d’Usinor, s’oppose confusément à une vision de la langue des travailleurs fondée sur le critère imposé par les dominants de la richesse du vocabulaire (« il paraît que c’est ça la culture »), Marcel Trillat tend à l’y renvoyer : « Les mots, ça fait aussi partie des choses dont sont privés les travailleurs, alors ils se rattrapent, ils font les leurs. » S’il y a bien une création langagière, elle est le produit de la privation dont les travailleurs sont victimes.

24L’aliénation par la culture de masse est, quant à elle, objet de réprobation. Ainsi, le 28 novembre, l’émission de jazz ne commence pas sous les meilleurs auspices [31]. L’équipe d’animation exprime sans nuance son mécontentement, son « ras-le-bol collectif », après avoir organisé un concert qui, faute de participants, s’est avéré déficitaire : « On ne va pas subventionner malgré eux des gens qui veulent pas entendre de musique, s’ils veulent vivre leur médiocre vie quotidienne, s‘ils se contentent de ce qu’ils ont » ; « s’ils préfèrent Louis de Funès, qu’ils regardent Louis de Funès à la télé ». Marcel Trillat tente de resituer les problèmes dans leur contexte : « Je crois que tu y vas un peu fort, ça ne veut pas dire que les gens d’ici n’aiment pas le jazz, ce sont des problèmes complexes, liés au développement culturel en général. »

25Aux animateurs [32] qui lui répondent que « les gens achètent n’importe quoi », il confirme que « tout est fait pour qu’ils achètent de la saloperie, oui », mais que c’est « à Sacha Distel qu’il faut en vouloir, pas aux gens ». Le journaliste entretient les hiérarchies culturelles dominantes mais rejette la responsabilité sur ceux qui produisent une sous-culture aliénante pour le peuple. Il fait de nouveau entendre son point de vue au mois de mai, lorsqu’à la faveur d’une erreur technique, un propos qu’il croyait tenir hors antenne est diffusé sur les ondes [33]. Léonard Rizzu, en charge de la technique, face à un problème de générique lance en remplacement un morceau de Claude François, alors qu’un premier morceau de musique de variété vient d’être diffusé. Marcel Trillat, dont le micro n’a malencontreusement pas été coupé, apostrophe le technicien.

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LES GRANDS BUREAUX de Senelle, mars 2009.
Libre de droits.
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HOTEL DE VILLE DE LONGWY-HAUT, studio de LCA vu de l’extérieur, 26 octobre 1979.
© Richard Frieman, photothèque IHS CGT.
Marcel Trillat : « Dis-donc les mecs, choisissez un peu les morceaux, c’est que de la merde, c’est épouvantable ! Avant de passer un disque, discutez avec les gens.
Léonard Rizzu : Mais c’est les gens qui demandent.
Marcel Trillat : Quand les gens demandent un disque, il faut discuter avec eux, Léonard tu as les mêmes responsabilités que nous, tu discutes, ça va une fois mais là c’est que de la merde, faut pas déconner quand même ! »

26Il s’agit donc, pour le journaliste, de transmettre aux « gens » une culture qui se superpose partiellement à la culture dominante à laquelle ils n’ont pas accès, en parvenant à les convaincre de l’illégitimité de la culture qu’ils s’étaient appropriés jusque là. Marcel Trillat reproduit ainsi des mécanismes de domination auxquels il s’oppose sur le plan politique. Il reste que si la culture qu’il défend peut apparaître, à Longwy, comme la culture dominante, elle est liée, au niveau national, à une fraction des intellectuels, communistes dominés dans leur propre corporation et sa transmission relève d’une forme de militantisme culturel.

27L’ambivalence est, tant du côté des militants ouvriers que des militants intellectuels, un trait majeur de l’expérience radiophonique. Pour se prémunir du rapport de domination symbolique inscrit dans cette dernière, les militants ouvriers tendent à mobiliser les conceptions « ouvriéristes » qu’ils doivent à leur socialisation politique, et la force de l’appareil (syndical, politique), qui, d’un certain point de vue, semble leur restituer le pouvoir en reprenant la main. Cependant, ils peuvent également considérer que leur émancipation passe par l’acquisition d’un capital culturel dont ils sont privés. C’est le « choix » qu’opèrent des femmes de sidérurgistes impliquées à la radio, mais aussi les militants ouvriers opérant une conversion. Ces derniers ne se contentent pas d’apprendre, mais tentent d’avoir une expression autonome sur le plan culturel. Il n’est pas étonnant qu’en cette période de crise, le groupe ouvrier, menacé dans son existence par les plans de licenciements, tende à serrer les rangs, en se protégeant de toute incursion de l’extérieur, tandis que des militants ou néo-militants ouvriers peuvent pour les mêmes raisons chercher hors du groupe les voies de leur émancipation. La fin de l’expérience, qui a laissé des fractures profondes dans le milieu militant du bassin de Longwy, a renforcé ce clivage. Les deux principaux journalistes quant à eux ont une posture ambivalente et contradictoire, fruit de la rencontre entre leurs itinéraires familial, scolaire, politique, militant et professionnel. D’origine modeste mais ayant suivi des études supérieures et ayant fait de leur pratique professionnelle le terrain principal de leur militantisme, ils oscillent entre la transmission de la culture légitime, pétrie de certaines normes dominantes acquises hors de leur milieu familial et de leur socialisation politique, et la fidélité à la culture populaire dont ils sont issus.

Des légitimités concurrentes

28LCA est la seule « radio de lutte » de la CGT à avoir fonctionné avec des journalistes professionnels, et non avec les seuls syndicalistes locaux. Par leurs compétences professionnelles, les journalistes deviennent indispensables à l’animation de la radio. Leur place centrale leur permet de constituer un groupe de pairs, issus des couches diplômées du salariat, souvent enseignants, qui assure l’animation des émissions culturelles. Ils sont alors d’autant plus indispensables qu’ils se tiennent à la jonction de ce groupe social et des ouvriers par le biais de leur posture de militants syndicaux. Ils favorisent la présence d’intellectuels membres ou proches du PCF, mais suscitent également, par leur présence et leur volonté constante et revendiquée de constituer des alliances avec d’autres couches de la population, l’intégration de militants de la radio extérieurs à la famille idéologique cégéto-communiste.

29De plus, par cette position centrale et par la légitimité qu’ils acquièrent, ils peuvent initier des discussions sur des sujets qui les intéressent, comme les positions de l’Église catholique et les clivages politiques qui la traversent [34], sujet qui mobilise Marcel Trillat, longtemps chrétien [35]. On peut citer également la nécessité d’une éducation non autoritaire à l’école et dans la famille [36] ou la question des radios libres [37]. En cela, ils définissent les contenus de la radio. Plus largement, les journalistes se trouvent en position de définir les champs et les thèmes explorés à la radio, en fonction de l’intérêt qu’ils leur portent [38], et de les imposer aux autres intervenants. C’est sans doute là l’une des raisons de la faible place qu’occupe le sujet de la sidérurgie, sur lequel les journalistes ont peu de compétences. Tout se passe comme si seules des thématiques maîtrisées par les professionnels eux-mêmes pouvaient être abordées. De même, les journalistes semblent dicter le ton des discussions et leur degré de gravité. Il arrive que des syndicalistes interviennent au téléphone pour faire état de situations parfois graves (ainsi, le 20 novembre 1979, un représentant de la Fédération des métaux CGT appelle pour annoncer la publication d’un texte sur les atteintes aux libertés) sans que les journalistes ne cherchent à modifier l’ambiance rieuse et détendue dans laquelle baigne l’émission (on entend pendant l’intervention des rires de Jacques Dupont, des bruits et discussions, comme si le syndicaliste s’exprimait dans le vide). Inversement, ils rétablissent le sérieux dans l’assistance quand ils le jugent nécessaire (au cours de la même émission, rebondissant sur un article de presse, Marcel Trillat mentionne Gérard Philipe, rappelant implicitement l’assistance à l’ordre sur un sujet qui lui tient manifestement à cœur [39]).

30En dérogeant au sérieux qu’on peut attendre de professionnels, les journalistes trahissent une aisance et une spontanéité inaccessibles aux autres tout en contribuant à déconstruire leur propre mythe. Mais, ce faisant, ils se fragilisent peut-être ; des auditeurs peuvent être heurtés d’un tel décalage avec leurs représentations des intellectuels et de la manière dont ils devraient gérer ce type de situation. Un certain moralisme ouvrier et le culte du travail peuvent conduire à considérer qu’on ne paie pas des journalistes pour trinquer à l’antenne et plaisanter, surtout compte tenu de la situation dans la région. Le « ressentiment » mentionné plus haut semble confirmer cette hypothèse.

31Cette contestation partielle ne touche pourtant jamais aux questions culturelles, abordées de manière diverse selon les animateurs : émissions poétiques fondées uniquement sur la puissance d’évocation des textes lus à l’antenne, émissions littéraires marquées par le souci de restituer un contexte historique et un haut niveau d’érudition, émissions musicales animées par des spécialistes. Il ne s’agit pas d’abord, semble-t-il, au vu des thèmes abordés, de transmettre une culture commune liée au militantisme syndical et politique. La volonté de transmettre une « bonne culture » sert régulièrement de justification aux émissions culturelles, mais celles-ci procèdent sans doute tout autant du désir, conscient ou non, qu’ont les journalistes de disposer d’un cadre et d’interlocuteurs leur permettant de discuter de sujets qui les intéressent dans un environnement très éloigné du leur sur le plan culturel.

32Les intervenants relevant des classes populaires peinent à trouver leur place dans ces programmes. Les interventions d’auditeurs sont très rares dans ces émissions, ce qui ne traduit pas nécessairement un déficit d’écoute mais indique un sentiment d’illégitimité à prendre la parole. Il y a certes des exceptions, comme la participation active de Françoise Girard, déjà citée, lors de l’émission consacrée à Rabelais, en octobre 1979 [40]. Alors que Roger Martin, enseignant et animateur régulier de l’émission littéraire, termine la lecture du passage intitulé « l’Art de péter », Françoise Girard s’étonne : dans quel but Rabelais écrit-il cela ? S’agissait-il d’une plaisanterie ou d’une tentative pour ridiculiser les comportements de son temps ? Elle conçoit qu’à cette époque le ton était peut-être marqué par une moindre retenue qu’aujourd’hui mais elle est déstabilisée : « Je n’arrive pas bien à m’exprimer et peut-être pas à bien comprendre non plus. Il y avait bien un but quand même ? » Dans la grille de lecture militante qu’elle mobilise pour compenser le déficit culturel lié à son origine sociale, l’absence de sens n’est pas envisageable, ni le fait d’écrire sans la volonté de transmettre un message. En une autre occasion, où il est question de religion, Françoise Girard se montre toujours capable d’affirmer un point de vue et de mobiliser ses ressources politiques pour résister aux effets d’imposition symbolique, mais elle se révèle défaillante face à des journalistes qui maîtrisent, non pas seulement la culture dominante, mais aussi les codes subtils d’un positionnement politique qui revient à contester une certaine orthodoxie intellectuelle. Toute militante qu’elle est, Françoise Girard se retrouve dans un rapport de maître à élève, auquel on enseigne la complexité des phénomènes et des opinions.

Françoise Girard : « C’était un prêtre progressiste.
Roger Martin : Ce n’est pas aussi simple que ça.
Françoise Girard : C’est ça, c’est ça.
Roger Martin : Ce n’est pas une critique que je te fais. […] C’est compliqué, l’Église était aussi un moyen d’échapper à son milieu et de se faire beaucoup d’argent.
Françoise Girard : Ça m’étonne un peu […].
Roger Martin : Il y avait beaucoup de croyants mais il pouvait y avoir des athées parmi les curés, alors qu’aujourd’hui c’est inenvisageable. Peut-être la foi n’était-elle pas si ancrée que ça ?
Françoise Girard : Mais la religion est l’opium du peuple.
Marcel Trillat : Attention, il faut resituer dans le contexte, la religion n’était pas entièrement négative. Même aujourd’hui, certains prêtres sont du côté des pauvres. Il faudra en débattre. »

33Les journalistes, en outre, sont parfois conduits à délégitimer les cultures populaires. Ils peuvent marquer une nette distance vis-à-vis de tout ce qui leur rappelle la culture de masse, la télévision, les « Charlots », la chanson de variété, mais aussi de tout ce qui marque une trop grande proximité avec les habitus populaires. Les émissions consacrées à la moto ou à l’élevage des chiens ne sont pas valorisées et disparaissent, le thème du sport est d’abord l’occasion d’un débat politique sur le sport de compétition ou les relations internationales. La mise à distance peut également toucher des chanteurs populaires. Ainsi, Jean-Claude Vatrin, chanteur belge habitué du studio, a fait venir Jean Calvet et Jean-Claude Klein, journalistes et enseignants à Paris, auteurs d’un livre intitulé Faut-il brûler Sardou ?[41] En compagnie de Marcel Trillat et Jacques Dupont, ils démontent l’idéologie sur laquelle s’appuie Michel Sardou, et, secondairement, Serge Lama, chanteurs populaires classés à droite, surtout le premier. Mais ils ciblent également Bernard Lavilliers et Jean Ferrat, chanteurs populaires qui peuvent en un sens permettre aux militants issus des classes populaires de faire coïncider leurs goûts et leurs convictions politiques. Lavilliers est critiqué pour son sexisme, l’usage de sa virilité et de sa force physique. Le dernier album de Jean Ferrat se voit reprocher des chansons comme « La Boldochevique », reposant selon les invités sur des ressorts « terriblement vieillots », sur le plan formel mais aussi sur le fond. Il est possible que ces propos aient été assez déstabilisants pour des auditeurs aux yeux desquels Ferrat ou secondairement Lavilliers jouissaient justement d’une forte légitimité culturelle tout en étant politiquement compatibles avec la culture cégéto-communiste.

Un capital militant démonétisé

34La radio se situe hors de l’usine et la mobilisation qui décline dans cette dernière, imprègne de moins en moins le contenu des émissions. Cette évolution implique que l’équilibre initial entre les objectifs directement liés à la mobilisation et les aspirations des journalistes à une expérience professionnelle et politique hors normes, dans laquelle ils auraient pour fonction de libérer la parole, se modifie sensiblement en faveur de la seconde dimension. Dans ce contexte, il semble que l’expérience militante ne vaille que lorsqu’elle est mise au service de la radio. La place des militants ouvriers et des militants intellectuels est d’abord déterminée par une capacité inégale à se saisir de l’outil et à y adapter leur pratique militante. Ainsi, le capital militant ne permet pas un réinvestissement immédiat, alors que des militants démontrent par leur parcours à quel point ils ont été en mesure de valoriser ce capital dans d’autres cadres, hors de leur milieu professionnel initial [42]. LCA a cette particularité d’être le lieu de nouveaux apprentissages militants, assortis d’une démonétisation des apprentissages précédents. Il n’est pas aisé de déterminer les facteurs qui expliquent ces inégalités. Les militants peuvent avoir au préalable des conceptions très diverses de l’outil lui-même et des enjeux que pose son utilisation. Dès lors que la radio s’affirme comme un outil de propagande aux ressorts différents de la propagande traditionnelle, elle suppose un apprentissage de nouvelles règles du jeu. En effet, elle impose aux militants d’argumenter et de discuter publiquement avec d’autres, et non plus seulement d’exposer ou d’affirmer lors de prises de parole. Prioritaires et susceptibles d’interrompre à tout moment les programmes, les informations syndicales, paraissent souvent décalées dans les programmes et suscitent rarement une discussion ou même un échange. Les journalistes poussent à une expression et donc à une implication individuelle d’abord parce qu’elle est plus radiogénique, parce qu’elle donne de la chair au delà du contenu revendicatif ou informatif. Cela casse la logique de délégation/représentation [43], constitutive de la socialisation syndicale. Dans la seconde phase de l’expérience, une dimension délégataire est pourtant rétablie lorsqu’avec le déclin des mobilisations et la défaite, chacun est contraint de reprendre ses activités. Il demeure alors un fort attachement à la radio, mais en tant qu’elle représente une population encore debout plutôt qu’elle ne l’implique. Cette injonction à l’expression individuelle est également déstabilisante individuellement : la radio oblige aussi les syndicalistes à s’impliquer personnellement pour être en mesure d’incarner avec plus d’efficacité les idées qu’ils portent, alors qu’ils ont pour habitude et pour principe de s’abriter dans l’expression publique derrière une identité collective [44]. Le cadre radiophonique valorise donc des aspects qui ne sont pas spontanément présents dans l’habitus des militants ouvriers. La capacité à accepter la plaisanterie et l’ironie n’est pas non plus un paramètre négligeable. Les journalistes s’appliquent en règle générale à démystifier la position des dirigeants locaux, et il faut un certain degré d’autodérision pour être en mesure de supporter la mise en cause de ce qui normalement constitue un socle de légitimité suffisant. Ici, il faut démontrer qu’on dispose de qualités supplémentaires. Si l’humour est partie intégrante des cultures ouvrière et populaire, le cadre radiophonique, lieu d’interaction entre plusieurs scènes sociales, semble réclamer plus de sérieux. Dans le rapport inégal entre syndicalistes ouvriers et journalistes, l’ironie des seconds déstabilise les premiers. Les difficultés des syndicalistes sont enfin renforcées par le choix politique qui porte souvent les animateurs à valoriser les éléments d’ouverture sociale, politique et syndicale. Au total, les places sont redistribuées, selon une logique qui fait partiellement fi de la hiérarchie établie dans le cadre des organisations syndicales elles-mêmes et une partie des dirigeants syndicaux locaux ne s’investissent pas ou très peu dans la radio, créant les conditions d’une double légitimité, interne et externe au cadre radiophonique.

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PREPARATION de la revue de presse, avril 1979.
© Georges Azenstarck, photothèque IHS CGT.

35Si la chronologie de la radio avait pris place dans une phase ascendante de la mobilisation, l’équilibre aurait sans doute été moins défavorable aux syndicalistes sidérurgistes qui gardaient le monopole de l’expression concernant le suivi des mobilisations. Mais celui-ci est resté, sauf exception, assez extérieur aux préoccupations quotidiennes de la radio. Cependant, le pouvoir des journalistes disparaît quand la radio se tait, et ne demeure que dans la mémoire d’un petit noyau d’acteurs pour lesquels les journalistes ont été des passeurs. Là encore cependant, il existe des différences entre les intellectuels pour lesquels la radio a constitué la concrétisation d’un projet politique et a produit une profonde nostalgie, et les ouvriers pour lesquels la radio a signifié accès à « la » culture et aux pratiques culturelles dominantes, apprentissage du débat et perspective de sortir de la classe. La force de l’appareil, en revanche, a rétabli la place des syndicalistes dont la légitimité a été mise à mal. L’appareil de la CGT agit ici, d’un certain point de vue [45], comme un collectif de dominés, qui s’affronte dans le cas d’espèce à des alliés de classe et utilise ses moyens pour rétablir l’équilibre perturbé. Cet appareil exprime ce qu’une partie des militants ressentaient, notamment vis-à-vis des journalistes, qui se trouvent questionnés au niveau national alors que le rapport de forces instauré localement ne le permettait pas.

36L’expérience militante évoquée ici donne à voir le rapport entre militants intellectuels et militants ouvriers, dans une conjoncture historique particulière, à la charnière des années 1970-1980 et de tout ce qu’elle représente comme basculement des représentations et cohésions antérieures, et dans le cadre d’une mobilisation dont la défaite est déjà probable lorsque la radio est lancée. La radio ne pouvait, dans ces conditions, que rester assez extérieure à l’usine, ce terrain familier des ouvriers mais inconnu des journalistes. Les termes de l’échange ne pouvaient être qu’inégaux et la médiation militante difficile. La rencontre a néanmoins eu lieu, et produit des effets, qui expliquent en partie les différenciations au sein du noyau animateur après la normalisation par la CGT. Les réactions différentielles des différents acteurs ne tiennent pas seulement à leurs propriétés antérieures mais dépendent aussi, pour une part, des dynamiques à l’œuvre dans l’événement et la crise eux-mêmes. Si l’expérience, parfois, ne fait que renforcer des dispositions héritées de la socialisation politique antérieure (ainsi pour des syndicalistes impliqués mais restés loyaux à la CGT, ou des femmes salariées, qui se sont éloignés de l’expérience dès lors qu’elle pouvait mettre en cause le type de socialisation politique qui était le leur), elle a pu susciter une « conversion » militante (ainsi, pour le groupe des néo-militantes, pour lesquelles LCA a joué le rôle d’un « agent de socialisation [46] », mais aussi pour les syndicalistes impliqués qui ont ouvertement contesté la reprise en main par la CGT).

37Les légitimités en présence apparaissent plus concurrentes que complémentaires. Celle des journalistes et de leurs pairs est très forte dans le cadre de la radio, mais très faible ailleurs. Les militants ouvriers qui s’estiment délégitimés à la radio reprennent leur place depuis l’extérieur, grâce à la force de l’appareil syndical. Celles et ceux qui demeurent loyaux aux journalistes et à leur conception de LCA n’ont de légitimité que celle qui est leur accordée à la radio, et n’apportent pas dans la bataille la plus-value de leurs galons militants antérieurs. Les terrains sont donc séparés. S’il y a bien rencontre, formes d’alliance, conversions, l’affrontement n’a pas lieu au sein de la radio.

38Une grande partie des dynamiques liées à la rencontre entre militants intellectuels et militants ouvriers tient aux trajectoires sociales des agents et groupes en présence. Cela se vérifie pour les ouvriers, mais aussi pour les journalistes. « Intellectuels de première génération [47] », ils oscillent entre l’ode à la résistance de la culture populaire et la transmission des normes dominantes qu’ils ont acquises hors du cadre familial et militant. D’une part, bien que d’origine modeste, ils ont acquis une position et une légitimité sociales suffisantes pour pouvoir se réclamer sans honte de leurs racines populaires. En un sens c’est leur propre parcours culturel qu’ils décrivent en évoquant la fidélité que les classes populaires doivent à leur culture initiale. D’autre part, les journalistes tendent à constituer un groupe de pairs, proches d’eux par la maîtrise des codes culturels dominants et leurs conceptions politiques, en délégitimant une culture de masse aliénante et en mettant à distance tous les aspects apparaissant comme trop proches des habitus populaires. Professionnellement, ils ne ressortent pas, au sein de leur corporation, des catégories les plus reconnues, demeurant tous deux des collaborateurs occasionnels de la CGT et du PCF. À LCA, leur stature intellectuelle est nettement renforcée. Ils évoluent au cours de l’expérience, passant du statut d’intellectuels organiques à celui d’intellectuels dissidents. Mais c’est sans doute d’abord comme « transfuges de classe » qu’ils s’attribuent la mission de faire accéder les auditeurs et participants issus des catégories populaires au capital symbolique qu’ils ont eux-mêmes acquis « dans des univers scolaires et professionnels pourvoyeurs de schèmes allogènes [48] ». Cela renvoie aux difficultés inhérentes au statut d’intellectuel de première génération, tiraillés depuis l’enfance entre deux injonctions contradictoires : assurer leur ascension sociale, rester fidèles à leur milieu d’origine. C’est sans doute d’abord de ce point de vue que la médiation militante est opératoire.

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AUTOCOLLANT CGT-Lorraine Cœur d’Acier.
© Grapus, Ivry-sur-Seine.

Notes

  • [1]
    En 1978, le gouvernement présente un « Plan de sauvetage » de la sidérurgie française qui se traduit par la suppression de 21 750 emplois, avec des licenciements. Voir Michel Freyssenet, La Sidérurgie française 1945-1975 : l’histoire d’une faillite, les solutions qui s’affrontent, Paris, Savelli, 1979.
  • [2]
    Gérard Noiriel, Longwy, immigrés et prolétaires, 1880-1980, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1984.
  • [3]
    Dès lors, LCA change de nature, et émet quelques semaines avant d’être fermée suite à une intervention des forces de l’ordre en janvier 1981.
  • [4]
    Sur cette notion, nous nous appuyons sur les travaux de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 1989 et Michel Verret, La Culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1988.
  • [5]
    Gérard Noiriel et Benaceur Azzaoui, Vivre et lutter à Longwy, Paris, Maspero, coll. « Débats communistes », 1980.
  • [6]
    David Charasse, Lorraine Cœur d’Acier, Paris, Maspero, 1981.
  • [7]
    Une partie des émissions ont été enregistrées puis déposées aux archives départementales de Seine-Saint-Denis (ADSS), à Bobigny. La station Lorraine Cœur d’Acier a émis du 17 mars 1979 au 20 janvier 1981. Les émissions disponibles aux archives départementales couvrent une période s’étendant du 23 mars 1979 au 7 mars 1980, soit 987 cassettes, d’une durée moyenne de 60 minutes.
  • [8]
    En l’absence de mémoire officielle de Radio LCA, tous les éléments avancés concernant sa conception et son lancement sont fondés sur des entretiens avec les dirigeants syndicaux locaux et nationaux impliqués dans l’aventure, et sur les archives disponibles à l’Union locale CGT de Longwy et à l’IHS CGT.
  • [9]
    LCA est chronologiquement la première d’entre elles, suivie par Radio Quinquin, dans le Nord, puis par une quarantaine d’autres, en général très éphémères.
  • [10]
    Les enregistrements d’émissions déposés aux archives représentent 87 CD en mai 1979, et 71 en février 1980.
  • [11]
    G. Noiriel et B. Azzaoui, Vivre et lutter à Longwy, op. cit. ; Claude Durand, Chômage et violence : Longwy en lutte, Paris, Galilée, 1981.
  • [12]
    C’est notamment l’hypothèse de Gilles Nezosi, La Fin de l’homme du fer. Syndicalisme et crise de la sidérurgie, Paris, l’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1999.
  • [13]
    Les informations étaient trop lacunaires pour rapporter les clivages observés aux trajectoires sociales des syndicalistes.
  • [14]
    Selon l’expression employée par Julie Pagis, « Les incidences biographiques du militantisme en Mai 68. Une enquête sur deux générations familiales : des “soixante-huitards” et leurs enfants scolarisés dans deux écoles expérimentales (Vitruve et Ange-Guépin) », thèse de sociologie, Paris, EHESS, 2009.
  • [15]
    ADSS, 4AV/1012, 26 juillet 1979.
  • [16]
    Marcel Donati relate son parcours dans son autobiographie, Cœur d’Acier, souvenirs d’un sidérurgiste de Lorraine, Paris, Payot, coll. « Récits de vie », 1994. Il est une des figures qui incarnent aux yeux des animateurs de LCA la conversion d’un militant cégéto-communiste, qui se qualifie lui-même d’anciennement orthodoxe voire sectaire, aux vertus du débat pluraliste et à une vision élargie des dynamiques émancipatrices, non limitées au cadre de l’usine.
  • [17]
    L’ouvriérisme est ici pris au sens de la conviction que la transformation sociale sera l’œuvre des ouvriers, réduits aux salariés de l’exécution. Le PCF y a abondamment recours en cette période de remous pour justifier la mise à l’écart de militants plus récents issus des classes moyennes, et notamment des rangs des enseignants.
  • [18]
    Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989.
  • [19]
    Bernard Pudal, Un Monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2009, p. 47.
  • [20]
    Ibid., p. 51.
  • [21]
    Sophie Béroud, « Les contestataires communistes », in Xavier Crettiez et Isabelle Sommier (dir.), La France rebelle. Tous les foyers, mouvements et acteurs de la contestation, Paris, Michalon, 2002, p. 216-221.
  • [22]
    ADSS, 4AV/1485, 11 février 1980.
  • [23]
    Julian Mischi, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2010, p. 77.
  • [24]
    Comme l’explique Serge Bonnet, qui a développé l’idée d’un « communisme syndical » pour caractériser le PCF en Lorraine, Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, Armand Colin, 1972.
  • [25]
    ADSS, 4AV/855, 13 mai 1979.
  • [26]
    Membre du Bureau politique du PCF, en charge, notamment, des questions de propagande, et donc, à ce titre, des expérimentations radiophoniques du PCF.
  • [27]
    DSS, 4AV/1084, 22 juin 1979.
  • [28]
    Entretien réalisé par Ingrid Hayes le 6 février 2006. Non contente d’avoir choisi un travail salarié, l’interviewée a réinvesti son expérience militante sur le tard : elle est aujourd’hui conseillère municipale à Mont-Saint-Martin (maire communiste, équipe pluraliste allant au delà du clivage gauche-droite), commune limitrophe de Longwy.
  • [29]
    Notes manuscrites prises lors d’une réunion à l’Union locale CGT de Longwy, octobre 1980, archives de l’Union locale de Longwy.
  • [30]
    ADSS, 4AV/855, 13 mai 1979.
  • [31]
    ADSS, 4AV/1230-1231, 28 novembre 1979.
  • [32]
    L’émission est animée par l’association « Longwy Jazz Action », très active localement, constituée par des militants socioculturels issus de 68, et qui disposent d’un créneau à LCA.
  • [33]
    ADSS, 4AV/889, 30 mai 1979.
  • [34]
    Par exemple 4AV/1047, 12 juin 1979, discussion avec des prêtres-ouvriers sur la misogynie de l’Église.
  • [35]
    La présence de débats sur ce thème est également favorisée par la présence importante de militants de l’Action catholique ouvrière, souvent également membres de la CGT et parfois du PCF.
  • [36]
    Par exemple CD n° 21, 2 avril 1979, discussion avec des lycéens sur les difficultés de communication avec les parents et les enseignants.
  • [37]
    Par exemple 4AV/715, 10 avril 1979, discussion sur l’information et les radios libres.
  • [38]
    Voir Ingrid Hayes, « Radio Lorraine Cœur d’Acier, Longwy, 1979-1980. Les voix de la crise : émancipations et dominations en milieu ouvrier », thèse d’histoire, Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2011, chap. 3. Les entretiens faits avec divers acteurs de l’expérience indiquent l’absence de cadre formel en ce qui concerne la définition du contenu des émissions, et donc le poids des journalistes.
  • [39]
    Ce sujet qui lui tient à cœur renvoie à nouveau au militantisme culturel.
  • [40]
    ADSS, 4AV/1241, 7 octobre 1979.
  • [41]
    ADSS, 4AV/856-857, 13 mai 1979.
  • [42]
    Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, décembre 2004, p. 4-11.
  • [43]
    Forte du risque d’usurpation et d’aliénation décrit par Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p. 49-55.
  • [44]
    Voir sur ce sujet la contribution de Julian Mischi dans ce dossier.
  • [45]
    Il n’est pas question, évidemment, de faire fi du basculement du rapport de forces et de la normalisation à l’œuvre dans la CGT, mais c’est bien, nous semble-t-il, un des ressorts de la loyauté maintenue de certains militants, qui se sont vus rétablir dans leur bon droit.
  • [46]
    Olivier Ihl, « Socialisation et événements politiques », in Jacques Lagroye (dir.), La Politisation, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2003, p. 127.
  • [47]
    Selon l’expression de Gérard Mauger, qui caractérise ainsi les individus ayant accédé à une scolarité prolongée alors que la précédente génération n’y avait pas eu accès, voir « Annie Ernaux, “ethnologue organique” de la migration de classe », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004.
  • [48]
    Catherine Leclercq, « “Raisons de sortir”. Le désengagement des militants du Parti communiste français », in Olivier Fillieule (dir.), Le Désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 131-154, p. 151.
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