Notes
-
[1]
Michael P. Brown, Closet Space. Geographies of Metaphor from the Body to the Globe, Londres/New York, Routledge, 2000.
-
[2]
Par exemple, en France, Philippe Ariès, « Réflexions sur l’histoire de l’homosexualité », Communications, 35, 1982, p. 56-67 ; Michael Pollak, « L’homosexualité masculine, ou : le bonheur dans le ghetto ? », Communications, 35, 1982, p. 37-55 ; Philippe Adam, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ? Enquête sur l’évolution des expériences homosexuelles », Actes de la recherche en sciences sociales, 128, juin 1999, p. 56-67 ; Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Julian Jackson, Arcadie. La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Autrement, coll. « Mutations/sexe en tous genres », 2009.
-
[3]
Manuel Castells et Karen Murphy, “Cultural identity and urban structure : the spatial organization of San Francisco’s gay community”, Urban Affairs Review, 22, 1982, p. 237-259 ; Manuel Castells, The City and the Grassroots, Berkeley, University of California Press, 1983.
-
[4]
Robert Aldrich, “Homosexuality and the city : an historical overview”, Urban Studies, 41(9), 2004, p. 1719-1737.
-
[5]
Benjamin Forest, “West Hollywood as symbol : the significance of place in the construction of a gay identity”, Environment and Planning D : Society and Space, 13(2), 1995, p. 133-157 ; Anne-Marie Bouthillette, “The role of gay communities in gentrification : a case study of Cabbagetown, Toronto”, in Stephen Whittle (dir.), The Margins of the City : Gay Men’s Urban Lives, Brookfield, Ashgate Publishing, 1994, p. 65-84 ; Gary J. Gates et Jason Ost, The Gay and Lesbian Atlas, Washington DC, Urban Institute Press, 2004.
-
[6]
Par exemple, Jon Binnie et Beverley Skeggs, “Cosmopolitan knowledge and the production and consumption of sexualized space : Manchester’s gay village”, The Sociological Review, 52(1), 2004, p. 39-61 ; Marianne Blidon, « Jalons pour une géographie des homosexualités », L’Espace géographique, 37(2), 2008, p. 175-189.
-
[7]
C’est par exemple manifeste dans la presse française généraliste des années 1990. Voir sur ce point, Frédéric Martel, Le Rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 1996. et également, Yves Derai, Le Gay Pouvoir. Enquête sur la république bleu, blanc, rose, Paris, Ramsay, 2003.
-
[8]
Pour une synthèse en français, voir sur ce point : M. Blidon, « Jalons pour une géographie… », op. cit. ; Stéphane Leroy, « La possibilité d’une ville. Comprendre les spatialités homosexuelles en milieu urbain », Espaces et sociétés, 139, 2009, p. 159-174.
-
[9]
Par gay, on entend simplement des hommes se déclarant homosexuels, le cas des lesbiennes n’est pas traité dans cet article et dans cette enquête. Il renvoie à des logiques socio-spatiales très différentes que certains travaux commencent à étudier spécifiquement, en soulignant notamment le moindre « accès à la ville » et à la visibilité urbaine des lesbiennes : Julie A. Podmore, “Gone ‘underground’ ? Lesbian visibility and the consolidation of queer space in Montreal”, Social & Cultural Geography, 7(4), 2006, p. 595-625 ; Nadine Cattan et Anne Clerval, « Un droit à la ville ? Réseaux virtuels et centralités éphémères des lesbiennes à Paris », Justice spatiale, 3, mars 2011, http://www.jssj.org/05.php#b.
-
[10]
Le choix délibéré d’une entrée résidentielle n’empêche pas d’aborder d’autres formes de présence gay dans le quartier notamment par le biais des amis gays fréquentant le quartier sans y habiter et, surtout, parce que les enquêtés ont tous connu et fréquenté le Marais et le Village avant d’y habiter. Les entretiens donnent alors aussi à voir des dimensions moins résidentielles de la construction des rapports aux quartiers gays.
-
[11]
Pour une analyse plus fine de ces processus : Colin Giraud, « Les commerces gays et le processus de gentrification. L’exemple du quartier du Marais à Paris depuis le début des années 1980 », Métropoles, 5, 2009 (en ligne : http://metropoles.revues.org/3858) ; Colin Giraud, « Sociologie de la gaytrification. Identités homosexuelles et processus de gentrification à Paris et Montréal », thèse de sociologie, Lyon, université de Lyon 2, octobre 2010.
-
[12]
À Montréal, plusieurs regroupements commerciaux apparaissent dans les années 1990 et amènent finalement à la création de l’Association des commerçants et professionnels du Village (ACPV) en 1999, qui devient la Société de développement commercial (SDC) du Village en 2003.
-
[13]
À Paris, le Syndicat national des entrepreneurs gays (SNEG) est crée en 1990 avec comme projet initial de « faire émerger la force sociale et économique que représentent les établissements gays et leur clientèle ».
-
[14]
Les enjeux et les effets d’un tel « mélange des genres » ont été abordés dans d’autres contextes urbains. Voir sur ce point : Paul Hindle, “The influence of the Gay Village on migration to central Manchester”, North West Geographer, 1(1), 2001, p. 54-60.
-
[15]
Voir sur ce point : Mickey Lauria et Lawrence Knopp, “Toward an analysis of the role of gay communities in the urban renaissance”, Urban Geography, 6(2), 1985, p. 152-169 ; Stephen Quilley, “Constructing Manchester’s ‘new urban village’ : gay space and the entrepreneurial city”, in Gordon B. Ingram, Anne-Marie Bouthillette et Yolanda Retter (dir.), Queers in Space : Communities, Public Places, Sites of Resistance, Seattle, Bay Press, 1997, p. 275-292.
-
[16]
Au-delà des supports de presse, on peut citer : Jean Le Bitoux, « Marcher dans le gai Marais », Revue h, 1, 1997, p. 47-51.
-
[17]
Processus décrits dès le milieu des années 1980 en France dans certains quartiers parisiens notamment, Catherine Bidou, Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 1984.
-
[18]
Pierre-Olivier De Busscher, « Le monde des bars gais parisiens : différenciation, socialisation et masculinité », Journal des anthropologues, 82-83, 2000, p. 235-249 ; Nadine Cattan et Stéphane Leroy, « La ville négociée : les homosexuel(le)s dans l’espace public parisien », Cahiers de géographie du Québec, 54(151), 2010, p. 9-24.
-
[19]
S. Leroy, « La possibilité d’une ville… », op. cit.
-
[20]
Notamment : Hubert de Luze, Une morale ondulatoire, Paris, Loris Talmart, 2001 ; Frédéric Vincent, « La socialité dionysiaque au cœur de la tribu homosexuelle. Une intuition de Michel Maffesoli », in Jean-Philippe Cazier (dir.), L’Objet homosexuel. Études, constructions, critiques, Paris, Sils Maria, 2009, p. 161-168.
-
[21]
Marie-Ange Schiltz, « Parcours de jeunes homosexuels dans le contexte du VIH : la conquête de modes de vie », Population, 6, 1997, p. 1485-1537.
-
[22]
P. Adam, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ?… », op. cit.
-
[23]
M.-A. Schiltz, « Parcours de jeunes homosexuels dans le contexte du VIH… », op. cit. ; A. Philippe, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ?… », op. cit.
-
[24]
F. Martel, Le Rose et le noir…, op. cit. ; J. Jackson, Arcadie…, op. cit.
-
[25]
Le terme de carrière est repris à la sociologie interactionniste de la déviance pour rendre compte des processus séquentiels par lesquels les enquêtés apprennent à devenir gay. Sur le sens de la notion de carrière, voir Howard S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1985.
-
[26]
Au sujet de cette distinction sociohistorique, voir : Michael Pollak, « L’homosexualité masculine… », op. cit. et P. Adam, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ?… », op. cit.
-
[27]
Dans ces conditions sociales, l’inversion d’un stigmate social peut nourrir une construction identitaire valorisante. Voir sur ce point, Carrol A. B. Warren, “Destigmatisation of identity : from deviant to charismatic”, Qualitative Sociology, 3(1), 1980, p. 59-72.
-
[28]
Catherine Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville, Paris, Descartes & Cie, 2003 ; Damaris Rose, « Les atouts des quartiers en voie de gentrification : du discours municipal à celui des acheteurs. Le cas de Montréal », Sociétés contemporaines, 63, 2006, p. 39-61 ; Jean-Yves Authier, « Les citadins et leur quartier. Enquêtes auprès d’habitants de quartiers anciens centraux en France », L’Année sociologique, 58(1), 2008, p. 21-46.
-
[29]
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979.
-
[30]
L’analyse des données de recensement montre que le Village reste aujourd’hui socialement plus mixte que le Marais, même s’il s’est gentrifié depuis le milieu des années 1980.
-
[31]
Dans bien des cas, on pourrait montrer comment l’absence d’enfants et de projets de parentalité influence les travaux effectués et la réhabilitation de certains logements.
-
[32]
C. Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville, op. cit.
-
[33]
Sur les dimensions avant-gardistes de l’homosexualité et les conditions sociales d’existence de cette avant-garde, évoquons : Pierre Bourdieu, « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », in Didier Eribon (dir.), Les Études gays et lesbiennes, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1998, p. 45-50.
-
[34]
Nous avons eu l’occasion de suivre les choristes lors d’une tournée estivale en France en août 2007.
-
[35]
Ils multiplient les collaborations avec des institutions culturelles, des personnalités et des artistes reconnus. en fin d’enquête, une exposition leur est consacrée au Musée des Arts Décoratifs à Paris.
-
[36]
Expression utilisée par Tony et Vincent pour décrire le « milieu » auquel ils disent appartenir.
-
[37]
F. Vincent, « La socialité dionysiaque au cœur de la tribu homosexuelle… », op. cit., p. 165.
« Je crois que c’est un quartier où l’on vient se construire, se poser des questions et trouver des réponses. ».
« – Qu’est-ce que c’est un hormosessuel ?, demanda Zazie.
– C’est un homme qui met des bloudjinnzes, dit doucement Marceline. ».
1Longtemps réduites au secret et contraintes à la dissimulation, les homosexualités auraient bénéficié depuis quelques décennies d’une tolérance et d’une visibilité sociales accrues dans les sociétés occidentales contemporaines. Des évolutions juridiques et législatives concernant la sexualité, la famille et la conjugalité viennent accréditer l’hypothèse d’une émancipation progressive se traduisant par la conquête de droits nouveaux, inégalement diffusée selon les pays, mais de plus en plus visible en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Dans des sociétés fondamentalement hétérosexuelles, l’homosexualité sortirait ainsi du « placard » où elle était confinée et se rendrait visible dans l’espace public [1]. Un tel changement a fait l’objet de travaux historiques et sociologiques étudiant par exemple les mobilisations collectives des mouvements homosexuels, mais aussi l’évolution historique des expériences individuelles de l’homosexualité, en particulier depuis les années 1970 [2]. Depuis trente ans déjà, des géographes et des sociologues nord-américains ont également mobilisé l’espace urbain comme indicateur de cette « nouvelle donne » homosexuelle en s’intéressant à l’émergence et au développement de nouveaux lieux marqués par la forte présence et la visibilité locale des homosexuels, essentiellement masculins. Dans son travail pionnier sur le Castro District de San Francisco [3], Manuel Castells montre comment l’investissement, par les gays, d’un espace urbain dégradé s’inscrit dans un mouvement social et politique de contestation porté par certains leaders homosexuels. En contribuant à l’affirmation spatiale d’une visibilité sociale nouvelle il participe aussi, plus généralement, à la revalorisation matérielle et symbolique d’une partie des quartiers centraux de San Francisco. Or, le cas idéal-typique de San Francisco n’est pas isolé. Depuis la fin des années 1970, des « quartiers gays » ont fleuri dans d’autres métropoles, et plus particulièrement dans des quartiers centraux relativement dégradés et vétustes à l’époque [4]. On peut citer ici des exemples nord-américains [5] à Los Angeles (West Hollywood), Toronto (Cabbagetown), Chicago, Boston (South End) ou New York. D’autres métropoles occidentales fournissent aussi de tels exemples, comme Paris, Manchester (Canal Street), Madrid (Chueca), Sydney ou Mexico [6]. Ces multiples cas ont participé à la construction d’une nouvelle figure urbaine du centre-ville, celle du « quartier gay ». Mobilisée par les géographes et les sociologues, cette catégorie urbaine s’est aussi progressivement diffusée dans les discours médiatiques, politiques et de sens commun. Cette diffusion a favorisé une lecture souvent stéréotypée et lacunaire de l’espace urbain. Faisant de l’espace physique un simple reflet de l’espace social, elle a pu envisager la constitution de « quartiers gays » comme la traduction physique de la construction d’une communauté homosexuelle homogène et mobilisée dans la conquête d’un territoire urbain de l’entre-soi [7]. Les figures du « ghetto homosexuel » ou du « milieu gay » traduisent à merveille les raccourcis effectués sous le sceau de l’évidence entre une orientation sexuelle individuelle et une portion de l’espace.
2Or ce lien d’évidence entre le fait d’être homosexuel et l’investissement d’un quartier gay, n’a précisément rien d’évident. En superposant mécaniquement ce qui relève du social et ce qui relève du spatial, il confond aussi l’identité individuelle et les identités collectives, la sexualité et le sentiment d’appartenance à une hypothétique communauté, l’espace public du visible (les rue, les vitrines, les passants) et les dimensions moins visibles de la vie urbaine d’un quartier (les logements, les habitants, les structures sociales locales). Ce modèle identitaire du « quartier gay » paraît en réalité lacunaire : est-il réellement celui qu’investissent, mobilisent et pratiquent concrètement les habitants gays du quartier ? Quelle place celui-ci prend-il dans leurs parcours et leurs trajectoires ? Sont-ils venus y chercher une ressource homosexuelle spécifique qu’ils ne trouvaient pas ailleurs ? Dans quelle mesure leurs manières de vivre le quartier et de vivre dans le quartier sont-elles structurées par leur orientation sexuelle ?
3De telles questions amènent à décaler le regard généralement porté sur les quartiers gays. Il ne s’agit plus tellement ici de les envisager comme des formes spatiales inédites [8] mais comme des espaces urbains pratiqués, vécus et traversés au cours de trajectoires homosexuelles dont l’homogénéité est plus souvent postulée que démontrée. L’article cherche à interroger la construction sociale des rapports homosexuels au « quartier gay » en faisant l’hypothèse que ces rapports au quartier sont le fruit des expériences sociales et spatiales vécues par des gays [9] aux trajectoires plus diversifiées qu’il n’y paraît. Dépassant les images médiatiques souvent stéréotypées du « quartier gay », l’analyse des rapports pratiques et symboliques des individus à cet espace urbain permet d’approfondir la compréhension des relations entre espaces urbains et construction des identités sociales au centre-ville. C’est ce que montrent les résultats d’une enquête conduite dans deux quartiers gays, le Marais à Paris et le Village à Montréal [voir encadré « L’enquête », p. 42]. Une partie du matériau est plus spécifiquement mobilisée ici : elle est composée de 52 entretiens approfondis conduits auprès de gays ayant habité ou habitant encore l’un des deux quartiers au moment de l’entretien. Le type d’entretiens et le fait de travailler sur une population d’habitants permettent d’aborder les aspects les plus visibles de la présence homosexuelle locale et d’autres moins spectaculaires, notamment dans le logement et le voisinage [10]. Une telle enquête permet surtout de confronter les représentations sociales dominantes du « quartier gay » aux expériences individuelles des habitants gays du Marais et du Village en décrivant la variété des manières d’y entrer, d’y vivre et de s’y vivre comme homosexuel. Après avoir brièvement rappelé les dynamiques de la constitution du « quartier gay » comme nouvelle figure du centre-ville depuis la fin des années 1970 à Paris et à Montréal, on décrira précisément cette variété à travers quatre types de rapports au quartier gay observés empiriquement.
Le quartier gay, nouveau modèle urbain du centre-ville ?
4Depuis la fin des années 1970, l’émergence et la structuration du Marais et du Village comme « quartiers gays » de Paris et de Montréal reposent autant sur des transformations objectives des structures de la vie urbaine locale que sur la construction sociale d’une image du centre-ville mobilisant les gays, à la fois comme supports et comme producteurs de ces représentations. Le modèle du « quartier gay » connaît certes des variations propres à chaque contexte, mais des dynamiques communes aux deux terrains doivent être rappelées.
5En premier lieu, les deux quartiers constituent des espaces de concentration et de diversification progressives du commerce gay, mais aussi des espaces d’institutionnalisation d’une présence gay en ville [11]. Dans les deux villes, les années 1980 voient le nombre d’établissements commerciaux spécifiquement destinés aux populations gays fortement augmenter et surtout se localiser massivement dans ces deux quartiers, situés au centre des deux métropoles : dans le centre historique de Paris pour le Marais, et dans la partie sud-est du centre métropolitain de Montréal, pour le Village, autour de la rue Sainte-Catherine Est. Cette croissance quantitative s’accompagne aussi d’une plus grande visibilité urbaine, à travers les bars, tavernes, discothèques et restaurants gays, de plus en plus ouverts sur la rue et aussi ouverts en journée par opposition aux commerces exclusivement nocturnes jusqu’ici. Depuis la fin des années 1980, ce nouveau secteur commercial connaît deux tendances comparables dans le Village et le Marais. D’abord, il se diversifie : les commerces gays ne sont plus seulement des bars et des lieux récréatifs mais aussi des commerces et des services tournés vers d’autres objets de consommation et vers d’autres besoins plus quotidiens. Apparaissent ainsi des librairies, des boutiques (vêtements, décoration), des salons de coiffure et d’esthétique, des agences immobilières et de voyage, des cabinets juridiques ou médicaux. Une telle mutation traduit à la fois l’évolution des modes de vie promus par le quartier gay, mais aussi, plus généralement, par les quartiers centraux en pleine gentrification. Par ailleurs, ce secteur commercial gay se structure à travers la naissance de syndicats et d’associations de commerçants gays : une association explicitement locale dans le Village [12], un syndicat national en France, mais dont le terrain d’action essentiel, comme les responsables successifs, sont liés au Marais gay [13]. Ce type d’institutions locales affichées comme gays est cependant inégalement présent dans les deux quartiers. Depuis la fin des années 1990, on peut trouver, dans le Village, des associations de loisirs, des structures militantes et commerciales, des initiatives politiques et sociales ciblant les populations gays comme clients ou usagers privilégiés. Il en va ainsi des nombreuses associations regroupées dans le Centre communautaire gay et lesbien du quartier Centre-Sud, ou encore des projets immobiliers et de santé publique tournés vers les populations gays locales (prévention des risques sexuels, maison de retraite et agences immobilières pour clientèle « gay »). Dans le Marais, ce type de structures à dimension communautaire est moins riche et moins développé. Les différences d’urbanisme et de morphologie urbaine accentuent ce décalage : l’urbanisme parisien apparaît nettement moins propice que son homologue nord-américain, à une délimitation physique des frontières d’un « quartier gay » communautaire. Dans les deux quartiers cependant, les années 2000 posent la question de la pérennité d’un modèle urbain fragilisé par différents facteurs : une relative saturation de l’offre commerciale, des difficultés économiques mais aussi des enjeux identitaires, sous l’effet du développement de lieux gay friendly où homosexuels et hétérosexuels se mélangent davantage à présent [14]. En une trentaine d’années, le quartier gay n’en est pas moins devenu une figure inédite du centre-ville. Dans des quartiers peu attractifs et encore vétustes à la fin des années 1970, l’investissement commercial et commerçant des gays apparaît comme une forme de renaissance urbaine et de plus-value construite au centre-ville.
6Parallèlement, le Marais et le Village constituent les supports de la construction symbolique d’une nouvelle image du centre. L’étude précise d’archives de presse en fournit de nombreux indicateurs [voir encadré « Les images du Marais et du Village (1979-2007) », p. 43]. Durant les années 1980, les gays participent à la réhabilitation symbolique de certains attributs des deux quartiers, en particulier à travers la mise en scène du quartier dans une presse gay, fortement militante, à Paris comme à Montréal [voir encadré « Quelques représentations du Marais et du Village (1979-2007) », p. 46-47]. Le « quartier gay » s’y inscrit d’abord dans une mythologie de l’espace libérateur qui identifie, au centre, la concrétisation matérielle et physique d’un « ailleurs » où l’homosexualité serait possible, tolérée, voire libérée des normes sociales dominantes l’assignant au stigmate et à la déviance. Espace des possibles et objet d’une quête collective facilitée alors par le desserrement de certaines contraintes juridiques et légales, le « quartier gay » est d’abord présenté comme l’aboutissement d’une conquête tout autant spatiale que sociale. À Paris comme à Montréal, celle-ci prend appui sur certains attributs des deux quartiers, découverts ou redécouverts par la presse gay. Dans le Marais, ces caractéristiques renvoient à une dimension « populaire » du quartier au moment où celle-ci s’efface durablement de la sociologie résidentielle comme du paysage local. Mais elles renvoient aussi au patrimoine architectural, aux lieux culturels et à leur effervescence des années 1980, mélangeant les cultures populaires et plus légitimes dans le Marais de la fin des années 1980. Dans le Village, à travers les revues Le Berdache puis Fugues, la presse gay québécoise s’enthousiasme pour les valeurs contestataires portées par l’Est francophone de Montréal ; elle célèbre la marginalité, l’alternative, l’authenticité et la convivialité du quartier ouvrier de Centre-Sud, dans lequel émerge alors le Village.
L’enquête
L’étude d’un corpus de presse / Les images du Marais et du Village (1979-2007)
7Les années 1990 voient cependant les mots d’ordre et les registres de valorisation du Marais et du Village se modifier dans la presse gay, au moment où celle-ci se transforme également. Si au début des années 1990 l’attention des médias gays se focalise sur les ravages de l’épidémie de sida, à partir du milieu des années 1990, une nouvelle presse gay célèbre les modes de vie et de consommation, l’appétit festif et récréatif et la visibilité acquise des gays parisiens et montréalais. Le quartier gay est présenté sous des traits nouveaux, ceux d’un quartier à la mode, d’une institution de la vie nocturne et de la consommation (vestimentaire, culturelle ou sexuelle). Les deux quartiers possèdent à présent leurs circuits de lieux incontournables et ils sont omniprésents dans les supports de presse gay dont l’actualité est rythmée par l’ouverture de nouveaux établissements, toujours plus vastes, plus modernes et plus innovants. Devenue une vitrine urbaine institutionnalisée, le quartier gay et ses images construisent alors des homosexualités respectables, porteuses de tendances et de modes amenées à se diffuser dans l’ensemble de la société et investissant aussi des positions sociales dominantes. On y met en avant le rôle d’une génération de businessmen gays dans la croissance de l’attractivité du quartier (tourisme, consommation, fréquentation) et sa capacité à produire de nouvelles normes culturelles. Cette image se diffuse d’ailleurs dans la presse généraliste qui célèbre alors, à Paris comme à Montréal, le quartier gay comme foyer d’innovations touchant à la vie nocturne, à la consommation et aux loisirs. Les gays apparaissent ainsi comme des producteurs mais aussi des supports d’images dans la construction de nouveaux styles de vie dominants et dans l’affirmation du centre-ville comme lieu d’effervescence de la vie urbaine [15].
8Les années 2000 illustrent cependant les tensions et les paradoxes d’une telle valorisation symbolique. D’un côté, le quartier gay suscite un enthousiasme et une valorisation durables, sous l’effet de dynamiques de gentrification, clairement aboutie à Paris, plus sporadique dans le Village. D’un autre côté, il nourrit aussi des discours plus critiques envers les nouvelles formes de conformismes qui se déploient dans le Marais et le Village. De telles critiques ont certes vu le jour dès les années 1980, notamment parmi les militants homosexuels les plus radicaux : la libération soi-disant en cours au centre-ville ne constituerait en réalité qu’une nouvelle forme d’oppression marchande et politique des homosexuels. Les années 2000 voient ces critiques se multiplier et s’orienter dans différentes directions, sur la base du repoussoir ambivalent de la figure du « ghetto ». Certains discours nostalgiques et critiques se multiplient à l’égard de quartiers devenus bourgeois et plus commerciaux que libérateurs, comme à l’égard des valeurs ayant pris le pas sur l’alternative ou l’émancipation, en l’occurrence le « fric », le « business » et le conformisme [16].
9Les matériaux d’archives mobilisés brièvement ici permettent de décrire la genèse du « quartier gay » comme une nouvelle catégorie de description du centre-ville depuis la fin des années 1970. Reposant autant sur des transformations de la vie de ces quartiers que sur des discours historiquement situés à l’égard du centre-ville, le quartier gay se construit selon des dynamiques socio-spatiales tout à fait proches des processus plus généraux de réhabilitation, de revalorisation et de gentrification des quartiers centraux des métropoles occidentales [17]. Ces dynamiques nous ont amené à « inventer » le néologisme de gaytrification pour décrire des formes spécifiquement gays de gentrification. Mais le quartier gay se construit aussi, plus singulièrement, sur le mythe d’une aventure urbaine collective dont l’identité homosexuelle, individuelle et collective, constituerait un moteur essentiel.
10Il nous a paru cependant nécessaire d’interroger plus en avant les ressorts sociologiques de cette aventure identitaire en confrontant les images et le modèle urbain du « quartier gay » aux expériences et aux trajectoires individuelles des populations visiblement impliquées dans cette aventure. Si la question de la fréquentation de tels quartiers a pu déjà mobiliser certains travaux [18], nous avons choisi de privilégier ici une entrée nettement moins présente dans la littérature : celle des gays ayant, à un moment donné, élu domicile dans le Marais et le Village depuis la fin des années 1970. Or, l’analyse des parcours, des pratiques et des rapports au quartier de ces 52 gays montre qu’il y a des manières socialement différenciées d’entrer et de vivre dans le Marais et le Village. S’il existe des effets de contexte propres à chaque quartier, ce n’est pas le facteur le plus structurant dans la construction de ces différences. Les quatre configurations observées empiriquement permettent plutôt de souligner l’effet des parcours socio-biographiques, des générations et des dotations en ressources sociales. Un premier type de rapport au quartier permet de le montrer d’emblée à travers les parcours et les rapports au quartier d’une population gay investissant le Marais ou le Village comme un « refuge ».
Le quartier gay comme « refuge »
11Certains entretiens amènent ainsi les habitants à décrire leur propre parcours et le quartier gay dans lequel ils se sont installés en mobilisant les termes de « refuge », de « réfugiés » ou de « cocon ». De telles images permettent d’identifier une première manière d’investir le quartier gay. Elle correspond à un espace investi, voire recherché, parce qu’il offre un environnement sécurisant, épanouissant et en conformité avec une homosexualité visiblement structurante dans les trajectoires. S’il est peu fréquent dans le corpus, ce type de rapport au quartier est celui qui correspond le plus aux représentations médiatiques et littéraires de la fuite homosexuelle vers la ville et son eldorado gay [19]. Il s’est souvent construit sur un rejet de certains univers sociaux et spatiaux du passé et sur le sentiment d’une rupture nécessaire avec ses propres origines. C’est pour ces individus que l’homosexualité a été la plus difficile à vivre parce qu’elle prenait place dans des contextes socioculturels et familiaux hostiles ou qu’elle était vécue au moins en début de parcours comme un « problème », une « difficulté » ou un « handicap ». Mais il faut surtout rappeler, à la différence de bien des écrits sur le sujet [20], que ces individus ont des propriétés sociales spécifiques : ce sont les gays les plus âgés, les moins bien dotés en ressources socioculturelles et relationnelles alternatives, les moins diplômés, ceux dont les origines étaient les plus populaires et qui n’ont pas connu les ascensions sociales les plus fulgurantes. Ainsi, les enquêtés les plus âgés sont ceux qui déclarent le plus souvent et le plus explicitement avoir choisi le quartier parce qu’il était le quartier gay. L’installation dans le Village correspond alors au sentiment très fort de rejoindre les siens, de se reconnaître dans son propre « monde », alors même que ces enquêtés ont souvent connu une première socialisation homosexuelle marquée par le secret et la dissimulation :
« Je voulais rester avec mon milieu, je cherchais dans ce quartier-là, je me sentais plus protégé dans cette place […] Ici, je suis avec mon monde ».
« Moi j’me sens en sécurité dans le Village, quand je me balade j’connais un peu tout le monde partout et puis faut dire que le gay il va vite reconnaître l’autre gay, le straight lui il comprendra pas, mais nous on se reconnaît, c’est comme ça, tu peux pas l’expliquer ».
14L’installation résidentielle dans le quartier gay accompagne chez eux une connaissance et une fréquentation précoce du quartier pour y sortir, venir y manger, y danser, mais surtout pour y faire des rencontres, essentiellement sexuelles. Qu’ils s’y soient installés dès les années 1980 ou qu’ils n’y soient arrivés que plus récemment, ils ont souvent associé de près le quartier et la sexualité. Leur logement peut même devenir un poste d’observation et le centre de stratégies sexuelles peu communes :
« À trois heures du matin, j’pouvais avoir un gars comme je voulais sur la rue, tu ouvrais ta porte, tu le regardais, tu le faisais entrer, puis tac à tac, si tu veux pogner un gars l’été, tu te mets tout nu dans le jardin là, c’est facile, ça va vite […] Moi j’vois du monde passer, tu vois ce que t’aimes voir, t’es voyeur en fait, ici j’ai un balcon, et y en a qui se fourrent en bas là, juste en bas alors c’est bien ».
16Se dessine alors, en filigrane, une manière de vivre son homosexualité relativement paradoxale chez ces enquêtés. D’un côté, l’homosexualité a un effet prononcé sur les parcours professionnels et résidentiels et les modes de vie. Par exemple, tout au long de sa vie, Michel décide visiblement de ses lieux de résidence en fonction de leur potentialité sexuelle. Lorsqu’on lui demande pourquoi et comment il s’est installé à Laval, en banlieue de Montréal, à un moment de sa vie, il répond :
Quelques représentations du Marais et du Village (1979-2007)
C’est surtout au début des années 1980 que l’image de la nouveauté est mobilisée. Elle signale un nouvel ailleurs qui viendrait répondre à des « revendications » jusqu’ici flottantes :
« Les homosexuels n’ont encore aucun territoire, si bien que leurs revendications flottent désespérément dans l’utopie ».
« Quant au Marais, avec ses vieilles demeures, il est devenu depuis quelques années le centre de la vie gay parisienne, supplantant Saint-Germain-des-Prés et la rue Sainte-Anne. C’est là que sont nés les premiers bistrots ouverts de jour ».
« C’est tout nouveau et c’est à l’Est ! Les gays de Montréal auront, eux aussi, leur Village, bien loin des bars de l’Ouest ».
Le populaire et l’authentiqueLe 18 mars 1984, le quotidien généraliste montréalais La Presse intitule sa une : « Les gais déménagent. De l’ouest au “Village de l’est” ».
Les descriptions de certains bars et restaurants du Marais mobilisent des images populaires comme attributs valorisants au début des années 1980, ou comme des images nostalgiques au début des années 1990. C’est particulièrement visible dans le cas du Marais :
« Au Petit Bar, 75, rue des Archives, un arrière-goût de routiers, des ouvriers du quartier plus virils que jamais ».
[Au sujet de Mélodine, restaurant, Marais] :
« Sur ces tables en formica, inviter un mec à dîner n’est plus un problème pour un smicard ».
Les nouveaux modes de vie« Le Palmier Zinc a gardé son look de vieux resto de quartier. Tout près des Halles, les camionneurs venaient y retrouver les putes ! Cela donne un charme certain à l’endroit, même si depuis la clientèle comme le quartier ont bien changé ».
Les quartiers gays sont également le support de la mise en avant de nouvelles habitudes et de nouveaux modes de vie. Dans les années 1980 et 1990, c’est par exemple le cas des tendances et habitudes alimentaires :
« Le Bar central a un petit frère, le Coffee Shop, 12 h-1 h, brunch le dimanche, cosy, parler, discuter ».
« Depuis quatre ans, dîner à l’extérieur, et de plus en plus tard, surtout pour les gays, est devenue une habitude du quartier ».
« Le Kiosque Gourmand au 39, rue du Roi de Sicile. Une formule originale dans un lieu atypique : épicerie fine et restaurant ».
La mode et le branché« De plus en plus de restos aux formules originales, une solution idéale pour faire le plein d’énergie avant une nuit dans le Village ».
Du milieu des années 1980 à la fin des années 1990, le Marais et le Village constituent des hauts-lieux de la mode et de ce qui fait d’un quartier un lieu « branché ». À Montréal, cela se traduit par l’engouement de la presse gay pour certains lieux ouverts dans les années 1990 et fréquentés par les noctambules, les « jeunes branchés » et les étudiants : le Sky Pub (1994), le complexe Bourbon (1995), le Parking (2000) ou le club Unity (2002). Certains lieux gays du Marais suscitent un emballement du même type et sous des traits similaires :
L’institutionnalisation« Ouvert depuis deux mois à peine, Le Quetzal est déjà devenu un des hauts-lieux du Marais. Créé par les anciens managers du Gai Moulin, Alain et Bernard, des garçons de tous styles y mélangent leurs looks autour d’un verre en goûtant le soleil sur la terrasse. Décor moderne, matières à la Philippe Starck, Le Quetzal est sans aucun doute l’un des lieux les plus agréables et les plus branchés du Marais ».
Les années 1990 signalent l’avènement du quartier gay et de ses institutions devenues des références incontournables dans la vie urbaine et la vie gay à Paris et à Montréal. En une décennie, les lieux « nouveaux » sont devenus des « institutions » réinvesties a posteriori comme des lieux « pionniers » :
L’embourgeoisement et le conformisme« Pilier du Village, années après années, La Boîte en Haut ne cesse d’étonner. Surnommée “la vraie boîte gaie du Village”, “le seul club authentiquement gai”, “l’unique boîte” par les habitués ou les connaisseurs du quartier, La Boîte en Haut va célébrer son 17e anniversaire à l’automne ».
Très tôt, les effets pervers de l’investissement d’un quartier par les gays sont perçus par la presse. Avec le temps, les thématiques de l’embourgeoisement et du conformisme prennent cependant une ampleur croissante dans les descriptions du Marais et du Village, dans la presse gay comme généraliste :
« Rose ou vert, un dollar est un dollar… Andreas Bousioutis, propriétaire du restaurant Crystal, 1140 est Sainte-Catherine explique : “Dans le passé ma clientèle était composée d’assistés sociaux et de danseuses à gogo, avec les gais c’est bien mieux ! Ils ont un meilleur pouvoir d’achat. Même ceux qui ne font que 200$ par semaine puisqu’ils n’ont pas à partager ce revenu avec une femme et des enfants”. Selon Bousioutis, les gais sont en train de transformer un quartier pauvre en quartier prospère, grouillant de consommateurs ».
« Le Marais, en dialecte politique, c’est le centre plutôt classe moyenne, et pas vraiment accro aux barricades. Eh bien, les gays du Marais, qui ont conquis business et citoyenneté plénière entre Saint-Paul et la place des Vosges, ne seraient plus très loin de cette définition pépère. Du ghetto des militants, on passerait plutôt au “village” façon New York : un recentrage bobo cool qui laisse pas mal de monde sur le talus ».
Le ghetto en question« Désormais “convenable”, le public gay devient “marketable”. Agence de communications, consultants et experts marketing, médias, tout le monde cherche à s’emparer de ce nouvel eldorado commercial et les gays sont parés de toutes les vertus : créateurs de tendances, riches et consommateurs compulsifs… de véritables machines à cash ».
La thématique du ghetto apparaît plus ou moins explicitement à travers la presse gay et généraliste comme un thème de débat mais aussi à travers certains mots d’ordre et certaines critiques illustrant les ambiguïtés de l’entre-soi homosexuel. Plusieurs articles de la presse généraliste y sont consacrés :
« La population a très bien accueilli les gais. Ici c’est du bon monde, du monde ouvert. Il faut dire que les gais ne sont pas venus pour créer un ghetto. Nous sommes aussi des citoyens montréalais qui veulent que la ville soit belle, qui veulent améliorer la qualité de vie du quartier ».
En toile de fond, la gentrification ?« Le Gayland a déjà son drapeau, va-t-il demander son indépendance ? ».
Enfin, le terme même de gentrification apparaît de manière précoce et surprenante dans la presse au sujet des quartiers gays. Alors que le terme lui-même est peu diffusé chez les sociologues il y est clairement associé aux quartiers gays d’ici et d’ailleurs, dans Gai Pied ou dans La Presse, dès les années 1980 :
« Il y a quelques années tout l’East Village était considéré comme dangereux, les loyers y étaient bon marché. Il attire aujourd’hui beaucoup de jeunes, d’artistes et d’étudiants qui se partagent les frais de cohabitation dans des appartements “chemins de fer” dont les pièces sont disposées en enfilade. Ainsi, à la population d’origine slave et portoricaine, installée depuis longtemps, s’est ajoutée la jeunesse new wave issue de la middle class. C’est la gentrification de ces quartiers, on appelle ainsi le phénomène d’invasion des quartiers pauvres par la middle class ».
« Pourtant le Village n’a pas beaucoup changé. Juste un peu plus kitsch, juste un peu plus design. Conséquence de la gentrification de la rue Sainte-Catherine, particulièrement dans le bout de Papineau. Ça sent la peinture fraîche ! ».
18Chez Michel, tout semble d’ailleurs sexuel et homosexuel. En entretien, plusieurs questions a priori non sexuelles aboutissent à des réponses engageant la sexualité. On lui demande s’il a « rencontré beaucoup de monde dans le quartier », il répond : « Ben oui, beaucoup de sexe oui », on lui demande s’il a « une activité particulière dans le quartier, un sport, des loisirs, une association », il répond : « Ah oui, le sexe ! ». Sur sa jeunesse dans le Village, Raymond affirme, quant à lui :
« 95 % de ma vie c’était le sexe […] J’ai vu un mois, j’ai emmené 31 gars chez moi là, un gars par jour là, tous les soirs, et jamais le même ».
20Si elle apparaît ainsi structurante, cette homosexualité, particulièrement sexuelle, reste cependant cachée et non affichée, notamment auprès des proches et de la famille. Pour cette génération homosexuelle, elle n’est pas tant sociale que définie par ses dimensions sexuelles et la pratique même. Elle reste du domaine de la « vie privée », les injonctions à la visibilité collective ne se traduisant pas ici par une visibilité individuelle, pour des raisons éminemment sociologiques :
« Les gens le savent pas, ils s’en doutent peut-être mais je leur dis, quand tu m’auras vu coucher avec quelqu’un, avec un gars, tu pourras dire que je suis gay ».
« Je n’ai jamais ressenti le besoin de le dire, ça veut pas dire que j’ai pas assumé, ça veut juste dire que pour moi, c’est la vie privée des gens, ce que je faisais de mes nuits, ça ne regardait pas mes parents […] C’est difficile pour vous de comprendre, c’était une époque aussi, moi j’étais fils d’ouvriers, mes parents je sais pas… s’ils savaient que ça existait même ! ».
23L’arrivée dans un logement du quartier ne modifie pas tellement les manières de vivre, ni même la pratique des lieux gays du quartier que l’on venait déjà fréquenter auparavant. En revanche, elle procure visiblement un sentiment de bien-être. Dans le Marais, comme dans le Village, « on se sent en sécurité », et à Montréal, on se reconnaît souvent comme « membre de la communauté gay », sans que cette appartenance n’apparaisse gênante ou réductrice aux individus, par opposition à d’autres enquêtés. Le quartier gay protège aussi visiblement un autre type de populations interrogées, les jeunes gays d’origine populaire, arrivés il y a peu dans le quartier et pour qui le quartier constitue un « cocon » :
« Clairement, moi je me sens à l’aise dans le quartier parce que voilà, je me sens en sécurité, j’vais pouvoir tenir la main de mon copain sans m’poser de questions, et ça c’est super agréable, je veux dire par rapport à la province, tu vois on se disait l’autre jour avec Anthony, on vit vraiment dans un cocon, on se sent vraiment dans un cocon, protégés et tout, pas forcément déconnectés, mais tu le sens par rapport à d’autres quartiers, même à Paris ».
25Pour les plus anciens, le rapport au quartier est souvent teinté de nostalgie : certains semblent dépassés par les transformations du quartier, son changement de sociologie résidentielle et l’évolution des lieux et des publics gays. Ils évoquent le bonheur passé d’une homosexualité conviviale et culturelle pour certains, mais aussi marginale, sexuelle et secrète pour d’autres :
« Nous, on a connu un âge d’or je crois, on sortait au Fiacre, à Montparnasse, c’était une vie homosexuelle très sociable et on aimait la littérature, les intellectuels, c’était très festif aussi, Le Fiacre j’aimais beaucoup parce qu’il y avait cette ambiance très particulière, ça n’avait rien £à voir avec les jeunes d’aujourd’hui qui s’affichent dans les bars là ».
« Nous les plus vieux, notre homosexualité on la garde pour nous. Mes voisins n’ont pas à savoir ce que je fais. Les jeunes veulent que tout le monde le sache et y en a qui aiment ça, alors que si tu suis ton chemin, moi j’ai suivi mon chemin, mais j’ai jamais eu de problèmes parce que je faisais ma vie en cachette ».
28Cette « vie en cachette » est typique de générations parisiennes et montréalaises socialisées au secret homosexuel et à une conception séparatiste des sexualités, dans laquelle hétérosexuels et homosexuels constituent deux mondes relativement cloisonnés. Elle accompagne souvent un séparatisme des genres et un rejet marqué des femmes :
« Dès qu’il y a des femmes mêlées dans le monde gay, c’est un fiasco, parce que ce n’est pas leur monde et de toute façon les lesbiennes n’aiment pas les hommes ».
30On retrouve, en partie ici, un écho au mot d’ordre de l’entre-soi du début des années 1980. S’il est ici pourvoyeur de convivialité et de sécurité, il n’est surtout compréhensible qu’en lien avec des trajectoires socio-biographiques dans lesquelles l’homosexualité a suscité des expériences difficiles, chez les plus âgés mais aussi chez des gays de moins de 35 ans, au moment de l’entretien. C’est surtout le cas des gays issus de milieux populaires n’ayant pas connu les plus fortes ascensions sociales. Ils sont peu nombreux puisqu’ils se logent de plus en plus difficilement dans le quartier. Lorsqu’ils y parviennent pourtant, le sentiment de sécurité que procure le quartier se traduit par un fort ancrage au quartier, qui polarise la plupart des pratiques quotidiennes et des sorties. Damien, âgé de 26 ans, en recherche d’emploi et locataire avec son compagnon depuis deux ans dans le Marais, en est un exemple, lui qui avoue : « je ne sors pas du 4e arrondissement de la journée ». Le « refuge » correspond également à d’autres parcours. Simon n’est ni très âgé, ni issu de milieu populaire. En revanche, il raconte, en entretien, avoir « eu du mal à accepter » son homosexualité et c’est l’enquêté le plus catégorique sur le choix du Marais :
« Absolument, c’était capital ! On voulait habiter près du Marais de toute façon, ça c’était clair, 4e, 3e c’était ça, limite 11e mais on voulait des trucs gays, absolument, c’était absolument impératif, c’était clair, net et précis, ça c’était capital oui ! […] Mais c’était pour l’ambiance générale je crois. On avait envie de voir quelque chose qui était différent, qui n’était pas calibré hétéro quoi, je veux pas dire qu’on en a souffert à Strasbourg, mais on avait envie de vivre quelque chose de différent ».
32D’une certaine manière, c’est à partir du moment où l’identité homosexuelle pose problème qu’elle devient sociologiquement problématisable parce que structurante dans les parcours et les modes de vie [21]. Ceci est plus probable dans des milieux populaires, des générations anciennes et des entourages hostiles, on l’observe aussi dans certains parcours moins typiques, comme chez Simon. En termes de dénomination et de représentation, les « réfugiés » sont ceux qui déclarent le plus spontanément habiter « dans le Marais » ou « dans le Village », y compris lorsqu’ils vivent à la limite de ses frontières géographiques. Surtout, lorsqu’on leur demande de délimiter le Village ou le Marais, ils mobilisent spontanément la concentration et la présence de lieux gays comme indicateurs des limites d’un quartier qu’ils n’envisagent pas de quitter. Pour les réfugiés, l’installation dans le quartier est liée à son caractère gay, voire à l’attrait d’un modèle de vie relativement communautaire alors que d’autres aménités plus traditionnelles du centre-ville sont moins présentes dans leurs descriptions et leurs attaches à l’égard du quartier.
33Deux résultats importants peuvent alors être établis. À Paris et à Montréal, il existe bel et bien des populations gays pour lesquelles le quartier gay constitue l’incarnation physique au centre-ville d’un ailleurs tout autant social que spatial, dans lequel il semble et devient possible de vivre une homosexualité relativement exclusive. Mais ces rapports homosexuels au quartier gay restent en réalité peu fréquents et ne sont manifestes que dans certaines régions de l’espace social et certains types de trajectoires, en particulier chez les gays les plus âgés et les gays appartenant le plus clairement aux catégories populaires [22].
Le quartier qui consacre les « conquérants »
34D’autres gays ont vécu et mobilisent le quartier gay sur un mode très différent. Il constitue, pour eux, une consécration ou un aboutissement dans des trajectoires sociales et homosexuelles, qui s’apparentent davantage à la conquête de modes de vie privilégiés [23]. Dans ce cas, l’accession résidentielle au Marais ou au Village vient « couronner » un parcours socio-professionnel ascendant et une homosexualité socialement acceptable, souvent vécue en couple et dans l’aisance financière. Le quartier joue alors comme une ressource sociale cumulative : il vient renforcer une position sociale favorisée, mais aussi un parcours homosexuel vécu comme moins problématique et moins structurant.
35Cette situation concerne ainsi des gays plus fortunés et beaucoup plus diplômés, généralement âgés de 40 à 50 ans, exerçant des professions de cadres supérieurs, à la suite de fortes ascensions sociales ou du moins de reproduction d’origines familiales favorisées. Professionnellement stables, ils le sont aussi plus souvent affectivement et conjugalement. Ils ont accédé à la propriété, dans le Village et surtout dans le Marais, dans les logements les plus confortables des deux quartiers. L’accession à la propriété, la cohabitation conjugale, la sécurité économique et professionnelle accompagnent une relation positive au quartier, perçu comme un décor agréable « couronnant » la conquête de modes de vie gays, même si le choix du quartier ne se réduit pas, selon ces enquêtés, à sa seule dimension gay.
36Nés dans les années 1960, ces individus ont eu vingt ans dans les années 1980 et ils ont, pour la plupart, vécu leur entrée en homosexualité au moment où celle-ci était dépénalisée et apparaissait plus visible socialement [24]. De fait, le déroulement de leur carrière gay [25] a étroitement accompagné un moment charnière de l’histoire des homosexualités au tournant des années 1980-1990. Leur parcours biographique s’inscrit précisément dans un moment historique spécifique où le « bonheur dans le ghetto » cède la place à un quartier gay valorisant un « bonheur domestique » [26]. Cette position générationnelle conjuguée à des positions sociales favorisées justifie le qualificatif de « conquérants ». Si l’homosexualité semble aujourd’hui bien vécue et avoir rarement été dissimulée en tant que telle dans les parcours, elle n’est pas pour autant mise en avant, ni réellement structurante, notamment dans les interactions quotidiennes avec d’autres habitants non gays du quartier. S’il en tient parfois compte, au final, Benoît s’en « fout un peu » :
« La présidente du conseil syndical elle avait déjà demandé si on comptait habiter là, bon et puis elle nous avait sorti une phrase bizarre : “bon vous savez on n’est pas trop favorable à l’évolution du quartier” », donc on avait trouvé que c’était un peu limite quand même par rapport au fait qu’on soit deux garçons. Après, moi je m’en fous un peu, je veux dire, les gens se doutent bien qu’on est ensemble quand il voit les deux noms sur la boîte aux lettres ».
38Ces individus, qui ressentent beaucoup moins nettement l’homosexualité comme un stigmate, ont à la fois le sentiment d’avoir réussi professionnellement et socialement, mais aussi d’avoir vécu leur homosexualité « sans trop de problèmes », parvenant ainsi, au moment de l’entretien, à cumuler les satisfactions : être gay et être interrogé par un sociologue, être gay et habiter au cœur de la vie gay, être gay et être en couple stable, être globalement visible, reconnu, voire valorisé en tant que gay, de classes supérieures, propriétaire, membre d’un couple [27]. Ils sont les plus bavards en entretien, et font souvent preuve d’une grande réflexivité. Frédéric associe explicitement le quartier à la réussite, à sa « projection fantasmatique », mais aussi à son identité sociale et à son parcours homosexuel :
« Pour moi, le moment fort avec le quartier, oui c’était ça, j’avais des émotions dans le premier studio, l’impression que j’avais atteint une étape de ma vie, j’me disais bon j’ai réussi ça, et quand même en tant que pédé, ça avait vraiment du sens ! […] J’me revois me préparer dans cet appart-là, avant de sortir, avec un sentiment d’atteindre un truc que j’avais rêvé depuis longtemps, le moment où une projection fantasmatique coïncide avec la réalité, tu vois […] Y a un truc de rapport à la propriété aussi, tu vois, quand t’es pédé, je pense que ça a du sens, un jour, de te dire bon je vais acheter un appart dans LE Marais quoi. Même par rapport à mes parents, c’était important que je le fasse. Je me disais bon, être propriétaire, posséder un truc, ça me fait pas bander quoi, mais en fait je me rends compte que ça a vraiment du sens pour moi, y compris parce que je suis pédé, que j’ai la vie que j’ai ».
40Les parcours résidentiels de ces individus sont marqués par une progression régulière dans des logements et des quartiers de plus en plus valorisants, et, des modes de vie proches des habitants de centres anciens réhabilités, gays ou non [28]. Ces individus sont aussi ceux dont les goûts et les attentes en matière de logement et d’environnement résidentiel sont les plus exigeants et les plus distinctifs [29]. Ils opposent souvent les anciens lieux de résidence de leur trajectoire au quartier central sur un mode négatif en dénigrant la province, éventuellement la banlieue et surtout e quartier « mort », « résidentiel » et « où il ne se passe rien ». Compte tenu des mutations d’un quartier comme le Marais, ces fortes exigences résidentielles permettent aussi de comprendre certains départs du quartier, comme celui de Philippe en 1994, qui semble s’orienter dans Paris vers les fronts de la gentrification, en fuyant les « bobos » dont il pourrait bien faire partie, en réalité :
« En 94, je quitte le Marais, c’est un quartier qui est en train de devenir trop bobo mais je vais dans le 10e… et en 99, je quitte le 10e, mais le 10e devient d’ailleurs aussi bobo à l’époque ! (rires) ils me suivent on dirait ! ».
42Cette recherche de la distinction dans l’espace résidentiel parisien a donc pu amener à quitter le quartier gay au moment où il devenait trop fréquenté, « trop touristique » et également « très cher ». Mais elle révèle aussi une autre manière de se vivre gay dans la ville et dans le quartier gay au cours d’une biographie. Les conquérants ont souvent beaucoup fréquenté le quartier et ses lieux gays avant d’y habiter mais ces pratiques et cet attachement identitaire déclinent, chez eux, avec l’avancée en âge et la mise en couple qui correspondent justement souvent à l’installation résidentielle dans le quartier. Comme l’explique Jérôme :
« C’est très sympa quand t’es célibataire, ça l’est beaucoup moins quand t’es en couple […] J’y ai passé tout mon temps, j’y ai vraiment dépensé des fortunes, j’ai traîné comme tu imagines même pas dans les bars, ah mais tous les soirs, tous les soirs, j’rentrais du boulot, j’passais chez moi, j’enlevais ma cravate et j’rejoignais les copains au bar, jusqu’à ce que ça ferme […] J’avais plein de copains dans le quartier mais c’est quelque chose qui fait plus partie de ma vie, qui en fait beaucoup moins partie en tous cas, mais c’est lié à l’âge aussi, bon c’était un truc de jeune ça, après moi j’ai mon boulot, mon mec, ma vie de quarantenaire tranquille, je vois mes copains, tout ça, mais ça a passé ce truc des bars pour moi ».
44S’ils apprécient le décor gay local et l’idée de pouvoir y accéder rapidement et facilement, de fait, ils en ont un usage moins intense et moins intensément gay que par le passé. On constate, enfin, que ces conquérants se sont installés dans le Marais à partir du début des années 1990. Par la suite, plus ils sont arrivés tard comme habitants du quartier, plus ils sont fortunés et propriétaires. Dans le Village, le profil moins sélectif du quartier [30] et de l’immobilier local explique des vagues d’arrivées plus aléatoires. Les conquérants ont pu occuper un premier logement, comme locataires, dans le Village au cours des années 1990, puis le quitter et y revenir plus tard, mieux dotés économiquement et à présent en couple cohabitant et souvent en tant que propriétaire. C’est généralement dans ces contextes, quelque peu différents entre le Marais et le Village, que l’on observe les réhabilitations de logement les plus spectaculaires et les plus confortables, qu’il s’agisse d’aménager de vastes lofts dans d’anciens édifices industriels du Village ou d’abattre les cloisons et de reconfigurer d’anciens appartements très vastes du Marais pour y créer un habitat relativement peu familial [31]. Pour les conquérants, l’investissement résidentiel du quartier gay se comprend au regard de leur homosexualité mais surtout, au regard d’une manière de la vivre permise par un contexte historique et des positions sociales très supérieures, cette population regroupant clairement les ménages et individus les plus favorisés du corpus. Le quartier gay consacre à la fois la conquête de modes de vie gays visibles et affichés comme tels et des trajectoires sociales ascendantes permettant l’accès au centre-ville, vécu comme un aboutissement ou une consécration.
Le « lieu de passage » des indépendants ?
45Un troisième groupe d’enquêtés ne mobilise le quartier ni comme un refuge, ni comme l’aboutissement d’une trajectoire, mais comme un « lieu de passage ». Ce groupe se caractérise par des trajectoires sociales et spatiales nettement plus mobiles que les autres et peut être qualifié de groupe des indépendants. L’indépendance renvoie souvent à un statut professionnel et à de fortes mobilités dans ce domaine, mais aussi à un célibat fréquent, une forte propension aux mobilités géographiques et résidentielles, et un moindre investissement dans les lieux et les normes gays de type communautaire. Le quartier gay occupe une place plus ambiguë dans ces parcours : s’il s’apparente souvent à un « lieu de passage », que l’on habite pour des raisons moins claires et surtout moins clairement gays que les autres, il reste un quartier que l’on apprécie et que l’on investit, au moins provisoirement. Pour ces individus, l’installation et les rapports au quartier renvoient surtout à des motifs professionnels, des opportunités de logement, à des modes de vie tournés vers les quartiers centraux, et très rarement à une identification homosexuelle affirmée. Ils attribuent souvent le choix du quartier à des circonstances hasardeuses et surtout liées à l’opportunité d’un logement obtenu par « chance » :
« J’avais pas tellement le temps de chercher, c’était un copain qui habitait ici, et il m’a dit qu’il lâchait cet appart parce que lui il avait trouvé un autre appartement, donc j’suis allé voir son agence et c’est la seule agence que j’ai faite, donc j’ai eu du bol, j’avais pas trop de garants tout ça et là je suis tombé sur une agence, j’ai eu du bol là aussi, c’était une nana 70 piges, super folle qui me l’a donné. Mais là aussi j’ai eu du bol. Elle m’a vu, elle m’a dit ah vous êtes pas français, moi non plus, je suis grecque, la Méditerranée, c’est beau, tout ça, on a parlé de ça, de Corfou, puis elle m’a dit bon ben c’est vous qui avez l’appartement ! ».
47De fait, ces enquêtés ont des parcours résidentiels plus incertains et moins linéaires que les autres. Ils ont eu des expériences résidentielles plus atypiques et plus nombreuses, ils ont connu des « galères », ont mis en place des bricolages résidentiels par moment (sous location, colocation et multi-résidence temporaires).
48En revanche, ils valorisent beaucoup la centralité urbaine et ses aménités : ils connaissent et fréquentent les lieux gays mais le quartier gay n’est pas un élément central de leur parcours résidentiel ni de leurs manières de vivre au quotidien. Locataires de logements souvent étroits, ils ne vivent cependant pas leurs conditions de logement sur un mode négatif : ils aménagent, bricolent, décorent. S’ils n’ont pas le sentiment d’avoir choisi ce quartier ou ce logement et s’ils n’ont pas les moyens de devenir propriétaire dans le quartier, cela n’interdit pas toute appropriation du chez-soi, y compris lorsqu’il leur semble « tout pourri » :
« Des fois, ça me prend donc je vais vouloir changer le coin bureau en coin canapé, et puis après je rechange deux semaines après, bon donc non, j’y passe pas beaucoup de temps, disons que j’aime bien… j’aime bien que ce soit mignon quoi ! Peut-être que c’est mon côté un peu artiste aussi, genre comment faire du design dans un appartement tout pourri ? (rires) Bon, après, c’est pas très réussi peut-être ».
50Ils ont connu des mobilités importantes au cours de leur vie et continuent souvent à être mobiles au quotidien, notamment à l’échelle intra-urbaine. Le lieu de travail peut ainsi être situé pour partie à domicile et pour partie dans plusieurs endroits de la ville, ce qui explique aussi l’intérêt du quartier central comme lieu de résidence, notamment dans certains de leurs secteurs professionnels (culture, communication, information et médias). Le goût pour l’urbain et le centre urbain apparaît alors très fortement en entretien :
« La ville pour moi oui c’est plus important, m’enterrer en province non merci ! Pas maintenant en tous cas ! Je suis urbain ça c’est sûr et j’irai pas non plus en banlieue, enfin sauf si je voulais acheter un appart peut-être, mais bon après si tu vis à Paris autant être en plein dans Paris, sinon ça n’a pas d’intérêt ».
52À l’image des catégories urbaines de jeunes gentrifieurs marginaux décrites dans la littérature sociologique [32], ces enquêtés possèdent des statuts professionnels instables, des revenus aléatoires mais des capitaux culturels importants et des dispositions à la centralité urbaine très structurantes : leurs rapports au quartier sont marqués par un subtil mélange d’ancrages et de mobilités. Leurs origines sociales sont variées mais leurs trajectoires sont surtout caractérisées par l’instabilité professionnelle, la prédominance des professions et activités artistiques et culturelles, les formes d’emploi atypiques et non salariales (free-lance, piges, missions). Les études sont généralement longues mais différentes des conquérants : chez leurs prédécesseurs, on relevait des études longues de type scientifique ou commercial (écoles d’ingénieurs ou de commerce), ici on change d’univers, y compris pour les plus diplômés (études universitaires en histoire de l’art, sciences humaines, lettres, écoles de design).
53Dans ces parcours, l’homosexualité occupe une place moins structurante du point de vue des pratiques et, surtout, elle n’est pas un support d’identification à une communauté gay, que les enquêtés critiquent souvent et qu’ils maintiennent à distance de leur identité sociale. Elle apparaît alors plus subtilement comme un enjeu de distinction socio-culturelle progressive en cours de biographie. Au début de leurs carrières, on retrouve des étapes similaires aux autres groupes : « découverte » de son homosexualité, et plus souvent que les autres, déclaration de celle-ci à l’entourage, fréquentation des lieux gays et des deux quartiers. Mais avec le temps, et même si l’on continue à fréquenter certains lieux gays, une prise de distance concrète et surtout symbolique se dessine vis-à-vis du « milieu gay ». Les entretiens révèlent, chez eux, un regard critique et un sentiment de lassitude. La dénonciation des effets pervers ou d’aspects conformistes et « trop commerciaux » du quartier « gay » est l’occasion de mettre en avant une conception plus culturelle, intellectuelle et alternative de l’homosexualité :
« Mon appréhension de l’homosexualité, ma manière de l’aborder a toujours été d’abord littéraire, cinématographique, artistique ».
55L’homosexualité est surtout présente dans leur vie lorsqu’elle est associée à d’autres attributs comme la mode, la culture, la connaissance, les amitiés les plus solides, les relations professionnelles. Chez Denis, la sexualité fétichiste et l’attrait pour les lieux « cuir » sont eux aussi investis d’une composante intellectuelle tout à fait singulière, passant davantage par la « cervelle » que par « l’enveloppe physique » :
« J’ai eu plus de conversation de grande littérature et de philosophie dans les bars cuirs et je ne l’ai jamais eu dans une boîte branchée, y a des bonnes chances que si tu rentres dans n’importe quel bar cuir au monde, j’peux te garantir qu’y a quelqu’un qui est intello là et c’est très facile de faire une conversation intellectuelle de haut niveau, j’ai toujours eu cette expérience là, donc si tu veux rencontrer quelqu’un qui a lu Zola, t’as plus de chance de le rencontrer dans un bar cuir. Parce que le fétichisme a besoin de passer plus par la cervelle, c’est pas juste, lui je le trouve mignon, c’est au-delà de l’enveloppe physique ».
57Cette manière de vivre l’homosexualité est socialement sélective et culturellement distinctive, plus que communautaire, festive ou solidaire. Elle amène à fréquenter des lieux et des personnes qui peuvent être gays mais qui sont surtout jugés « alternatifs » et « branchés ». Ces dispositions à l’avant-garde et à la contestation des normes dominantes d’un milieu gay institutionnalisé rappellent les mots d’ordre de l’espace libérateur du début des années 1980, mais ne se trouvent plus tellement à s’incarner dans le Marais ou le Village dans les années 2000 [33]. C’est ce qui explique aussi que ces enquêtés construisent des frontières internes au Marais et au Village, des frontières physiques qui redoublent des frontières socio-culturelles. À Paris, ils privilégient alors le nord du Marais et le 3e arrondissement, plutôt que les artères les plus animées et surchargées du 4e arrondissement. Lorsqu’ils vivent dans le Village, ils pratiquent et apprécient davantage les rues Amherst et Beaudry que l’artère la plus fréquentée et la plus visible de la rue Sainte-Catherine. Les dénominations employées pour désigner le lieu de résidence sont d’ailleurs plus variées et les critères de délimitation du quartier où l’on vit, moins associés à la présence de lieux ou de populations gays, en particulier à Paris. Habitant rue du Trésor, Renaud ne s’identifie pas au Marais : « Moi, j’dis Hôtel de Ville, non j’dis pas Marais non ». Stéphane, habitant rue des Arquebusiers, s’identifie plutôt à « République » malgré un éloignement relatif au quartier République : « J’dis pas Marais je crois, j’dis plutôt 3e ou République ou oui, près de République ».
Le quartier comme tremplin biographique
58Un dernier rapport au quartier gay illustre son potentiel rôle de tremplin dans une biographie. Il concerne des gays de classes moyennes, âgés de 27 à 45 ans, aux origines sociales hétérogènes et ne manifestant pas d’engagement identitaire ou communautaire homosexuel affirmé. Cette catégorie est la plus variée sociologiquement mais ce qui en fait l’unité est bien la manière dont le quartier apparaît comme une opportunité saisie et investie sous différentes formes dans le parcours des individus qui la composent. Ils y sont plus ancrés par l’usage et les pratiques résidentielles que par une volonté initiale d’habiter ici, mais ils y trouvent des ressources qu’ils investissent durablement et qui viennent surtout modeler ce qu’ils sont pour le quartier et ce que le quartier recouvre aussi dans leurs trajectoires.
59Les parcours sociaux et résidentiels combinent origines populaires et mobilités ascendantes, mais les origines sociales peuvent être plus diversifiées. De même, du point de vue des positions acquises, ce groupe est situé dans les classes moyennes et moyennes supérieures, avec toute la diversité que ces classifications contiennent. Cette hétérogénéité est accentuée par des écarts de niveaux de vie importants et par des contextes d’installation dans le quartier très variés : en couple ou non, en location ou non, entre 25 et 43 ans, entre la fin des années 1980 à Montréal et les années 2000 pour les deux terrains. On retrouve donc ici des gays aux parcours et aux ressources sociales plus diversifiés que dans les trois catégories précédentes. Mais, au-delà d’une telle variété, deux éléments ressortent de ces trajectoires : d’une part, la conscience et la description d’écarts sociaux avec leurs parents au sujet des modes de vie, notamment familiaux et culturels, et d’autre part, la fréquentation relativement précoce des lieux gays, limitée dans leurs cas, aux deux quartiers gays de Paris et de Montréal. S’ils disent avoir choisi le quartier parmi tant d’autres, ils en apprécient, une fois arrivés, les aménités, l’animation socioculturelle, mais aussi les spécificités homosexuelles. Le choix du quartier n’est pas aussi clairement associé à son statut de quartier gay que chez les « réfugiés » ou même les « conquérants », mais l’emménagement y est par contre vécu de manière très positive par tous et suscite une forme d’euphorie qui accompagne le sentiment qu’une nouvelle étape commence. Or, l’unité de ce groupe d’enquêtés vient précisément de ce que le quartier inaugure pour eux, à savoir un investissement non anticipé, qui produit des bénéfices sociaux, professionnels, relationnels et symboliques et qui se réalise dans des activités et des événements très variés. S’il n’engage pas nécessairement l’identité homosexuelle, il fonctionne souvent comme un ressort ou un tremplin professionnel, relationnel et biographique infléchissant le cours d’une trajectoire.
60C’est d’abord vrai dans le Village, selon des formes très marquées par l’homosexualité, et qui peuvent infléchir des trajectoires professionnelles ou biographiques. Arrivant à Montréal et dans le Village vers l’âge de 20 ans, en provenance d’une famille rurale et ouvrière, vivant près de Drumondville, Marc-André travaille comme barman dans plusieurs établissements gays du quartier et intègre peu à peu, au cours des années 1990, les réseaux gays de la nuit dans le Village. Il en gravit les échelons pour finalement reprendre successivement deux établissements-phares du Village Gai, puis devenir l’un des businessmen gays les plus connus et intégrer la Société de développement commercial du Village, comme cadre commercial. Quelques mois après l’entretien, il est devenu agent immobilier spécialisé dans le Village, auprès d’une clientèle gay. On comprend bien alors pourquoi Marc-André affirme que l’installation dans le Village a « fait basculer » sa vie : le quartier a offert des possibilités nouvelles qui ont transformé ce qu’il était ou envisageait d’être, puisqu’il envisageait alors de faire des études d’ingénieur en arrivant à Montréal. Sa trajectoire montre comment le quartier a permis de construire un réseau de connaissances et de relations à la fois ancré localement et fortement homosexuel et d’imaginer, comme d’autres agents immobiliers gays du quartier, faire de ce réseau personnel de connaissances, une ressource professionnelle dans l’immobilier local. Son attachement au quartier entremêle motifs objectifs (résidentiel, professionnel, relationnel) et motifs plus affectifs et personnels :
« Quoi qu’il arrive, j’veux garder un logement dans le Village de toute façon, jusqu’à ma retraite […] J’suis content d’avoir vu le Village grandir, je me sens privilégié, je vois à quel point la cause gay elle a rejoint celle du quartier, et inversement on peut dire aussi ».
62Dans un registre moins professionnel, ce sont des activités comme la chorale gay de Montréal, Ganymède, qui constituent un tremplin. Quelques enquêtés ont été recrutés lors des répétitions de la chorale gay qui avaient lieu dans une salle du centre communautaire de Centre-Sud et, qui regroupaient une majorité d’habitants gays du Village. Plusieurs d’entre eux y ont adhéré après leur installation, ouvrant ainsi considérablement leur réseau de sociabilités. En entretien, Jean-Paul, 57 ans, employé en pré-retraite, évoque le rôle décisif de cette activité culturelle dans ses relations amicales qui sont simultanément des sociabilités de quartier. Compte tenu de sa trajectoire, le Village s’apparente presque au modèle du refuge, sauf qu’il n’y a ni ici de volonté délibérée et initiale de rejoindre son monde, ni d’homosexualité vécue de manière aussi structurante dans son parcours. Son homosexualité est d’ailleurs connue de ses proches et ses activités ne sont pas exclusivement tournées vers des lieux ou des sociabilités gays. Il n’en reste pas moins que le quartier constitue pour lui une ressource relationnelle inédite à travers l’engagement dans la chorale : il part en week-ends avec d’autres choristes, participe aux tournées internationales [34] qui offrent l’occasion de vacances entre choristes (le plus souvent des voisins). Dans ce cas, les investissements du quartier peuvent apparaître à la fois opportunistes et socialement bénéfiques. Le choix d’habiter le quartier gay n’est pas aussi clairement lié à l’orientation sexuelle des individus, mais le fait d’y vivre amène à des opportunités et des possibilités nettement moins probables ailleurs.
63C’est également vrai dans le Marais, selon des formes nettement moins gays, en apparence, et c’est une différence qu’il faut souligner entre les deux terrains. Dans le Marais, le quartier peut aussi infléchir des trajectoires individuelles, l’homosexualité étant ici plus ou moins mise en jeu selon les parcours. Pour Tony et Vincent, le Marais des années 1990 a bien constitué une ressource professionnelle dans leur parcours de designer. La ressource investie est, dans leur cas, constituée du Haut-Marais, des galeristes à la mode et de la rue Charlot. L’entretien montre comment ce petit secteur a joué comme un catalyseur, notamment grâce à un célèbre galeriste pionnier du quartier et très apprécié, d’ailleurs, par Gai Pied dès le début des années 1990 :
« – T : Bah tu le connais pas ? C’est un des plus grands galeristes de Paris, dans l’art contemporain, qui est ici depuis 40 ans, et par un ami architecte qui avait travaillé dans sa galerie, on a rencontré la galerie et c’est un peu ce qui nous a introduits donc dans notre domaine artistique et dans le quartier aussi un peu…
V : Oui, il a sa galerie juste à côté, rue Vieille du Temple, et il habite à côté…
T : Oui, après ça nous a donné d’autres relations, dans d’autres domaines aussi, mais il représente pour nous, il représentait pour nous quand on avait 25 ans, vraiment LE galeriste important ! Et je crois que c’est un des premiers qui a installé sa galerie dans le quartier d’ailleurs, il a vraiment lancé ça, puis on a commencé à travailler pour la galerie.
V : On l’a rencontré au moment où on a pris le bureau ici, en fait, on allait souvent manger dans le même restaurant puis on a discuté comme ça au début et on est devenus amis en fait ».
65Habitants du quartier, jeunes designers ayant installé leur atelier dans le Haut-Marais, ils accumulent ici, depuis le milieu des années 1990, les réseaux professionnels, amicaux et de voisinage dans un petit monde « branché » où l’homosexualité est bien présente, mais sous des formes moins institutionnalisées et communautaires que celles du Village de Marc-André. À partir du quartier, Tony et Vincent s’engagent alors dans une ascension professionnelle fulgurante qui, en quelques années, les fait passer du statut de jeune couple d’étudiants designers à la reconnaissance internationale dans leur domaine [35]. L’effervescence culturelle et artistique du 3e arrondissement à la fin des années 1990 leur permet de construire des liens professionnels, amicaux et locaux qui se croisent et se superposent souvent. De fait, l’homosexualité est très présente dans ces relations sociales. Mais ce sont davantage des proximités culturelles et sociales qui en font une ressource locale supplémentaire dans un parcours, beaucoup plus qu’une ressource compensatoire dans des trajectoires de fuite des origines populaires par exemple. Ici, l’articulation entre une manière de vivre l’homosexualité, une trajectoire socio-professionnelle et un contexte socio-spatial permet de comprendre comment, à travers un « petit monde intello pédé » [36], le quartier a pu constituer, à un moment donné, une ressource sociale bénéfique et décisive à l’échelle biographique.
66Un dernier exemple peut être évoqué, celui des carrières politiques. L’enquête nous a amené dans les sections du Parti socialiste des 3e et 4e arrondissements, dont nous avons interrogé quelques membres, gays et habitants du quartier. L’engagement politique et le quartier ont simultanément un effet tremplin. Cet effet est spécifique au quartier et aux individus dans la mesure où tous affirment la forte présence des gays dans les sections. Le cas de Quentin, 27 ans, a particulièrement retenu l’attention. Celui-ci est militant socialiste depuis ses années de lycée en Picardie et arrive à Paris pour commencer ses études à l’âge de 19 ans. En entretien, il relate une discussion, ayant lieu quelques temps plus tard, dans un taxi, avec un leader national du Parti socialiste, ce dernier lui expliquant : « Toi, il faut que tu t’implantes dans le 3e, tu as tout pour réussir dans le 3e ! ». Selon Quentin lui-même, le « tout » englobe alors autant la jeunesse, les diplômes que l’homosexualité et, sans habiter encore le quartier, il intègre alors la section socialiste du 3e arrondissement. Il en gravit rapidement les échelons et ses réseaux municipaux lui offrent un emploi à la mairie dans les services du logement et de l’urbanisme, en 2006, moment où il emménage aussi dans un appartement du quartier. En 2008, Quentin se retrouve propulsé en première ligne des listes socialistes lors des élections municipales et devient simultanément adjoint au maire du 3e arrondissement, et surtout, conseiller de Paris. Ce mandat fournit non seulement une reconnaissance politique importante, à l’échelle parisienne et nationale, mais aussi des indemnités mensuelles de plus de 4 000 euros bruts pour un jeune homme de 27 ans. L’engagement politique local infléchit alors directement la trajectoire socio-professionnelle et le quartier du Haut-Marais joue bien comme un tremplin. Il fournit non seulement une sociabilité et une notoriété locale, mais aussi des revenus, du travail et un statut pouvant dépasser l’échelle locale cette fois-ci. Quentin est issu d’une famille d’instituteurs de la Picardie et n’a de cesse en entretien de mettre en avant les valeurs méritocratiques présidant au programme et au fonctionnement de son parti politique, qui permet notamment à un « jeune », « d’avoir de vraies responsabilités ».
67C’est bien le rôle du quartier comme tremplin multiforme qui fait l’homogénéité de ce groupe. D’une manière ou d’une autre, il apporte des ressources dans des trajectoires très diversifiées et quelles que soient les conditions d’entrée. Celles-ci ne relèvent pas nécessairement d’un choix résidentiel affirmé, lié par exemple à l’orientation sexuelle, mais une fois installés, ces individus profitent pleinement des possibilités qu’offre l’espace local. Ces engagements et leurs effets sociaux produisent souvent une vision positive du quartier où se conjuguent les qualités de la vie sociale, du cadre urbain, des aménités culturelles et commerçantes. À l’image des « conquérants » mais pour des raisons différentes, ils tendent d’ailleurs à attribuer au Village ou au Marais un rôle exceptionnel et unique dans leur parcours socio-résidentiel. Enfin, si l’homosexualité ne constitue pas, pour eux, la seule dimension structurante de la vie du quartier, la présence des lieux et des populations gays reste perçue comme un décor appréciable régulièrement valorisé en cours d’entretien. De même, l’homosexualité sans apparaître comme un élément nécessairement structurant de leurs parcours et de leurs rapports au quartier, vient informer et préciser les modalités de leur investissement local pour en dessiner certaines spécificités.
68L’analyse des parcours et des rapports au quartier de populations gays habitant le Village et le Marais permet ainsi de déconstruire bien des images dominantes au sujet de ces espaces urbains, comme au sujet des populations homosexuelles dans leur ensemble. Si les images souvent stigmatisantes du « ghetto » ou du quartier « communautaire » peuvent continuer à nourrir certains fantasmes contemporains sur l’homosexualité, voire certaines postures homophobes, elles résistent mal à l’épreuve de l’enquête empirique. Celle-ci révèle surtout la diversité des rapports pratiques, symboliques et affectifs que les individus construisent à l’égard des quartiers gays. L’aventure urbaine qu’a pu constituer l’implication de certains gays dans la renaissance urbaine du Marais et du Village au cours des années 1980 n’est compréhensible que dans un moment historique particulier, dans l’histoire des deux quartiers, mais aussi dans celle des homosexualités occidentales. La nostalgie exprimée par certains à l’égard d’un passé autant idéalisé que révolu montre d’ailleurs que les temps ont changé et que les liens entre homosexualité et quartier restent historiquement et sociologiquement variables. De ce point de vue, on doit également insister sur les variations contextuelles, biographiques et sociologiques qui caractérisent la place du quartier dans les trajectoires individuelles. S’il peut y avoir refuge identitaire, support d’une appartenance communautaire, ce type de rapport au quartier est loin d’être hégémonique et correspond à certaines positions et trajectoires sociales bien déterminées. Il amène surtout à envisager la « variable homosexuelle » dans son lien avec d’autres variables, sans doute plus classique en sociologie, telles que l’âge, la génération, les origines et les positions sociales. En ce sens, affirmer que « le quartier du Marais à Paris révèle bien l’idée d’un territoire homosexuel commun » [37] semble très contestable tant les matériaux empiriques produits dans cette enquête montrent, presque systématiquement, le contraire. Comme pour d’autres figures de la ville et du centre-ville, l’examen des parcours et des modes de vie individuels fournit des moyens de comprendre les processus de différenciation sociale que la ville enregistre autant qu’elle produit au quotidien. Le « quartier gay » met certes en scène et en présence des populations et des interactions singulières, car singulièrement confrontés à la sexualité, à ses rituels et à ses normes dominantes. Mais il n’est pas situé en apesanteur dans l’espace social et reste perméable à des inégalités sociales, économiques et culturelles qui influencent la manière dont des individus investissent, pratiquent et se représentent l’espace urbain aujourd’hui, dans les quartiers gays comme ailleurs.
Notes
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[1]
Michael P. Brown, Closet Space. Geographies of Metaphor from the Body to the Globe, Londres/New York, Routledge, 2000.
-
[2]
Par exemple, en France, Philippe Ariès, « Réflexions sur l’histoire de l’homosexualité », Communications, 35, 1982, p. 56-67 ; Michael Pollak, « L’homosexualité masculine, ou : le bonheur dans le ghetto ? », Communications, 35, 1982, p. 37-55 ; Philippe Adam, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ? Enquête sur l’évolution des expériences homosexuelles », Actes de la recherche en sciences sociales, 128, juin 1999, p. 56-67 ; Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Julian Jackson, Arcadie. La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Autrement, coll. « Mutations/sexe en tous genres », 2009.
-
[3]
Manuel Castells et Karen Murphy, “Cultural identity and urban structure : the spatial organization of San Francisco’s gay community”, Urban Affairs Review, 22, 1982, p. 237-259 ; Manuel Castells, The City and the Grassroots, Berkeley, University of California Press, 1983.
-
[4]
Robert Aldrich, “Homosexuality and the city : an historical overview”, Urban Studies, 41(9), 2004, p. 1719-1737.
-
[5]
Benjamin Forest, “West Hollywood as symbol : the significance of place in the construction of a gay identity”, Environment and Planning D : Society and Space, 13(2), 1995, p. 133-157 ; Anne-Marie Bouthillette, “The role of gay communities in gentrification : a case study of Cabbagetown, Toronto”, in Stephen Whittle (dir.), The Margins of the City : Gay Men’s Urban Lives, Brookfield, Ashgate Publishing, 1994, p. 65-84 ; Gary J. Gates et Jason Ost, The Gay and Lesbian Atlas, Washington DC, Urban Institute Press, 2004.
-
[6]
Par exemple, Jon Binnie et Beverley Skeggs, “Cosmopolitan knowledge and the production and consumption of sexualized space : Manchester’s gay village”, The Sociological Review, 52(1), 2004, p. 39-61 ; Marianne Blidon, « Jalons pour une géographie des homosexualités », L’Espace géographique, 37(2), 2008, p. 175-189.
-
[7]
C’est par exemple manifeste dans la presse française généraliste des années 1990. Voir sur ce point, Frédéric Martel, Le Rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 1996. et également, Yves Derai, Le Gay Pouvoir. Enquête sur la république bleu, blanc, rose, Paris, Ramsay, 2003.
-
[8]
Pour une synthèse en français, voir sur ce point : M. Blidon, « Jalons pour une géographie… », op. cit. ; Stéphane Leroy, « La possibilité d’une ville. Comprendre les spatialités homosexuelles en milieu urbain », Espaces et sociétés, 139, 2009, p. 159-174.
-
[9]
Par gay, on entend simplement des hommes se déclarant homosexuels, le cas des lesbiennes n’est pas traité dans cet article et dans cette enquête. Il renvoie à des logiques socio-spatiales très différentes que certains travaux commencent à étudier spécifiquement, en soulignant notamment le moindre « accès à la ville » et à la visibilité urbaine des lesbiennes : Julie A. Podmore, “Gone ‘underground’ ? Lesbian visibility and the consolidation of queer space in Montreal”, Social & Cultural Geography, 7(4), 2006, p. 595-625 ; Nadine Cattan et Anne Clerval, « Un droit à la ville ? Réseaux virtuels et centralités éphémères des lesbiennes à Paris », Justice spatiale, 3, mars 2011, http://www.jssj.org/05.php#b.
-
[10]
Le choix délibéré d’une entrée résidentielle n’empêche pas d’aborder d’autres formes de présence gay dans le quartier notamment par le biais des amis gays fréquentant le quartier sans y habiter et, surtout, parce que les enquêtés ont tous connu et fréquenté le Marais et le Village avant d’y habiter. Les entretiens donnent alors aussi à voir des dimensions moins résidentielles de la construction des rapports aux quartiers gays.
-
[11]
Pour une analyse plus fine de ces processus : Colin Giraud, « Les commerces gays et le processus de gentrification. L’exemple du quartier du Marais à Paris depuis le début des années 1980 », Métropoles, 5, 2009 (en ligne : http://metropoles.revues.org/3858) ; Colin Giraud, « Sociologie de la gaytrification. Identités homosexuelles et processus de gentrification à Paris et Montréal », thèse de sociologie, Lyon, université de Lyon 2, octobre 2010.
-
[12]
À Montréal, plusieurs regroupements commerciaux apparaissent dans les années 1990 et amènent finalement à la création de l’Association des commerçants et professionnels du Village (ACPV) en 1999, qui devient la Société de développement commercial (SDC) du Village en 2003.
-
[13]
À Paris, le Syndicat national des entrepreneurs gays (SNEG) est crée en 1990 avec comme projet initial de « faire émerger la force sociale et économique que représentent les établissements gays et leur clientèle ».
-
[14]
Les enjeux et les effets d’un tel « mélange des genres » ont été abordés dans d’autres contextes urbains. Voir sur ce point : Paul Hindle, “The influence of the Gay Village on migration to central Manchester”, North West Geographer, 1(1), 2001, p. 54-60.
-
[15]
Voir sur ce point : Mickey Lauria et Lawrence Knopp, “Toward an analysis of the role of gay communities in the urban renaissance”, Urban Geography, 6(2), 1985, p. 152-169 ; Stephen Quilley, “Constructing Manchester’s ‘new urban village’ : gay space and the entrepreneurial city”, in Gordon B. Ingram, Anne-Marie Bouthillette et Yolanda Retter (dir.), Queers in Space : Communities, Public Places, Sites of Resistance, Seattle, Bay Press, 1997, p. 275-292.
-
[16]
Au-delà des supports de presse, on peut citer : Jean Le Bitoux, « Marcher dans le gai Marais », Revue h, 1, 1997, p. 47-51.
-
[17]
Processus décrits dès le milieu des années 1980 en France dans certains quartiers parisiens notamment, Catherine Bidou, Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 1984.
-
[18]
Pierre-Olivier De Busscher, « Le monde des bars gais parisiens : différenciation, socialisation et masculinité », Journal des anthropologues, 82-83, 2000, p. 235-249 ; Nadine Cattan et Stéphane Leroy, « La ville négociée : les homosexuel(le)s dans l’espace public parisien », Cahiers de géographie du Québec, 54(151), 2010, p. 9-24.
-
[19]
S. Leroy, « La possibilité d’une ville… », op. cit.
-
[20]
Notamment : Hubert de Luze, Une morale ondulatoire, Paris, Loris Talmart, 2001 ; Frédéric Vincent, « La socialité dionysiaque au cœur de la tribu homosexuelle. Une intuition de Michel Maffesoli », in Jean-Philippe Cazier (dir.), L’Objet homosexuel. Études, constructions, critiques, Paris, Sils Maria, 2009, p. 161-168.
-
[21]
Marie-Ange Schiltz, « Parcours de jeunes homosexuels dans le contexte du VIH : la conquête de modes de vie », Population, 6, 1997, p. 1485-1537.
-
[22]
P. Adam, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ?… », op. cit.
-
[23]
M.-A. Schiltz, « Parcours de jeunes homosexuels dans le contexte du VIH… », op. cit. ; A. Philippe, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ?… », op. cit.
-
[24]
F. Martel, Le Rose et le noir…, op. cit. ; J. Jackson, Arcadie…, op. cit.
-
[25]
Le terme de carrière est repris à la sociologie interactionniste de la déviance pour rendre compte des processus séquentiels par lesquels les enquêtés apprennent à devenir gay. Sur le sens de la notion de carrière, voir Howard S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1985.
-
[26]
Au sujet de cette distinction sociohistorique, voir : Michael Pollak, « L’homosexualité masculine… », op. cit. et P. Adam, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ?… », op. cit.
-
[27]
Dans ces conditions sociales, l’inversion d’un stigmate social peut nourrir une construction identitaire valorisante. Voir sur ce point, Carrol A. B. Warren, “Destigmatisation of identity : from deviant to charismatic”, Qualitative Sociology, 3(1), 1980, p. 59-72.
-
[28]
Catherine Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville, Paris, Descartes & Cie, 2003 ; Damaris Rose, « Les atouts des quartiers en voie de gentrification : du discours municipal à celui des acheteurs. Le cas de Montréal », Sociétés contemporaines, 63, 2006, p. 39-61 ; Jean-Yves Authier, « Les citadins et leur quartier. Enquêtes auprès d’habitants de quartiers anciens centraux en France », L’Année sociologique, 58(1), 2008, p. 21-46.
-
[29]
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979.
-
[30]
L’analyse des données de recensement montre que le Village reste aujourd’hui socialement plus mixte que le Marais, même s’il s’est gentrifié depuis le milieu des années 1980.
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[31]
Dans bien des cas, on pourrait montrer comment l’absence d’enfants et de projets de parentalité influence les travaux effectués et la réhabilitation de certains logements.
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[32]
C. Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville, op. cit.
-
[33]
Sur les dimensions avant-gardistes de l’homosexualité et les conditions sociales d’existence de cette avant-garde, évoquons : Pierre Bourdieu, « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », in Didier Eribon (dir.), Les Études gays et lesbiennes, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1998, p. 45-50.
-
[34]
Nous avons eu l’occasion de suivre les choristes lors d’une tournée estivale en France en août 2007.
-
[35]
Ils multiplient les collaborations avec des institutions culturelles, des personnalités et des artistes reconnus. en fin d’enquête, une exposition leur est consacrée au Musée des Arts Décoratifs à Paris.
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[36]
Expression utilisée par Tony et Vincent pour décrire le « milieu » auquel ils disent appartenir.
-
[37]
F. Vincent, « La socialité dionysiaque au cœur de la tribu homosexuelle… », op. cit., p. 165.