Notes
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[*]
S’il s’agit bien d’un terme indigène, on ne l’accompagnera pas de guillemets dans la suite de l’article pour en faciliter la lecture.
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[1]
Deux articles sont couramment cités dans les débats autour de l’« ouverture sociale » : Michel Euriat et Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, 36(3), 1995, p. 403-438 ; Valérie Albouy et Thomas Wanecq, « Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles », Économie et statistique, 361, 2003, p. 27-52.
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[2]
Le lycée Henri IV a ouvert en 2006 une classe préparatoire aux études supérieures réservée à des bacheliers boursiers, préparant sur une année aux CPGE et au premier cycle universitaire.
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[3]
Source : Base Scolarité, DEPP, 2007.
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[4]
Pour une analyse de l’expérience sociale des « oblats » et « miraculés » scolaires, voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1989, p. 144-151 et p. 262 ; Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1957] et 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1991 ; Dominique Memmi, « L’ascension sociale vue de l’intérieur : les postures de la conquête », Cahiers internationaux de sociologie, 100, 1996, p. 33-58 et « Les déplacés. Travail sur soi et ascension sociale », Genèses, 24, 1996, p. 57-80. Les termes « déplacés » et « déplacement social » utilisés dans le présent article sont empruntés à Dominique Memmi.
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[5]
Pierre Bourdieu, « Les contradictions de l’héritage », in La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 711-718 et Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 189-193. Voir aussi l’analyse par Gérard Mauger de ces tensions et contradictions dans l’œuvre d’Annie Ernaux, voir « Annie Ernaux, “ethnologue organique” de la migration de classe », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004 ; Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, PUF, Paris, 1990, p. 223-258.
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[6]
La « polémique » qui a opposé, au début du mois de janvier 2010, le directeur de Sciences Po, Richard Descoings, à celui de la Conférence des grandes écoles, Pierre Tapie, sur l’objectif ministériel de 30 % de boursiers dans les grandes écoles d’ici 2012, offre un bon exemple de ces débats où les « élites » s’expriment sur l’« ouverture sociale » sans jamais s’interroger sur l’expérience de ses bénéficiaires.
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[7]
Daniel Sabbagh, « Une convergence problématique. Les stratégies de légitimation de la “discrimination positive” dans l’enseignement supérieur aux États-Unis et en France », Politix, 73, 2006, p. 211-229.
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[8]
Suite à la décision du Conseil de direction de l’IEP de Paris actée le 26 mars 2001, le syndicat étudiant de droite UNI dénonce devant la justice administrative une violation de la Loi Savary de 1984 selon laquelle seul le ministre de l’Éducation nationale est compétent pour fixer les conditions d’admission des établissements supérieurs. Une loi promulguée le 17 juillet 2001 légalisera l’initiative de l’IEP de Paris en lui transférant cette compétence. Voir Cyril Delhay, Promotion ZEP. Des quartiers à Sciences Po, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 43-47.
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[9]
Créée en 1973, la Conférence des grandes écoles rassemble principalement des écoles d’ingénieurs et des écoles de commerce parisiennes et provinciales. Cette association 1901 a organisé en 2003 un colloque réunissant scientifiques, experts et décideurs à l’École normale supérieure sur le thème de l’« ouverture sociale » des CPGE. En 2004, elle publie un « livre blanc » sur ce thème, puis met en place l’année suivante un « groupe ouverture sociale » qui coordonnera les initiatives des écoles-membres.
-
[10]
182 bourses de mérite sur critères sociaux sont instaurées en 1998 pour l’enseignement supérieur par le ministre de l’Éducation Claude Allègre. Leur nombre passe à 573 en 2001, puis 1 361 en 2007. Voir Jérôme Fabre, « Les boursiers dans l’enseignement supérieur depuis dix ans 1997-2001, 2002-2006 : deux périodes très contrastées », Éducation & formations, 75, 2007, p. 205-217.
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[11]
La question du recrutement social des grandes écoles (Polytechnique, ENA) et des facultés de médecine est posée dès 1998 par la « commission Attali », à l’origine des réformes de l’université dans les années 2000. Voir Jacques Attali et al., Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, rapport au ministre de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie, Paris, ministère de l’Éducation nationale, mai 1998.
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[12]
Les mesures qui sont prises renouent ainsi avec la politique des dirigeants socialistes au début des années 1990, qui avait notamment abouti à l’ouverture d’une CPGE à Saint-Ouen.
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[13]
Il faut ajouter à cela les rapports sur l’ouverture sociale publiés par des parlementaires ou des commissions d’experts à partir du milieu de la décennie 2000, des rapports du député Valls (2005) et du sénateur Bodin (2007) au rapport du sociologue Michel Wieviorka (2008) à la ministre de l’Enseignement supérieur. Ce dernier préconise notamment la multiplication de dispositifs sur le modèle des conventions de Sciences Po. Voir Michel Wieviorka, Rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sur la diversité, Paris, Robert Laffont, 2008.
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[14]
Sur les notions de « grande porte » et « petite porte », voir P. Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit.
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[15]
Les sept autres IEP de province ont également élaboré entre 2002 et 2006 leurs propres programmes, sans toutefois ouvrir de CPGE expérimentale. À partir de 2008, six de ces IEP, dont celui étudié dans cet article, ont créé une préparation sur internet payante avec un tarif préférentiel pour les boursiers (250 euros).
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[16]
Certains aménagements sont néanmoins apportés : pour le concours de l’IEP, à la moyenne au baccalauréat, prise en compte pour les candidats au concours, est substituée une « note de progression » obtenue au terme de l’année de préparation des concours.
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[17]
Source : archives du lycée Coty. Les citations utilisées dans cette partie proviennent toutes de cette source.
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[18]
Les témoignages des enseignants divergent quant à la réussite ou à l’échec de ce projet : certains estiment qu’il n’a pas été réellement pris en compte, d’autres au contraire suggèrent qu’il a constitué une véritable source d’inspiration pour le projet final.
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[19]
Dans sa lettre citée, celui-ci juge en effet « […] indispensable que cette classe préparatoire soit située au lycée Coty, la réputation de cet établissement étant un signal fort en direction des élèves recrutés ».
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[20]
Jean-Christophe François et Franck Poupeau, Le Sens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2008.
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[21]
L’analyse ethnographique de ces épreuves permet d’affiner l’articulation entre mobilités objective et subjective en évitant de réduire cette dernière à un simple enregistrement des appréciations portées par les individus sur leur trajectoire. Notre approche prolonge ainsi le débat ouvert dans un numéro récent de Sociologie du travail, voir Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer, « Les deux faces – objective/subjective – de la mobilité sociale », Sociologie du travail, 48(4), 2006, p. 455-473, et, dans le même numéro, Dominique Merllié, « Comment confronter mobilité “subjective” et mobilité “objective” ? », p. 474-486.
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[22]
On trouvera a contrario dans un ouvrage récent le récit d’un ancien taupin entré à Polytechnique et fils d’enseignants, qui raconte son expérience sur le mode de l’élection « évidente » et strictement individuelle. Voir Teodor Limann, Classé X. Petits secrets des classes prépa, Paris, La Découverte-Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.
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[23]
Source : Base Scolarité, DEPP, 2007. Ces données cumulent la première et la deuxième année de CPGE.
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[24]
La proximité spatiale ne vaut que pour les jours d’études : l’absence d’internat empêche tout contact prolongé entre ces élèves et les autres.
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[25]
En 2007, 40 % des élèves en deuxième année de CPGE (hors prépa sup-expé) ont intégré une des 20 grandes écoles les plus prestigieuses (celles que les enseignants de CPGE appellent communément les « écoles du top »). Comme dans tous les grands lycées de province, les admis aux grandes écoles les plus prestigieuses sont plus rares que dans les CPGE parisiennes (Henri IV, Louis Le Grand, etc.), mais il faut insister sur la différence entre les élèves de la prépa sup-expé qui ne visent que des écoles de second rang et les élèves des autres CPGE pour qui ces écoles représentent des solutions de repli en cas d’échec aux écoles de premier rang.
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[26]
Il faut cependant garder en tête que cet effet de clôture peut aussi s’observer dans les autres CPGE.
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[27]
Voir à ce sujet Hélène Buisson-Fenet et Séverine Landrier, « Être ou pas ? Discrimination positive et révélation du rapport au savoir. Le cas d’une “prépa ZEP” de province », Éducation et sociétés, 21, 2008, p. 67-80.
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[28]
Cet aspect est souligné par nombre de travaux sur les classes populaires. Voir notamment R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit. et Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-EHESS, 1989.
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[29]
Chiffres du Rectorat de l’académie étudiée pour 2006-2007. Les données présentées dans ce paragraphe proviennent toutes de cette source.
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[30]
Source : recensement INSEE, 1999. Ces proportions correspondent au quartier de résidence de plusieurs élèves rencontrés, qui n’est pas le plus « sinistré » socialement : le constat serait encore plus net si l’on prenait l’exemple des quartiers où résident la majorité des élèves inscrits dans cette CPGE.
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[31]
La situation des filles est plus difficile que celle des garçons dans la mesure où elles doivent souvent aider leurs frères et sœurs à faire leurs devoirs et effectuer des tâches domestiques dont les garçons sont généralement dispensés. Si cette dimension reste au second plan dans les propos des élèves rencontrées, elle suggère qu’il existe une différenciation de genre au sein de ces déplacés.
-
[32]
Jean-Claude Combessie, « Éducation et valeurs de classe dans la sociologie américaine », Revue française de sociologie, 10(1), 1969, p. 12-36.
-
[33]
Difficile de savoir quelle est « [sa] manière de réussir » : après son année en prépa, Youssef fait plusieurs « dépressions ». Il cesse ses études et cherche des petits boulots.
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[34]
Hoggart distingue trois types de « boursiers » : ceux qui se sentent bien dans leur nouvelle « peau » ; ceux qui sont à l’aise dans leur classe d’adoption mais manifestent une distance avec cette dernière pour ne pas paraître trop « bourgeois » ; enfin, ceux qui vivent leur déplacement sur le seul mode du déchirement. Voir R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 348.
-
[35]
G. Mauger, art. cit. ; Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2004.
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[36]
Muriel Darmon souligne la nécessité de renouveler l’analyse du déplacement en évitant de se focaliser seulement sur les souffrances induites par le « déracinement ». Voir Muriel Darmon, « Approche sociologique de l’anorexie : un travail de soi », thèse de doctorat de sociologie, Paris, Université Paris V, 2001, chap. 9 (non publié).
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[37]
Nous faisons référence à la question que pose Pierre Mercklé, voir son article « Une sociologie des irrégularités “sociales” est-elle possible ? », Idées. La revue des sciences économiques et sociales, 142, 2005, p. 22-29.
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[38]
Par « reçus », on entend les élèves de la CPGE étudiée qui intègrent effectivement l’une des deux écoles préparées après avoir réussi aux épreuves d’entrée. Soit, entre 2002 et 2007, 21 individus sur 104.
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[39]
Il faut tenir compte des effets de la situation d’entretien et des risques d’illusion rétrospective. En permettant au déplacé d’expliciter les tensions induites par sa position, l’entretien donne à voir des expériences qui, en pratique, restent davantage à l’état implicite.
-
[40]
Erving Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1975.
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[41]
L’extension du concept de « stigmate » permet de compléter le point de vue de Goffman qui insiste surtout sur les stigmates comme « monstruosités du corps » ou « tares du caractère ». Ce qu’il nomme « stigmates tribaux » renvoie principalement à l’appartenance religieuse, nationale ou ethnique. Le stigmate lié à l’appartenance sociale ne fait l’objet que d’une brève note de bas de page. Voir E. Goffman, ibid., p. 14.
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[42]
Cette filiation suggère aussi la transmission d’un « capital militant » du père à sa fille, capital que cette dernière doit adapter aux exigences implicites de son univers social d’accueil. Sur la notion de « capital militant », voir Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, décembre 2004, p. 4-11.
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[43]
Ce qui n’empêche pas chez Claire diverses critiques envers la direction de l’établissement, qu’elle accusera pendant une brève période de « récupération » : n’étant plus sollicitée pour la mise en œuvre du projet, elle semble souffrir de la non-reconnaissance par l’institution de son rôle de « co-entrepreneuse » de cause.
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[44]
Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2002. La comparaison entre enfants de l’« ouverture sociale » et de la « démocratisation scolaire » n’est qu’en partie possible : on peut faire l’hypothèse – toutes choses égales par ailleurs – que les premiers sont probablement destinés à occuper des positions sociales plus élevées.
LETTRE DE MOTIVATION d’une candidate pour l’admission au lycée Coty en classe préparatoire sup-expé
LETTRE DE MOTIVATION d’une candidate pour l’admission au lycée Coty en classe préparatoire sup-expé
1La mise en place en 2001 d’une voie spécifique d’accès à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, Sciences Po, réservée à des élèves de milieux défavorisés, inaugure une décennie de mobilisation parmi les responsables de grandes écoles, les hauts fonctionnaires, les élus et les grands patrons, pour l’« ouverture sociale [*] » des filières les plus sélectives de l’enseignement supérieur français. L’élargisse ment du recrutement social des grandes écoles et des classes préparatoires (CPGE) est progressivement devenu une cause défendue au nom de l’égalité des chances, sur la base du constat, établi statistiquement par des chercheurs ou des experts [1], d’une aggrava tion de la fermeture de ces filières aux enfants de milieux populaires depuis cinquante ans. C’est ainsi que presque toutes les grandes écoles ont aujourd’hui leur programme d’ouverture sociale et que des CPGE expérimentales de différents types ont vu le jour à Paris et en province.
2Si les écoles et lycées de la région parisienne, comme Sciences Po et Henri IV [2], sont fréquemment évoqués dans les reportages journalistiques et les travaux scientifiques sur l’ouverture sociale, les mesures prises par des établissements moins prestigieux, pour l’essentiel provinciaux, restent largement méconnues. C’est le cas d’une CPGE expérimentale créée en 2002 dans un « lycée à prépas » de province, réservée à des bacheliers issus de Zone d’éducation prioritaire (ZEP) pour la préparation des concours « normaux » d’un IEP et d’une école de commerce. Cette classe accueille un public en grande majorité populaire dans un établissement dont près des deux tiers des élèves en première année de CPGE proviennent des milieux supérieurs [3].
3Ce dispositif, qui met en présence dans un même établissement des élèves socialement très éloignés, constitue, pour les bacheliers venant de ZEP qui y accèdent, un cadre inédit, spécifique et provisoire de déplacement social. Ces déplacés se distinguent des élèves de même milieu sélectionnés directement après la classe de terminale par le biais d’autres formules d’ouverture sociale, comme à Sciences Po, mais ils se distinguent aussi des « oblats » et « miraculés » qui accèdent individuellement et par des voies formellement anonymes aux segments traditionnels les plus prestigieux du système scolaire [4].
4Comment se manifestent empiriquement, pour ces déplacés, les tensions et contradictions observables dans tous les cas de double affiliation sociale [5] ? Par quels moyens tentent-ils, sinon de les résoudre, du moins de s’en accommoder ?
Les discours des promoteurs et des opposants à l’ouverture sociale partagent une même cécité à l’égard de l’expérience, inséparablement scolaire et sociale, des élèves qui en bénéficient. Les débats entre différentes fractions des élites se focalisent sur les barrières à l’entrée des écoles et sur des objectifs quantitatifs d’ouverture [6], présupposant à tort que l’ouverture sociale s’adresse à un public homogène. Or, ni l’entrée, ni le devenir de ces élèves ne vont de soi. À force de raisonner en observant des taux (de boursiers, de bacheliers ZEP, d’enfants d’ouvriers, etc.) et en fonction d’enjeux éthiques (pour ou contre les quotas ?), ces débats ne finis sent-ils pas par évacuer cette question centrale : que fait l’ouverture sociale à ceux qui en bénéficient ? Après un retour sur la multiplication des dispositifs d’ouverture sociale au cours de la décennie 2000, on reviendra sur la genèse et le fonctionnement de cette CPGE expérimentale pour définir les cadres de l’expérience de ces déplacés. On s’interrogera ensuite sur l’ambivalence de leur situation au sein de leur lycée d’accueil et de leur milieu d’origine, en montrant par quelles pratiques ils essaient de rendre cette ambi valence acceptable [voir encadré « Sources et ressources de l’enquête », ci-contre].
Sources et ressources de l’enquête
La multiplication des dispositifs d’ouverture sociale dans la décennie 2000
5En 2001, Sciences Po signe avec sept lycées ZEP des conventions permettant l’accès de bacheliers de «milieu modeste » sélectionnés au terme d’épreuves spécifiques d’admissibilité et d’admission remplaçant le concours commun. Cette initiative provoque des polémiques dans l’établissement et au-delà [7]. Accusée de remettre en cause le principe de l’égalité devant les concours et la sélection anonyme des « meilleurs », la direction de Sciences Po défend l’idée d’une nécessaire et urgente refondation de la méritocratie [8]. L’initiative de Sciences Po, étendue progressivement à d’autres lycées en France (56 en 2008), a obligé tout un pan des élites françaises à prendre position. Hommes politiques, hauts fonctionnaires, directeurs de grandes écoles et grands patrons ont dû réagir publiquement à travers des discours ou des publications, et pour certains en proposant des mesures d’ouverture [voir encadré « Les entrepreneurs d’une cause », p. 90].
En 2003, l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) lance son programme « une grande école, pourquoi pas moi ? », système de tutorat auprès de lycéens de zones sensibles. Les lycéens sont suivis par leurs enseignants et les séances de tutorat, prises en charge par des élèves de l’ESSEC, ont lieu chaque semaine dans les lycées [2]. Les étudiants tuteurs sont chargés de transmettre, outre des méthodes d’expression et de raisonnement, des connaissances, des conseils d’orientation et des manières d’être propres aux classes supérieures (aisance verbale, adaptabilité, sens des responsabilités, etc.), dans le but affiché de « réhabiliter la valeur du travail et de l’effort chez les jeunes ». Ce programme inclut des sorties culturelles et des visites d’entreprises. Financé par l’État et une vingtaine d’entreprises, il s’élargit progressivement à une trentaine d’écoles de commerce et d’ingénieurs (dont Polytechnique). Le grand patronat est également mobilisé. Les programmes lancés par Sciences Po et l’ESSEC sont soutenus par des fondations, des banques et des entreprises. Des clubs de réflexion (comme le Club XXIe Siècle) réunissent hauts fonctionnaires, hommes politiques, hommes d’affaires, journalistes et directeurs d’écoles sur le thème de l’ouverture sociale et de la promotion de la diversité [3]. Des think tanks organisent des conférences et des campagnes de publicité, publient des rapports pour diffuser leurs propositions. C’est le cas notamment de l’institut Montaigne, fondé en 2000 par le patron d’assurances Claude Bébéar et le journaliste économique Philippe Manière. Ce think tank a produit plusieurs rapports sur le thème de l’ouverture sociale : Les Oubliés de l’égalité des chances, paru en 2004 puis réédité en 2006 chez Hachette, dont l’un des auteurs, Yazid Sabeg, sera nommé fin 2008 par Nicolas Sarkozy commissaire à la diversité et à l’égalité des chances ; un rapport intitulé Ouvrir les grandes écoles à la diversité paraît en 2006, trois ans plus tard un autre, intitulé Ouvrir la politique à la diversité.
6D’abord venues des milieux d’affaires et des grandes écoles (organisées au sein de la Conférence des grandes écoles [9]), ces réactions se développent à un rythme plus élevé à partir de 2005 avec l’intervention accrue des pouvoirs publics. Ceux-ci s’étaient jusqu’alors bornés à financer quelques bourses de mérite pour des bacheliers titulaires d’une mention très bien souhaitant intégrer l’École nationale d’administration ou l’École nationale de la magistrature (et, après 1998, d’autres filières d’élite) [10] et à soutenir financièrement ou politiquement les dispositifs des grandes écoles [11]. La situation change à partir de 2005, quand le ministère de l’Éducation nationale et la délégation interministérielle à la Ville élaborent une « charte pour l’égalité des chances dans l’accès aux formations d’excellence », signée par la Conférence des grandes écoles, la Conférence des présidents d’université, la Conférence des directeurs d’écoles et formations d’ingénieurs et trois ministres. Avec la circulaire n° 205-148 du 22 août 2005, elle donne un cadre légal aux initiatives publiques et privées qui s’inscrivent dans la problématique de l’ouverture sociale.
7L’État encourage en outre la création de dispositifs expérimentaux dans les lycées (loi d’orientation du 23 avril 2005) et de CPGE destinées aux élèves de ZEP (loi du 23 mars 2006). Les émeutes des banlieues de 2005, perçues comme une menace de désordre social, contraignent les pouvoirs publics à intervenir davantage en élargissant le mot d’ordre d’ouverture sociale aux CPGE [12]. La création au lycée Henri IV en 2006 d’une classe préparatoire aux études supérieures, sorte de propédeutique d’élite en amont des CPGE ordinaires, est un exemple spectaculaire de cette politique d’ouverture. Le Président de la République Jacques Chirac, dans son allocution du 4 janvier 2006, fixe l’objectif d’un tiers de boursiers en CPGE d’ici 2010. Après son élection à la présidence de la République en 2007, Nicolas Sarkozy confirme les objectifs de son prédécesseur, y ajoutant l’obligation pour chaque lycée de présenter les candidatures d’au moins 5 % de bacheliers aux CPGE. Lors de son discours prononcé le 17 décembre 2008 à Polytechnique, il réaffirme la nécessité d’une mobilisation générale de toutes les élites : « C’est en rétablissant l’égalité des chances que la République fera circuler ses élites […] Je veux une mobilisation de tout l’appareil de l’État […] Mais il n’y a pas que l’État qui doit être exemplaire. Il y a aussi les collectivités locales. Il y a aussi les partis politiques. Il y a aussi les entreprises [13] ».
Les pouvoirs publics contribuent ainsi à la légitimation de la cause de l’ouverture sociale des CPGE et des grandes écoles. Tout se passe comme si, en moins d’une décennie, Sciences Po avait contraint les écoles de la « grande porte » [14], le grand patronat et l’État à prendre position, bénéficiant par là du statut prestigieux du pionnier. Ces effets de champ se produisent aussi dans la « petite porte » de l’enseignement supérieur, composée notamment des écoles de « second rang », médiatiquement hors champ. C’est le cas d’un des huit IEP de province, qui a ouvert en 2002, avec quatre lycées de la même région, une CPGE expérimentale, appelée ici « prépa sup-expé » [15]. En revenant sur la mise en place de ce dispositif qui diffère en grande partie de ceux mis en place ailleurs en France, l’étude permet simultanément de rompre avec la focalisation sur les écoles les plus prestigieuses ou célèbres et de rendre compte de l’univers spécifique qui s’impose aux enfants de l’ouverture sociale.
L’ouverture par la petite porte : une « prépa » sur mesure en province
8En 2002, un IEP et un grand « lycée à prépas » (appelé ici lycée René Coty) situés en province ouvrent la prépa « sup-expé », en se définissant explicitement contre l’esprit de la réforme de Sciences Po. Au lieu de mettre en place des épreuves d’admission spécifiques, il s’agit de recruter des bacheliers dans les trois lycées ZEP d’une académie pour les préparer en une année au concours commun d’un IEP de province, puis, à partir de 2005, à celui de l’École supérieure de commerce de la région [16].
9À la fin de l’année 2000, un enseignant en hypokhâgne au lycée Coty propose à son proviseur de réagir aux conventions de l’IEP de Paris en ouvrant une prépa spéciale. Le proviseur, qui affirme en entretien avoir eu une idée similaire au même moment, accepte la proposition et contacte le directeur de l’IEP. Au début du mois de mai 2001, les deux hommes se rencontrent lors d’une journée d’information au lycée et discutent de l’éventualité d’un dispositif alternatif à celui de Sciences Po [17]. Le lendemain, le proviseur écrit au directeur de l’IEP pour lui proposer la création d’une année préparatoire au concours de l’IEP réservée aux bacheliers ZEP de l’académie. Dix jours plus tard, le directeur de l’IEP lui répond : « je vous redis, par la présente, mon total (et enthousiaste) accord avec la démarche entreprise en ce que, tout en œuvrant pour une réelle démocratisation de l’enseignement supérieur et une meilleure égalisation des chances, cette solution est parfaitement conforme à la conception française du concours d’accès ».
10La référence à la « conception française du concours d’accès » suggère implicitement l’opportunité, pour cet IEP, de se poser en garant légitime de la tradition républicaine contre la conception supposée étrangère (américaine ?) de Sciences Po. Dans la plaquette de présentation de la prépa sup-expé, le proviseur indique lui aussi son souci d’apporter « une réponse sensiblement différente au problème posé ». « Notre volonté, [écrit-il] était d’offrir aux élèves au fort potentiel intellectuel des couches sociales défavorisées des conditions de travail qui leur permettent d’exprimer leurs capacités et de faire la preuve de leur compétence. En aucun cas, notre désir était de leur faire la charité mais au contraire, par souci de justice, de leur donner l’environnement propice à l’épanouissement de leurs capacités […] ». Ce discours inaugural rétrospectif trouve sa justification dans le recours à la « justice », contre la « charité » à laquelle est implicitement renvoyée Sciences Po et ses conventions. Cette opposition se retrouve dans le mot d’ordre, inventé pour l’occasion, d’« intégration positive », petite substitution qui permet de marquer une distance à l’égard de la « discrimination positive » imputée à la maison mère parisienne. Contraints de réagir en s’alignant sur les problématiques construites par une école de la « grande porte », les fondateurs de la prépa sup-expé doivent dans le même temps s’en distinguer : ils transforment une distance hiérarchique en distinction valorisante.
11Une focalisation stricte sur les archives institutionnelles accentuerait le rôle des responsables administratifs au détriment d’acteurs moins élevés dans l’organigramme comme les enseignants. Ainsi, avant d’être définitivement validée par le recteur, une version du projet de CPGE expérimentale est élaborée par un petit groupe d’enseignants, pour l’essentiel en poste dans le même lycée ZEP, tous normaliens ou anciens élèves d’un IEP. Ils rédigent, en négociant avec le directeur de l’IEP, l’inspection et le proviseur du lycée, un plan d’études qui prévoit une pédagogie interdisciplinaire adaptée au public visé et un taux d’encadrement optimal [18]. Ce qui se joue pour ces enseignants, à travers ce travail d’élaboration intense et bénévole, c’est une redéfinition pratique de leur métier, l’enrichissement symbolique de leur rôle et de leurs tâches étant sans doute une façon d’ajuster le poste qu’ils occupent à leur important capital scolaire. Les gratifications matérielles et symboliques qu’ils peuvent en tirer expliquent, au moins en partie, comment une expérimentation volontariste comme l’ouverture sociale peut réussir à fonctionner localement en reposant sur les bonnes volontés de ce type d’« entrepreneurs de cause ».
12D’autres enseignants, en poste en lycées ZEP, et des personnels de direction participent aux réunions d’élaboration de la prépa sup-expé. C’est dans ces réunions que sera tranché l’un des points essentiels, le lieu d’implantation de la prépa sup-expé. Des enseignants partisans d’une « prépa en ZEP » soulignent le risque d’un renforcement des hiérarchies entre établissements dans le cas d’une implantation au lycée Coty. Ils échouent néanmoins à emporter la conviction de leurs collègues. La prépa sup-expé sera ouverte à la rentrée 2002 au lycée Coty, à côté de la vingtaine de CPGE, comme le souhaitait à l’origine le directeur de l’IEP [19].
13Les autres points essentiels du projet concernent les critères de recrutement de l’équipe enseignante de la CPGE et la sélection des élèves. Sur ces deux aspects, il n’y a pas de dissensions. Une division du travail est retenue entre, d’un côté, les enseignants déjà en poste en CPGE au lycée Coty et, de l’autre, ceux en poste en ZEP qui ont la double tâche d’enseignants de la prépa et de recruteurs des élèves candidats – obligatoirement bacheliers ZEP. Le repérage des élèves que les enseignants jugent « prometteurs » ou « à fort potentiel », s’appuie sur d’autres enseignants des lycées ZEP qui servent de référents. L’enjeu pour ces enseignants est de convaincre les élèves de soumettre leur candidature, ce qui ne va pas toujours de soi. Les premières années, il y aura autant de candidats que d’admis et, par la suite, les refus de dossiers n’excèderont jamais une dizaine sur une petite trentaine. Par comparaison, les deux hypokhâgnes du lycée Coty retenaient chacune une quarantaine de dossiers sur environ 400. Seule dans la région à offrir une préparation publique spécifiquement consacrée au concours de l’IEP, la prépa sup-expé peine encore à s’imposer aux yeux des élèves de ZEP et de leurs familles comme une orientation légitime, en dépit des efforts des enseignants et proviseurs pour promouvoir le dispositif, en insistant notamment, auprès des candidats, sur sa fonction de propédeutique aux études supérieures, au-delà des concours préparés. Les rares élèves bien renseignés et bien dotés scolairement semblent préférer une CPGE classique, comme Anja, qui choisit en 2006 d’entrer en hypokhâgne au lycée Coty après avoir hésité à « suivre [ses] copines » en prépa sup-expé. Selon elle, la prépa sup-expé aurait signifié prendre une orientation trop étroite et limitée dans le temps (aucun redoublement possible, alors que l’hypokhâgne peut donner lieu à une année supplémentaire en khâgne voire deux pour les « cubes »).
14Les enseignants des lycées ZEP soulignent un autre facteur important : nombre de candidats potentiels à la prépa sup-expé opteraient pour des études courtes en IUT ou en BTS. Le faible nombre de candidats à la prépa sup-expé vient en réalité des (auto-)éliminations qui s’effectuent à partir du collège ainsi que des contournements de la carte scolaire pour éviter les établissements stigmatisés [20] – comportement de plus en plus fréquent dans l’académie étudiée, incité par les mesures d’assouplissement du gouvernement relayées par le rectorat. Ainsi, l’essentiel de la sélection s’opère déjà avant le dépôt des dossiers de candidature, au travers des verdicts de l’institution et des petits choix successifs qui contribuent à construire les carrières scolaires. Si ces choix s’effectuent en partie dans les relations avec les pairs et la famille, ils semblent, dans le cas des élèves de la prépa sup-expé, davantage relever des enseignants des lycées en ZEP. Les élèves rencontrés évoquent fréquemment l’insistance d’un enseignant en réunion parents-professeurs, à la fin d’un cours ou dans les couloirs du lycée, qui les encourage fortement à poser leur candidature : « je te vois en prépa », « t’as le profil Sciences Po », « t’as le niveau ! », « vise plus haut qu’un BTS ! »…
Les élèves évoquent par ailleurs le rôle décisif des réunions de présentation de cette CPGE organisées dans leur lycée d’origine en classes de première et de terminale. Lors de ces réunions, la prépa est souvent qualifiée de « tremplin » par le directeur de l’IEP, le proviseur et les enseignants du lycée Coty : « tremplin vers la réussite », via les concours de l’IEP et de l’école de commerce conventionnés, « tremplin peu risqué » étant donné la possibilité en cas d’échec aux concours d’obtenir une équivalence en deuxième année de licence universitaire. Les anciens élèves jouent un rôle central dans ces réunions. Ils racontent leur parcours, détaillent les avantages de la prépa (le petit nombre d’élèves par rapport à l’université ou une CPGE ordinaire, les savoirs et méthodes transmis, l’encadrement pédagogique personnalisé), rassurent ceux qui ont du mal à envisager d’entrer dans ce qu’ils perçoivent comme un « lycée de bourges ». Ils endossent ainsi le rôle d’intermédiaires de sélection, témoins et passeurs de témoin.
La situation particulière de ces réunions produit toutefois une image déformée de l’expérience sociale de ces élèves. En présence d’enseignants auxquels ils doivent une partie de ce qu’ils sont, et face à des lycéens qui attendent implicitement d’eux qu’ils jouent leur rôle d’exemples de réussite, les anciens ne peuvent guère parler de ce qui fait de leur expérience une épreuve sociale, épreuve de leur déplacement considérable dans l’espace social [21]. S’il y a toujours eu des« miraculés » dans les grandes écoles et les CPGE, l’ouverture sociale se distingue par ses sélections parallèles. Elle se définit à la fois comme offre éducative et comme offre d’ascension potentielle destinée à une catégorie de population construite sur des critères administratifs, et non à des individus formellement anonymes à l’instar des élèves d’origine populaire scolarisés dans des khâgnes ou des taupes classiques. L’expérience des enfants de l’ouverture sociale est structurée par cette configuration pour partie inédite et spécifique [22].
Proximité spatiale et distance sociale dans un grand lycée
15Les élèves de la prépa sup-expé occupent au sein du lycée Coty une position relative dominée. Les trois quarts des inscrits entre 2003 et 2007 ont un père ou une mère de milieu populaire (artisan, employé, ouvrier ou sans profession). Ainsi, en 2007, 21 des 23 élèves sont dans ce cas, alors qu’il n’en est ainsi que pour un cinquième des inscrits des autres CPGE du lycée Coty [23]. La prépa sup-expé met donc en présence dans un même lieu des élèves très éloignés dans l’espace social [24]. Cette distance sociale est redoublée par le stigmate que confère dans la ville le fait d’habiter dans les « quartiers chauds » où vivent deux tiers des inscrits en prépa sup-expé entre 2003 et 2007. On comprend mieux ainsi l’impression chez certains de n’avoir obtenu qu’un « bac en bois », sans valeur face au « bac Coty », contrairement au principe de valeur nationale des diplômes au cœur de l’idéologie méritocratique.
16Ce sentiment d’infériorité vient aussi du fait que ces élèves sont très rarement issus de la voie royale que représente la série scientifique (10 % entre 2003 et 2007) et ont obtenu en moyenne des résultats au baccalauréat inférieurs à ceux des élèves des autres CPGE du lycée. En effet, entre 2003 et 2007, la moitié des élèves accueillis dans la prépa supexpé n’avaient eu aucune mention au baccalauréat et aucun de mention très bien, alors que les CPGE littéraires du lycée Coty comptaient seulement 1,5 % d’élèves sans mention et par contre 28 % de mention très bien en 2005.
17On peut estimer – sans jugement de valeur – que la prépa sup-expé recrute de « petits élèves » pour les préparer à de « petites grandes écoles » offrant des carrières moins prestigieuses que celles préparées dans les taupes ou les khâgnes du même lycée (Polytechnique, HEC, ENS, etc.) [25]. La distance sociale entre « petits » et « grands » élèves se cristallise dans les catégories que les premiers utilisent pour désigner les seconds : ce sont « les Anglais » (i.e. hautains), « les gros cheveux » (ie. babas-cool), les « grosses têtes », ou encore, pour Julien, « des fous » qui « parlent mathématiques aux toilettes en pissant ». Les relations entre « petits » et « grands élèves » sont rares malgré leur commune appartenance à l’espace réservé aux CPGE du lycée Coty [26]. Et quand s’engage une conversation entre certains d’entre eux, cette commune appartenance s’efface devant les hiérarchies sociales qui lui préexistent. Lyka, élève en 2006, dont le père est décédé et la mère au chômage, raconte ainsi : « Une fois j’ai discuté avec une fille de khâgne, et je lui ai dit que j’étais en sup-expé, et… [en riant] il y a eu comme un blanc, je sais pas pourquoi… et elle me fait “ah ! Mais c’est bien aussi !” [sur un ton de fierté blessée] bon, je vois pas en quoi c’était mal mais bon… j’ai pas relevé ».
CET EXTRAIT DU RAPPORT DE L’INSTITUT MONTAIGNE, think tank néolibéral, expose quelques arguments en faveur de l’ouverture sociale des grandes écoles, janvier 2006
CET EXTRAIT DU RAPPORT DE L’INSTITUT MONTAIGNE, think tank néolibéral, expose quelques arguments en faveur de l’ouverture sociale des grandes écoles, janvier 2006
18Rien ne traduit mieux la distance sociale entre « petits » et « grands élèves » que la localisation de la prépa sup-expé lors de ses premières années d’existence. Installée à proximité de l’entrée dans « l’aquarium », elle se situe aux marges du corps du bâtiment des CPGE. Lydia fille d’une agent d’entretien et d’un ouvrier à la retraite, évoque ce « garde-meuble » qui fait office de salle de cours séparée des « autres ».
« On restait pas avec les gens qui… qui étaient dans les prépas dites… hypokhâgnes, khâgnes machin… on restait pas avec eux. On était vraiment montrés du doigt. On n’était pas dans une salle avec les autres. Notre salle c’était l’ancienne… c’était le garde-meubles ou un truc comme ça, quoi. Un truc tout frais, ça sentait la peinture fraîche. C’est “on les met là, à l’entrée” [du lycée]… notre salle elle était à côté de la porte d’entrée. C’est-à-dire que les trois premiers mois on n’allait pas visiter l’école. On restait à la sortie, à l’entrée… J’avais l’impression qu’on nous mettait là pour qu’on reste là. Pour qu’on aille pas visiter autre chose ».
20«On nous mettait là pour qu’on reste là » : cette phrase exprime toute la difficulté pour Lydia de définir sa place alors qu’elle a l’impression de n’être que de pas sage (« entrer et sortir »), comme si elle devait obligatoirement compter avec la topographie imposée par l’institution. À partir de 2005, la prépa sup-expé est intégrée au corps du bâtiment et occupe une salle de cours semblable aux autres à l’exception de la dis position des tables en demi-rectangle contrairement aux rangées alignées des autres CPGE. On est frappé par tous les indices d’une réappropriation collective du lieu, affiches de joueurs de football, posters de films et petites annonces sont accrochés aux murs. Les élèves restent dans ce qu’ils appellent « la salle » pendant et après les cours pour faire leurs devoirs, lire, manger ou discuter. Ils semblent n’éprouver aucune envie d’aller au CDI, contrairement à la plupart des élèves des autres CPGE. Une petite bibliothèque et des ordinateurs ont été installés par les enseignants dans « la salle ». Claire, élève en 2005 en prépa sup-expé, souligne la distance qui sépare ces élèves du même lycée.
« À Coty, c’était très, très séparé, on vivait pas du tout en communauté avec les autres prépas. Il y avait les prépas littéraires, les prépas scientifiques, les prépas HEC, et nous. [rires] Moi j’avais des amis en prépa littéraire, c’est tout. On était deux ou trois dans la classe à avoir des amis dans les autres prépas, sinon tout le reste de la classe restait entre eux […] On a notre salle, notre bibliothèque et ça nous suffit… […] Une fois on avait dû occuper la salle des khâgnes et il y a des élèves de khâgne qui sont arrivés en disant “on n’en a pas assez qu’ils sont dans notre… qu’ils sont venus… qu’on les accueille ici, en plus ils prennent notre salle !” ».
22L’illégitimité que peuvent ressentir les élèves de cette CPGE « sur mesure » suscite en retour le maintien d’un entre-soi social qui produit un groupe distinct avec ses codes et ses valeurs propres : « la mentalité ZEP » dont parle l’un d’eux. La cohésion du groupe repose sur la fierté affichée de venir d’un même milieu, l’appartenance à « la ZEP » fonctionnant comme un stigmate retourné. Ceux qui veulent se défaire de ce stigmate plutôt que d’en jouer, se voient symboliquement disqualifiés : ils sont appelés « faux ZEP [27] ». Monique, fille d’ouvrier spécialisé, et Abdel, fils d’un ouvrier devenu agent de maîtrise, tous deux en prépa sup-expé en 2005, reviennent sur ces clivages à l’intérieur du groupe.
« Monique : … dans la classe y’avait deux groupes…
– Entre qui et qui ?
Abdel : entre le Tiers Monde et le Nord ! [rires] non mais on s’appelait comme ça, vraiment !
– C’était qui le « Tiers Monde » ?
Abdel : le Tiers Monde, c’était nous, c’était… tous les Africains, y’avait des Noirs des Arabes… on était quoi, à peu près huit, neuf… de l’autre côté il y avait… les autres en fait… [silence] c’était… les Noirs et les Arabes d’un côté, et les Français [de l’autre] […] en fait s’ils venaient de ZEP et sont rentrés ici c’est parce qu’ils ont pris l’option cinéma [en seconde] qui n’est qu’au lycée Pompidou… donc c’est pour ça que eux ils sont rentrés… eux c’était déjà des fils à papas, ils avaient pas de soucis, aucun problème… donc ils avaient leur mentalité, et nous on avait notre mentalité… on va dire la vraie mentalité de ZEP…
– Les autres, leur mentalité c’était quoi ?
Abdel : ils venaient des quartiers… des quartiers riches, hein…
Monique : c’est pas forcément ça… nous en fait on était solidaires entre nous, quand il y en avait un qui allait pas, on prenait le temps, on discutait, alors que entre eux c’était vraiment… j’avais l’impression qu’entre eux y’avait que… l’esprit concours… […] Nous, quand on travaillait ou qu’on révisait on se passait les fiches de lecture, y’avait pas du genre “ah moi j’ai fait ma fiche de lecture, toi tu l’as pas faite !”… c’était individualiste… nous on était vraiment solidaires… »
24Quand Abdel donne des exemples de « faux ZEP », il inclut sans le savoir des enfants d’ouvriers et d’employés. Plus qu’une différence d’appartenance sociale, cette classification indigène exprime la tension entre deux rapports contradictoires à l’univers social d’origine et à l’institution scolaire. À défaut d’un ethos de bon élève, les « vrais ZEP» opposent aux « faux ZEP», qui aspirent à se défaire de leur héritage social, un principe de légitimité fondé sur la fidélité à l’héritage. L’exigence de « rester simple » ou de « ne pas faire le fier », prégnante dans les classes populaires [28], entre ainsi en contradiction avec le travail de conversion des dispositions que les « faux ZEP » opèrent en se montrant plus dociles à l’égard des enseignants et des enjeux de la compétition scolaire. Les « vrais ZEP » transforment en emblème valorisant la distance à des formes d’encadrement scolaire auxquelles ils n’ont rien d’autre à opposer que leur état antérieur («ZEP»). Cette résistance collective montre que, pour une partie de ces élèves, l’arrivée au lycée Coty opère comme un moment de cristallisation d’une identité sociale largement formée durant leur socialisation antérieure. Mais cette opposition nette et définitive entre « vrais » et « faux ZEP » suggère aussi en creux que la place de ces élèves pris dans une situation provisoire où l’horizon des possibles s’ouvre et les statuts se brouillent, est constamment travaillée par l’expérience du déplacement.
Une réussite ambivalente
25Socialement singuliers au sein du lycée Coty, les élèves de la prépa sup-expé se distinguent aussi des membres de leur cohorte d’origine (dont 62 % entrés en seconde en ZEP n’obtiennent pas de baccalauréat général) [29]. Ils font partie de la minorité de bacheliers ZEP accédant en CPGE dans l’académie : seuls 2 % des bacheliers entrés en seconde en 2001-2002 dans un lycée ZEP de l’académie ont intégré une CPGE après la terminale, alors que 25 % des bacheliers du lycée Coty entrés en seconde au même moment sont dans cette situation. Survivants d’une sélection sociale antérieure, les élèves de la prépa sup-expé sont par ailleurs encore en « sursis » au lycée Coty. Le verdict des concours et les échéances postérieures, scolaires et professionnelles, achèveront de faire le tri parmi eux. Leur admission dans un lycée prestigieux et dans une CPGE de ce lycée constitue néanmoins une réussite tant à leurs yeux qu’à ceux de leur famille ou de leurs pairs d’origine. La découverte de concepts, d’œuvres et d’auteurs jusque-là inconnus (ou méconnus) est vécue par beaucoup comme un progrès ou une libération. Nombre d’enquêtés reviennent sur des romans, des ouvrages philosophiques ou sociologiques, sur des cours qui les ont « enrichis », comme Lydia, fille d’une agent d’entretien et d’un ouvrier retraité, dans un entretien réalisé quatre ans après la prépa.
« [En prépa] j’ai appris à vraiment travailler, comme il fallait. Et même au niveau des connaissances… jamais j’aurais ouvert, jamais j’aurais lu… Le Léviathan par exemple ! Le Léviathan pour moi c’est le cale-meubles ! [rires] Jamais je l’aurais lu ! Ou Aristote… c’est des bouquins que… [subitement] Renan ! Jamais j’aurais lu Renan dans ma vie ! [souriant] Ben non, finalement je l’ai lu ! ».
27Ainsi, l’éloignement relatif de ces élèves par rapport à leur milieu d’origine s’accompagne d’un élargissement du périmètre de leurs savoirs, de l’apprentissage d’un langage et de méthodes de raisonnement, en somme d’un affranchissement – plus ou moins durable – par rapport au destin de leur classe. Ces changements peuvent se traduire par un surcroît de prestige dans leur univers d’origine. Consacrés par l’école, beaucoup sont érigés en exemples : « mon père, il m’appelle le président maintenant », raconte Réda, fils d’un chauffeur de taxi et d’une mère au chômage. La fierté que suscite pour la famille, les voisins ou les pairs, l’entrée de l’un des leurs dans un lycée prestigieux, peut prendre la forme d’une revanche sociale par procuration. Pour se représenter cette revanche, il suffit d’imaginer ce que signifie en termes de carrière possible et d’honorabilité le fait d’être admis dans ce lycée pour des élèves qui ont grandi par exemple dans un quartier où le chômage touche plus d’un jeune de 15-24 ans sur deux et dont la moitié sort du système scolaire sans le moindre diplôme [30]. La réussite de ces élèves est toutefois ambivalente. Ils accèdent, comme le dit Lyka, à un lycée « énorme » et « historique », par opposition aux lycées d’origine « délabrés », « bordéliques » ou « laxistes ». Mais leur présence dans cet établissement ne va pas de soi. « Va falloir s’adapter », explique Lyka.
« – Le cadre du lycée Coty, ça te change d’avant…
– Ouais c’est clair [rires], énorme ! C’est énorme !
– Qu’est-ce qui est énorme ?
– Déjà, rien que le fait de ne pas être dans un lycée complètement délabré, ça change. C’est énorme. Bon déjà on n’a pas peur quand on marche sous les trucs qui suspendent [en riant] ça c’est cool ! Et là, on éprouve presque du respect pour le bâtiment en question quoi, je veux dire, quand on sait être dans un truc historique, un bâtiment vraiment… qui a du passé, vraiment des générations… d’érudits, des grands écrivains […] il y a plein d’autres choses qui changent… des gens sérieux, en majorité… les profs beaucoup plus sévères, tout ça, ça change…
– Tu t’y fais ?
– Pas encore, va falloir s’adapter.
– Et par rapport à l’ambiance…
– Au lycée Césaire, je connaissais pas tout le monde mais j’avais pas de problème pour parler avec les autres classes, et là [au lycée Coty]… ouais, je sais pas c’est peut-être moi qui… mais ils [les élèves des CPGE] m’ont l’air plus pointus déjà… donc ça va pas être évident de ce côté-là. »
29S’adapter, c’est d’abord pour ces élèves apprendre rapidement les techniques de travail les plus efficaces. C’est aussi gérer rationnellement leur double calendrier social : celui du temps consacré à la préparation des colles, à la lecture et à la rédaction des devoirs ; celui du temps consacré à la famille, aux pairs et, le cas échéant, à la sociabilité de quartier [31]. C’est parce que ces deux calendriers renvoient à deux univers sociaux en tous points opposés qu’ils sont difficilement conciliables : l’année de sacrifices souvent décrite par les élèves rencontrés n’a que peu de choses à voir avec l’ascétisme temporaire propre à tout élève de CPGE. Tout l’enjeu pour les élèves de la prépa sup-expé consiste à opérer un travail de conversion de leurs manières d’être, de penser et de s’exprimer (« on devient adulte », dit l’un d’eux, comme s’il s’agissait d’une seconde naissance) alors qu’ils continuent simultanément de vivre dans des régions du monde social où ces manières sont presque absentes.
Les enseignants de la prépa sup-expé sanctionnent, par exemple, toute faute de grammaire ou d’orthographe, prescrivent des lectures quotidiennes (Le Monde étant la référence absolue) et incitent leurs élèves à se rendre au théâtre tout proche. Ils tentent de leur inculquer un rapport au monde qui valorise l’ascèse, le dépassement de soi et surtout la croyance dans leur succès aux concours. En ce sens, s’adapter signifie pour ces élèves « y croire », c’est-à-dire reconnaître le bien-fondé du jeu scolaire. C’est ce qui explique ces longs hommages en entretien à des enseignants « magiques », « uniques » ou « immenses », éloges qui illustrent à leur façon la nécessité pour les convertis d’adhérer à leur conversion. Mais la croyance dans le discours professoral n’est jamais totalement assurée. Les enseignants de la prépa sup-expé reviennent souvent sur leurs efforts constants pour convaincre leurs élèves qu’ils ont « toutes leurs chances » ou qu’ils doivent « tout donner jusqu’au bout ». L’extrait de journal de terrain qui suit donne à voir les difficultés rencontrées dans l’inculcation d’un devoir de réussite [voir encadré « Leçon d’histoire, questions d’avenir », p. 100].
Leçon d’histoire, questions d’avenir
30Cet échange met en évidence la difficulté pour ces élèves de croire pleinement dans le jeu scolaire. S’ils doutent, c’est peut-être parce que, contrairement au volontarisme professoral – « Quand on veut, on peut », « Seul le travail paie » –, ils ne peuvent pas s’en remettre uniquement à leur volonté. Ce que les promoteurs de l’ouverture sociale omettent en parlant d’« autocensure », c’est que la croyance de ce type d’élèves dans le jeu scolaire ne suffit pas à compenser les effets de leur expérience sociale sur leurs représentations de l’avenir. À la façon des sociologues américains de la mobilité dans les années 1950-1960 analysés par Jean-Claude Combessie [32], ce discours revient à expliquer le phénomène (l’auto-élimination) par le phénomène et se réfère inconsciemment à une philosophie du libre arbitre qui fait la part belle aux valeurs des classes moyennes en ascension. Dans cette perspective, l’ambition se trouve déconnectée des conditions d’existence des classes populaires, dont on déplore tantôt l’apathie (« Certains n’ont pas de volonté », lâche un enseignant de la prépa), tantôt l’excessive prétention (comme cette enseignante en ZEP à propos de ses élèves : « Ils veulent devenir avocats sans savoir un mot de français ! »). Or, tout indique que l’horizon des possibles de ces élèves se fonde avant tout sur les situations (financières, culturelles, professionnelles, matrimoniales) réellement offertes à leur entourage social immédiat, qui rendent telle ou telle option plus ou moins probable et pensable.
31C’est donc non seulement la croyance, mais le rapport à l’avenir de ces élèves qui est ambivalent. Deux principes contradictoires structurent leurs aspirations : un principe d’espoir, d’une part, qui oblige à ne pas décevoir les attentes de la famille, des pairs ou des enseignants, un principe de réalisme, d’autre part, fondé sur les estimations pratiques des chances de réussite par rapport à celle du groupe d’origine. Lorsque ces deux principes entrent en contradiction, l’élève peut quitter le jeu temporairement ou définitivement. C’est le cas de Youssef, arrivé en France en 1993, fils d’un ouvrier au chômage et d’une femme de ménage en intérim. Nous nous voyons, tous les trois mois, lors de son année au lycée Coty. Au fil du temps, il semble de moins en moins enclin à jouer le jeu. Il commence à rater quelques cours à partir du mois de janvier, sélectionne ceux qui l’intéressent le plus. Au printemps, il abandonne définitivement. Il ne se présentera pas aux concours et ne s’inscrira pas à l’université. Au milieu de l’année de prépa, il revient sur ses « coups de blues », sur le « gros vide » qu’il traverse. Il parle des difficultés financières de ses parents, des tensions au sein de sa famille, puis en vient, dans un accès de colère, à critiquer le discours de ses enseignants sur la réussite.
Le cas de Youssef est atypique. C’est, paradoxalement, ce qui fait son intérêt : il incarne – en la poussant à la limite – la difficile adhésion des déplacés aux normes de leur univers d’accueil. On perçoit ainsi combien ces situations d’entre-deux social sont fragiles dès lors qu’elles restent largement suspendues aux verdicts à venir, incertitude redoublée par le malentendu qui porte leurs pairs ou leur famille à croire leur succès irréversible et définitif (« On ne se fait pas de souci pour toi ! »). On se méprendrait toutefois si l’on réduisait l’expérience de ces élèves à un malaise, une vie entièrement faite de déchirements, de dilemmes et de mauvaise conscience. Comme l’a montré Richard Hoggart, un déplacement dans l’espace social ne s’accompagne pas nécessairement de souffrances et de culpabilité [34]. Les descriptions de l’expérience du déplacement, telles qu’elles ressortent par exemple des romans d’Annie Ernaux ou des travaux de Pierre Bourdieu [35], en disent peu sur les tentatives des déplacés pour atténuer ou résoudre les tensions induites par leur porte-à-faux social [36]. Si une sociologie des irrégularités sociales est possible, c’est à condition d’inclure dans son champ d’investigation les arrangements par lesquels les déplacés rendent leur expérience tenable et soutenable [37] [voir encadré « Boursiers d’hier et d’aujourd’hui », p. 101].« – Tu me disais la dernière fois que t’allais pas bien. Qu’est-ce qui n’allait pas ?
Youssef : […] J’avais l’impression qu’on nous bourrait le crâne, avec leur… leur idée de concevoir la réussite, réussir pour dire qu’on a réussi, qu’on fait une grande école, que si on se retrouve à la fac, c’est qu’on a pas réussi… On parle que de commerce, que d’entreprises, moi ça m’a dégoûté ! Ça m’a dégoûté de ce milieu… […] En fait ça m’a permis d’avoir du recul, cette démotivation… j’en avais marre de ce discours de réussite, “il faut réussir ! Il faut réussir !”, “si vous voulez réussir” [silence]. Peut-être moi je veux réussir, mais pas comme ils veulent eux. Je veux réussir à ma manière [33]. »
Jean-François Sirinelli a critiqué l’usage de l’opposition boursiers/héritiers par les auteurs des Héritiers en appelant à « éviter soigneusement tout anachronisme » [1]. S’il est vrai qu’on ne peut faire l’économie d’une historicisation, en particulier pour cerner quels types de sous-populations ces catégories recouvrent à différentes époques [2], cette mise en garde oublie que le travail des auteurs des Héritiers et de La Reproduction s’inscrit aussi dans des conditions historiques spécifiques [3]. L’usage qu’ils font de l’opposition boursiers/héritiers rendait intelligibles des oppositions invisibles au moment où l’idéologie de l’école libératrice, le thème de la massification culturelle et l’image des étudiants comme groupe homogène prédominaient [4].
Aux différentes époques, les héritiers s’opposent toujours aux boursiers, mais ce ne sont ni les mêmes héritiers, ni les mêmes boursiers. L’un des invariants structuraux susceptibles de définir les boursiers par opposition aux héritiers repose sur la différence de leur mode d’accès à la « culture cultivée » : familial avant d’être scolaire pour les héritiers, il demeure toujours presque totalement scolaire dans le cas des boursiers. Contrairement aux héritiers, les ressources économiques des boursiers (la bourse) sont aussi – pour tout ou partie – d’origine étatique (sauf dans le cas des boursiers de fondations religieuses ou philanthropiques).
La traduction d’une partie des travaux de Hoggart a joué un rôle fondamental pour les recherches françaises sur l’expérience sociale des boursiers et « transfuges » [5]. Mais, comme l’a montré Olivier Schwartz, les descriptions hoggartiennes des classes populaires, centrées sur l’opposition entre « eux » et « nous », sont en partie remises en cause par l’ouverture du système d’enseignement aux enfants de ces classes [6]. Selon Schwartz, il est difficile aujourd’hui de reprendre l’hypothèse hoggartienne d’univers culturellement ségrégés. Il souligne aussi l’apparition depuis les années 1990 de « dominés aux études longues » sous l’effet d’une précarisation de l’emploi et d’un allongement des scolarités.
Ainsi, l’expérience des déplacés de l’ouverture sociale est relativement spécifique d’un point de vue historique. Contrairement aux boursiers nés avant les années 1950, ils ne sont pas les seuls dans leur milieu à effectuer des études secondaires et supérieures. Et, si les boursiers d’alors entraient vers 11 ans au lycée, alors réservé à une élite très restreinte, ils sont aujourd’hui confrontés aux héritiers plus tardivement (entre 18 ans et 20 ans) et doivent contrecarrer les effets de leur socialisation primaire dans un laps de temps plus court. L’acculturation des enfants de l’ouverture sociale est peut-être plus difficile et génératrice de tensions.
Rendre le déplacement acceptable : compromis et services rendus
33Lorsque le sursis est levé par la réussite au concours, les élèves poursuivent leur ascension. Ils changent à la fois d’établissement et de statut. Ils font désormais partie du petit nombre de « reçus » socialement consacrés par la sanction scolaire [38]. Ils demeurent toutefois dans un entre-deux social sans pouvoir compter comme avant sur des enseignants attentifs à leur situation spécifique et sur des pairs socialement proches. Socialisés dans deux régions très distantes de l’espace social, les « reçus » vivent un double décalage, avec « les leurs » (parents, fratrie, pairs d’origine) et avec « les autres » (élèves et enseignants de la grande école). Ils sont décalés, au sens où leur place est instable, mal définie, dédoublée. Le cas de Claire est exemplaire de ce point de vue. En avance d’un an, elle se présente comme une « bonne élève » depuis l’école primaire. Son père est magasinier, sa mère assistante maternelle. Claire obtient son baccalauréat en 2005 en décrochant une mention bien, puis entre à la prépa sup-expé. Admise à l’IEP en 2006, elle parle de sa double vie lors de ses débuts dans cet établissement où les enfants d’ouvriers ou d’employés forment seulement un dixième des effectifs.
« Parfois c’est comme si je menais un peu une double vie. C’est-à-dire que d’un côté je suis à l’IEP, ça se voit pas que je suis d’un milieu autre que la majorité, c’est pas marqué sur mon front, donc je suis complètement intégrée. Mais d’un autre côté, le week-end quand je rentre chez moi, là je vois bien qu’il y a une différence avec le milieu d’où je viens… et après je reviens ici [à l’IEP]. Donc c’est comme si je vivais une double vie en parallèle et parfois c’est un peu difficile. Même dans l’autre sens : dans ma famille, j’ai peur qu’on croit que ça y est, que j’ai changé de… que j’ai complètement changé… avec mes amis du lycée et d’avant, j’ai pas envie de changer. »
« – Ta famille et tes amis te perçoivent différemment maintenant ?
– Non, mais c’est un souci que je garde en tête en permanence… des fois j’ai des petites remarques, mais c’est pas méchant… du genre “Ah oui, toi t’es à l’IEP”… des petites remarques comme ça, mais c’est pas parce que j’ai changé, c’est juste parce que je suis actuellement à l’IEP… c’est un jeu… mais on m’a rien reproché… » [39]
35Le « souci » qu’elle garde en tête en permanence a pour pendant le « poids » que Claire ressent quand elle est à l’IEP. Déplacée, elle a l’impression de devoir toujours fournir les preuves de sa légitimité en tant qu’élève de l’IEP : « y’a quand même un poids… en se disant… il faut que je prouve que j’ai le niveau, il faut que je prouve que j’ai ma place, il faut que je prouve que je suis pas moins bonne qu’eux ». Si ce poids renvoie en première analyse à l’effet d’une honte sociale, il suggère également la nécessité pour Claire de se libérer des ambivalences auxquelles elle est confrontée.
« Moi j’avais pas envie de renier d’où je venais, j’avais peur de ça… […] je voulais pas faire des complexes d’où je venais, je voulais pouvoir en parler librement sans en avoir honte… j’avais peur d’être obligée… pas obligée mais montrée du doigt… je voulais rester moi-même, pas être enfermée, mais… pas avoir de problèmes et de honte vis-à-vis de mon milieu. »
37La peur de Claire, peur de se trahir au sens de laisser paraître ce que l’on veut garder caché, et de trahir au sens d’abandonner son camp (ici, ses origines), illustre l’incertitude dont parle Goffman à propos des individus dont le stigmate reste invisible à l’œil nu [40]. « Le milieu d’où je viens, il est pas marqué sur mon front », dit Claire. Chaque interaction avec ses condisciples fait courir le risque de voir révélé son stigmate de classe et de passer de la position de discréditable à celle de discréditée [41]. Ainsi, lors de ses premiers mois à l’IEP, elle se montre discrète sur ses origines : « Au début de l’année, il fallait éviter de le dire… sinon j’aurais tout de suite été cataloguée “sup-expé”… même aujourd’hui, la plupart des profs ne savent pas ». Après plusieurs mois, elle revendique ouvertement son origine, comme s’il lui fallait mettre fin à sa position de discréditable, tout en évitant d’être discréditée. Elle cherche alors à élargir son cercle de connaissances, adhère à différents clubs et associations de l’IEP. Au bout d’un an, elle devient présidente d’un cercle politique classé à gauche au sein duquel elle organise une campagne pour la promotion de l’égalité des chances à l’IEP. Jouant de son appartenance à une école reconnue, elle sollicite le soutien d’élus locaux. Elle participe à la création d’une association au sein de l’établissement qui milite pour l’instauration de bourses pour les élèves de milieux défavorisés à l’IEP et organise des visites d’information auprès d’élèves de lycées défavorisés.
38L’engagement de Claire est une illustration des compromis qui permettent au déplacé d’assumer ses ambivalences. En établissant des liens entre ses deux univers d’appartenance, Claire rend son déplacement vivable et, pourrait-on dire, utile à double titre. L’usage qu’elle fait des cadres de sociabilité de l’IEP et de son statut d’élève de grande école justifie son existence sociale dans son univers d’accueil et son engagement constitue implicitement une fidélité à son univers d’origine, en particulier à son père, délégué syndical ouvrier [42]. Cet arrangement bénéficie sans doute aussi à l’institution : la cause de l’ouverture sociale, officiellement intégrée au projet de l’IEP au milieu des années 2000, parvient ainsi à trouver en Claire un relais efficace et dévoué, dans la mesure où ses intérêts en tant que déplacée se confondent avec ceux de l’institution [43].
Rendre le déplacement acceptable suppose ainsi un transfert d’intérêts (au sens large) d’un univers d’appartenance à l’autre. Ce n’est pas un hasard si Claire pense un temps faire un mémoire sur « la gestion de la diversité à l’école », thème à la fois en affinité avec sa trajectoire et en adéquation avec les exigences scolaires de son univers d’accueil. Ce transfert d’intérêts se double d’un transfert de capital culturel et social entre les univers sociaux d’appartenance de Claire. Après sa première année de tronc commun, Claire décide de se spécialiser dans la section services publics. Pour aider son père dans un contentieux avec son employeur, elle se lie avec son professeur de droit civil. Ce dernier la conseille, se renseigne pour elle auprès du barreau, lui indique ce à quoi son père a droit en tant que salarié. Claire transmet ensuite à son père de « bonnes adresses » et lui donne son avis sur la stratégie de défense la plus adéquate. Ce service rendu au père rend possible un transfert de capitaux de l’univers d’accueil vers l’univers d’origine, second exemple de pratiques par lesquelles les déplacés tentent de rendre leur déplacement acceptable et même rentable. On peut supposer que le désintéressement apparent de Claire lui procure des profits symboliques : la reconnaissance qu’elle en tire fait office de plus-value symbolique qui lui permet de trouver son compte et sa place dans ses univers sociaux d’accueil et d’origine.
L’ouverture par les segments les plus sélectifs de l’enseignement supérieur a pour effet d’en limiter le nombre de bénéficiaires. L’ouverture sociale ne peut être confondue avec une démocratisation : les expérimentations locales et nationales des années 2000 s’ajoutant aux modes de sélection établis sans s’y substituer. L’expérience des bénéficiaires de l’ouverture sociale s’inscrit ainsi non dans le cadre formellement anonyme des filières scolaires traditionnelles, mais dans des espaces d’expérimentation spécifiquement réservés par les élites aux éléments les plus conformes à leurs exigences. Plutôt que de présider à la naissance de nouvelles élites, la création de dispositifs expérimentaux pour « ouvrir » grands lycées et grandes écoles a d’abord pour effet de produire des déplacés sociaux. Si ces derniers parviennent à intégrer des filières qui restent encore extrêmement sélectives socialement, leur entrée dans tel ou tel établissement ne s’accompagne pas mécaniquement d’une sortie de leur univers d’origine, ni de l’abandon pur et simple de leur statut antérieur. Ainsi, la situation des déplacés de l’ouverture sociale génère des tensions et des contradictions proches mais sans doute plus radicales que celles des « enfants de la démocratisation scolaire » arrivés en masse à l’université entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990 [44]. Cependant, ces élèves peuvent trouver des gratifications symboliques et des arrangements qui rendent « vivable » leur réussite statistiquement improbable. Leur expérience, indissociable de leurs histoires individuelles et familiales, est marquée par une ambivalence : s’ils s’affranchissent, au moins partiellement, des limites qui s’imposent aux membres de leur groupe d’origine, leur réussite a un prix.
UN GRAND LYCÉE PARISIEN
UN GRAND LYCÉE PARISIEN
Notes
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[*]
S’il s’agit bien d’un terme indigène, on ne l’accompagnera pas de guillemets dans la suite de l’article pour en faciliter la lecture.
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[1]
Deux articles sont couramment cités dans les débats autour de l’« ouverture sociale » : Michel Euriat et Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, 36(3), 1995, p. 403-438 ; Valérie Albouy et Thomas Wanecq, « Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles », Économie et statistique, 361, 2003, p. 27-52.
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[2]
Le lycée Henri IV a ouvert en 2006 une classe préparatoire aux études supérieures réservée à des bacheliers boursiers, préparant sur une année aux CPGE et au premier cycle universitaire.
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[3]
Source : Base Scolarité, DEPP, 2007.
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[4]
Pour une analyse de l’expérience sociale des « oblats » et « miraculés » scolaires, voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1989, p. 144-151 et p. 262 ; Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1957] et 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1991 ; Dominique Memmi, « L’ascension sociale vue de l’intérieur : les postures de la conquête », Cahiers internationaux de sociologie, 100, 1996, p. 33-58 et « Les déplacés. Travail sur soi et ascension sociale », Genèses, 24, 1996, p. 57-80. Les termes « déplacés » et « déplacement social » utilisés dans le présent article sont empruntés à Dominique Memmi.
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[5]
Pierre Bourdieu, « Les contradictions de l’héritage », in La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 711-718 et Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 189-193. Voir aussi l’analyse par Gérard Mauger de ces tensions et contradictions dans l’œuvre d’Annie Ernaux, voir « Annie Ernaux, “ethnologue organique” de la migration de classe », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004 ; Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, PUF, Paris, 1990, p. 223-258.
-
[6]
La « polémique » qui a opposé, au début du mois de janvier 2010, le directeur de Sciences Po, Richard Descoings, à celui de la Conférence des grandes écoles, Pierre Tapie, sur l’objectif ministériel de 30 % de boursiers dans les grandes écoles d’ici 2012, offre un bon exemple de ces débats où les « élites » s’expriment sur l’« ouverture sociale » sans jamais s’interroger sur l’expérience de ses bénéficiaires.
-
[7]
Daniel Sabbagh, « Une convergence problématique. Les stratégies de légitimation de la “discrimination positive” dans l’enseignement supérieur aux États-Unis et en France », Politix, 73, 2006, p. 211-229.
-
[8]
Suite à la décision du Conseil de direction de l’IEP de Paris actée le 26 mars 2001, le syndicat étudiant de droite UNI dénonce devant la justice administrative une violation de la Loi Savary de 1984 selon laquelle seul le ministre de l’Éducation nationale est compétent pour fixer les conditions d’admission des établissements supérieurs. Une loi promulguée le 17 juillet 2001 légalisera l’initiative de l’IEP de Paris en lui transférant cette compétence. Voir Cyril Delhay, Promotion ZEP. Des quartiers à Sciences Po, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 43-47.
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[9]
Créée en 1973, la Conférence des grandes écoles rassemble principalement des écoles d’ingénieurs et des écoles de commerce parisiennes et provinciales. Cette association 1901 a organisé en 2003 un colloque réunissant scientifiques, experts et décideurs à l’École normale supérieure sur le thème de l’« ouverture sociale » des CPGE. En 2004, elle publie un « livre blanc » sur ce thème, puis met en place l’année suivante un « groupe ouverture sociale » qui coordonnera les initiatives des écoles-membres.
-
[10]
182 bourses de mérite sur critères sociaux sont instaurées en 1998 pour l’enseignement supérieur par le ministre de l’Éducation Claude Allègre. Leur nombre passe à 573 en 2001, puis 1 361 en 2007. Voir Jérôme Fabre, « Les boursiers dans l’enseignement supérieur depuis dix ans 1997-2001, 2002-2006 : deux périodes très contrastées », Éducation & formations, 75, 2007, p. 205-217.
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[11]
La question du recrutement social des grandes écoles (Polytechnique, ENA) et des facultés de médecine est posée dès 1998 par la « commission Attali », à l’origine des réformes de l’université dans les années 2000. Voir Jacques Attali et al., Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, rapport au ministre de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie, Paris, ministère de l’Éducation nationale, mai 1998.
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[12]
Les mesures qui sont prises renouent ainsi avec la politique des dirigeants socialistes au début des années 1990, qui avait notamment abouti à l’ouverture d’une CPGE à Saint-Ouen.
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[13]
Il faut ajouter à cela les rapports sur l’ouverture sociale publiés par des parlementaires ou des commissions d’experts à partir du milieu de la décennie 2000, des rapports du député Valls (2005) et du sénateur Bodin (2007) au rapport du sociologue Michel Wieviorka (2008) à la ministre de l’Enseignement supérieur. Ce dernier préconise notamment la multiplication de dispositifs sur le modèle des conventions de Sciences Po. Voir Michel Wieviorka, Rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sur la diversité, Paris, Robert Laffont, 2008.
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[14]
Sur les notions de « grande porte » et « petite porte », voir P. Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit.
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[15]
Les sept autres IEP de province ont également élaboré entre 2002 et 2006 leurs propres programmes, sans toutefois ouvrir de CPGE expérimentale. À partir de 2008, six de ces IEP, dont celui étudié dans cet article, ont créé une préparation sur internet payante avec un tarif préférentiel pour les boursiers (250 euros).
-
[16]
Certains aménagements sont néanmoins apportés : pour le concours de l’IEP, à la moyenne au baccalauréat, prise en compte pour les candidats au concours, est substituée une « note de progression » obtenue au terme de l’année de préparation des concours.
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[17]
Source : archives du lycée Coty. Les citations utilisées dans cette partie proviennent toutes de cette source.
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[18]
Les témoignages des enseignants divergent quant à la réussite ou à l’échec de ce projet : certains estiment qu’il n’a pas été réellement pris en compte, d’autres au contraire suggèrent qu’il a constitué une véritable source d’inspiration pour le projet final.
-
[19]
Dans sa lettre citée, celui-ci juge en effet « […] indispensable que cette classe préparatoire soit située au lycée Coty, la réputation de cet établissement étant un signal fort en direction des élèves recrutés ».
-
[20]
Jean-Christophe François et Franck Poupeau, Le Sens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2008.
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[21]
L’analyse ethnographique de ces épreuves permet d’affiner l’articulation entre mobilités objective et subjective en évitant de réduire cette dernière à un simple enregistrement des appréciations portées par les individus sur leur trajectoire. Notre approche prolonge ainsi le débat ouvert dans un numéro récent de Sociologie du travail, voir Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer, « Les deux faces – objective/subjective – de la mobilité sociale », Sociologie du travail, 48(4), 2006, p. 455-473, et, dans le même numéro, Dominique Merllié, « Comment confronter mobilité “subjective” et mobilité “objective” ? », p. 474-486.
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[22]
On trouvera a contrario dans un ouvrage récent le récit d’un ancien taupin entré à Polytechnique et fils d’enseignants, qui raconte son expérience sur le mode de l’élection « évidente » et strictement individuelle. Voir Teodor Limann, Classé X. Petits secrets des classes prépa, Paris, La Découverte-Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.
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[23]
Source : Base Scolarité, DEPP, 2007. Ces données cumulent la première et la deuxième année de CPGE.
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[24]
La proximité spatiale ne vaut que pour les jours d’études : l’absence d’internat empêche tout contact prolongé entre ces élèves et les autres.
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[25]
En 2007, 40 % des élèves en deuxième année de CPGE (hors prépa sup-expé) ont intégré une des 20 grandes écoles les plus prestigieuses (celles que les enseignants de CPGE appellent communément les « écoles du top »). Comme dans tous les grands lycées de province, les admis aux grandes écoles les plus prestigieuses sont plus rares que dans les CPGE parisiennes (Henri IV, Louis Le Grand, etc.), mais il faut insister sur la différence entre les élèves de la prépa sup-expé qui ne visent que des écoles de second rang et les élèves des autres CPGE pour qui ces écoles représentent des solutions de repli en cas d’échec aux écoles de premier rang.
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[26]
Il faut cependant garder en tête que cet effet de clôture peut aussi s’observer dans les autres CPGE.
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[27]
Voir à ce sujet Hélène Buisson-Fenet et Séverine Landrier, « Être ou pas ? Discrimination positive et révélation du rapport au savoir. Le cas d’une “prépa ZEP” de province », Éducation et sociétés, 21, 2008, p. 67-80.
-
[28]
Cet aspect est souligné par nombre de travaux sur les classes populaires. Voir notamment R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit. et Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-EHESS, 1989.
-
[29]
Chiffres du Rectorat de l’académie étudiée pour 2006-2007. Les données présentées dans ce paragraphe proviennent toutes de cette source.
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[30]
Source : recensement INSEE, 1999. Ces proportions correspondent au quartier de résidence de plusieurs élèves rencontrés, qui n’est pas le plus « sinistré » socialement : le constat serait encore plus net si l’on prenait l’exemple des quartiers où résident la majorité des élèves inscrits dans cette CPGE.
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[31]
La situation des filles est plus difficile que celle des garçons dans la mesure où elles doivent souvent aider leurs frères et sœurs à faire leurs devoirs et effectuer des tâches domestiques dont les garçons sont généralement dispensés. Si cette dimension reste au second plan dans les propos des élèves rencontrées, elle suggère qu’il existe une différenciation de genre au sein de ces déplacés.
-
[32]
Jean-Claude Combessie, « Éducation et valeurs de classe dans la sociologie américaine », Revue française de sociologie, 10(1), 1969, p. 12-36.
-
[33]
Difficile de savoir quelle est « [sa] manière de réussir » : après son année en prépa, Youssef fait plusieurs « dépressions ». Il cesse ses études et cherche des petits boulots.
-
[34]
Hoggart distingue trois types de « boursiers » : ceux qui se sentent bien dans leur nouvelle « peau » ; ceux qui sont à l’aise dans leur classe d’adoption mais manifestent une distance avec cette dernière pour ne pas paraître trop « bourgeois » ; enfin, ceux qui vivent leur déplacement sur le seul mode du déchirement. Voir R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 348.
-
[35]
G. Mauger, art. cit. ; Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2004.
-
[36]
Muriel Darmon souligne la nécessité de renouveler l’analyse du déplacement en évitant de se focaliser seulement sur les souffrances induites par le « déracinement ». Voir Muriel Darmon, « Approche sociologique de l’anorexie : un travail de soi », thèse de doctorat de sociologie, Paris, Université Paris V, 2001, chap. 9 (non publié).
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[37]
Nous faisons référence à la question que pose Pierre Mercklé, voir son article « Une sociologie des irrégularités “sociales” est-elle possible ? », Idées. La revue des sciences économiques et sociales, 142, 2005, p. 22-29.
-
[38]
Par « reçus », on entend les élèves de la CPGE étudiée qui intègrent effectivement l’une des deux écoles préparées après avoir réussi aux épreuves d’entrée. Soit, entre 2002 et 2007, 21 individus sur 104.
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[39]
Il faut tenir compte des effets de la situation d’entretien et des risques d’illusion rétrospective. En permettant au déplacé d’expliciter les tensions induites par sa position, l’entretien donne à voir des expériences qui, en pratique, restent davantage à l’état implicite.
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[40]
Erving Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1975.
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[41]
L’extension du concept de « stigmate » permet de compléter le point de vue de Goffman qui insiste surtout sur les stigmates comme « monstruosités du corps » ou « tares du caractère ». Ce qu’il nomme « stigmates tribaux » renvoie principalement à l’appartenance religieuse, nationale ou ethnique. Le stigmate lié à l’appartenance sociale ne fait l’objet que d’une brève note de bas de page. Voir E. Goffman, ibid., p. 14.
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[42]
Cette filiation suggère aussi la transmission d’un « capital militant » du père à sa fille, capital que cette dernière doit adapter aux exigences implicites de son univers social d’accueil. Sur la notion de « capital militant », voir Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, décembre 2004, p. 4-11.
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[43]
Ce qui n’empêche pas chez Claire diverses critiques envers la direction de l’établissement, qu’elle accusera pendant une brève période de « récupération » : n’étant plus sollicitée pour la mise en œuvre du projet, elle semble souffrir de la non-reconnaissance par l’institution de son rôle de « co-entrepreneuse » de cause.
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[44]
Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2002. La comparaison entre enfants de l’« ouverture sociale » et de la « démocratisation scolaire » n’est qu’en partie possible : on peut faire l’hypothèse – toutes choses égales par ailleurs – que les premiers sont probablement destinés à occuper des positions sociales plus élevées.