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Article de revue

L'organisation sociale du déni et de la reconnaissance : atrocités, connaissance et interventions juridiques

Pages 111 à 118

Notes

  • [1]
    Stanley Cohen, States of Denial: Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001. Dans la suite du texte, les pages entre crochets renvoient à cet ouvrage.
  • [2]
    En français dans le texte original anglais.
  • [3]
    Daniel J. Goldhagen, Hitler’s Willing Executioners: Ordinary Germans and the Holocaust, New York, Alfred A. Knopf, 1996 [trad. fr., Paris, Seuil, 1997].
  • [4]
    Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.
  • [5]
    Gresham M. Sykes et David Matza, « Techniques of neutralization : a theory of delinquency », American Sociological Review, 22, décembre 1957, p. 664-670.
  • [6]
    Jeffrey C. Alexander, Ron Eyerman, Bernhard Giesen, Neil J. Smelser et Piotr Sztompka, Cultural Trauma and Collective Identity, Berkeley, University of California Press, 2004.
  • [7]
    Barry Schwartz, « The social context of commemoration: a study in collective memory », Social Forces, 61, 1982, p. 374-402.
  • [8]
    Eviatar Zerubavel, Time Maps: Collective Memory and the Shape of the Past, Chicago, University of Chicago Press, 2004.
  • [9]
    Gary A. Fine, Difficult Reputations: Collective Memories of the Evil, Inept, and Controversial, Chicago, University of Chicago Press, 2001.
  • [10]
    Jeffrey K. Olick, « Genre memories and memory genres: a dialogue analysis of may 8, 1945 commemorations in the Federal Republic of Germany », American Sociological Review, 64, juin 1999, p. 381-402 ; et Jeffrey K. Olick, In the House of the Hangman: Agonies of German Defeat, 1943-1949, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
  • [11]
    J. C. Alexander et al., op. cit.
  • [12]
    Neil J. Smelser, « Psychological trauma and cultural trauma », in J. C. Alexander et al., op. cit., p. 31-59, particulièrement p. 44.
  • [13]
    Jeffrey C. Alexander, « Toward a theory of cultural trauma », in J. C. Alexander et al., op. cit., p. 10-24.
  • [14]
    Pour une discussion plus approfondie, voir Joachim J. Savelsberg et Ryan D. King, « Law and collective memory », Annual Review of Law and Social Science, 3, décembre 2007.
  • [15]
    Harold Garfinkel, « Conditions of successful degradation ceremonies », American Journal of Sociology, 61, mars 1956, p. 420-424.
  • [16]
    Citation tirée de Stephen Landsman, Crimes of the Holocaust: The Law Confronts Hard Cases, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2005.
  • [17]
    Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, PUF, 1950, 2e éd.
  • [18]
    Cité par S. Landsman, op. cit.
  • [19]
    Martha Minow, Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and Mass Violence, Boston, Beacon Press, 1998; et Martha Minow, Breaking the Cycles of Hatred: Memory, Law, and Repair, introduction et commentaires de Nancy L. Rosenblum, Princeton, Princeton University Press, 2002.
  • [20]
    Carlos Santiago Nino, Radical Evil on Trial, New Haven, Yale University Press, 1996.
  • [21]
    John Borneman, Settling Accounts: Violence, Justice, and Accountability in Postsocialist Europe, Princeton, Princeton University Press, 1997.
  • [22]
    Mark J. Osiel, Mass Atrocities, Collective Memory, and the Law, New Brunswick, Transaction Publishers, 1997, p. 3.
  • [23]
    Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004, p. 52.
  • [24]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 35.
  • [25]
    Lewis A. Coser, Masters of Sociological Thought: Ideas in Historical and Social Context, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1971, p. 158-159.
  • [26]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 51.
  • [27]
    Georg Simmel, « Conflict », in Conflict and the Web of Group Affiliation, trad. de Kurt H. Wolff, New York, The Free Press, 1955 [1908].
  • [28]
    Lewis A. Coser, The Functions of Social Conflict, New York, The Free Press, 1956.
  • [29]
    Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, vol. 2, Critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1987.
  • [30]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 45.
  • [31]
    David Garland, Punishment in Modern Society: A Study in Social Theory, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
  • [32]
    Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, chap. 1.
  • [33]
    John Hagan, Justice in the Balkans: Prosecuting War Crimes in The Hague Tribunal, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
  • [34]
    John Hagan et Ron Levi, « Crimes of war and the force of law », Social Forces, 83 (4), 2005, p. 1499-1534.
  • [35]
    Ryan D. King, « When law and society disagree: group threat, legacies of the past, and the organizational context of hate crime law enforcement », thèse de PhD, University of Minnesota, Minneapolis, 2005.
  • [36]
    Joachim J. Savelsberg et Ryan D. King, « Institutionalizing collective memories of hate: law and law enforcement in Germany and the United States », American Journal of Sociology, 111 (2), septembre 2005, p. 579-616.
  • [37]
    M. Weber, op. cit.
  • [38]
    Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, septembre 1986, p. 3-19.
  • [39]
    Voir S. Landsman à propos du procès Demjanjuk à Jérusalem, op. cit., p. 110-172.
  • [40]
    Bernhard Giesen, « The trauma of perpetrators: the holocaust as the traumatic reference of German national identity », in J. C. Alexander et al., op. cit., p. 112-154.
  • [41]
    Ibid., p. 121.
  • [42]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 101 sq.
  • [43]
    Voir notamment Kathryn Sikkink et Carrie Booth Walling, « The impact of human rights trials in Latin America », Journal of Peace Research, 44 (4), juillet 2007, p. 427-445 ; et la critique d’Osiel par Samantha Power, « The stages of justice », New Republic, 218 (9), 2 mars 1998, p. 32-38.
  • [44]
    Notamment Jack Snyder et Leslie Vinjamuri, « Trials and errors: principle and pragmatism in strategies of international justice », International Security, 28 (4), été 2003-printemps 2004, p. 5-44 ; et Jack Goldsmith et Stephen D. Krasner, « The limits of idealism », Daedalus, 132 (1), hiver 2003, p. 47-63.
  • [45]
    M. Minow, op. cit., 1998 et 2002.
  • [46]
    Sur le « pouvoir métaphorique » de l’Holocauste, voir David Levy et Natan Sznaider, The Holocaust and Memory in the Global Age, Philadelphie, Temple University Press, 2006, p. 5.
  • [47]
    Notamment Susanne Karstedt, Legal Institutions and Collective Memories, Oxford, Hart, 2007 ; et J. J. Savelsberg et R. D. King, « Law and collective memory », op. cit.

À propos de Stanley Cohen, States of Denial: Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001

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Couverture du livre de Stanley Cohen, States of Denial, Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001.

1Pour Stanley Cohen, comme pour la plupart d’entre nous, il est douloureux de se pencher sur notre capacité et notre propension à nier le mal et la souffrance, et notamment les crimes de guerre. Cohen évoque son enfance et les conseils de sa mère pour l’aider à surmonter le malaise que lui causait, dans son Afrique du Sud natale, l’évidente différence entre son propre mode de vie et celui des serviteurs noirs. L’ouvrage de Cohen propose « une sociologie du déni [1] » et exhorte à reconnaître la souffrance à tous les niveaux et à réagir activement contre elle. Pourtant, dans le même temps, il nous laisse sur notre faim. Il nous présente un large éventail de textes sur les atrocités et sur l’intérêt que présente le déni pour les individus, en particulier sous la forme freudienne d’un doux refoulement ou sous la forme sartrienne d’un flagrant mensonge à soi-même ; il nous propose de nombreuses distinctions utiles entre les différentes formes de déni et de reconnaissance, ainsi qu’entre les différentes réactions institutionnelles qui s’opposent aux états de déni. Il ne nous présente toutefois pas de théorie du déni et ne prend pas en compte certains corpus de textes qui semblent pourtant essentiels à ses objectifs. Je propose donc d’étudier ici quelques-uns de ses arguments et de relier son projet à deux domaines laissés de côté par States of Denial, la sociologie de la connaissance et la sociologie du droit, tout en restant particulièrement attentif aux mécanismes de pouvoir et d’autorité qui orientent la production de la connaissance, de l’ignorance, du déni et de la reconnaissance : ainsi les institutions qui produisent en leur sein de la connaissance, y compris les institutions juridiques, auxquelles je m’attacherai ici, jouent un rôle qui, s’il est potentiellement important, est en tout cas toujours sélectif et particulier.

Déni et reconnaissance chez Cohen

2On peut nier beaucoup de choses : les débordements et les échecs dans nos propres familles, la maladie chez nos voisins, la pauvreté et le chômage de l’autre côté de la rue, les dizaines de milliers de victimes de maladies aussi faciles à prévenir que la malaria, la faim qui ronge des millions d’individus, la répression et la discrimination à l’égard des « autres », l’implication de personnes familières dans des génocides passés ou présents, les guerres et les crimes de guerre passés ou présents dans des endroits comme le Timor oriental, l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, l’Irak, l’Ouganda ou le Soudan, la torture (censée protéger notre sécurité), la cruauté de l’enfermement et de l’isolement dans des cellules où la lumière reste allumée en permanence, où rien ne bouge et où il n’est même pas possible de voir le ciel, les millions de jeunes filles d’Asie du Sud-Est que la pauvreté force à se prostituer pour satisfaire le plaisir de nos amis occidentaux, les enfants qui triment dans les sweatshops dans des conditions de travail qui feraient frémir les réformateurs européens du XIXe siècle. Le livre de Cohen déborde d’exemples de dénis et sa lecture met mal à l’aise, chaque page nous rappelant l’une après l’autre nos propres dénis quotidiens. Nous cherchons à neutraliser cet effet mais l’auteur, qui fait tout pour bloquer nos échappatoires mentales, a un fort pouvoir de provocation. J’accuse ![2] semble-t-il crier tout en continuant à exemplifier, catégoriser, analyser.

3Le déni peut prendre différentes formes. La typologie proposée par Cohen distingue le déni littéral, « l’affirmation que quelque chose n’est pas arrivé » [p. 7], le déni interprétatif par lequel « les faits bruts ne sont pas niés (quelque chose s’est passé) [mais] on leur donne une signification différente de celle qui semble évidente aux autres » [p. 7], et le déni implicatif qui accepte les faits et leur interprétation conventionnelle tandis que « sont niées ou minimisées les implications psychologiques, politiques ou morales qui s’ensuivent conventionnellement » [p. 8]. « Le déni porte alors sur la cognition (ne pas reconnaître les faits), l’émotion (ne pas sentir, ne pas être dérangé), la moralité (ne pas reconnaître de torts ou de responsabilité) et enfin l’action (ne pas prendre de mesures actives en réponse à la connaissance) » [p. 9]. Le déni varie par son organisation. Il peut se situer au niveau individuel et personnel ou au niveau social : il peut s’agir d’un « déni officiel », brutal dans les États totalitaires et plus subtil dans les sociétés démocratiques, ou d’un « déni culturel […] de conventions non écrites sur ce qui peut être rappelé et reconnu en public » [p. 11]. Le déni peut être historique ou contemporain ; il peut s’agir du déni de victimes, de criminels ou de témoins passifs. Le contraire du déni est la reconnaissance, dont les formes sont aussi nombreuses que celles du déni.

4Le déni se caractérise par son ambivalence. C’est un point que souligne Cohen lorsqu’il le définit comme « une affirmation sur le monde ou sur soi-même (ou sur la connaissance que l’on en a) qui nie vérité, nie mensonge, fournit l’étrange possibilité de savoir et de ne pas savoir en même temps. L’existence de ce qui est nié doit être connue “d’une manière ou d’une autre”, et les affirmations exprimant ce déni doivent être crues “d’une manière ou d’une autre” » [p. 24].

5En d’autres termes, nous devons avoir connaissance de ce que nous nions. Comment cela est-il possible ? Cohen évoque une aimable « tante freudienne » cachée dans un recoin de notre esprit, souriante mais travaillant dur à sauvegarder notre confort et à nous protéger du coût psychique d’une vie pleine de savoirs effrayants et menaçants : elle travaille si discrètement que nous ne sommes pas forcément conscients de son existence. Ailleurs dans notre esprit, un « oncle sartrien », « sévère et malin » [p. 41], nous entraîne dans un « projet de mauvaise foi » fait d’actions douteuses ou contraires à notre moi publiquement proclamé. Niant l’idée de liberté, il nous guide à travers une jungle protectrice de légende parlant d’« absence de choix », de « compulsion », de « motivation inconsciente », d’« obéissance stricte aux ordres » et de « je ne savais pas ce qui se passait » [p. 42]. En fin de compte, « vous vous transformez en votre vieil oncle et ne faites plus rien d’authentique jusqu’à la fin de votre vie ». La psychologie cognitive dans laquelle les termes de « déni » ou de « refoulement » apparaissent peut fournir d’autres explications de notre capacité à nier ce que nous savons. Certaines d’entre elles ne sont pas si éloignées de la pensée freudienne ; d’autres, qui font référence à des moi postmodernes compartimentés, laissent peu de place aux acteurs moraux (ou immoraux).

6Quelles sont donc les options qui s’offrent aux criminels ? Dans son ouvrage, Les Bourreaux volontaires de Hitler, Daniel Goldhagen évoque une sous-culture criminelle [3]. C’est l’indifférence morale ou, pire, une pulsion de mort, qui caractérise ceux qui ont été socialisés dans une culture d’antisémitisme exterminationniste, ou plus généralement dans la xénophobie. Diverses sources soulignent le désir des criminels de sauvegarder leur dignité personnelle dans la communauté des autres personnes et peuples estimables. Le déni de la connaissance est l’une des options qui s’ouvrent à eux. Hannah Arendt [4] décortique le système linguistique qui permet aux criminels de séparer leurs actes du monde normal qu’ils habitent. Les exemples abondent, des criminels allemands de la période 1933-1945 jusqu’aux bourreaux des régimes totalitaires d’Amérique latine que décrit par exemple Garcia Marquez dans son roman Chronique d’une mort annoncée. « La connaissance factuelle est transférée dans un monde privé de peur et d’incertitude. Toute discussion de la terreur est réduite au silence ; on ne dit rien en public qui pourrait être interprété comme une critique des forces armées » [p. 84]. Le déni de la connaissance, en tant que stratégie, est suivi du déni de responsabilité. C’est le royaume de l’obéissance selon Milgram, de la conformité et de « l’autodéfense ». Ensuite, viennent le « déni du préjudice », la « culpabilisation de la victime » et d’autres stratégies de neutralisation déjà détaillées dans l’exposé systématique de Gresham Sykes et David Matza [5].

7Aux stratégies de défense individuelles s’ajoute le discours de dénégation officiel. Dans un monde d’internationalisation des reportages et des actualités, la recherche de la transparence, les ONG internationales et les satellites contraignent souvent les gouvernements à passer de leur stratégie coutumière de déni littéral à un déni interprétatif ou implicatif. Les contre-offensives face aux critiques, la reconnaissance partielle pour mieux nier les faits essentiels et les interprétations sont autant de stratégies possibles.

8Cohen ne s’arrête pas à la discussion du déni. Il évoque aussi les possibilités institutionnelles de reconnaissance, ou de contestation du déni : « La reconnaissance éventuelle et la forme qu’elle prend dépendent de la nature du régime précédent, de son pouvoir résiduel, de la façon dont s’est effectuée la transition et des caractéristiques de la nouvelle société » [p. 222]. Les régimes qui suivent disposent d’un choix de stratégies ; ici encore, Cohen fournit une typologie illustrée par de nombreux exemples. Parmi les modes de reconnaissance, il cite les commissions de la vérité, les procès criminels, la disqualification (ou la lustration) de masse, la compensation, les listes d’infamie (naming and shaming), le déni criminalisant du passé, la commémoration et la mémorialisation, l’expiation, l’expression du regret et l’exorcisme, la réconciliation et la reconstruction. La reconnaissance peut même mener à une « surreconnaissance » par laquelle « les fardeaux de la mémoire [sont] supportés par des millions de personnes qui – en tant que victimes, observateurs ou auteurs d’exactions – ont traversé les plus terribles expériences qui soient imaginables. […] Ils ont survécu mais sont condamnés à se souvenir et à revivre ces expériences » [p. 245]. On peut d’ailleurs aussi ajouter les descendants des victimes, observateurs et auteurs d’exactions, lorsque les expériences traumatisantes du passé, en tant que constructions sociales, continuent à hanter les générations qui suivent – ce qui constitue une forme de « traumatisme culturel [6] ».

9Tout lecteur de ce qui précède aura compris le pouvoir obsédant et enrichissant du livre de Cohen. Il propose bien d’autres arguments et développe ceux qui viennent d’être évoqués avec une richesse de détails à laquelle il est impossible de rendre justice ici. Je vais plutôt m’attacher à suggérer des moyens de combler ce que je considère comme la principale lacune du livre : l’absence de développement d’une théorie systématique des conditions sociologiques du déni. Il est surprenant qu’un livre écrit par un sociologue sur les « états du déni » avec pour soustitre « connaissance des atrocités et des souffrances » laisse systématiquement de côté l’importante littérature consacrée à l’exploration des conditions sociales de la connaissance. Je suggère donc d’aller plus loin et de relier le livre de Cohen à la sociologie de la connaissance, puis à la sociologie du droit, pour avancer vers une argumentation théorique plus exhaustive.

Comprendre l’organisation sociale du déni

Les « états du déni », la sociologie de la connaissance et la mémoire collective

10La constitution, la préservation, la transformation et la diffusion de la connaissance sont des thèmes centraux de la sociologie de la connaissance. À l’évidence, déni et reconnaissance sont plus spécifiques que connaissance et ignorance. La connaissance est dans tous les cas une condition préalable et la sociologie du déni se doit de prendre en considération les avancées de la sociologie de la connaissance.

11Une part de notre déni concerne le passé. Cohen consacre un chapitre au thème « Oblitérer le passé : souvenirs personnels, histoires publiques » [p. 117-139]. Sur ce thème, un riche corpus de textes est négligé par Cohen, à commencer par l’œuvre de Maurice Halbwachs, durkheimien novateur, qui fut lui-même victime de la machine de mort nazie alors qu’il s’opposait au déni et cherchait des réponses du côté des hommes au pouvoir. Halbwachs a adapté les idées de Durkheim à la connaissance portant sur le passé. Pour lui, la façon dont nous percevons le passé dépend de nos préoccupations actuelles, une position à laquelle Barry Schwartz [7] se réfère en parlant d’orientation « présentiste ». S’opposant à Durkheim sur ce point, Halbwachs soutient que la connaissance historique, aspect de la conscience collective, n’est pas partagée par les sociétés dans leur globalité mais est spécifique à différents groupes sociaux internes ou transversaux aux sociétés ; en d’autres termes, la société est une arène où se déroulent des luttes mnémoniques [8].

12Le présentisme de Halbwachs a été repris par certains (notamment Gary Fine sur les réputations [9]) et réfuté par d’autres qui soulignent que la connaissance sociale du passé ne peut être façonnée et refaçonnée à l’envi selon les préoccupations actuelles des groupes. Certains ouvrages récents, sur les commémorations de la capitulation allemande à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ou de l’Holocauste en Allemagne par exemple, constatent des liens de dépendance entre les différents courants de la mémoire collective [10] : les commémorations d’hier ne peuvent être ignorées dans nos commémorations d’aujourd’hui ; nous ne sommes pas entièrement libres de refaçonner nos souvenirs en fonction de nos préoccupations actuelles.

13En opposition nette avec le « déni » de Cohen, le « traumatisme culturel [11] » est un genre particulier de mémoire collective qui correspond à « un souvenir accepté et publiquement reconnu par un groupe de membres compétents et qui évoque un événement (ou une situation) qui est chargé d’affects négatifs, présenté comme indélébile et considéré comme menaçant l’existence d’une société ou encore violant une ou plusieurs de ses présuppositions culturelles [12] ». Les conditions de sa construction sont les conditions de la négation de l’ignorance : toute théorie du déni doit donc s’y intéresser de près. Jeffrey Alexander [13] énonce ces conditions. Elles comprennent : la formulation de revendications par des agents ; des groupes porteurs ayant des intérêts matériels ou spirituels dans le processus du traumatisme ; des actes de discours par lesquels les groupes porteurs s’adressent à un public dans une situation particulière, en cherchant à transférer la revendication de traumatisme à un public ; des classifications culturelles liées à la nature de la douleur, la nature de la victime, la relation de la victime du traumatisme à un plus large public et l’attribution de la responsabilité. Enfin, les sphères institutionnelles, où ces constructions sont élaborées, sont essentielles. Il n’est pas indifférent que le déni soit contesté ou que le traumatisme culturel se construise dans des institutions religieuses, artistiques, scientifiques, politiques ou juridiques. En effet, chacune de ces sphères institutionnelles a sa propre logique, et les groupes porteurs n’ont pas tous un accès identique à ces différents types d’institutions. Les actes de discours sont réglementés par le type de l’institution dans lequel ils sont produits. Les systèmes de classification diffèrent d’une institution à l’autre, de même que les types de discours qui sont entendus et perçus, en particulier lorsqu’il s’agit d’institutions juridiques.

Relier les « états du déni » et la « connaissance » à la sociologie du droit

14Quel peut être l’effet d’institutions juridiques ou quasi juridiques comme les commissions de la vérité, la lustration, la compensation, la criminalisation du déni du passé ou les procès criminels des auteurs d’exactions ? L’exemple des procès criminels montre comment la sociologie du droit peut être reliée à la sociologie de la connaissance, à la mémoire collective ou au traumatisme culturel pour jeter les bases d’une exploration systématique des conditions du déni et de la reconnaissance [14].

15Il n’est pas compris par tous que les procès criminels et les châtiments sont essentiels à la constitution de la connaissance. Les justifications philosophiques des condamnations criminelles font généralement référence au paiement d’une dette, à la dissuasion, à la réhabilitation, et plus récemment, à la restitution et à l’incapacitation (sélective). Toutefois, les fonctions du droit pénal ont toujours largement débordé ces justifications officielles. Les néomarxistes pensent à réguler les marchés du travail par des régimes pénaux, en tant que durkheimiens de l’intégration normative de la société, tandis que Harald Garfinkel [15] conçoit les procédures pénales comme des cérémonies de dégradation. Quant à nous, nous proposons d’ajouter à cette liste la constitution des connaissances sur le passé, une idée dont l’évidence s’impose davantage dans certains cas particuliers. Considérons par exemple les arguments qui ont finalement incité le président Roosevelt à se ranger à l’idée de traduire en justice les chefs nazis devant le Tribunal de Nuremberg et à abandonner la solution de l’exécution sommaire. Le juge Samuel Rosenman, proche de Roosevelt, a notamment déclaré à ce propos : « Il voulait absolument que la question de la culpabilité de Hitler – et de la culpabilité de ses acolytes – ne puisse donner lieu à aucun débat par la suite. Il fallait que toute cette affaire infâme soit exposée, enregistrée à jamais, attestée sous serment par des témoins et par des documents écrits [16]. » Roosevelt en était venu à penser que les interprétations révisionnistes de la Première Guerre mondiale, remettant en cause la doctrine de la culpabilité première de l’Allemagne, avaient contribué à nourrir certaines tendances isolationnistes aux États-Unis, tendances auxquelles il était farouchement opposé. Par conséquent, son souci de documenter l’agression et les atrocités du régime nazi par des procédures judiciaires était politique et stratégique et appuie la théorie de Maurice Halbwachs [17] de l’orientation présentiste de la construction de la mémoire collective. Le juge Jackson, procureur pour les États-Unis au procès de Nuremberg a avancé des arguments similaires : « Si nous ne couchons pas par écrit l’histoire de ce mouvement avec clarté et précision, nous ne pourrons pas blâmer les générations futures de trouver incroyables, en temps de paix, les principes accusatoires formulés en temps de guerre. Nous devons établir des faits incroyables par des preuves crédibles [18]. » Les propos de Roosevelt et de Jackson trouvent une nouvelle pertinence à la lumière des récentes atrocités perpétrées au Rwanda, au Timor oriental, dans la région du Darfour au Soudan, dans l’ancienne Yougoslavie et en Irak, ainsi qu’après la chute des régimes totalitaires et dictatoriaux d’Europe centrale et occidentale, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.

16Plusieurs questions interdépendantes se posent alors, et peuvent être abordées par une sociologie du droit. Premièrement, le droit peut-il vraiment être un important contributeur de la connaissance sociale et de la mémoire collective des atrocités passées et, de ce fait, s’opposer au déni, comme Roosevelt, Jackson et d’autres le pensaient ? Deuxièmement, existe-t-il des conditions spécifiques à réunir pour que le droit puisse faire de telles contributions ? Troisièmement, quelle forme particulière la connaissance des horreurs passées prend-elle quand elle est le fruit de procédures juridiques (par opposition à d’autres instances institutionnelles) ? Enfin, on pourra se demander quelles sont les conséquences de cette connaissance sur la gestion de la transition de la tyrannie à la démocratie et sur la « rupture des cycles de violence [19] ».

171) Une fois encore, on trouve chez Durkheim une aide précieuse pour tenter de cerner les fonctions émotionnelles et cognitives des procès ainsi que leur contribution au rôle conscient et inconscient du droit dans la constitution de la connaissance et de la mémoire collective. Carlos Santiago Nino [20], juriste argentin, ancien conseiller du président Raúl Alfonsín et ardent partisan des procès criminels, s’inscrivait dans la tradition durkheimienne lorsqu’il prônait la traduction des généraux de la junte militaire argentine devant les tribunaux afin de marquer dans la conscience collective l’idée que la loi est la force ultime d’une société. L’anthropologue juriste John Borneman [21] adopte une position semblable à l’égard des membres des anciennes élites d’Europe de l’Est après la chute des régimes communistes. Borneman voit dans les procès l’accomplissement rituel d’un sacrifice symbolique. Ils engagent un processus de purification interne et, de ce fait, préparent le terrain à une démocratie en état de marche, dont la légitimité reposera sur un système de transparence qui n’est garanti que par les principes de l’État de droit.

18Par ailleurs, Mark Osiel, éminent juriste américain, souligne l’importance des procès en tant que lieu d’expression de la « poétique » du récit, les avocats de la défense présentant l’histoire comme une tragédie tandis que le parquet en fait un conte moral. Dans la salle du tribunal, la représentation prend alors la forme d’un « théâtre d’idées », dans lequel de larges pans de mémoire collective et même d’identité nationale sont engagés [22]. Osiel suggère l’organisation de « procès spectacles libéraux » menés par des « entrepreneurs moraux » et, citant Tzvetan Todorov [23], par des « militants de la mémoire ». Osiel souligne toutefois que les durkheimiens attendent trop du droit pénal. Ils négligent le rôle de la raison et des dissensions (c’est-à-dire du conflit) dans les procès ; le renforcement du sentiment du public peut aussi déboucher sur un scandale public plutôt que sur un consensus social. Osiel [24] suggère que Durkheim, qui a tiré d’importantes leçons de son expérience du procès de Dreyfus, les a faussement généralisées [25]. Il propose une autre interprétation des procès qui, pour lui, contribuent à une « solidarité discursive [26] » : les poursuites judiciaires fournissent une scène civique sur laquelle des acteurs d’avis différents peuvent raconter leurs histoires et doivent s’écouter mutuellement, contribuant ainsi à l’établissement d’une solidarité par dissensus civique. Dans la droite ligne des idées développées par Georg Simmel [27] et approfondies par Lewis Coser [28], Osiel souligne les conséquences socialisantes du conflit, et inclut les procès dans les lieux où peuvent s’engager des conflits. Pour être plus précis, il conçoit les procès comme des lieux institutionnels servant à la pratique de l’agir communicationnel [29] et cite le mot de John Dewey selon lequel la démocratie commence dans la conversation [30]. Si, donc, il est possible de parler, d’un point de vue durkheimien comme d’un point de vue habermasien, d’une importante contribution du droit à la mémoire collective, ces thèses devront cependant faire l’objet d’une recherche empirique bien plus poussée et certaines questions restent en suspens.

192) Qu’est-ce qui, au départ, donne au droit cette possibilité de contribution ? Durkheim renvoie à l’indignation suscitée par les atteintes à la conscience collective. Les néo-durkheimiens soulignent que les sentiments collectifs sont vagues et divers, qu’ils nécessitent une mobilisation et une spécification de la part de groupes sociaux pour pouvoir être appliqués à des comportements donnés [31]. Mais même l’expression d’un sentiment d’indignation face à de nouvelles atteintes caractérisées n’est qu’une des conditions préalables nécessaires pour que le droit joue un rôle actif dans la lutte contre les atrocités. Dans sa classique définition du droit, Max Weber [32] reconnaît qu’il s’appuie sur la force et la coercition. Même si c’est un aspect du droit qu’il est possible d’oublier dans les systèmes juridiques établis, il est bien plus visible dans certaines conditions exceptionnelles, notamment en cas d’occupation militaire. Le Tribunal de Nuremberg, composé d’officiers des puissances victorieuses et dirigé contre les auteurs d’exactions du côté du vaincu, en est un exemple patent.

20Cette place essentielle de la force dans le fonctionnement du droit apparaît également dans les phases de mise en place d’institutions juridiques. C’est un point que démontre clairement John Hagan [33] dans son étude sur la formation du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) [34]. La « force de loi » n’aurait pu être appliquée à l’encontre des auteurs d’exactions en ex-Yougoslavie si certains acteurs essentiels n’avaient pas fourni les ressources et les outils nécessaires pour son établissement et son maintien. En premier lieu, Cherif Bassiouni, président du comité des experts mis en place par le Conseil de sécurité des Nations Unies, a recueilli des millions de dollars pour constituer un centre de documentation sur les crimes commis pendant les guerres de Yougoslavie. Richard Goldstone, ancien juge d’Afrique du Sud jouissant d’une haute estime internationale en raison de son combat contre les violations des droits de l’homme perpétrées par le gouvernement blanc de son pays, est devenu le premier procureur général du TPIY ; il a mis à profit sa réputation internationale et ses talents de diplomate pour obtenir un budget annuel de 30 millions de dollars de l’ONU. La fin de son mandat a pourtant failli entraîner aussi celle du tribunal, compte tenu du faible nombre des arrestations et des poursuites engagées, qui s’expliquait très simplement par le fait qu’il n’avait pas, dans ses compétences, le contrôle d’une force de police. La juriste canadienne Louise Arbour, qui a pris sa suite, a bien compris qu’il lui fallait mettre de son côté le capital de force des nations occidentales, inciter celles-ci à menacer d’un arrêt de l’aide financière les pays issus de l’ancienne Yougoslavie, peu coopératifs, et procéder par « inculpations secrètes » afin de prendre les suspects par surprise, de les arrêter, de les faire comparaître devant la cour de La Haye, de les juger et de légitimer ainsi l’institution. La contestation juridique du déni dépendait de la mobilisation de ressources substantielles et dépendait aussi de la force et de la coercition, de soldats en uniformes et de leurs armes.

21Si la disponibilité de ressources et le recours à la force sont des conditions nécessaires du fonctionnement des institutions juridiques, ce ne sont pas non plus des conditions suffisantes. La recherche en sociologie du droit fournit d’innombrables exemples de normes en sommeil ou d’applications à géométrie variable, alors même que des ressources et un potentiel de force sont disponibles. Des travaux récemment réalisés dans le domaine de la répression des crimes haineux montrent que l’application de la loi est plus probable en présence d’une fusion des forces sociales et des forces symboliques. Ryan King [35] montre, par exemple, qu’aux États-Unis les lois contre les crimes haineux ont plus de chance d’être appliquées dans les districts où la mémoire collective d’atrocités passées est matérialisée par des monuments commémoratifs et où, simultanément, ces souvenirs sont entretenus par des groupes porteurs, en particulier lorsqu’il s’agit d’associations et d’organisations dynamiques. Des travaux comparatifs ont montré que des mouvements civiques ou même des organes de l’État peuvent servir de groupes porteurs dans différents contextes nationaux, avec des conséquences différentes sur les modes d’application des lois contre les crimes haineux [36]. Les mêmes travaux expliquent comment, en particulier, les normes juridiques sont concrétisées lorsque des groupes motivés relient des souvenirs collectifs à des situations de prise de décision législatives et juridiques, appelées « commémorations appliquées ». Il est donc important de noter que les ressources, bases matérielles et sociales d’application de la loi, y compris le recours à des moyens de coercition et les ressources symboliques qui favorisent et légitiment l’application, peuvent être intimement liées mais ne le sont pas nécessairement. La réussite de leur interaction, en droit national et international, est une importante condition préalable à l’utilisation du droit contre les atrocités et les crimes de guerre. Roosevelt et Jackson étaient assurés de ces deux éléments ; il y avait peu de risque que le procès de Nuremberg soit un échec et n’aboutisse pas à des verdicts et à des peines. Mais peut-on en dire autant de leur désir de voir le procès servir de base à l’établissement d’une connaissance et à la mise en échec du déni ?

223) Les procès modernes se conforment, dans une large mesure, aux règles institutionnelles spécifiques du droit formel et rationnel [37]. Traduits dans la pratique par le biais de l’habitus du champ judiciaire, ils mettent en œuvre la logique particulière du champ juridique [38]. En particulier, les poursuites judiciaires sont bornées par les règles de la preuve qui diffèrent, par exemple, de celles en vigueur dans d’autres sphères institutionnelles telles que la science, la politique ou la religion. Par ailleurs, les procès ciblent des individus (ou des collectivités, sous réserve qu’elles puissent être considérées comme des acteurs artificiels) et non des groupes, des structures ou procédures sociales. Les actes qu’ils traitent s’inscrivent dans des systèmes de classification juridique. De plus, les procès s’organisent autour des accusés, les victimes jouant le rôle d’outils dans la recherche de la justice [39]. Enfin, conformément à la logique binaire du droit pénal, l’accusé est coupable ou non coupable, ce qui constitue une simplification grossière par comparaison aux normes scientifiques sociales. Les conséquences de cette logique du champ juridique pour la connaissance, la mémoire collective et le traumatisme culturel commencent à éveiller l’intérêt des chercheurs.

23En ce qui concerne les effets individualisants du droit pénal, l’évocation d’un seul aspect de sa logique institutionnelle doit suffire dans ce contexte. Giesen [40] étudie la façon dont les Allemands de l’après-guerre ont géré le traumatisme des auteurs d’exactions. Il défend l’idée que les procès criminels allemands intentés contre d’anciens nazis ont eu une fonction de « découplage » : « Dans l’histoire de la culpabilité individuelle, le peuple allemand […] prend la position d’un tiers […]. Le tribunal a servi d’arène institutionnelle où la délimitation de la culpabilité individuelle a été mise en scène, reconstruite et réaffirmée sous forme de rite [41]. » Avec le bannissement rituel des coupables individuels, la majorité des Allemands s’est vu offrir une chance d’éviter l’acceptation d’une culpabilité collective. Osiel [42] étend cette interprétation à l’histoire française. En France, conformément aux souhaits de Charles de Gaulle, les procès d’après la Seconde Guerre mondiale ont concerné un petit nombre de hauts fonctionnaires du régime de Vichy. Là aussi, le découplage a réussi. En fixant la culpabilité sur certains individus par le biais de rites juridiques, il a été possible d’évacuer le souvenir de la collaboration d’un grand nombre d’individus et, au lieu de s’interroger sur le passé de ceux-ci, de reporter l’attention sur la reconstruction de la France après la guerre et l’Occupation. Ainsi, les procès criminels, en se concentrant sur quelques acteurs haut placés, contribuent à soulager la mémoire collective des mécanismes sociaux qui impliquent des segments plus larges de la population dans l’établissement et la mise en œuvre des régimes dictatoriaux et de leurs atrocités.

24La logique des procès criminels peut donc être transcrite dans la terminologie du déni chère à Cohen. Le droit accomplit ce que des leaders politiques comme Roosevelt attendaient de lui. Il fait échec, par sa force symbolique, au « déni littéral » de Cohen. Toutefois, s’il s’oppose, dans le même temps, au déni implicatif de ceux qui sont condamnés, il peut également confirmer le déni implicatif des témoins passifs, voire des collaborateurs. En même temps qu’il établit la culpabilité de certains au-delà de tout doute raisonnable au vu de leurs actes et de leur état mental, il accorde le bénéfice du doute à ceux qu’il ne condamne pas. En fait, il répand une brillante lumière d’innocence sur ceux aux noms desquels les auteurs d’exactions ont été accusés et jugés coupables, quelle que soit leur implication dans les atrocités initiales, en tant que témoins passifs ou même coresponsables.

25Un tel scepticisme est en phase avec certaines observations de Cohen, malgré sa volonté générale d’inclure les mécanismes juridiques dans un arsenal de lutte contre le déni : « Le discours juridique décrit un monde totalement non pictural. C’est un jeu de plateau qui offre un nombre limité de déplacements fixes. L’un des côtés prétend que l’événement X ne correspond pas à la catégorie appropriée (droit, loi, article ou convention). Ce manifestant a bien été arrêté et mis aux arrêts, mais il ne s’agissait pas d’une violation de la liberté d’expression. L’autre côté contre-attaque en affirmant qu’il s’agit bien d’une violation de la liberté. L’événement Y était peut-être une violation de la quatrième convention de Genève, mais cette convention n’est pas applicable. Contre-attaque : mais si, la convention est bien applicable. Certains jeux de loi ne sont pas jouables (ou sont jouables à l’infini) à cause de la définition de départ » [p. 108].

Rompre le cycle de la violence ?

26Le droit pénal n’a qu’un pouvoir limité d’établissement des histoires des crimes de guerre, atrocités ou autres horreurs. Il produit parfois des preuves là où d’autres solutions institutionnelles ont échoué ; il a permis de prononcer des verdicts de culpabilité à l’encontre d’auteurs d’exactions massives et indicibles ; les procès permettent à certains pays ou régions de faire des progrès en matière de droits de l’homme. Dans une analyse comparative récemment menée sur près de 100 procès et commissions de la vérité, Kathryn Sikkink a montré que les pays ayant traduit en justice d’anciens dictateurs et leurs acolytes présentent un meilleur bilan des droits de l’homme dans les années qui suivent [43]. Les pays ayant organisé des procès criminels et, en plus, une commission de la vérité ont un bilan encore meilleur. Les conclusions de Sikkink contredisent les théories d’autres spécialistes des relations internationales, lesquels redoutent que la menace des procès ne complique encore la transition entre régime dictatorial et régime démocratique. Cependant, ceux-ci travaillent pour la plupart dans le contexte de pays d’Afrique déchirés par la guerre civile [44] tandis que les travaux de Sikkink sont axés sur l’Amérique latine. Même si certains résultats varient donc en fonction du contexte, il est possible de tirer la conclusion que les procès criminels peuvent contribuer, dans certaines circonstances, à rompre le cycle de la violence [45]. C’est notamment le cas quand ils contribuent à constituer un répertoire de connaissances, de mémoire collective ou de traumatisme culturel qui pourra être pris en considération par ceux qui font peser contre leurs opposants des options inhumaines de maintien du pouvoir. De tels répertoires de connaissances peuvent, de ce fait, fonctionner par la dissuasion. Ou, mieux encore, ils peuvent atteindre ces effets positifs en contribuant à la construction de cultures et d’institutions démocratiques dans lesquelles les détenteurs du pouvoir n’envisageront même pas le recours à des atrocités comme moyen de neutralisation de leurs opposants [46].

27Quoi qu’il en soit, nous en savons bien trop peu sur les mécanismes qui mènent des atrocités jusqu’aux procès, des procès jusqu’à l’établissement de répertoires de connaissances (ou, pour reprendre les termes de Cohen, jusqu’à la contestation du déni et aux pressions en faveur de la reconnaissance) et enfin jusqu’à une politique plus humaine. De nombreuses recherches empiriques sont en cours [47] et bien d’autres sont encore nécessaires. Les affirmations provocantes de Cohen sur les états du déni et les conditions de la reconnaissance peuvent aussi être considérablement enrichies par une meilleure compréhension de l’organisation sociale du déni et de la reconnaissance. Dans le même temps, Cohen a fait progresser la réflexion sur la connaissance et le droit en remplaçant des acceptions trop simplistes de la connaissance par un appareil conceptuel nuancé. Il nous oblige aussi à nous remettre en cause, en tant que citoyens, en ajoutant une forte dimension morale à notre réflexion sur la connaissance et l’ignorance, le déni et la reconnaissance des crimes de guerre et d’autres atrocités.

28Traduit de l’anglais par Françoise Wirth


Date de mise en ligne : 05/08/2008

https://doi.org/10.3917/arss.173.0111

Notes

  • [1]
    Stanley Cohen, States of Denial: Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001. Dans la suite du texte, les pages entre crochets renvoient à cet ouvrage.
  • [2]
    En français dans le texte original anglais.
  • [3]
    Daniel J. Goldhagen, Hitler’s Willing Executioners: Ordinary Germans and the Holocaust, New York, Alfred A. Knopf, 1996 [trad. fr., Paris, Seuil, 1997].
  • [4]
    Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.
  • [5]
    Gresham M. Sykes et David Matza, « Techniques of neutralization : a theory of delinquency », American Sociological Review, 22, décembre 1957, p. 664-670.
  • [6]
    Jeffrey C. Alexander, Ron Eyerman, Bernhard Giesen, Neil J. Smelser et Piotr Sztompka, Cultural Trauma and Collective Identity, Berkeley, University of California Press, 2004.
  • [7]
    Barry Schwartz, « The social context of commemoration: a study in collective memory », Social Forces, 61, 1982, p. 374-402.
  • [8]
    Eviatar Zerubavel, Time Maps: Collective Memory and the Shape of the Past, Chicago, University of Chicago Press, 2004.
  • [9]
    Gary A. Fine, Difficult Reputations: Collective Memories of the Evil, Inept, and Controversial, Chicago, University of Chicago Press, 2001.
  • [10]
    Jeffrey K. Olick, « Genre memories and memory genres: a dialogue analysis of may 8, 1945 commemorations in the Federal Republic of Germany », American Sociological Review, 64, juin 1999, p. 381-402 ; et Jeffrey K. Olick, In the House of the Hangman: Agonies of German Defeat, 1943-1949, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
  • [11]
    J. C. Alexander et al., op. cit.
  • [12]
    Neil J. Smelser, « Psychological trauma and cultural trauma », in J. C. Alexander et al., op. cit., p. 31-59, particulièrement p. 44.
  • [13]
    Jeffrey C. Alexander, « Toward a theory of cultural trauma », in J. C. Alexander et al., op. cit., p. 10-24.
  • [14]
    Pour une discussion plus approfondie, voir Joachim J. Savelsberg et Ryan D. King, « Law and collective memory », Annual Review of Law and Social Science, 3, décembre 2007.
  • [15]
    Harold Garfinkel, « Conditions of successful degradation ceremonies », American Journal of Sociology, 61, mars 1956, p. 420-424.
  • [16]
    Citation tirée de Stephen Landsman, Crimes of the Holocaust: The Law Confronts Hard Cases, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2005.
  • [17]
    Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, PUF, 1950, 2e éd.
  • [18]
    Cité par S. Landsman, op. cit.
  • [19]
    Martha Minow, Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and Mass Violence, Boston, Beacon Press, 1998; et Martha Minow, Breaking the Cycles of Hatred: Memory, Law, and Repair, introduction et commentaires de Nancy L. Rosenblum, Princeton, Princeton University Press, 2002.
  • [20]
    Carlos Santiago Nino, Radical Evil on Trial, New Haven, Yale University Press, 1996.
  • [21]
    John Borneman, Settling Accounts: Violence, Justice, and Accountability in Postsocialist Europe, Princeton, Princeton University Press, 1997.
  • [22]
    Mark J. Osiel, Mass Atrocities, Collective Memory, and the Law, New Brunswick, Transaction Publishers, 1997, p. 3.
  • [23]
    Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004, p. 52.
  • [24]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 35.
  • [25]
    Lewis A. Coser, Masters of Sociological Thought: Ideas in Historical and Social Context, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1971, p. 158-159.
  • [26]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 51.
  • [27]
    Georg Simmel, « Conflict », in Conflict and the Web of Group Affiliation, trad. de Kurt H. Wolff, New York, The Free Press, 1955 [1908].
  • [28]
    Lewis A. Coser, The Functions of Social Conflict, New York, The Free Press, 1956.
  • [29]
    Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, vol. 2, Critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1987.
  • [30]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 45.
  • [31]
    David Garland, Punishment in Modern Society: A Study in Social Theory, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
  • [32]
    Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, chap. 1.
  • [33]
    John Hagan, Justice in the Balkans: Prosecuting War Crimes in The Hague Tribunal, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
  • [34]
    John Hagan et Ron Levi, « Crimes of war and the force of law », Social Forces, 83 (4), 2005, p. 1499-1534.
  • [35]
    Ryan D. King, « When law and society disagree: group threat, legacies of the past, and the organizational context of hate crime law enforcement », thèse de PhD, University of Minnesota, Minneapolis, 2005.
  • [36]
    Joachim J. Savelsberg et Ryan D. King, « Institutionalizing collective memories of hate: law and law enforcement in Germany and the United States », American Journal of Sociology, 111 (2), septembre 2005, p. 579-616.
  • [37]
    M. Weber, op. cit.
  • [38]
    Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, septembre 1986, p. 3-19.
  • [39]
    Voir S. Landsman à propos du procès Demjanjuk à Jérusalem, op. cit., p. 110-172.
  • [40]
    Bernhard Giesen, « The trauma of perpetrators: the holocaust as the traumatic reference of German national identity », in J. C. Alexander et al., op. cit., p. 112-154.
  • [41]
    Ibid., p. 121.
  • [42]
    M. J. Osiel, op. cit., p. 101 sq.
  • [43]
    Voir notamment Kathryn Sikkink et Carrie Booth Walling, « The impact of human rights trials in Latin America », Journal of Peace Research, 44 (4), juillet 2007, p. 427-445 ; et la critique d’Osiel par Samantha Power, « The stages of justice », New Republic, 218 (9), 2 mars 1998, p. 32-38.
  • [44]
    Notamment Jack Snyder et Leslie Vinjamuri, « Trials and errors: principle and pragmatism in strategies of international justice », International Security, 28 (4), été 2003-printemps 2004, p. 5-44 ; et Jack Goldsmith et Stephen D. Krasner, « The limits of idealism », Daedalus, 132 (1), hiver 2003, p. 47-63.
  • [45]
    M. Minow, op. cit., 1998 et 2002.
  • [46]
    Sur le « pouvoir métaphorique » de l’Holocauste, voir David Levy et Natan Sznaider, The Holocaust and Memory in the Global Age, Philadelphie, Temple University Press, 2006, p. 5.
  • [47]
    Notamment Susanne Karstedt, Legal Institutions and Collective Memories, Oxford, Hart, 2007 ; et J. J. Savelsberg et R. D. King, « Law and collective memory », op. cit.

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