Couverture de ARSS_173

Article de revue

La cause de la compétence universelle

Note de recherche sur l'implosion d'une mobilisation internationale

Pages 98 à 109

Notes

  • [1]
    David Snow et al., « Frame alignment processes, micro-mobilization and movement participation », American Sociological Review, 51, 1986, p. 464-548.
  • [2]
    Pour approfondir les bases théoriques de cette approche, voir Julien Seroussi, « Les tribunaux de l’humanité, les ajustements cognitifs dans la mobilisation pour la compétence universelle des juges nationaux », thèse de doctorat, Paris IV-Sorbonne, 2007.
  • [3]
    Yves Dezalay et Bryant Garth, La Mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago Boys », Paris, Seuil, 2002.
  • [4]
    Parmi ces affaires, on peut citer la plainte déposée par William Bourdon contre Wenceslas Munyshyaka en 1995. En dépit d’une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en 2004 en raison de la lenteur de la procédure, l’affaire n’est toujours pas jugée.
  • [5]
    « First Provisional Arrest Warrant », du 16 octobre 1998, disponible in Reed Brody et Michael Ratner, The Pinochet Papers: The Case of Augusto Pinochet in the British and Spanish Courts, Leiden, Brill Academic Publishers, 2000, traduit par l’auteur.
  • [6]
    On peut se référer notamment au communiqué de presse de Human Rights Watch du 19 octobre 2002 intitulé « HRW hails Pinochet detention as ‘Victory for the Rule of Law’ » et à celui d’Amnesty International intitulé « Chile: an inescapable obligation: bringing to justice those responsible for crimes against humanity committed under military rule ».
  • [7]
    « Order of the Criminal Chamber of the Spanish ‘Audiencia National’ », 5 novembre 1998, in R. Brody et M. Ratner, op. cit., traduit par l’auteur.
  • [8]
    Julien Seroussi, « Si loin, si proche : la légitimité de l’enquête dans les affaires de compétence universelle », Critique internationale, 36, juillet-septembre 2007, p. 21-36.
  • [9]
    Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
  • [10]
    Entretien avec Reed Brody, directeur du contentieux international de HRW, septembre 2004.
  • [11]
    Entretien avec Antoine Bernard, directeur exécutif de la FIDH, septembre 2005.
  • [12]
    Entretien avec Georges-Henri Beauthier, avocat, novembre 2005.
  • [13]
    Discours de Rumsfeld à l’OTAN du 12 juin 2003, disponible à l’adresse électronique suivante : http:// www. nato. int/ docu/ speech/ 2003/ s030612g. htm.
  • [14]
    « La Belgique renonce à être la justicière du monde », Libération, 24 juin 2003.
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SURNOMMÉ LE « CHASSEUR DE DICTATEURS », le juriste américain Reed Brody de l’ONG Human Rights Watch s’est fait le chantre de la « compétence universelle », notamment par le lancement de l’affaire Habré, le « Pinochet africain ».
© Le Monde, 2006. Photo © Patrick de Spiegelaere ; VSD, 2007. © Isabelle Spaak. Photo © Gaël Turine.

1L’arrestation d’Augusto Pinochet à Londres en 1998 à la demande d’un juge espagnol pour des crimes commis au Chili a donné ses lettres de noblesse au principe de compétence universelle, selon lequel un juge national peut juger une infraction quel que soit le lieu où elle a été commise et quelles que soient les nationalités de l’auteur et de la victime [voir encadré « Le principe de compétence universelle des juges nationaux », p. 101]. Alors que les juges nationaux n’avaient jamais utilisé ce dispositif juridique, la levée de l’immunité de l’ancien dictateur chilien a déclenché un sursaut. Toutefois, l’abrogation de la loi belge de compétence universelle en 2003 a sonné le glas d’une action collective née cinq ans plus tôt en Angleterre. Votée suite à l’affaire Pinochet, cette loi est devenue le fleuron du combat pour l’internationalisation des tribunaux nationaux en raison de son absence de restrictions territoriales et immunitaires. L’hypothèse défendue ici est que cet échec s’explique par une implosion de la mobilisation sous le poids d’une série de ruptures normatives. Dès lors, cette analyse exclut de se contenter d’accuser uniquement l’opposition des États-Unis, selon l’interprétation dominante donnée par les partisans de la compétence universelle eux-mêmes. En effet, si la force américaine a pu avoir raison de la loi belge de compétence universelle, c’est que la mobilisation était déjà très affaiblie. Pour étayer cette hypothèse, on prendra pour objet les « désajustements cognitifs [1] » des activistes, à savoir des agents qui contribuent à l’institutionnalisation de la compétence universelle.

2Contrairement au terme « militants des droits de l’homme », qui décrit ceux qui exercent des responsabilités à l’intérieur d’une ONG des droits de l’homme, le terme « activistes » exprime simplement la participation à la défense d’une cause indépendamment de toute affiliation professionnelle. Les activistes peuvent donc être des victimes, des militants des droits de l’homme, des avocats, des professeurs de droit, des magistrats ou encore des hommes politiques. Par ailleurs, l’absence d’un gouvernement mondial capable d’imposer une décision collective laisse reposer l’autorité du droit international sur l’émergence d’un accord politique et juridique sur la règle applicable. Ainsi, l’institutionnalisation de la compétence universelle dépend de la persuasion de toujours plus de juges nationaux, responsables des actes juridiques individuels, d’hommes politiques qui votent les lois applicables par les magistrats, et de militants des droits de l’homme capables de convaincre les victimes de porter plainte. Par conséquent, la question centrale de la mobilisation est celle de l’ajustement cognitif des activistes, dispersés professionnellement et internationalement, pour permettre le passage de la compétence universelle [2].

3Dans une première partie, on montrera que la mobilisation pour la compétence universelle s’est appuyée sur l’intéressement des juristes, des militants des droits de l’homme et des hommes politiques qui s’étaient déjà illustrés dans d’autres mobilisations. Dans une deuxième partie, on analysera comment les différentes affaires de compétence universelle, notamment l’affaire Hissène Habré et l’affaire Ariel Sharon, ont révélé les divergences entre les activistes au lieu de consolider la compétence universelle. Enfin, dans une troisième partie, on verra comment ces désajustements cognitifs ont fait éclater une mobilisation internationale en une multiplicité d’actions juridiques déconnectées les unes des autres.

Une mobilisation de mobilisations

4La lutte pour la compétence universelle n’est pas une révolte spontanée de la société civile face à l’impunité scandaleuse accordée aux personnes accusées des pires violations des droits de l’homme. En effet, la majorité des activistes investis dans cette campagne s’étaient déjà illustrés dans d’autres combats pour les droits de l’homme : la mobilisation internationale pour la compétence universelle est en réalité une mobilisation de mobilisations. La plus ancienne vague de mobilisation à s’être fondue dans le combat pour la compétence universelle est la mobilisation contre Pinochet. Après le renversement du gouvernement de Salvador Allende en 1973, les opposants chiliens trouvèrent refuge dans les ONG afin de continuer leur combat contre la junte militaire depuis l’étranger. Comme Yves Dezalay et Bryant Garth [3] l’ont analysé dans leur description du renouvellement des droits de l’homme, ils y retrouvèrent les membres du Foreign Policy Establishment (FPE) marginalisés par l’arrivée d’Henry Kissinger au poste de secrétaire d’État. Considérant que les politiques d’exportation de savoir avaient échoué à contenir les idées socialistes dans le monde, ce dernier s’était tourné vers la déstabilisation politique des gouvernements de gauche en commençant par offrir le soutien des États-Unis à la junte militaire chilienne. Ce réseau d’opposants chiliens, de militants des droits de l’homme et de membres marginalisés du FPE s’est approprié la compétence universelle afin de traquer Augusto Pinochet au niveau international. La deuxième vague de mobilisation à s’être fondue dans le combat pour la compétence universelle est la mobilisation pour la diffusion internationale de l’Alien Tort Claims Act (ATCA). Cette campagne a débuté en 1980 lorsque le Center for Constitutional Rights a réussi à imposer une interprétation en termes de droit de l’homme d’un très ancien article de loi américaine voté en 1789 dans un contexte de lutte contre la piraterie. Dans l’affaire Filartiga vs. Pena-Irala, un juge national américain a considéré qu’il était en son pouvoir de poursuivre civilement des violations des droits de l’homme commises à l’étranger entre étrangers. Depuis cette date, non seulement d’autres juges ont confirmé cette interprétation, mais le Congrès américain a voté une loi fédérale en 1992, le Torture Victim Protection Act, qui sanctuarise cette inflexion jurisprudentielle. De fait, le déclenchement en Europe de poursuites au nom de la compétence universelle a été perçu par les activistes de l’ATCA comme le prolongement au niveau du droit pénal international d’un combat qu’ils avaient déjà mené au civil aux États-Unis. Enfin, la troisième vague de mobilisation à s’être fondue dans le combat pour la compétence universelle est la mobilisation en faveur de la mise en place des Tribunaux pénaux internationaux ad hoc (TPI) et de la création d’une Cour pénale internationale (CPI) permanente. En effet, la création des TPI s’est accompagnée de lois nationales de collaboration avec les tribunaux nationaux qui a mobilisé des activistes dans plusieurs pays d’Europe. À l’occasion de la poursuite des crimes commis au Rwanda et en ex-Yougoslavie, les juges nationaux ont ainsi pu expérimenter localement la compétence universelle. Bien que toutes ces affaires n’aient pas débouché sur des poursuites – notamment en France où les actes d’instruction ont été soit cassés, soit retardés [4] –, il y a eu des condamnations en Allemagne et en Suisse et des arrestations en Belgique. De plus, la similitude de ces affaires a contribué à créer un réseau d’activistes européens sensibilisés à l’internationalisation des tribunaux nationaux.

5L’arrestation de l’ancien dictateur Augusto Pinochet à Londres joua un rôle primordial dans la transformation de ces trois mobilisations hétérogènes en une mobilisation pour la compétence universelle. Cette interpellation est le résultat de deux plaintes déposées en Espagne en 1996 de manière indépendante. Alors qu’un procureur espagnol, Carlos Castrezana, saisit la justice de son pays pour faire juger les crimes commis par la junte militaire argentine, un avocat espagnol, Juan Garcés, déposa une plainte devant le même tribunal contre les crimes commis par la junte chilienne. Sans penser à la compétence universelle, les deux juristes mirent en avant la « compétence passive » des tribunaux espagnols, qui permet aux magistrats de poursuivre uniquement les crimes commis contre les ressortissants nationaux de leur État. De fait, Carlos Castrezana et Juan Garcés ont fondé chacun leur plainte sur la présence de citoyens espagnols parmi les victimes. Le premier tournant de l’affaire fut la visite du général Pinochet à Londres pour des raisons médicales en octobre 1998. À cette occasion, le juge Balthazar Garzón demanda l’interpellation de l’ancien dictateur chilien accusé d’avoir supervisé la collaboration des polices politiques de plusieurs pays d’Amérique latine. Le succès de cette démarche provoqua la fusion des deux plaintes originelles, mais ne modifia pas le fondement juridique de l’action en justice. Comme le montre la retranscription du mandat d’arrêt de Garzon, la demande d’interpellation resta toujours justifiée par la compétence passive. « L’assassinat de citoyens espagnols au Chili, sous la juridiction de la cinquième chambre centrale de la Cour nationale de Madrid et sous la compétence du gouvernement espagnol, entre le 11 septembre 1973 et le 31 décembre 1983[5]. »

6De fait, la transformation de l’affaire Pinochet d’une affaire de compétence passive en une affaire de compétence universelle n’a été réalisée que par l’intervention inattendue des militants des droits de l’homme impliqués auparavant dans la création d’une Cour pénale internationale (CPI). En effet, les ONG n’avaient pas obtenu la reconnaissance de la compétence universelle du procureur de la CPI lors des négociations qui venaient de s’achever à Rome en juillet 1998. Regroupés au sein de la Coalition for an International Criminal Court (CICC), les militants des droits de l’homme avaient demandé aux États de doter le futur procureur de la future cour du pouvoir de poursuivre les crimes commis avant la date de ratification du traité de Rome et ceux commis sur le territoire des États non signataires. Face au refus des États de suivre la CICC sur ce point, l’affaire Pinochet apparut comme une manière de relancer ce combat à une autre échelle. Faute d’avoir réussi à obtenir la compétence universelle du juge international, l’arrestation de l’ancien dictateur chilien démontra la possibilité d’obtenir la compétence universelle des juges nationaux. Fort de cet agenda politique, Human Rights Watch et Amnesty International interprétèrent publiquement l’arrestation de Pinochet comme une application de la compétence universelle [6], et cela bien qu’aucune décision judicaire n’ait été prise en ce sens. Dès lors, le deuxième tournant de l’affaire fut la décision des juridictions espagnoles de reformuler leur demande d’extradition dans les termes de la compétence universelle, conformément à l’interprétation donnée par les ONG. « Selon le principe de compétence universelle, catégorisé en droit international et adapté dans notre législation nationale, l’Espagne est compétente pour poursuivre les faits. De plus, l’Espagne a un intérêt légitime dans l’exercice de cette compétence car plus de cinquante citoyens espagnols ont disparu ou ont été tués au Chili, victimes de la répression dénoncée dans les plaintes[7]. »

Le principe de compétence universelle des juges nationaux

Le principe de compétence universelle est un dispositif juridique qui permet à un juge national de juger une infraction quel que soit le lieu où elle a été commise et quelles que soient les nationalités de l’auteur et de la victime. En s’appuyant uniquement sur la nature du crime, il peut poursuivre des crimes commis à l’étranger par des étrangers et sur des étrangers. Cela dit, ce dispositif juridique international connaît de multiples définitions, en fonction du degré d’habilitation du juge et du degré de conditionnalité.
Le niveau d’accréditation du juge national permet de distinguer une compétence universelle absolue selon laquelle le juge national peut s’ériger lui-même en porte-parole de la communauté internationale, en visant directement le droit international. C’est ainsi qu’un juge d’instruction sénégalais décida d’inculper Hissène Habré pour des crimes commis au Tchad sans disposer de la garantie d’une loi nationale sénégalaise. À l’opposé, il existe une compétence universelle déléguée qui oblige le juge à s’appuyer sur une loi nationale votée par le Parlement pour pouvoir se prévaloir des intérêts de l’humanité. C’est ainsi qu’un juge d’instruction belge inculpa Hissène Habré en s’appuyant sur la loi de compétence universelle belge votée quelques années plus tôt.
Les compétences universelles se distinguent aussi entre elles par leurs critères de mise en œuvre. Ainsi, il existe une compétence universelle inconditionnelle qui permet de connaître des crimes commis à l’étranger entre étrangers en dépit de l’absence de l’accusé sur le territoire et sans restriction immunitaire. Un juge belge ouvrit ainsi une instruction contre Ariel Sharon, Premier ministre israélien en exercice absent du territoire belge. À l’opposé, il existe une compétence universelle conditionnelle qui impose de tenir compte de la présence de l’accusé sur le territoire national et de son statut immunitaire.
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CARTE DU « MONDE DES DICTATEURS » élaborée par Reed Brody, directeur adjoint de Human Rights Watch, l’un des principaux artisans des mobilisations autour de la compétence universelle.
Photos © Julien Seroussi.

7Comme le montre cette citation, la présence de victimes espagnoles n’est plus le fondement légal de l’affaire, mais a été reléguée au statut de motivation supplémentaire. Le passage de la compétence passive à la compétence universelle fut néanmoins définitivement scellé quand les juges britanniques ont à leur tour emboîté le pas aux tribunaux espagnols et aux militants des droits de l’homme qui ont pris le soin d’intervenir devant la Chambre des Lords. Dans un arrêt historique du 25 novembre 1998, les Law Lords répondirent favorablement à la demande d’extradition de l’Audiencia National, demandée officiellement au nom de la compétence universelle, conformément à l’interprétation défendue par les ONG. Première mouture de la mobilisation pour la compétence universelle, il s’agit là d’un « ajustement cognitif » entre les militants des droits de l’homme et les magistrats.

8Dans le creuset de l’action en justice contre l’ancien dictateur chilien, les activistes prirent alors conscience des parallèles entre les différentes mobilisations. De part et d’autre des frontières nationales, on retrouve alors des avocats radicaux, comme Wolfgang Kaleck en Allemagne, William Bourdon en France et Michael Ratner aux États-Unis, des magistrats qui connaissent le droit international, comme Roger Le Loire en France, Damien Vandermeersch en Belgique et Balthazar Garzon en Espagne, et des professeurs d’université attachés à l’internationalisation des tribunaux nationaux, comme Éric David en Belgique ou Chérif Bassiouni aux États-Unis. À cet égard, ce sont ceux qui participaient déjà à plusieurs de ces mobilisations qui, les premiers, prirent conscience de la possibilité de créer un mouvement unique pour la compétence universelle. En particulier, une petite organisation, REDRESS, a joué un rôle fondamental dans la fusion des mobilisations du fait de sa participation aux trois mobilisations. En effet, REDRESS est partie prenante de la mobilisation internationale pour l’Alien Tort Claims Act. L’organisation a même été créée en 1992 pour transposer un dispositif similaire à la loi américaine en droit anglais. Elle est aussi partie prenante de la mobilisation internationale pour la CPI. En tant que membre de la CICC, l’organisation a beaucoup milité pour permettre aux victimes de participer à la procédure. D’ailleurs, l’ancienne directrice exécutive de REDRESS, Fiona McKay, est entrée récemment dans l’organigramme de la CPI en tant que directrice de la section des réparations et des victimes. Enfin, l’organisation a participé à l’affaire Pinochet à Londres dans l’organisation du « Piquete of London », manifestation permanente devant la résidence surveillée de Pinochet, et dans la procédure devant la Chambre des Lords. Cette triple connexion transforma le destin de cette petite organisation de second plan en cheville ouvrière de la mobilisation pour la compétence universelle. Alors que l’affaire Pinochet arrivait à son terme, avec le retour de Pinochet au Chili pour raisons médicales, REDRESS mit en place le « Universal Jurisdiction Information Network » (UJIN). Il s’agit d’un groupe virtuel, qui offre à chacun des participants la possibilité de communiquer en permanence avec tous les autres, et d’un « site web » qui abrite une base de données sur toutes les affaires de compétence universelle déposées. Accompagnée de l’organisation de plusieurs colloques à New York, à Londres et à Paris par divers membres du réseau, la constitution d’une base arrière par REDRESS permit à l’affaire Pinochet de passer du statut de point d’intersection entre trois mobilisations hétérogènes au statut de cas particulier d’une mobilisation pour la compétence universelle. Dans la joie de cette communion, les activistes se sont donné un objectif ambitieux à même de prolonger les résultats obtenus dans l’affaire Pinochet. En effet, la mobilisation internationale pour la compétence universelle s’est forgée sur la défense d’une compétence universelle absolue, qui permet au juge de se connecter directement sur le droit international sans truchement d’une loi nationale, et inconditionnelle, qui ne tient compte ni des restrictions territoriales ni des restrictions immunitaires.

D’un désajustement cognitif à l’autre

9Alors que de nombreux professeurs de droit, avocats et militants des droits de l’homme devenaient des activistes de la compétence universelle, il fallait trouver un nouveau cas pour alimenter la « jurisprudence Pinochet ». Après avoir examiné une série d’anciens dictateurs intouchables – comme Idi Amin Dada réfugié en Arabie Saoudite ou Hailé Mariam Mengistu réfugié au Zimbabwe –, le nom d’Hissène Habré fit renaître l’espoir. Aux yeux des activistes, l’ancien dictateur tchadien, chassé du pouvoir depuis 1990, bénéficiait de tous les avantages : il était accusé de crimes massifs, il ne bénéficiait pas de soutiens politiques capables d’étouffer l’affaire, et il vivait dans un pays, le Sénégal, réputé pour l’indépendance de son système judiciaire. Une fois qu’Hissène Habré fut choisi pour revêtir les habits de nouveau Pinochet, au point que les activistes parlèrent d’un « Pinochet africain » pour rappeler la continuité du combat, les événements se bousculèrent rapidement. L’inculpation de l’ancien dictateur tchadien par un juge sénégalais le 25 janvier 2000 fut cassée par la cour d’appel le 7 juillet 2000 et enterrée par la Cour de cassation le 4 mars 2001. Cette première tentative de la mobilisation pour la compétence universelle fut donc un échec. Comment expliquer ce retournement alors même que le cas avait été choisi pour maximiser les chances de succès ?

10En fait, une série de personnalités issues du monde des droits de l’homme participèrent de manière inattendue à une mobilisation contre le procès d’Hissène Habré au Sénégal. L’Organisation nationale des droits de l’homme (ONDH), ligue affiliée à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) au Sénégal, a connu une crise d’identité lorsque son vice-président, Me Madické Niang, a accepté de défendre Hissène Habré alors même que son président, Me Sidiki Kaba, s’était déjà engagé aux côtés des parties civiles. Bien que les deux avocats se soient livrés à diverses accusations réciproques d’opportunisme, cette rupture symbolise une véritable divergence normative. En effet, les personnalités ralliées à la défense d’Hissène Habré n’estiment pas que leur hostilité au procès de l’ancien dictateur tchadien au Sénégal soit un reniement de leur engagement pour les droits de l’homme. Face à la critique de leurs adversaires, prompts à les accuser d’avoir renié leurs idéaux, ils ont rappelé que les droits de l’homme doivent respecter la souveraineté nationale pour ne pas se décrédibiliser. De ce point de vue, ils estimaient que cette action en justice trahissait doublement la souveraineté du Sénégal. En effet, non seulement ce procès semblait manquer d’une justification juridique, dans la mesure où le Sénégal ne disposait pas de loi nationale de compétence universelle, mais le jugement d’Hissène Habré apparaissait comme un manquement à l’hospitalité donnée à Hissène Habré en 1990 dans le cadre de l’apaisement des conflits de succession au Tchad. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’accusation d’« un néocolonialisme par les droits de l’homme » lancée aux journalistes par Me Madické Niang après sa plaidoirie victorieuse. Ainsi, l’affaire Habré a donné naissance à deux courants qui n’existaient pas avant le dépôt de cette plainte. D’un côté, les partisans du procès d’Hissène Habré estimaient que la nature du crime autorisait le juge national à se connecter directement sur le droit international au nom des droits de l’homme. De l’autre côté, les adversaires du procès estimaient qu’aucune affaire de compétence universelle ne justifiait le court-circuit d’une souveraineté politique et juridique chèrement acquise pendant la décolonisation.

11Pour mobiliser de nouveau le consensus autour de la compétence universelle, les activistes prirent l’initiative juridique de déplacer l’affaire Habré en Belgique. Dans la mesure où la Belgique avait voté en 1993 une loi de compétence universelle, étendue en 1999 à tous les crimes internationaux notamment sous l’influence du jugement Pinochet, ce transfert devait permettre de satisfaire ceux qui exigeaient une loi d’adaptation nationale pour justifier des poursuites. Davantage qu’un repli stratégique, il s’agit là d’une transformation de l’agenda des revendications pour sauver la compétence universelle. En effet, le passage de l’affaire Habré du Sénégal à la Belgique montre que les activistes renoncèrent à exiger le droit du juge à se connecter directement au droit international. En lieu et place d’une compétence universelle absolue et inconditionnelle, les activistes se sont repliés sur le principe d’une compétence universelle déléguée inconditionnelle. Cette nouvelle approche de la compétence universelle permit indubitablement de relancer la mobilisation. À cet égard, l’organisation d’une mission rogatoire internationale au Tchad par le juge d’instruction belge Daniel Fransen a démontré que ce repli stratégique avait communiqué un nouvel élan à une mobilisation sérieusement ébranlée par l’échec sénégalais. En effet, un esprit de collaboration étroite s’est établi entre les ONG des droits de l’homme, la police judiciaire belge et les autorités tchadiennes pour garantir la réalisation d’une enquête crédible face au double obstacle de la distance géographique et culturelle [8]. Cela dit, cette réponse juridique n’a pas été jugée suffisante par de nombreux activistes qui estimaient que les accusations de néocolonisation appelaient aussi une réponse politique. Selon eux, seule une action en justice contre un chef d’État du monde occidental pouvait démontrer que la justice internationale ne reproduisait pas les rapports de forces internationaux en ciblant uniquement des dictateurs africains.

12Ce groupe d’activistes a déposé une plainte contre Ariel Sharon, qui venait d’être élu à la tête du gouvernement israélien, pour sa responsabilité dans les crimes de Sabra et Shatila commis en 1982 par les milices libanaises. Le 17 juin 2001, la BBC a diffusé un documentaire à charge intitulé « The Accused », dans lequel plusieurs témoins appelaient au procès du nouveau Premier ministre israélien. Le 18 juin 2001, des avocats ont déposé devant les tribunaux belges une plainte pour crime contre l’humanité contre Ariel Sharon. Immédiatement, cette affaire suscita la démobilisation de nombreux activistes qui refusaient de mettre sur un même plan les poursuites contre des chefs d’État élus démocratiquement et celles contre des dictateurs. La divergence politique entre Josy Dubié, sénateur écologiste belge du parti Ecolo, et Alain Destexhe, sénateur libéral belge du parti MR (Mouvement réformateur), permet d’illustrer ce « désajustement cognitif ». L’affaire Sabra et Shatila a fini par opposer politiquement ces deux défenseurs de la compétence universelle initialement unis dans la défense de l’affaire Habré. D’un côté, Alain Destexhe a tenté de réfléchir à un mécanisme de filtrage de la compétence universelle avec l’objectif explicite de limiter la compétence universelle aux poursuites contre des dictateurs. De l’autre côté, Josy Dubié a défendu une compétence universelle illimitée en affirmant son soutien à l’affaire Sabra et Shatila lors d’un voyage au Moyen-Orient. De fait, l’affaire Sharon a donné naissance à deux courants qui ne préexistaient pas au dépôt de la plainte contre le Premier ministre israélien. Les partisans de la position d’Alain Destexhe mettent en avant la légitimité de la démocratie nationale sur la communauté internationale et reprochent à leur adversaire politique de ne pas tenir compte de l’existence d’États de droit nationaux. Les partisans de la position de Josy Dubié ont mis en avant la légitimité de la communauté internationale sur tous les régimes politiques et reprochent aux autres leur tri néocolonialiste entre les « bons régimes » et « les mauvais régimes ».

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1er FÉVRIER 2000. UNE FEMME DISSIMULE SON VISAGE DERRIERE UN PORTRAIT DE L’ANCIEN PRESIDENT CHILIEN Salvador Allende, durant une manifestation anti-Pinochet, devant le siège du Parti populaire espagnol à Barcelone. Derrière elle sont affichées des photos de « disparus » sous la dictature Pinochet.
AFP. Photo © Andreu Dalmau.
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27 SEPTEMBRE 1999, MANIFESTANTS DEVANT LE MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES ESPAGNOL, à Madrid, appelant à l’extradition de l’ancien dictateur chilien Pinochet vers l’Espagne. Le juge espagnol Baltasar Garzon a lancé « l’affaire Pinochet » en exigeant son extradition alors qu’il se trouvait à Londres en 1998, en l’accusant de génocide, terrorisme et torture. Pinochet est mort le 10 décembre 2006 à l’hôpital de Santiago.
AFP. Photo © Bernardo Rodriguez.

De l’implosion de la mobilisation à l’explosion du contentieux

13Après le dépôt d’une plainte contre le Premier ministre israélien, la Belgique a connu une explosion du contentieux de la compétence universelle : le tribunal de Bruxelles a enregistré plus de 30 plaintes contre presque autant de chefs d’État entre 2001 et 2003. Dans l’ordre chronologique, on peut notamment citer la plainte contre Laurent Gbagbo déposée en juin 2001, contre Saddam Hussein en juin 2001, contre Fidel Castro en octobre 2001, contre Denis Sassou Nguesso également en octobre 2001, contre Yasser Arafat en novembre 2001, contre Paul Biya en décembre 2001, contre Sid Ahmed Taya en janvier 2002, contre George H. Bush en mars 2003 et contre Tommy Franks en mai 2003. Apparemment, cette multiplication des plaintes pourrait être mise au crédit de la mobilisation internationale. Cela dit, le dépôt de plaintes de plus en plus nombreuses, au moment même où la loi belge de compétence universelle était soumise à une forte contestation, signale que l’action collective n’a pas survécu à ses désajustements cognitifs. Privés d’une stratégie collective de long terme, les activistes sont devenus autant de francs-tireurs tentant d’imposer leur agenda privé. Après l’affaire Sharon, la coordination des activistes a cédé le pas à la dispersion, le contrôle réciproque de l’activisme a été évincé par une surenchère d’actions en justice et le niveau juridique des plaintes s’est affaibli. Les activistes se sont dispersés en fonction de leurs trajectoires politiques et sociales : la crise de la mobilisation a enclenché un mouvement de « régression sur les habitus [9] » qui a provoqué à son tour l’explosion du contentieux.

14Pour comprendre la mise en place de cet engrenage, il faut tout d’abord analyser les stratégies de sorties de la mobilisation des militants des droits de l’homme. Human Rights Watch (HRW) et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) ont été des fers de lance de l’activisme judiciaire dès les premières rencontres du « Universal Jurisdiction Network ». HRW a créé un département spécial consacré aux contentieux internationaux dirigé par Reed Brody, qui quitta pour l’occasion son travail de porte-parole de l’organisation américaine. Cet investissement s’est traduit par le montage avorté de plusieurs affaires de compétence universelle puis par un engagement dans l’affaire Habré. De même, la FIDH a mis en place le Groupe d’action judiciaire (GAJ) afin de lancer des affaires de compétence universelle avant de se décider à collaborer avec HRW dans l’affaire Habré. Toutefois, les deux ONG internationales ont réagi très différemment à l’éclatement de la mobilisation pour la compétence universelle. Alors que HRW a tenté d’exercer une force de modération sur l’activisme judicaire, la FIDH accompagna la surenchère. Face aux partisans d’une plainte contre Ariel Sharon, HRW mit en avant sa volonté de se limiter aux cas les moins controversés politiquement afin d’éviter la mise en cause des acquis de la « jurisprudence Pinochet ». Par là, l’organisation américaine a retrouvé une approche diplomatique des droits de l’homme, caractéristique d’une organisation nourrie par la stratégie réformiste de long terme du combat pour les droits civiques. « On avait choisi de poursuivre Habré parce que c’était un ancien chef d’État, mais aussi parce que son procès n’allait pas générer de bataille politique. Quand les avocats ont déposé une plainte contre Ariel Sharon, ils ont détruit cette stratégie politique. Pour la compétence universelle, je voulais faire comme la NAACP [National Association for the Advancement of Colored People] pour les “civil rights”. Il fallait commencer par les petits cas avant de s’attaquer aux grands cas[10]. »

15En revanche, l’attachement de la FIDH à la fonction tribunicienne du droit, notamment depuis la dénonciation de la colonisation dans les procès de la guerre d’Algérie, a conduit l’organisation française à privilégier un usage politique du droit plutôt que la victoire dans le prétoire. « Le recours judiciaire a d’abord une finalité politique. Si on conditionnait le recours judiciaire à une évaluation de nos chances de gagner, on n’y recourrait pratiquement jamais. Mais précisément il faut aller au-delà. Si on prend l’affaire Pinochet, cela a été un succès politique sans précédent qui permit de dénoncer le système Pinochet au Chili même. L’objectif est de peser sur le cours des choses et l’outil judicaire est un outil parmi d’autres. Même si nous sommes sensibles à cette idée, ce n’est pas pour contribuer à une jurisprudence Pinochet que l’on s’est lancé dans l’affaire Habré[11]. »

16Ainsi, l’opposition des traditions juridiques et politiques des deux organisations explique les différences de réactions des deux ONG face aux désajustements cognitifs de l’action collective. Tandis que HRW a limité son engagement à l’affaire Pinochet et à l’affaire Habré, la FIDH a déposé des plaintes plus nombreuses et plus radicales dans plusieurs pays d’Europe.

17Cela dit, la poursuite d’un activisme judiciaire soutenu par la FIDH n’aurait pas été aussi prononcée si la force de rappel d’une trajectoire politique ne s’était pas combinée à l’effet de la concurrence avec HRW. De ce point de vue, l’affaire Habré a été le théâtre de la transformation de la confrontation idéologique entre les deux ONG en compétition sur le marché des droits de l’homme de l’Afrique francophone. À titre d’exemple, on peut souligner que la distribution de la prise de parole devant les journalistes pendant les conférences de presse causa des tensions importantes entre les deux ONG, ou encore que la distribution de stylos par la FIDH décida HRW à répliquer par une distribution de tee-shirts. Dès lors, le choix de la surenchère juridique par la FIDH est aussi un moyen de résister à l’entrée de HRW dans le pré carré de l’ONG française. Le dépôt de plainte de compétence universelle portant sur des crimes commis en Algérie, en Tunisie, en Mauritanie et au Congo-Brazzaville permet à la FIDH d’occuper le terrain de la justice internationale avant l’arrivée imminente de HRW dans d’autres pays d’Afrique francophone. À ce propos, la création d’un bureau de HRW à Paris en octobre 2007 participe à cette offensive de l’organisation américaine, qui avait initialement limité son action à l’Afrique anglophone depuis la création du bureau Afrique en 1986.

18Il serait toutefois faux d’imputer toute l’explosion du contentieux aux seuls chocs entre HRW et la FIDH. Le nombre de plaintes n’aurait pas été aussi élevé si la compétition entre ONG ne s’était pas combinée avec celle entre les avocats. Avec la disparition d’une stratégie de long terme imposée par le mouvement pour la compétence universelle, un nombre croissant d’avocats a déposé des plaintes moins sur la base de la qualité juridique du dossier qu’en fonction d’attentes médiatiques. « Il y a une chose là-dedans qui est terrible, qui est mortifère. C’est le “grappillage”. C’est quoi le grappillage ? C’est parce que cela devient une mode. Parce que c’est médiatisé. Dans le procès des “quatre de Butare”, il y avait toujours de nouveaux avocats des parties civiles pour faire un tour de piste. Le grappillage, ce sont les avocats qui viennent comme des virus dans la défense parce qu’ils ont un client qu’ils ont pêché n’importe où et qui entre dans les parties civiles. Au lieu de combattre l’adversaire, on doit combattre dans son propre camp[12]. »

19Désarticulée d’une stratégie juridique collective de long terme, la recherche de capital médiatique est venue désormais servir la poursuite d’intérêts professionnels et politiques eux-mêmes dispersés. Sur le plan de la carrière professionnelle, l’accession de plusieurs avocats à la notoriété grâce à la compétence universelle encouragea d’autres avocats à essayer de se distinguer par le même moyen. William Bourdon a été l’un des premiers avocats à déposer en 1993 des plaintes de compétence universelle à propos des crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda, avant de devenir secrétaire général de la FIDH de 1995 à 2000, puis de fonder l’association « Sherpa » en 2001 pour attaquer les multinationales en justice au nom des droits de l’homme. Sur le plan politique, déposer une plainte de compétence universelle offrait une visibilité aux avocats radicaux impliqués dans des mouvements contestataires. Jan Fermon, qui a déposé une plainte contre le général américain Tommy Franks quelques mois après l’entrée de ses troupes en Irak, est aussi un militant d’extrême gauche. À ce titre, il a été candidat aux élections législatives belges sur la liste « Resist » née de l’alliance conjoncturelle entre le Parti du travail de Belgique (PTB) et l’Arab European League (AEL). Certes, ces ambitions professionnelles et politiques ont alimenté la mobilisation pour la compétence universelle dès le début, mais la destruction d’une stratégie juridique commune a provoqué leur dispersion tous azimuts.

20Avec la multiplication des plaintes contre de nombreux chefs d’État étrangers, l’hostilité politique à la loi belge de compétence universelle n’arrêta pas de croître dans le monde. Pour protester contre l’affaire Sabra et Shatila, Israël rappela son ambassadeur en Belgique. Demandant à la Belgique d’abandonner les poursuites contre Rasfanjani, l’ayatollah Hasan Saneii laissa planer la menace terroriste en soulignant que les sanctions contre la Belgique ne seraient pas que verbales. Ce sont néanmoins les menaces américaines qui ont été les plus préoccupantes pour les autorités belges. Après la plainte contre George Bush Senior, le député Gary Ackerman déposa un projet de loi au Congrès américain le 9 mai 2003. Intitulé Universal Jurisdiction Rejection Act, ce projet affichait une ambition que son contenu ne démentait pas. Demandant l’interruption de toute coopération pénale avec un pays qui adopterait une loi de compétence universelle, Gary Ackerman voulait autoriser le président des États-Unis à utiliser tous les moyens nécessaires pour libérer des citoyens américains incarcérés au nom de ce dispositif juridique. Connue en Belgique sous le nom de Belgium Invasion Act, cette menace fut d’autant plus prise au sérieux par les autorités belges que plusieurs responsables américains ont affirmé que les institutions de l’OTAN allaient être évacuées vers d’autres pays [13], que le port d’Anvers était menacé de faillite, et que le commerce du diamant lui-même était dans la balance [14]. Si ce chantage politique représentait une menace en soi pour la Belgique, pays qui n’était pas de taille à faire face à une telle levée de boucliers, la pression exercée par les États-Unis a tiré une grande partie de son efficacité des divisions internes des partisans de la compétence universelle. En effet, les désaccords entre les activistes les avaient rendus incapables d’aligner leurs forces devant l’adversaire : ils ne contrôlaient plus mutuellement le choix des cas qu’ils voulaient poursuivre et n’arrivaient pas non plus à se mettre d’accord sur des critères à même de garantir la pérennité de la loi belge.

21La cause de la compétence universelle a mobilisé des activistes issus de professions variées et de contextes nationaux distincts. L’alignement cognitif derrière un même combat s’est établi sur la revendication d’une compétence universelle absolue et inconditionnelle. Toutefois, l’unité de la mobilisation n’a pas résisté à la tentative d’imposer cet agenda politique et juridique formulé au lendemain de l’affaire Pinochet. En effet, l’affaire Habré a réveillé le spectre de la néocolonisation par la justice internationale tandis que l’affaire Sharon a mis l’accent sur la contradiction entre communauté internationale et démocratie nationale. Cette double fracture a conduit à l’implosion de la mobilisation internationale. De fait, la seule affaire de compétence universelle à avoir débouché sur une condamnation et une incarcération est « l’affaire des quatre de Butare », déposée contre des figures du génocide au Rwanda réfugiées en Belgique et sans protection immunitaire. À ce titre, ce résultat est très au-dessous de la revendication d’une compétence universelle absolue et inconditionnelle.


Date de mise en ligne : 05/08/2008.

https://doi.org/10.3917/arss.173.0098

Notes

  • [1]
    David Snow et al., « Frame alignment processes, micro-mobilization and movement participation », American Sociological Review, 51, 1986, p. 464-548.
  • [2]
    Pour approfondir les bases théoriques de cette approche, voir Julien Seroussi, « Les tribunaux de l’humanité, les ajustements cognitifs dans la mobilisation pour la compétence universelle des juges nationaux », thèse de doctorat, Paris IV-Sorbonne, 2007.
  • [3]
    Yves Dezalay et Bryant Garth, La Mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago Boys », Paris, Seuil, 2002.
  • [4]
    Parmi ces affaires, on peut citer la plainte déposée par William Bourdon contre Wenceslas Munyshyaka en 1995. En dépit d’une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en 2004 en raison de la lenteur de la procédure, l’affaire n’est toujours pas jugée.
  • [5]
    « First Provisional Arrest Warrant », du 16 octobre 1998, disponible in Reed Brody et Michael Ratner, The Pinochet Papers: The Case of Augusto Pinochet in the British and Spanish Courts, Leiden, Brill Academic Publishers, 2000, traduit par l’auteur.
  • [6]
    On peut se référer notamment au communiqué de presse de Human Rights Watch du 19 octobre 2002 intitulé « HRW hails Pinochet detention as ‘Victory for the Rule of Law’ » et à celui d’Amnesty International intitulé « Chile: an inescapable obligation: bringing to justice those responsible for crimes against humanity committed under military rule ».
  • [7]
    « Order of the Criminal Chamber of the Spanish ‘Audiencia National’ », 5 novembre 1998, in R. Brody et M. Ratner, op. cit., traduit par l’auteur.
  • [8]
    Julien Seroussi, « Si loin, si proche : la légitimité de l’enquête dans les affaires de compétence universelle », Critique internationale, 36, juillet-septembre 2007, p. 21-36.
  • [9]
    Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
  • [10]
    Entretien avec Reed Brody, directeur du contentieux international de HRW, septembre 2004.
  • [11]
    Entretien avec Antoine Bernard, directeur exécutif de la FIDH, septembre 2005.
  • [12]
    Entretien avec Georges-Henri Beauthier, avocat, novembre 2005.
  • [13]
    Discours de Rumsfeld à l’OTAN du 12 juin 2003, disponible à l’adresse électronique suivante : http:// www. nato. int/ docu/ speech/ 2003/ s030612g. htm.
  • [14]
    « La Belgique renonce à être la justicière du monde », Libération, 24 juin 2003.
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