Notes
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[*]
Traduction de : W. E. B. Du Bois, “The African roots of the war”, The Atlantic Monthly, 115 (5), mai 1915, p. 707-714.
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[1]
W. E. B. Du Bois, Dusk of Dawn, in Writings, New York, Library of America, 1986 [1940], p. 630-631, 560, 564, 569-570, 582.
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[2]
Kenneth D. Barkin, “‘Berlin days’, 1892-1894: W. E. B. Du Bois and German political economy », Boundary two, 27 (3), 2000, p. 79-101 ; Du Bois, Dusk of Dawn, op. cit., p. 586-589. Plus tard, Max Weber rencontre Du Bois au cours d’une visite aux États-Unis, et le décrit, tel qu’il est apparu lors du célèbre débat sur la race qui se tient pendant le premier Congrès de la Société allemande de sociologie en 1910 : « dans tous les États du sud de l’Amérique tout court, le sociologue le plus important, qu’aucun Blanc ne peut égaler, est un nègre – Burckhardt Du Bois ». Verhandlungen des ersten deutschen Soziologentages, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1911, p. 164.
-
[3]
Du Bois, The Philadelphia Negro, Philadelphie, The University of Pennsylvania, 1899.
-
[4]
Dan S. Green et Edwin D. Driver, « Introduction », in Dan S. Green et Edwin D. Driver (dir.), W. E. B. Du Bois on Sociology and the Black Community, Chicago, University of Chicago Press, 1978, p. 10.
-
[5]
Du Bois, Dusk of Dawn, op. cit., p. 577 et 591.
-
[6]
Ibid., p. 588.
-
[7]
Du Bois, “The Twelfth census and the Negro problems”, in D. S. Green et E. D. Driver (dir.), W. E. B. Du Bois on Sociology, op. cit., p. 65.
-
[8]
Du Bois, Color and Democracy. Colonies and Peace, New York, Harcourt and Brace, 1945, p. 17 ; “Africa, colonialism and zionism”, in Eric Sundquist (dir.), The Oxford W. E. B. Du Bois Reader, New York, Oxford University Press, 1996 [1919], p. 650.
-
[9]
Du Bois, Dusk of Dawn, op. cit., p. 623-624.
-
[10]
Du Bois, “The Realities in Africa. European profit or Negro development?”, Foreign Affairs, 21 (4), 1942-1943, p. 725.
-
[11]
Du Bois, Darkwater; Voices from within the Veil, New York, Washington Square Press, 2004 [1920], p. 30.
-
[12]
Du Bois, Color and Democracy, p. 22.
-
[13]
Du Bois, “Prospect of a world without race conflict”, American Journal of Sociology, 49 (5) 1944, p. 455.
-
[14]
Du Bois, Darkwater, op. cit., p. 33. Voir aussi Dusk of Dawn, op. cit., p. 591, 724 ; Color and Democracy, p. 107-109 ; The World and Africa, op. cit., p. 6 ; et “The Problem of the twentieth century is the problem of the color line”, in W. E. B. Du Bois on Sociology, op. cit., p. 289.
-
[15]
Du Bois, Color and Democracy, op. cit., p. 34. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Fayard, 1984.
-
[16]
hhttp:// www. asanet. org/ footnotes/ nov06/ indexthree. html.
-
[17]
« De l’Afrique vient toujours la nouveauté » (NdT).
-
[18]
Shakespeare, Henry IV, 2e partie, Acte III, Scène 2. Traduction de François-Victor Hugo dans l’édition de la Pléiade, Gallimard, 1959 (NdT).
Library of Congress Prints and Photographs Division (Washington).
1W. E. B. Du Bois est né à Great Barrington, une ville de 5 000 habitants à l’ouest du Massachusetts, le 23 février 1868, l’année où le 15e amendement de la Constitution américaine accorde le droit de vote aux esclaves mâles affranchis. Son arrière-grand-père paternel descend d’un paysan huguenot français dont les fils sont venus en Amérique « pour échapper aux persécutions religieuses. » Le grand-père de W. E. B. Du Bois, Alexander, est le fils d’un propriétaire d’une plantation et d’esclaves aux Bahamas, qui a amené ses fils en Amérique où « il prévoit de leur donner une éducation de gentlemen », étant donné qu’ils sont « suffisamment blancs en apparence pour ne rien laisser transparaître de leurs origines africaines. » Mais Alexander est arrêté et « classé parmi les Nègres ». Il prend femme dans « son groupe de couleur » et part pour Haïti, où naît le père de W. E. B. Du Bois, Alfred. La famille de la mère de Du Bois descend de colons hollandais et d’un esclave africain.
2À Great Barrington, la barrière de couleur est, selon Du Bois, « visible mais pas tracée de façon certaine ». La ville compte moins de 50 « personnes de couleur », dont la plupart a « du sang blanc hérité d’unions ayant eu lieu plusieurs générations auparavant ». Le directeur de son école l’aide à préparer l’entrée au lycée et, en 1884, il est le seul étudiant afro-américain à obtenir un diplôme d’éducation secondaire. En 1885, il reçoit une bourse de la part d’un révérend et ancien agent fédéral pour les Indiens : il peut s’inscrire à l’Université de Fisk, réservée aux Noirs, où, comme il l’écrit, il est « ravi de se retrouver pour la première fois parmi tant de gens de ma propre couleur de peau, ou plutôt de couleurs si variées et incroyables ». Plus tard, Du Bois écrit qu’il ne considère ces trois années passées à Fisk que comme un « changement de programme passager », étant donné que son objectif réel est de s’inscrire à Harvard. En 1888, il rentre à Harvard en tant que junior (c’est-à-dire étudiant de seconde année), car l’université refuse de reconnaître l’équivalence du bachelor qu’il a obtenu à Fisk. Du Bois devient malgré tout le premier afro-américain à obtenir un Ph. D de l’Université Harvard en 1895. À Harvard, son cursus est « principalement concentré sur l’histoire et ensuite, au fur et à mesure, sur l’économie et les problèmes sociaux » : en 1940, il écrit que « ce parcours d’études se serait appelé sociologie [1] ».
3À l’automne 1892, Du Bois part en Allemagne pour étudier pendant deux ans à l’Université de Berlin, où il suit les séminaires des économistes Gustav Schmoller et Richard Wagner et assiste à certains des cours donnés par l’historien Heinrich von Treitschke et par Max Weber. Il parle alors l’allemand couramment [2]. Par la suite, il enseigne à l’Université Wilberforce dans l’Ohio (1894-1895) et à l’Université de Pennsylvanie (1896-1897), période pendant laquelle il effectue des recherches sur sa célèbre étude concernant le Philadelphia Negro [3]. Cependant, le nom de Du Bois n’apparaît pas dans le guide de l’Université de Philadelphie, et il entretient peu ou pas de contacts avec les étudiants, la faculté et le département de sociologie [4]. Il crée ensuite le département de sociologie à l’Université d’Atlanta, un établissement historiquement noir, où il enseigne de 1897 à 1910 et à nouveau de 1933 à 1943.
4Du Bois participe à la création du « Mouvement du Niagara » en 1906, une organisation militant pour les droits civiques, et en 1909 il est l’un des fondateurs de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). En 1910, il quitte son poste d’enseignant pour travailler à plein temps en tant que directeur de la publication au sein de la NAACP. Pendant 25 ans, il est rédacteur en chef de The Crisis, la revue de la NAACP. Il fait l’objet d’une investigation de la part du FBI qui le suspecte d’être socialiste puis, plus tard, communiste. En 1950, il se présente au Sénat américain sous l’étiquette de l’American Labor Party à New York. En 1959, Du Bois reçoit le Prix Lénine pour la paix, et en 1961, âgé de 93 ans, il devient membre du Parti communiste américain. Il est invité au Ghana en 1961 par le président Kwame Nkrumah afin de diriger l’Encyclopedia Africana. Lui et sa femme obtiennent la nationalité ghanéenne en 1963, alors qu’il vient de se voir refuser un nouveau passeport américain. La santé de Du Bois commence à décliner et il meurt le 27 août 1963 à Accra, au Ghana, à l’âge de 95 ans.
5Dans un texte quasi autobiographique, Du Bois constate que ses premières années d’enseignement furent « par dessus tout […] l’ère de l’impérialisme », et que, à l’époque où il obtient son diplôme à Fisk, son héros est Bismarck et qu’il adopte alors « une perspective européenne et impérialiste pleine d’insouciance ». Mais il ajoute qu’en ces temps, il « ne conçoit ni ne saisit clairement le sens de cet impérialisme industriel qui commence à secouer le monde [5] ». C’est sous l’influence de ses professeurs et de ses expériences à Berlin, écrira-t-il plus tard, qu’il « a commencé à se rendre compte que la réalité du problème racial en Amérique, la question des peuples d’Afrique et d’Asie, et celui du développement politique de l’Europe ne font qu’un [6] ».
6Dans de nombreux articles et de livres publiés au cours de l’ensemble de sa carrière, Du Bois analyse l’impérialisme colonial et le relie à l’oppression des Noirs aux États-Unis. Dans ses premières publications, il écrit que la guerre hispano-américaine de 1898 « a sérieusement aggravé certaines difficultés dans la façon dont le problème nègre est traité », en raison de « l’indifférence croissante à l’égard de la souffrance humaine, de l’abdication pratique de la doctrine de l’égalité, de la citoyenneté, ainsi que d’un nouvel élan donné à la froide dimension des relations commerciales entre les races [7] ». Dans son article de 1915, « Les origines africaines de la guerre », il commence à développer une explication économique du système qu’il appelle « l’impérialisme industriel » en tant que système d’exploitation forcenée de la main-d’œuvre de couleur qui rapporte des « revenus inattendus », c’est-à-dire des profits bien plus élevés que ceux qui peuvent être tirés de la main-d’œuvre blanche. Il estime que l’impérialisme sous-développe ses colonies, faisant d’elles les « taudis du monde » et détruisant la culture indigène [8] – argument repris par des théoriciens de la dépendance et du sous-développement dans les années 1960. Dans son article datant de 1915 – un an avant que Lénine n’écrive à Zürich son célèbre pamphlet sur l’impérialisme –, Du Bois explique que les travailleurs blancs ont été autorisés à recevoir leur part des richesses accumulées grâce à la surexploitation des « chinetoques et des négros » dans le but de « rendre leurs intérêts identiques à ceux des classes moyennes et de la bourgeoisie ».
7Du Bois place l’origine de l’expansion de la « doctrine de l’infériorité naturelle de la plupart des hommes par rapport à une minorité » dans ce système impérialiste, et explique que l’impérialisme a ensuite été renforcé par cette doctrine raciste. Il lie les luttes pour les droits civiques aux États-Unis aux sursauts anticoloniaux en Afrique. En 1940, il écrit que « L’histoire contemporaine […] tient en un mot : l’Empire ; c’est-à-dire la domination de l’Europe blanche sur l’Afrique noire et l’Asie jaune, à travers un pouvoir politique basé sur le contrôle économique du travail, des salaires et des idées. À cet impérialisme industriel a répondu, en Amérique, l’éviction des hommes de couleur de la démocratie américaine, leur soumission au contrôle de l’ordre social et à l’esclavage salarié. Cette idéologie triomphait en 1910 [9] ».
8Du Bois connaît évidemment bien la longue histoire du racisme euro-américain qui a débuté avant la fin du XIXe siècle, mais il estime que « la pensée libérale et les révolutions violentes que l’Europe a connues aux XVIIIe et XIXe siècles ont fait trembler les fondations de la hiérarchie sociale basée sur des distinctions de classes immuables » et que, « au cours du XIXe siècle ainsi qu’au début du XXe siècle, la barrière de couleur a été dressée pour remplacer partiellement cette stratification [10] ». Il souligne l’existence d’événements clés pour expliquer cette transformation : la fin de la reconstruction après la Guerre civile, le Congrès de Berlin, la ruée pour la conquête de l’Afrique, et la « menace jaune » grandissante incarnée par le Japon envers la suprématie euro-américaine [11]. Il considère que, dans les colonies lointaines, « le prestige des Blancs doit être maintenu à tout prix [12] ». Un autre aspect du paradigme moderne de la pensée raciale est illustré par le fait que les sciences sociales elles-mêmes ont été « explicitement utilisées comme un moyen de prouver l’infériorité d’une majorité des individus vivant sur cette planète, qui étaient employés comme esclaves pour le confort et la culture des maîtres [13] ».
9Du Bois insiste sur le fait que l’impérialisme colonial constitue l’un des facteurs majeurs de la guerre et de la violence et, en 1945, il publie une liste de cinq pages des guerres ayant eu lieu entre 1792 et 1939 qui auraient, selon lui, résulté de conflits entre des puissances impérialistes et de la répression de révoltes coloniales. « C’est parce que l’on se prépare à la guerre que l’on fait la guerre ; et si l’on considère tout ce qu’a fait l’Europe depuis un siècle, rien n’a égalé en énergie, en réflexion et en temps dépensés, ses préparatifs en vue d’accomplir un meurtre à grande échelle. La seule justification satisfaisante à ces préparatifs est la conquête, conquête non pas en Europe, mais essentiellement chez les peuples noirs d’Asie et d’Afrique [14] ». De plus, il montre que l’État colonial est lui-même « totalitaire », anticipant la thèse d’Hannah Arendt (1950) sur le rôle du colonialisme européen déployé outre-mer comme préfiguration du fascisme développé sur le continent européen [15].
10En 1971 l’Association américaine de sociologie (ASA) a créé le DuBois-Johnson-Frazier Award, qui était traditionnellement donné à un sociologue afro-américain. En 2006, l’ASA a voté pour donner le nouveau nom de W. E. B. Du Bois Career of Distinguished Scholarship Award à l’un des plus importants prix pour la carrière d’un chercheur, qui reconnaît une contribution et un engagement exceptionnels pour la sociologie. Ce vote faisait suite à une pétition rédigée par deux éminents sociologues qui estimaient que « si le prix recevait le nom de quelqu’un dont la visibilité s’étendait bien au-delà du métier, cela permettrait au métier de bénéficier de cette visibilité, et de faire connaître nos lauréats à un public plus large. Pour la sociologie, nous pensons que cela est particulièrement important, étant donné que nous aspirons, dans notre métier, à toucher un public situé au-delà des frontières de notre discipline avec des idées qui, nous l’espérons, peuvent avoir un impact social. […] Étant donné son rôle particulier en tant qu’intellectuel public, son nom, plutôt que d’autres également méritants, donnerait une couleur plus appropriée au prix [16] ». Le statut de Du Bois est donc passé du mépris et de la marginalisation avant les années 1960, à celui d’une réception «?raciale?» dans les années 1970, et, aujourd’hui, à une canonisation comme symbole de la sociologie américaine en général.
11G. S.
12« Semper novi quid ex Africa [17] », s’écria le consul romain, prononçant ainsi le verdict de 40 siècles d’histoire. Pourtant, il faut compter avec ceux qui s’obstinent à écrire l’histoire de l’humanité en oubliant de parler du plus magnifique des continents. Aujourd’hui surtout, l’Afrique semble, pour la plupart des gens, très éloignée de nos problèmes sociaux les plus brûlants, et, en particulier, celui de la guerre mondiale. Cependant, d’un point de vue très concret, l’Afrique est l’une des causes principales de ce terrible bouleversement de la civilisation qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux ; et le propos de ces quelques lignes est de chercher à montrer que c’est dans le Continent noir que résident les origines, non seulement de la présente guerre, mais également des guerres qui menacent d’éclater demain.
13De l’Afrique nous vient toujours la nouveauté ou bien la réincarnation de choses vieilles comme le monde. C’est ce sein noir qui a nourri l’une des civilisations les plus anciennes, voire la plus ancienne, capable de se défendre et de devenir si puissante que les superlatifs sont encore nécessaires quand il s’agit d’en parler ou de formuler des idées à son sujet. C’est du fin fond de ses forêts qu’est venue, si l’on en croit des études scientifiques récentes, la première technique de la fonte du fer, et l’agriculture et le commerce y étaient florissants à une époque où l’Europe n’était encore qu’une terre sauvage.
14De l’empire grec à l’empire britannique, presque tous les empires établis dans le monde, qu’ils fussent matériels ou spirituels, ont connu certaines de leurs plus grandes crises sur ce même continent africain. Selon Mommsem, « l’Afrique a permis au christianisme de s’imposer comme la religion dominante dans le monde ». C’est en Afrique que la dernière vague d’invasions germaniques prit fin avec le dernier souffle de Byzance, et c’est encore l’Afrique qui a permis à l’Islam de remplir sa grande mission de conquête et de civilisation. À la Renaissance et avec l’expansion mondiale de la pensée moderne, c’est néanmoins l’Afrique qui, une nouvelle fois, s’empressa de faire don de ses anciennes richesses. Shakespeare fait dire au personnage de Pistolet :
Foutra pour ce monde et ses vils mondains !
Je parle de l’Afrique et des joies de l’âge d’or [18].
16Il se fait ici l’écho d’un récit où il est question d’or et dont la légende a traversé le temps depuis l’époque de Punt et Ophir jusqu’à celle du Ghana, de la Côte d’Or et du Rand. Ce mythe, qui avait réveillé l’avidité du monde entier et l’avait alors précipité à l’assaut des terres chaudes et mystérieuses de la côte africaine avec la Bonne Espérance du profit, se transforma en un véritable commerce mondial, même s’il n’exista d’abord que dans l’esprit et le corps des hommes. Voilà ce qu’on peut dire du passé ; tournons-nous maintenant vers le présent. La Conférence de Berlin sur la répartition entre les Blancs des richesses florissantes de l’Afrique eut lieu le quinzième jour du mois de novembre 1884. Onze jours plus tôt, trois Allemands quittaient Zanzibar (où ils étaient secrètement arrivés déguisés en mécaniciens), et avant que la Conférence de Berlin ne s’achève, ils avaient annexé un territoire plus grand que la moitié de tout l’empire allemand en Europe. C’est uniquement par sa dramatique soudaineté que le vol au grand jour du territoire de 7 000 000 d’indigènes se différencie des méthodes utilisées par la Grande-Bretagne et la France au cours de l’annexion de quelques 4 000 000 milles carrés, par le Portugal pour 750 000 milles carrés, et par l’Italie et l’Espagne pour une région plus petite mais non moins importante.
17Comment dire le mépris et la malhonnêteté avec lesquels le continent africain a été spolié ? Traités mensongers, rivières de rhum coulant à flot, meurtres, assassinats, mutilations, viols et torture ont jalonné le parcours des Anglais, des Allemands, des Français et des Belges au fur et à mesure de leur progression sur le Continent noir. Le monde entier n’a pu supporter l’horreur de ce récit qu’en se bouchant les oreilles et en changeant de sujet de conversation pendant que continuait le massacre. De façon singulière, comme pour la guerre qui se déroule actuellement, tout a commencé avec la Belgique. Beaucoup d’entre nous se souviennent du plan génial trouvé par Stanley de descendre les 1 600 miles du grand fleuve Congo, de Nyangwe jusqu’à la mer, pour résoudre l’énigme de l’Afrique Centrale. Tout à coup, le monde entier apprit comment accéder aux trésors de l’Afrique Centrale. La découverte causa quelque embarras, mais le roi Léopold de Belgique fut le premier à s’atteler à cette conquête, et de ceci naquit l’État libre du Congo – premier arrivé, premier servi ! Mais l’État libre du Congo, annoncé à grand renfort de belles paroles de Paix, de Chrétienté et de Commerce, et qui devint vite en proie au meurtre, à la mutilation et au vol pur et simple, ne différa que par son degré d’intensité de l’histoire de l’Afrique tout entière, celle du viol d’un continent déjà atrocement mutilé par la traite des esclaves. Ce sinistre commerce, sur lequel se sont en grande partie construits l’empire britannique et la République américaine, coûta à l’Afrique noire pas moins de 100 000 000 d’âmes, provoqua le délitement de ses institutions politiques et sociales, et laissa le continent dans cet état de détresse qui est précisément la porte ouverte aux agressions et à l’exploitation. Pour le reste du monde, le mot « couleur » devint un signe d’infériorité, le mot « nègre » perdit tout sens positif, et l’Afrique fut dès lors synonyme de bestialité et de barbarie.
18Ainsi, le monde se mit à tirer profit des préjugés raciaux. La « barrière de couleur » commença à rapporter ses premiers dividendes. En effet, si l’exploration de la vallée du Congo fut l’occasion de se disputer l’Afrique, la cause de la dispute est plus profonde. La guerre franco-prussienne a dévié de l’Europe, pour tourner vers l’Afrique, le regard de ceux qui étaient en quête de pouvoir et de domination. L’Angleterre était déjà installée en Afrique. Elle effaçait les dernières traces laissées par l’esclavage et se lançait, plus ou moins consciemment, dans la quête d’un nouvel impérialisme. La France, humiliée et appauvrie, lorgnait du côté de l’Afrique du Nord pour y étendre un nouvel empire, de l’Atlantique à la mer Rouge. Avec un peu de retard, l’Allemagne voyait naître de nouvelles possibilités, et puisque la doctrine Monroe lui bloquait l’accès aux Amériques, elle comptait sur l’Asie et l’Afrique pour y établir des colonies. Le Portugal tentait une nouvelle fois de revendiquer son ancien royaume africain ; c’est ainsi qu’un continent dont seul un dixième des terres était annexé par l’Europe en 1875, allait lui appartenir presque entièrement 25 ans plus tard.
19Pourquoi cela ? Quels étaient les motifs justifiant une telle volonté de domination ? Ils devaient être particulièrement forts. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les guerres qui ont mis l’Afrique à feu et à sang au cours du dernier quart de ce siècle : la France et l’Angleterre à Fachoda, l’Italie à Adoua, l’Italie et la Turquie à Tripoli, l’Angleterre et le Portugal dans la baie de Delagoa, l’Angleterre, l’Allemagne et la Hollande en Afrique du Sud, la France et l’Espagne au Maroc, l’Allemagne et la France à Agadir, et le monde entier à Algésiras.
20La réponse à cette énigme réside dans les transformations économiques que l’Europe a subies. Il faut se souvenir de ce que le XIXe siècle et le XXe siècle ont représenté pour le monde industriel dans la civilisation européenne. Le droit divin d’une minorité de fixer le revenu économique et de gérer la circulation des biens et des services dans le monde fut progressivement remis en question et perdit de sa validité. Ce phénomène prit le nom de Révolution au XVIIIe siècle, de Démocratie en marche au XIXe siècle, et enfin, au XXe siècle, de Répartition des Richesses. Mais quelque nom qu’on lui donne, ce mouvement est toujours identique : des mains plus nombreuses et plus travailleuses puisant dans le porte-monnaie de la nation, si bien que, à ce jour, seuls les plus butés ne voient pas que la démocratie, fixant les revenus de chacun, est le prochain pas vers la Démocratie en tant que système politique. C’est parce que diminuait la possibilité de faire fortune en exploitant sans limites, avec des salaires de misère, les plus faibles et les plus pauvres chez eux, que grandit ce rêve encore plus fantastique d’exploiter les gens ailleurs. De tout temps, bien sûr, il avait toujours existé des commerçants isolés qui ponctionnaient, à leurs propres risques et périls et à leur façon, les richesses des terres lointaines. Plus tard, des monopoles spécifiques concernant le commerce virent le jour et furent à l’origine de l’établissement d’empires à l’étranger. Très vite cependant, les commerçants restés au pays exigèrent de pouvoir puiser dans ce flot d’or ; il en résulte que, au XXe siècle, le travailleur réclame et commence à recevoir une partie de son dû.
21Ce nouveau despotisme démocratique n’a, pour le moment, pas été clairement théorisé. La plupart des philosophes pensent que l’État navigue sur la grande vague de la démocratie, malgré quelques écueils ça et là ; d’autres, en y regardant de plus près, sont davantage perplexes. Ils se demandent si nous ne revenons pas à un régime aristocratique et au despotisme – la loi du plus fort ? Ils protestent avec véhémence puis se frottent les yeux pour être sûrs de ne pas rêver : car ils ne peuvent évidemment pas manquer de voir la démocratie se renforcer autour d’eux. C’est ce paradoxe qui a confondu les philanthropes, étrangement abusé les socialistes et réconcilié les impérialistes et les capitaines d’industrie avec toute parcelle de « Démocratie ». C’est ce même paradoxe qui permet aux progrès rapides de la démocratie en Amérique d’aller de concert, jusque dans ses fondements, avec un renforcement de l’aristocratie et de la haine des races foncées, et qui excuse et défend l’inhumanité de ceux qui n’hésitent pas à brûler publiquement des êtres humains.
22Le paradoxe est cependant facile à expliquer : on a exigé de l’homme blanc qu’il partage les bénéfices résultants de l’exploitation des « chinetoques et des nègres ». Le monde n’est plus seulement exploité par le riche négociant, ou par le tout puissant aristocrate, ni même par la classe des employeurs : il est exploité par la nation, une nouvelle nation démocratique qui réunit le capital et le travail. Il est certain que les travailleurs ne reçoivent pas encore la part qu’ils souhaitent ou qu’ils auront un jour, et que, au plus bas de l’échelle sociale, on trouve encore des classes d’exclus qui s’impatientent. Mais on reconnaît aux travailleurs le droit d’avoir une part égale des profits, et il s’agit seulement d’une question de temps, d’intelligence et de négociation adroite avant qu’ils ne la reçoivent.
23Ce sont de telles nations qui gouvernent le monde moderne. Leur unité nationale n’est fondée ni sur le simple sentiment patriotique, ni sur la loyauté, ni même sur le culte des ancêtres. Elle repose sur l’augmentation de la richesse, sur le pouvoir, et sur le luxe, pour toutes les classes sociales et dans des proportions que le monde n’a jamais connues auparavant. Le citoyen moyen, qu’il soit anglais, français ou allemand, n’a jamais été aussi riche qu’actuellement et n’a jamais eu autant d’espoir de devenir plus riche encore.
Dessin publié dans Le Petit Journal, 16 avril 1905 © Cent.ans.
24D’où provient cette nouvelle richesse et comment expliquer le fait qu’elle ne cesse d’augmenter ? Elle vient en premier lieu des nations noires du monde – l’Asie et l’Afrique, l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud, les Antilles et les îles des mers du sud. Il est vrai que l’ancien système d’exploitation est encore en vigueur chez les Blancs dans des pays tels que la Russie et l’Amérique du Nord, sans parler de l’Europe elle-même. Mais même dans ces contrées, le glas de cette exploitation a déjà timidement sonné. Dans les terres des peuples noirs, au contraire, aucun glas ne sonne. Les Chinois, les Antillais, les Nègres et les Indiens d’Amérique du Sud ont en commun de consentir à leur assujettissement économique et politique par les Blancs. Aucun argument scientifique ou religieux n’est laissé de côté afin de légitimer cette réalité très rentable d’un point de vue économique. C’est ainsi qu’est née l’aberrante théorie de l’infériorité naturelle d’une majorité d’hommes par rapport à une minorité, ainsi que l’interprétation de la « fraternité chrétienne » définie arbitrairement, à un moment donné, par l’un des « frères ».
25Comme toute représentation du monde, cependant, celle qui vient d’être présentée n’est pas tout à fait complète. Tout d’abord, le Japon a, en apparence, réussi à franchir la barrière raciale. Cela pourrait perturber et mettre en péril l’hégémonie blanche. À condition, bien entendu, que le Japon rejoigne, pour de bon, le camp des Blancs contre le reste des Jaunes, Bruns et Noirs. Certains tentent même, très sincèrement, de démontrer l’« aryanité » des Japonais, à partir du moment où ils agissent comme des « Blancs ». Mais ils sont unis par la voix du sang, et certains signes montrent que le Japon ne rêve pas d’un monde dominé principalement par les Blancs. C’est ce que l’on appelle le « péril jaune ». Et comme le pensent l’empereur allemand et beaucoup d’Américains avec lui, il se pourrait qu’il soit nécessaire de lancer une croisade mondiale contre cette nation présomptueuse qui réclame d’être traitée comme les « Blancs ».
26Par la suite, et de la même façon, les Chinois ont récemment montré des signes inattendus d’indépendance et d’autonomie, ce qui pourrait bien obliger à les prendre en compte dans les décennies à venir. Par conséquent, en Asie, le problème posé par cette situation a fini par se transformer en une course pour la domination des « sphères d’influence » économique, chacune représentant de plus ou moins grandes possibilités de relations commerciales. Cela tend à réduire les éventualités d’un conflit ouvert entre les nations européennes, et donne au peuple jaune la possibilité de pouvoir opposer une résistance pacifique acharnée comme cela se produisit avec le retrait de la Chine du groupe des six nations bancaires. Certains Blancs espèrent toujours que la Chine du Nord conservatrice et la Chine du Sud radicale en viennent aux mains et permettent ainsi à la domination blanche de s’asseoir dans la région.
27Une chose est certaine cependant : l’Afrique est à genoux. Aujourd’hui pourtant, quelques signes d’une prise de conscience méritent que l’on y prenne garde. Il est certain que l’Abyssinie doit être amadouée et que, dans les Amériques et les Antilles, les Nègres ont fait en vain quelques efforts pour s’émanciper ; de telles avancées ont très rapidement été étouffées (mise à part la brèche ouverte par le « métissage »), et pourtant beaucoup de gens pensent que les 10 000 000 de Nègres des États-Unis nécessitent une surveillance attentive et une répression impitoyable. Les Européens ont donc dû imaginer des solutions, et avec d’autant plus de ferveur que l’Afrique est la Terre du XXe siècle. Le monde entier a entendu parler de l’or et des diamants de l’Afrique du Sud, du cacao d’Angola et du Nigéria, du caoutchouc et de l’ivoire du Congo, et de l’huile de palme de la Côte Ouest. Mais le citoyen ordinaire se rend-il compte des extraordinaires progrès économiques de l’Afrique et, en particulier, de l’Afrique noire depuis quelques années ? E. T. Morel, qui en sait davantage sur l’Afrique que quiconque parmi les Blancs, nous a montré comment l’exportation d’huile de palme d’Afrique de l’Ouest est passée de 283 tonnes en 1800 à 80 000 tonnes en 1913, ce qui représente, en incluant les produits dérivés qui en sont issus, 60 000 000 dollars par an. Il montre comment les travailleurs indigènes de la Côte d’Or, qui ne travaillent sous les ordres de personne, sont arrivés à la première place des pays producteurs de cacao en exportant 89 000 000 livres de marchandises par an. Il montre comment la récolte de coton en Ouganda est passée de 3 000 balles en 1909 à 50 000 balles en 1914 ; et il estime que la France et la Belgique ne sont pas plus douées pour l’agriculture que la province noire du Kano. Le commerce de l’Abyssinie s’élève à seulement 10 000 000 dollars par an, mais ce sont ses possibilités illimitées de croissance qui poussent tous les pays à converger vers Addis-Abeba. Ce ne sont là que des prémisses, « mais l’Afrique tropicale et ses peuples sont irrémédiablement précipités, chaque année davantage, dans le tourbillon de la sphère d’influence économique qui fait vaciller le monde occidental ». Les capacités économiques de l’Afrique dans le futur ne font aucun doute. Elle peut non seulement compter sur les produits traditionnels et reconnus, mais également sur des opportunités sans limite dans des centaines de directions différentes, et, surtout, sur une multitude d’hommes qui, s’ils pouvaient un jour être réduits à l’état de docilité et de fiabilité des coolies chinois ou des travailleurs européens des XVIIe et XVIIIe siècles, pourraient rapporter à leurs maîtres plus d’or que n’en rêvent les Impérialistes les plus modernes.
28Voilà le vrai secret à la source de la lutte acharnée pour la conquête de l’Afrique qui sévit depuis 1877 et qui atteint maintenant son apogée. La domination économique en dehors de l’Afrique joue évidemment un rôle important, et la partition de l’Asie était sur le point d’être décidée quand la perspicacité asiatique y para. L’Amérique échappa à une domination politique directe grâce à la doctrine Monroe. C’est pourquoi les Impérialistes ont davantage concentré leurs regards sur l’Afrique. Plus ils prêtaient attention à ce continent, plus la rivalité qui les opposait était violente. Depuis la crise de Fachoda jusqu’à l’incident d’Agadir, l’étincelle a régulièrement été mise au brasier européen et la déflagration généralisée a été évitée de peu. Les Balkans sont montrés du doigt comme le cœur de l’orage qui secoue l’Europe et comme la cause de la guerre, mais ce n’est là qu’un simple réflexe. Il est commode de faire appel aux Balkans dans des cas ponctuels, mais c’est bien la question de la propriété des matières premières et des hommes du continent noir qui explique la lutte sans merci que se livrent aujourd’hui les nations européennes.
29La guerre mondiale que l’on connaît actuellement est donc le produit de jalousies nées de la montée récente d’unions nationales armées du travail et du capital, dont l’objectif est l’exploitation des ressources mondiales, principalement en dehors du cercle des nations européennes. De telles unions, que la distribution des quelques restes de l’empire commercial a rendues jalouses et méfiantes, s’affrontent pour augmenter leur part du butin ; ce n’est pas en Europe qu’elles cherchent à s’étendre, mais en Asie, et particulièrement en Afrique. « Nous ne réclamons pas un pouce de terre française », a expliqué l’Allemagne à l’Angleterre, tout en étant incapable de promettre le même désintéressement quant aux territoires français en Afrique.
30Mais les difficultés rencontrées par ce mouvement impérialiste sont tout à la fois internes et externes. Le succès d’une offensive économique agressive dépend de l’union très étroite du capital et du travail dans le pays qui se lance dans cette attaque. Aujourd’hui les revendications de plus en plus nombreuses de la part des travailleurs blancs, qui ne concernent pas seulement les salaires mais aussi les conditions de travail et la participation dans la gestion des entreprises, fragilisent la paix dans le monde industriel. Les ouvriers ont été calmés par toutes sortes d’interventions socialistes de l’État d’une part et, d’autre part, par l’avertissement d’une possible concurrence de la main-d’œuvre de couleur. Les menaces d’envoyer les capitaux anglais en Chine ou au Mexique et d’embaucher des travailleurs nègres en Amérique, ainsi que le versement d’une pension pour la vieillesse et d’une assurance en cas d’accident, ont acheté la paix industrielle au prix bien plus élevé d’une guerre à l’étranger.
31À ces jalousies entre les nations, conduisant à la guerre, s’ajoute une tentative plus subtile d’unir le travail et le capital dans le cadre d’un pillage d’envergure mondiale. Dans l’organisation économique, la Démocratie – qui est pourtant reconnue comme un idéal – parvient à tirer son épingle du jeu en autorisant seulement une aristocratie des travailleurs à prendre leur part des bénéfices du capital – ce sont les travailleurs les plus intelligents, les plus malins et les plus avisés. Les travailleurs ignorants, non qualifiés et peu dociles continuent de former, dans les pays avancés, un groupe dangereux, dont le caractère révolutionnaire se développe.
32Les jalousies et les ressentiments haineux ne cessent de se cristalliser autour de la barrière de couleur. Nous devons lutter contre les Chinois, disent les ouvriers, ou bien les Chinois nous prendront nos moyens de subsistance. Nous devons faire en sorte que les Nègres restent à leur place, ou bien ils nous prendront notre travail. L’affirmation singulière selon laquelle, si les Blancs ne mettent pas la corde au cou des hommes de couleur, alors la Chine, l’Inde et l’Afrique feront subir à l’Europe ce que l’Europe a fait et cherche à leur faire, est mise en avant et, partout dans le monde, elle pousse au discours clairement énoncé et à l’action immédiate.
33Pendant ce temps, la dure vérité s’installe dans l’esprit des hommes jaunes, bruns et noirs : un homme blanc a le privilège de pouvoir aller sur n’importe quelle terre où il entrevoit la possibilité de réaliser des profits et d’y agir à sa guise ; l’homme noir ou de couleur est toujours plus confiné à ces régions du monde où la vie, pour des raisons climatiques, historiques, économiques et politiques, est plus dure et plus aisément dominée par l’Europe, pour son propre profit.
34Que devons-nous faire, nous qui souhaitons voir triompher la paix et la civilisation de tous les hommes ? Jusqu’à présent, le mouvement pacifiste s’est principalement limité à fournir des chiffres sur le coût de la guerre et à énoncer des platitudes humanistes. Pourquoi les nations se préoccuperaient-elles du coût de la guerre si, en dépensant quelques centaines de millions en acier et en poudre, elles peuvent gagner des milliards en diamants et en cacao ? Comment l’amour de l’humanité constituerait-il un meilleur argument auprès de nations dont l’amour du luxe est fondé sur l’exploitation inhumaine d’êtres humains, et à qui l’on a appris, dans une période récente en particulier, à ne pas considérer ces hommes-là comme des êtres humains ? Lors de la dernière réunion, à Saint-Louis, des associations pour la paix, j’ai lancé un appel : « Ne devriez-vous pas parler des préjugés raciaux comme cause principale de la guerre ? » Le secrétaire se montra désolé mais ne fut pas disposé à lancer un débat sur des questions polémiques !
35Alors nous qui voulons la paix, nous devons nous attaquer aux vraies causes de la guerre. Nous avons peu à peu étendu notre conception de la démocratie, au-delà de notre propre classe, à toutes les classes sociales de notre pays ; nous sommes allés encore plus loin et avons étendu nos idéaux démocratiques non seulement à toutes les classes de notre pays mais aussi à celles des autres nations qui partagent notre sang et notre héritage – à ce que nous appelons la civilisation « européenne ». Cependant, si nous voulons une paix réelle et une civilisation durable, nous devons être plus ambitieux. Nous devons étendre notre idéal démocratique aux peuples jaunes, bruns et noirs.
36Face à un tel discours, le visage des hommes modernes affiche une expression de désespoir vide. Impossible ! nous répond-on, cet argument ne tient pas la route pour de multiples raisons – scientifiques, sociales et ainsi de suite. Mais ne nous hâtons cependant pas de renoncer. Et si nous pouvions choisir entre cet affront inhumain fait à la décence, à l’intelligence et à la religion que nous appelons la Guerre mondiale et la possibilité de traiter les hommes noirs comme des êtres humains, sensibles et responsables ? Nous les avons vendus comme du bétail. Nous les faisons travailler comme des bêtes de somme. Nous n’arriverons pas à débarrasser le monde de la guerre tant que nous ne les traiterons pas comme des citoyens libres et égaux dans une démocratie mondiale de toutes les races et toutes les nations. Impossible ? La démocratie doit permettre l’impossible. C’est, à ce jour, la seule façon connue de mettre, au cœur du désir profond de chaque homme, l’éducation et l’épanouissement de tous les hommes. Cela revient à mettre une arme à feu entre les mains d’un enfant avec pour objectif de forcer l’enfant des voisins à lui apprendre non seulement les usages réels et légitimes de cet outil dangereux, mais aussi les usages que cet enfant peut faire de son épanouissement personnel. Existe-t-il une autre manière, moins coûteuse, d’atteindre cet objectif ? Il y en aurait peut-être dans un monde meilleur. Mais dans un monde qui vient à peine de se libérer des lourdes chaînes d’une situation de pauvreté quasi universelle, et qui doit faire face à la tentation du luxe et du vice en réduisant en esclavage des hommes sans défense, il n’y a qu’une méthode valable de salut – équiper d’armes démocratiques d’auto-défense ceux qui sont sans défense.
37Arrêtons aussi nos arguties inutiles à propos de la richesse, de l’éducation et du pouvoir politique ; c’est un terrain que l’on a tant arpenté avec arguments et contre-arguments que l’essentiel nous échappe. Ce dont les peuples primitifs d’Afrique et du monde entier ont besoin et qu’il serait légitime qu’ils obtiennent, dans le cas où nous en aurions fini avec la guerre, est tout à fait clair.
38D’abord : des terres. L’Afrique est aujourd’hui réduite à une situation d’esclavage car ses terres et ses ressources naturelles sont constamment pillées. Il y a encore un siècle, les Noirs possédaient la quasi-totalité du continent, excepté une partie de l’Afrique du Sud. Les Hollandais et les Anglais ont débarqué, et, aujourd’hui, 1 250 000 Blancs possèdent 264 000 000 arpents, ne laissant que 21 000 000 arpents aux 4 500 000 d’indigènes. Qui plus est, et afin d’assurer deux fois sa mainmise sur ce territoire, l’Union d’Afrique du Sud refuse même aux indigènes le droit d’acheter tout simplement des terres. C’est une tentative délibérée pour obliger les Nègres à travailler dans les fermes, dans les mines et dans les cuisines pour des salaires de misère. Partout en Afrique s’est étendu ce monopole honteux sur les terres et les ressources naturelles, réduisant les masses à la pauvreté, et les confinant, dans leur travail, au rang de « bétail abruti ».
39Deuxièmement, nous devons former les races indigènes à la civilisation moderne. Cela est faisable. Les méthodes modernes d’éducation des enfants, appliquées de façon honnête et efficace, permettraient à la majorité des êtres humains qui peuplent aujourd’hui la terre de constituer des nations modernes et civilisées. Nous avons rarement tenté de faire cela. Dans sa grande majorité, l’Europe se donne beaucoup de mal pour faire des hommes jaunes, bruns et noirs des bêtes de somme dociles, et seuls quelques-uns sont autorisés à échapper à ce traitement et peuvent prétendre à une éducation d’hommes modernes (généralement à l’étranger).
Couverture de livre.
40Enfin, le principe de l’autonomie (home rule) doit être élargi aux groupes, aux nations et aux races. Il faut en finir avec l’assujettissement et la domination d’un peuple au bon plaisir d’un autre. Cette forme de despotisme a été, depuis une époque récente, déguisée par de plus subtils artifices. Mais la dure réalité des faits est là : l’homme blanc domine l’Afrique noire pour son propre profit, et, partout où il le peut, il fait de même avec les races de couleur. Une telle situation peut-elle amener la paix ? L’harmonie et le désarmement de l’Europe arriveront-ils jamais à réparer cette injustice ?
41Le pouvoir politique n’est, aujourd’hui, rien d’autre que l’arme qui peut faire plier le pouvoir économique. Demain, il pourrait devenir la source de notre vision spirituelle et de notre sensibilité artistique. Aujourd’hui, il nous fournit ou tente de nous fournir les moyens de notre subsistance. Les classes, les nations ou les races qui en sont dépossédés meurent de faim, et la famine est l’arme dont usent les Blancs pour réduire ces populations en esclavage.
42Nous appelons dès à présent à la concorde européenne ; mais la possibilité d’une concorde en Europe supposera que soit satisfaite ou consentie une répartition déterminée des profits résultant de la domination du monde. Après tout, le désarmement de l’Europe ne peut s’abaisser jusqu’à défendre les attaques des Blancs envers les hommes de couleur. De là surgiront toujours trois risques de guerre. Premièrement, encore une fois, il y aura le risque de jalousie née du partage officiel des colonies ou des sphères d’influence si, dans l’avenir, la répartition actuelle venait à paraître injuste. Qui se préoccupait de l’Afrique au début du XIXe siècle ? Laissons l’Angleterre recevoir les restes du festin doré de l’esclavage. Mais qu’en est-il au XXe siècle ? Cette histoire s’est terminée par une guerre. Pour l’Allemagne, ces restes paraissaient bien trop appétissants. Le deuxième risque viendra du soulèvement révolutionnaire des classes ouvrières les plus basses. Plus les jalousies internationales seront grandes, plus il sera coûteux de les régler militairement et plus il sera difficile de réaliser les promesses de la démocratie industrielle dans les pays avancés. Le troisième risque viendra des peuples de couleur qui ne se soumettront pas toujours aussi passivement à la domination étrangère. Certains voient là un truisme quelque peu expéditif. Quand un peuple mérite d’être libre, il se bat en conséquence pour le devenir, disent ces mêmes philosophes ; ils font ainsi de la guerre une étape obligée et banale pour accéder à la liberté. Les peuples de couleur ont l’habitude de ce genre de jugement complaisant. Ils sont victimes du mépris des Blancs leur répétant qu’ils ne sont pas suffisamment « forts » pour être libres. Ces nations et ces races, qui représentent dans l’état actuel une large proportion de l’humanité, vont supporter d’être ainsi traitées le temps qu’il faudra, mais pas une minute de plus. Ensuite ils vont se battre et la Guerre des peuples de couleur surpassera par son inhumanité sauvage toutes les guerres que ce monde a pour l’instant connues. Car ces peuples sont pleins de ressentiment et ne sont pas prêts d’oublier.
43Mais est-ce que tout ceci est inévitable ? Devons-nous rester sans rien faire devant cette terrible vision de l’avenir ? Pendant que se prépare, comme conséquence de l’holocauste actuel, le désarmement de l’Europe ainsi que la création d’une police européenne d’action internationale, le reste du monde doit-il être laissé sans défense face à l’inévitable horreur de la guerre, en particulier quand nous savons que c’est directement à l’extérieur et non pas à l’intérieur du cercle européen, que se trouvent les causes réelles du conflit qui déchire aujourd’hui l’Europe ?
44Notre devoir est clair. La diffamation raciale doit disparaître. Viendra ensuite le tour des préjugés raciaux. Une foi inébranlable en l’humanité doit voir le jour. La domination d’un peuple sur un autre, sans son consentement, que le peuple soumis soit noir ou blanc, doit cesser. La doctrine de l’expansion économique infligée de force à un peuple doit être éliminée. L’hypocrisie religieuse doit cesser. En Ouganda, Mwanga dit « le Sanguinaire » tua un évêque anglais parce qu’il craignait que sa venue ne fût un signe de la domination anglaise. Cela était effectivement un signe de la domination anglaise, et chacun, y compris l’évêque, en avait conscience. Pourtant, le monde entier fut « horrifié » ! Une telle hypocrisie des missionnaires doit disparaître. C’est avec les mains purifiées et un cœur sincère que nous devons nous adresser au Seigneur et que nous devons prier pour connaître la paix ici-bas.
45Dans cette grande entreprise, qui peut nous venir en aide ? En Orient, ceux d’entre les Japonais qui ont déjà les yeux ouverts, et bientôt ceux qui, en Chine Nouvelle, commencent à les ouvrir ; en Inde et en Égypte, les jeunes hommes éduqués en Europe et sensibles aux idéaux européens, et qui forment aujourd’hui le terreau de la Révolution. Mais qu’en est-il en Afrique ? Qui mieux que les 25 000 000 de descendants des victimes de l’esclavage européen, dispersés à travers les Amériques et qui, aujourd’hui, luttent désespérément pour obtenir la liberté et la reconnaissance du droit à une terre ? Et parmi ces millions, d’abord les 10 000 000 de Noirs des États-Unis, qui sont aujourd’hui un problème, qui seront demain le salut du monde.
46Vingt siècles avant la venue du Christ, un grand nuage survola la mer et vint se poser au-dessus de l’Afrique, assombrissant et éclipsant presque toute la civilisation de la terre d’Égypte. Il resta là pendant 500 ans, jusqu’à ce qu’une femme noire, la reine Néfertiti, « le personnage le plus vénéré de l’histoire égyptienne », monte sur le trône des pharaons et libère du péché le monde et son peuple. Vingt siècles après Jésus-Christ, l’Afrique noire, prostrée, violée et humiliée, est sous le joug des conquérants Philistins venus d’Europe. Sur l’autre rive de cette mer terrifiante, une femme noire pleure et attend, ses fils sur son sein. Comment cela finira-t-il ? Par la Guerre et la Richesse, le Meurtre et le Luxe, ces choses épouvantables et vieilles comme le monde ? Ou la fin sera-t-elle différente – une paix nouvelle et une démocratie nouvelle pour toutes les races : une grande humanité faite d’hommes égaux entre eux ? « Semper novi quid ex Africa ! »
47Traduit de l’anglais par Camille Joseph
Notes
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[*]
Traduction de : W. E. B. Du Bois, “The African roots of the war”, The Atlantic Monthly, 115 (5), mai 1915, p. 707-714.
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[1]
W. E. B. Du Bois, Dusk of Dawn, in Writings, New York, Library of America, 1986 [1940], p. 630-631, 560, 564, 569-570, 582.
-
[2]
Kenneth D. Barkin, “‘Berlin days’, 1892-1894: W. E. B. Du Bois and German political economy », Boundary two, 27 (3), 2000, p. 79-101 ; Du Bois, Dusk of Dawn, op. cit., p. 586-589. Plus tard, Max Weber rencontre Du Bois au cours d’une visite aux États-Unis, et le décrit, tel qu’il est apparu lors du célèbre débat sur la race qui se tient pendant le premier Congrès de la Société allemande de sociologie en 1910 : « dans tous les États du sud de l’Amérique tout court, le sociologue le plus important, qu’aucun Blanc ne peut égaler, est un nègre – Burckhardt Du Bois ». Verhandlungen des ersten deutschen Soziologentages, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1911, p. 164.
-
[3]
Du Bois, The Philadelphia Negro, Philadelphie, The University of Pennsylvania, 1899.
-
[4]
Dan S. Green et Edwin D. Driver, « Introduction », in Dan S. Green et Edwin D. Driver (dir.), W. E. B. Du Bois on Sociology and the Black Community, Chicago, University of Chicago Press, 1978, p. 10.
-
[5]
Du Bois, Dusk of Dawn, op. cit., p. 577 et 591.
-
[6]
Ibid., p. 588.
-
[7]
Du Bois, “The Twelfth census and the Negro problems”, in D. S. Green et E. D. Driver (dir.), W. E. B. Du Bois on Sociology, op. cit., p. 65.
-
[8]
Du Bois, Color and Democracy. Colonies and Peace, New York, Harcourt and Brace, 1945, p. 17 ; “Africa, colonialism and zionism”, in Eric Sundquist (dir.), The Oxford W. E. B. Du Bois Reader, New York, Oxford University Press, 1996 [1919], p. 650.
-
[9]
Du Bois, Dusk of Dawn, op. cit., p. 623-624.
-
[10]
Du Bois, “The Realities in Africa. European profit or Negro development?”, Foreign Affairs, 21 (4), 1942-1943, p. 725.
-
[11]
Du Bois, Darkwater; Voices from within the Veil, New York, Washington Square Press, 2004 [1920], p. 30.
-
[12]
Du Bois, Color and Democracy, p. 22.
-
[13]
Du Bois, “Prospect of a world without race conflict”, American Journal of Sociology, 49 (5) 1944, p. 455.
-
[14]
Du Bois, Darkwater, op. cit., p. 33. Voir aussi Dusk of Dawn, op. cit., p. 591, 724 ; Color and Democracy, p. 107-109 ; The World and Africa, op. cit., p. 6 ; et “The Problem of the twentieth century is the problem of the color line”, in W. E. B. Du Bois on Sociology, op. cit., p. 289.
-
[15]
Du Bois, Color and Democracy, op. cit., p. 34. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Fayard, 1984.
-
[16]
hhttp:// www. asanet. org/ footnotes/ nov06/ indexthree. html.
-
[17]
« De l’Afrique vient toujours la nouveauté » (NdT).
-
[18]
Shakespeare, Henry IV, 2e partie, Acte III, Scène 2. Traduction de François-Victor Hugo dans l’édition de la Pléiade, Gallimard, 1959 (NdT).