Couverture de ARSS_165

Article de revue

« Parce qu'ils sont plus près du sol »

L'invisibilisation de la souffrance sociale des cueilleurs de baies

Pages 28 à 51

Notes

  • [1]
    Conseils donnés par un agent de santé des services régionaux de l’État de Washington à l’automne 2002, alors que nous étudiions la possibilité de mener des enquêtes de terrain auprès d’individus d’origine mexicaine dans le comté de Skagit.
  • [2]
    Roger Rouse, “Mexican migration and the social space of postmodernism”, in Jonathan Xavier Inda et Renato Rosaldo (dir.), The Anthropology of Globalization: A Reader, Oxford, Blackwell Publishers, 2002, p. 157-171.
  • [3]
    Miriam Wells, Strawberry Fields: Politics, Class, and Work in California Agriculture, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1996.
  • [4]
    James Quesada, “Discussion of the migrant body as nexus of contemporary forms of power”, Santa Fe, Society for Applied Anthropology Annual Meeting, 2005.
  • [5]
    Thurka Sangaramoorthy, “Invisible Americans: migrants, transnationalism, and the politics of place in HIV/AIDS research”, non publié, 2004 ; Leo Chavez, Shadowed Lives: Undocumented Immigrants in American Society, Fort Worth, Harcourt Brace Jovanovich, 1992.
  • [6]
    Daniel Rothenberg, With these Hands, Berkeley, University of California Press, 1998 ; James Quesada, “From central american warriors to San Francisco latino day laborers: suffering and exhaustion in a transnational context”, Transforming Anthropology, 8, 1999, p. 1-2, 162-185.
  • [7]
    Paul Farmer, Infections and Inequalities: The Modern Plagues, Berkeley, University of California Press, 1999.
  • [8]
    Philippe Bourgois, In Search of Respect, Berkeley, University of California Press, 1995.
  • [9]
    Robert Desjarlais, “Struggling along: the possibilities for experience among the homeless mentally Ill”, American Anthropologist, 96 (4), 1994, p. 886-901.
  • [10]
    Felipe Lopez et David Runsten, “Mixtecs and Zapotecs working in California: rural and urban experiences”, in Jonathan Fox et Gaspar Rivera-Salgado (dir.), Indigenous Mexican Migrants in the United States, La Jolla, Californie, Center for US-Mexican Studies, UCSD et Center for Comparative Immigration Studies, UCSD, 2004 ; Steven T. Edinger, The Road to Mixtepec: A Southern Mexican Town and the United States Economy, Fresno, Asociación Cívica Benito Juárez, 1996 ; Carol Zabin et al., Mixtec Migrants in California Agriculture: A New Cycle of Poverty, Davis, California Institute for Rural Studies, 1993 ; Carole Nagengast, Rodolfo Stavenhagen et Michael Kearney, Human Rights and Indigenous Workers: The Mixtec in Mexico and the United States, La Jolla, Center for US-Mexican Studies, université de Californie, San Diego, 1992.
  • [11]
    Bonnie Bade, “Problems surrounding health care service utilization for Mixtec migrant farmworker families in Madera, California”, The California Institute for Rural Studies, Davis, Californie, 1993 ; L. Chavez, op. cit. ; R. Rouse, op. cit. ; D. Rothenberg, op. cit.
  • [12]
    Sarah S. Willen, “Toward a critical phenomenology of ‘illegality’: state power and abject/ivity among undocumented West Africans in Tel Aviv, Israel”, présentation à Santa Fe, réunion annuelle de la Society for Applied Anthropology, 2005.
  • [13]
    Philippe Bourgois, Ethnicity at Work: Divided Labor on a Central American Banana Plantation, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1988.
  • [14]
    National Agricultural Workers Survey, US Department of Labor, www. doleta. gov/ agworker/ naws. cfm ; Nicholas Walter, Philippe Bourgois, Margarita Loinaz et Dean Schillinger, “Social context of work injury among undocumented day laborers in San Francisco”, Journal of Internal Medicine, 17 (3), 2002, p. 221-229 ; Glenn Pransky, Daniel Moshenberg, Katy Benjamin, Silvia Portillo, Jeffrey Lee Thackrey et Carolyn Hill-Fotouhi, “Occupational risks and injuries in non-agricultural immigrant latino workers”, American Journal of Industrial Medicine, 42, 2002, p. 117-123 ; Harald Siem, “Migration and health – the international perspective”, Praxis, 86, 1997, p. 788-793 ; Carol Sakala, “Migrant and seasonal farmworkers in the United States: a review of health hazards, status and policy”, International Migration Review, 21 (3), 1987, p. 659-687 ; Sharon Sr. McGuire et Jane Georges, “Undocumentedness and liminality as health variables”, Advances in Nursing Science, 26 (3), 2003, p. 185-211 ; Peter J. Guarnaccia, Jacqueline Lowe Angel et Ronald Angel, “The impacts of farm work on health: analyses of the hispanic health and nutrition examination survey”, International Migration Review, 26 (1), 1992, p. 111-132.
  • [15]
    À l’exception notable de l’ouvrage With these Hands de Rothenberg, qui adopte une démarche ethnographique pour étudier tant les cueilleurs que les exploitants (D. Rothenberg, op. cit.).
  • [16]
    Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1998.
  • [17]
    Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
  • [18]
    Erwin Strauss, “Upright Posture”, in Phenomenological Psychology: The Selected Papers of Erwin W. Strauss, New York, Basic Books, 1966 ; N. Scheper-Hugues, op. cit.
  • [19]
    Stanley Brandes, Metaphors of Masculinity: Sex and Status in Andalusian Folklore, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1980.
« Il n’y a pas de migrants ici ; pourquoi en cherchez-vous ici ? Je n’ai entendu parler d’aucun migrant ici. Si vous voulez en trouver, vous devrez vous rendre de l’autre côté des montagnes, à l’est de l’État de Washington. Il y en a beaucoup qui font la cueillette des pommes aux alentours de Yakima, je pense. Mais il n’y en a aucun dans les environs [1]. »
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LA VALLÉE de la Skagit durant l’été.

1La rivière Skagit coule des sommets du parc national de North Cascades dans l’État de Washington pour se jeter dans le bassin de Puget Sound, sur la côte Pacifique, traversant quelques-uns des paysages les plus spectaculaires du continent nord-américain. Le lit de la rivière se situe à peu près à mi-chemin des villes de Seattle dans l’État de Washington et de Vancouver en Colombie-Britannique, à environ une heure et demie de route de chacune d’entre elles. La vallée est émaillée de champs de baies rouges, de vergers de pommiers, et de ces forêts de pins verts, caractéristiques du nord-ouest pluvieux de la côte pacifique, ponctuées par les taches de lumière que font les champs de tulipes ou le brun des terres en friche. Le comté de Skagit est aussi un assemblage hétéroclite de villes d’exploitation forestière en amont de la rivière, dans les montagnes (telles que Concrete), d’agglomérations situées à proximité des voies de chemin de fer, aux pieds des montagnes (comme Burlington), de localités agricoles nichées dans la vallée (notamment Bow), de villages côtiers (comme La Conner), à l’embouchure de la rivière, et de réserves d’Amérindiens (ainsi Lumi Island). La région est sans doute surtout réputée pour son festival annuel des tulipes, mais reçoit aussi un grand nombre de visiteurs qui viennent jouer dans son casino géant, ou profiter de ses nombreux sentiers de randonnée. Mais dans l’imaginaire de la plupart des habitants de l’État de Washington, le comté de Skagit demeure un lieu idyllique de terres agricoles donnant sur les sommets et les îles du Puget Sound.

2La plupart des terres cultivées du comté se situent dans la plaine basse et inondable de la Skagit. Ces terres sont protégées des marées du Puget Sound par une digue, d’une hauteur d’environ un mètre cinquante, recouverte d’herbages et accompagnant par ses méandres la rencontre entre la vallée et la baie. À l’ouest, le soleil se couche sur les Îles de San Juan. Les montagnes côtières des États de Washington et de la Colombie-Britannique s’étendent au nord. À l’est, s’élève le volcan Mount Baker, couvert de glaciers, entouré de plusieurs autres sommets enneigés. Au sud, les ruines de grandes bâtisses de bois ponctuent un paysage bigarré de champs de tulipes et de baies. Ce paysage magnifique est cependant quelque peu gâché par les fumerolles putrides planant au-dessus de l’océan, que l’on peut apercevoir au loin, à proximité d’une usine de papier.

3La vallée est composée de plusieurs villes longeant la voie Interstate-5, avec de charmants centres aux maisons de briques et de bois début de siècle, entourés de zones commerciales en expansion permanente, d’immeubles d’habitation et d’extensions urbaines semblables les unes aux autres. Les demeures extravagantes des élites locales bénéficient de vues superbes sur les collines boisées et le littoral, jouissant d’un panorama embrassant toute la vallée. La plupart des lieux dans lesquels les zones commerciales peu attrayantes ont été implantées étaient il y a à peine cinq ou dix ans encore des champs de fleurs ou de baies rouges. Il est habituel dans la vallée d’entendre des histoires navrantes sur la situation difficile de l’agriculture familiale – ainsi Benson, dont l’exploitation laitière vieille de cinq générations a dû fermer, ne pouvant faire face à la concurrence des sociétés agro-industrielles du Midwest, après les réformes introduites récemment au niveau fédéral, ou Johnson dont l’exploitation de baies rouges périclite après presque un siècle d’activité du fait de la compétition grandissante de la Chine et du Chili, et encore Dahl, un producteur de pommes qui a vendu ses terres à un promoteur immobilier projetant de construire un nouveau Wal-Mart – alors que la famille Dahl, originaire de Scandinavie, produit des pommes depuis son arrivée dans la région. Les voitures que l’on voit dans la région arborent souvent un autocollant s’insurgeant contre cette situation : “Save Skagit Farmland, Pavement is Forever” (« Sauvons les terres agricoles de la Skagit, le goudron c’est pour toujours »). Les terres agricoles restantes sont encore cultivées par quelques fermes familiales, de taille relativement modeste par rapport à la plupart des industries agricoles des États-Unis.

La dissimulation du corps des migrants

4Contrairement aux propos de l’agent de santé des services régionaux de l’État de Washington rencontré à l’automne 2002, niant alors la présence de migrants dans le comté de Skagit, nous avons pu constater, au contraire, au cours des deux années suivantes, que cette vallée est à la croisée de multiples circuits transnationaux [2] d’ouvriers agricoles mexicains, notamment de personnes appartenant aux communautés mixtèque et triqui, originaires de l’État d’Oaxaca. Quelques milliers d’individus migrent dans la vallée au moment de la saison de la cueillette des tulipes, des pommes et des baies, au printemps. Ils logent durant plusieurs mois dans des abris de fortune, faits de bouts de carton, de plastique et de voitures démantelées, ou dans des camps aménagés par leurs employeurs, souvent à proximité de ces luxueuses demeures évoquées plus haut. Ces camps de migrants ressemblent à un alignement serré de cabanes à outils aux toits rouillés, ou à de longues rangées de clapiers. Les murs de contreplaqué sont à moitié recouverts d’une peinture brun-rose, décollée et écaillée. Il n’y a aucune isolation et trous et brèches laissent le vent s’engouffrer dans les baraques surtout la nuit. Chaque baraquement est élevé à environ 50 centimètres au-dessus du sol et dispose de deux petites fenêtres sur un côté, dont certaines sont cassées et la plupart couvertes de morceaux de carton. Le sol est couvert soit d’une boue épaisse, soit d’une nuée de poussière. Pendant la journée, les toits de tôle rouillée emmagasinent la chaleur du soleil, et l’intérieur des baraques chauffe comme un four, la température atteignant souvent plus de 38°C. Pendant la nuit, l’air est froid et humide, la température chutant souvent sous 0°C.

5Durant la première et la dernière phases de l’enquête de terrain, on a occupé ce qu’on appelait une cabina (cabine), d’une superficie d’environ 12 m2, au centre de l’un des plus grands campements de la ferme. Il aurait été plus approprié d’utiliser le terme de « baraque ». Normalement, au moins une famille occuperait un tel lieu. La baraque contenait un vieux matelas humide, couvert de taches de rouille, à cause des ressorts sur lesquels il était posé, un minuscule évier dans lequel coulait une eau de couleur orange foncé, à partir de deux tuyaux, l’un pour le chaud et l’autre pour le froid, un vieux frigo dégageant une odeur nauséabonde, ainsi qu’une gazinière de camping munie de deux brûleurs. Les toilettes et les douches sont communes, situées dans de grands bâtiments de bois au sol de béton. Ces baraques, où logent des milliers de travailleurs avec leurs familles, sont la plupart du temps dissimulées derrière les palissades de bois qui entourent les exploitations ou à l’arrière d’autres bâtiments de la ferme.

6Comment l’existence de ces milliers de personnes, celles-là mêmes qui rendent la réputation de l’agriculture de la vallée possible, peut-elle être ainsi niée par la population ? Comment les cartes postales célébrant le festival annuel des tulipes peuvent-elles effacer ces travailleurs qui les cultivent et les cueillent ? Ici, comme dans les nombreux lieux où des travailleurs migrants luttent pour survivre, quelque part sur un continuum entre l’emploi et l’esclavage [3], la dissimulation de l’existence physique des migrants est l’un des facteurs permettant de pérenniser les mauvais traitements et la souffrance dont ils sont victimes. Ce phénomène peut être compris comme un « secret public [4] » : les résidents anglo-américains de la région connaissent l’existence des travailleurs migrants mexicains tout en l’ignorant. Le regard du public (en particulier celui des élites puissantes qui font leurs emplettes dans des magasins et résident dans des quartiers qui leur sont réservés) est formaté – et distancié spatialement – pour ne pas voir les ouvriers agricoles migrants [5]. Dans les rares cas où ce regard se fixe sur les migrants mexicains, c’est pour donner lieu à une rhétorique anti-immigration et raciste, assortie de crimes de haine raciale [6].

7L’objectif général de cet article sera d’explorer, en adoptant une approche ethnographique, les hiérarchisations interdépendantes, à partir de l’appartenance ethnique, pour la division du travail dans le secteur agricole des États-Unis, ainsi que les processus permettant à celles-ci d’être normalisées et rendues invisibles, tout en étant productrices de souffrances. Cette enquête analyse le travail agricole aux États-Unis, en montrant que celui-ci est structuré selon une hiérarchisation par l’appartenance ethnique et la citoyenneté. Cette hiérarchisation est productrice de souffrances et de maladies, en particulier au sein des populations de travailleurs mexicains illégaux, même si elle n’est ni voulue ni planifiée par les cadres et les dirigeants de la ferme et que c’est, au contraire, le résultat d’une forme structurale de violence. Ceci est confirmé par le fait que ces structures d’inégalité ne sont que très rarement contestées par les différents groupes d’individus qui travaillent à la ferme, y compris les plus dominés. Les données ethnographiques révèlent que cette structure est rendue invisible en étant incorporée à des différences physiques ressenties comme des caractéristiques, faisant jouer, par exemple, des conceptions ethniques de la fierté. En recourant au concept de violence symbolique développé par Pierre Bourdieu, on peut montrer que la nature banalisée de ces inégalités sociales en matière de santé contribue à leur justification et leur reproduction. L’article conclut en ouvrant sur des options pour une « solidarité pragmatique [7] » et un changement positif [voir encadré « Une enquête de terrain itinérante », p. 33].

Une enquête de terrain itinérante

Pour étudier les questions posées plus haut et aborder, de façon plus générale, les questions sociales, politiques et de santé liées aux flux migratoires du Mexique vers les États-Unis, j’ai eu recours à une méthode de recherche anthropologique classique, impliquant une observation participante localisée sur différents terrains, dans le cadre d’un projet intitulé « Suivre les individus [1] ». En parallèle, j’ai tenté de documenter la vie et les témoignages oraux de nos compagnons migrants, adoptant un rôle qui pourrait rappeler cet « anthropologue clerc des archives » que décrit Nancy Scheper-Hugues [2]. Avec l’aide d’une assistante sociale travaillant dans la région, ainsi que celle d’une voisine d’enfance qui vit maintenant dans la vallée de la Skagit, j’ai commencé l’enquête de terrain dans le nord-ouest de l’État de Washington. Cette ancienne voisine est devenue pasteur du temple auquel se rend le président de l’une des plus grandes exploitations de baies de la région, la ferme Tanaka. Elle m’a aidé à obtenir la permission de ce dernier de vivre et travailler à la ferme. L’assistante sociale exerce dans une organisation bénévole s’occupant de migrants mexicains. Elle et ses collègues m’ont introduit dans plusieurs familles de migrants mexicains appartenant aux communautés indiennes triquis et mixtèques ainsi qu’auprès de Mexicains mestizos (métis – d’origine mixte, espagnole et amérindienne). Muni de ce fragile droit d’accès, j’ai emménagé, au début de l’été 2003, dans une baraque, située dans le plus grand campement de la ferme, et passé mes journées à cueillir des baies avec le reste des adultes du campement, à interviewer d’autres employés de la ferme, ainsi que des habitants de la région, et à observer les interactions entre les migrants et les employés du centre médical local pour les migrants.
Pour comprendre le contexte transnational du travail et de la santé des migrants, j’ai accompagné une famille étendue de 23 personnes appartenant à la communauté triqui, lors de leur périple entre l’État de Washington et la Central Valley californienne en novembre 2003. Durant l’hiver suivant, nous avons vécu en Californie, une partie du temps dans nos voitures, et parfois squatté un appartement de trois chambres, partagé par 19 personnes. Nous avons cherché du travail, fait les vendanges, allant consulter des professionnels de la santé lorsque quelqu’un tombait malade. J’ai passé le printemps 2004 dans les montagnes d’Oaxaca, au Mexique, dans la petite ville dont sont originaires les individus de la communauté triqui que je connaissais, et logé dans la maison en construction de la famille de l’un des hommes rencontrés à la ferme Tanaka. La construction de la maison se faisait petit à petit, lorsque l’homme pouvait envoyer de l’argent des États-Unis. Je les ai aidés à planter et récolter du maïs et des fèves, à porter de l’eau puisée au puits communal, j’ai accompagné les enfants pour conduire les vaches et les moutons aux pâturages, et observé et utilisé les services du centre médical public de la ville.
En avril, j’ai accompagné un groupe de neuf jeunes hommes triquis qui sont partis de cette ville du Mexique pour se rendre en bus jusqu’à la frontière avec les États-Unis (la linea) – un voyage non-stop et clandestin de trois jours, jusqu’à la première barrière de barbelés, pour traverser ensuite le désert à pied et de nuit jusqu’en Arizona, voyage interrompu par la patrouille frontalière (Border Patrol), qui les a attrapés, écroués puis renvoyés au Mexique. Une semaine après avoir été libéré de la prison de la patrouille frontalière où j’avais été gardé en détention, j’ai retrouvé mes compagnons triquis en Californie : ils avaient de nouveau franchi la frontière. Nous y sommes restés pendant le reste du mois de mai 2004, avant de migrer ensemble vers le même campement de travail dans l’État de Washington pour l’été 2004. En chemin, nous nous sommes procuré de fausses cartes de sécurité sociale et avons tenté, en vain, d’obtenir des permis de conduire valides. Pendant l’année et demie suivante, et alors que j’analysais et écrivais sur ces données, je suis retourné dans les États de Washington, de Californie et d’Oaxaca pour des visites de courtes durées à mes compagnons triquis.

La ferme Tanaka

8La ferme des frères Tanaka est la plus grande exploitation de la vallée de la Skagit. Elle emploie près de 500 personnes au plus fort de la saison des cueillettes, entre fin mai et début novembre. Durant l’hiver et au début du printemps, le nombre d’employés se réduit à environ 50. Les propriétaires et gérants de cette ferme familiale sont des Nippo-Américains installés aux États-Unis depuis trois générations. La génération des parents a perdu la moitié de ses propriétés du fait des internements de Japonais durant les années 1940. La branche de la famille qui possédait des centaines d’hectares à Bainbridge Island, près de Seattle, a été internée soudainement et ses terres vendues par le gouvernement. Les membres de la famille résidant dans la vallée de la Skagit ont eu le temps de confier leur exploitation à une famille anglo-américaine avec laquelle ils étaient amis, et ont donc pu échapper à ce sort. La ferme est réputée pour ses fraises, dont beaucoup sont d’une variété créée par le père des dirigeants actuels de la ferme. L’entreprise est intégrée verticalement, allant de la production de plants en pépinière, la culture de fruits et de baies, jusqu’au traitement des produits. Cependant, la plupart des fruits et des baies produits par la ferme sont vendus sous le label de plus grosses entreprises. L’exploitation s’étend sur plusieurs milliers d’hectares. Les champs sont en majorité composés de longues rangées de plants de fraises, même si un nombre important est réservé à la culture des framboises, des pommes ainsi que de myrtilles biologiques et de culture dite « traditionnelle ».

9C’est en aval d’une colline boisée appartenant à l’exploitation, à côté d’un des champs de myrtilles, à Christensen Road, une zone quasiment inhabitée, que se trouve le plus grand campement de travailleurs migrants de la ferme, où logent chaque été près de 250 travailleurs, hommes et femmes, ainsi que leurs familles. Immédiatement en amont du campement, sur Christensen Heights Road, se trouvent cinq grandes et belles demeures, dissimulées en partie par les arbres, avec des baies vitrées pour profiter du panorama de la spectaculaire vallée. Les deux autres campements sont presque cachés, à l’arrière de la station de traitement des fruits, construite en béton et de la taille d’un entrepôt, et des bureaux administratifs de l’exploitation. Le campement le plus proche de la route loge environ 50 personnes employées durant toute l’année et l’autre, situé à quelques centaines de mètres de la route, comprend près de 100 travailleurs ainsi que leurs familles durant l’été. Les demeures de certains des membres de la famille Tanaka font face à deux des campements et à la station de traitement des fruits. La plus visible à partir de la route principale est une maison de briques à un étage, ceinte d’une grande muraille de bois blanc, évoquant les petites maisons de planteurs de l’époque jeffersonienne. Une école primaire publique se trouve juste en face de l’entrée principale des deux plus petits campements.

figure im2
CAMPEMENTS de la ferme pour les travailleurs migrants.

10La ferme Tanaka se présente comme « une entreprise familiale fondée il y a trois générations et bénéficiant de plus de 85 ans d’expérience dans la petite industrie du fruit ». L’objectif affiché de la ferme est de produire des fruits de haute qualité à des fins commerciales. Cette ferme se spécialise dans la production de baies très parfumées, destinées à être utilisées dans des produits laitiers n’utilisant pas de conservateurs, d’arômes ou de colorants artificiels. Les fraises de variété « Northwest » sont totalement rouges, extrêmement juteuses et d’une durée de conservation très courte, alors que les fraises de variété « Californie », vendues dans le commerce, ont une pulpe blanche, sont moins juteuses mais d’une durée de conservation beaucoup plus longue. Un certain nombre des champs de la ferme Tanaka sont réservés à la production de myrtilles biologiques. Cette production est gérée en partenariat avec un grand producteur d’aliments biologiques, et vendue sous son label. Les employés de la ferme participent donc à toute la chaîne de production. Ils plantent, cultivent, cueillent, traitent, emballent et vendent les baies, remplissant ainsi les objectifs poursuivis par l’entreprise.

11À un autre niveau, le travail à la ferme est structuré selon une profonde et complexe ségrégation, un « apartheid de facto[8] ». Après avoir passé plusieurs semaines à vivre dans le camp de migrants et à cueillir des baies, on a ainsi commencé à remarquer la structuration complexe du travail à la ferme. À la fin de l’enquête de terrain, il est apparu évident que le travail était organisé selon une hiérarchisation subtile. La structure du travail reflète les inégalités de la société au sens large – en particulier celles déterminées par l’appartenance ethnique, la citoyenneté et la classe sociale – tout en les renforçant. Le travail à la ferme implique plusieurs centaines de travailleurs occupant un grand nombre de positions différentes, du propriétaire aux réceptionnistes, du responsable d’un champ au conducteur de tracteur, du surveillant au cueilleur de baies. Les responsabilités, le stress, les privilèges et le rapport au temps diffèrent selon toutes les positions entre le haut et le bas de la hiérarchisation de cette organisation du travail. Le tableau ci-dessous décrit les grandes lignes de la hiérarchisation du travail à la ferme.

Ségrégation du travail : du dirigeant au cueilleur

12C’est la troisième génération des frères Tanaka qui compose la majorité des cadres dirigeants de l’exploitation. Les autres sont des cadres, anglo-américains, recrutés dans d’autres entreprises agricoles. Tous travaillent assis derrière des bureaux, dans des locaux particuliers, et vivent dans leur propre maison – dont un grand nombre sont de ces fameuses demeures aux grandes baies vitrées. Leur journée de travail est extrêmement longue, commençant d’ordinaire avant le lever du soleil. En général, ils prennent des heures de pause durant la journée, pour aller faire du sport au club de gym local, ou déjeuner avec des amis ou des membres de leur famille. Ils s’inquiètent de la survie de la ferme, au vu des perspectives sombres induites par la concurrence grandissante d’entreprises d’agroalimentaire et de la globalisation économique. Ces angoisses pour la survie sont accrues par la fermeture d’exploitations voisines. Le président de la ferme, John Tanaka, nous a expliqué ses angoisses dans son bureau privé, situé dans un bâtiment à l’arrière de l’exploitation : « Le défi pour nous, au niveau exécutif, est de maintenir notre part du marché […]. La différence est que, en Caroline du Sud, ils doivent verser des salaires minimums fédéraux fixés à 5,75 dollars de l’heure [4,72 euros]. Dans l’État de Washington, ce salaire minimum est fixé par l’État à 7,16 dollars [5,88 euros] alors que nous sommes en concurrence sur le même marché. C’est une différence énorme, énorme. Cela crée un défi pour l’exploitant […]. Je dirais que le défi le plus grand pour la survie – je n’aime pas employer le terme de “survie”, mais c’est celui-là qui s’applique – est sans doute la compétition étrangère. Par exemple celle de la Chine. Ils peuvent produire des fraises et les importer à – hum – San Francisco et les livrer à un restaurant pour un coût moins élevé que nous ne pourrions le faire. Et ça leur coûte encore moins cher de les importer du Japon. Nous payons 7,16 dollars de l’heure. Dans la plupart des pays producteurs, que ce soit la Chine ou le Chili, ou partout ailleurs, ils ne paient même pas ça pour une journée entière de travail ! »

13Les dirigeants essaient de gérer une ferme familiale éthique bénéficiant, selon leurs propres termes, d’un « portefeuille de plants » pour être à même de survivre à ces pressions tant internationales que nationales et de façon à transmettre un patrimoine aux générations futures. John explique ainsi : « Nous nous situons dans une logique différente de celle d’autres types d’activités économiques, où il s’agit de monter une entreprise pour ensuite la vendre, ou bien d’atteindre un niveau de profits confortable. Notre exploitation, nous la gérons pour la génération d’après. Ce qui signifie que lorsque je prendrai ma retraite, vous comprenez, je ne pourrai pas prendre des fonds de l’entreprise car ça engendrerait un manque pour la nouvelle génération. Nous devons le prendre en compte et nous concentrer sur cela. »

14Les responsables des plants ont des bureaux privés dans la petite « maison des champs », située à plusieurs kilomètres du bâtiment principal de la ferme, même s’ils passent une partie importante de leur temps à conduire et marcher pour surveiller ce qui se passe dans les champs. Ils travaillent un nombre d’heure équivalent à celui des cadres, mais bénéficient d’une marge de manœuvre moindre pour prendre des temps de pause. Ils sont tous anglo-américains et vivent dans des maisons confortables situées dans l’une ou l’autre des villes voisines.

15Les assistants administratifs, qui travaillent derrière des bureaux dans des espaces communs, ainsi que les adolescents employés pour travailler debout et dehors à vérifier le poids et le relevé des heures de travail des cueilleurs, vivent avec leur famille dans des maisons relativement modestes à proximité de la ferme. Ils sont presque tous blancs, hormis quelques Latinos de nationalité américaine. Les assistants administratifs effectuent des tâches répétitives pour leurs supérieurs et gèrent les questions et les problèmes des équipes de travail ainsi que des partenaires extérieurs de l’entreprise. Les adolescents employés pour la surveillance pèsent les fruits apportés par les cueilleurs, appliquent le règlement de la ferme, comme le nombre autorisé de pauses, et passent une bonne partie de leur temps à bavarder et à rire. Ces deux groupes s’inquiètent avant tout des humeurs et des réactions de leurs supérieurs. L’une des assistantes administratives, Sally, une femme blanche d’une quarantaine d’années, qui a passé toute sa vie dans la région, explique ainsi que les chefs d’équipe et les cadres de la ferme lui reprochent régulièrement d’être trop gentille avec les cueilleurs. On lui a dit d’être « plus sèche » et « brève », « moins gentille ». En outre, ils lui donnent souvent des conseils sur la façon d’effectuer son travail et lui confient des tâches sans les politesses d’usage d’un « s’il vous plaît » ou « merci ». Elle a le sentiment que les gens « au-dessus d’elle », comme elle dit, ne la respectent pas, qu’ils la traitent comme une « travailleuse journalière ».

16Les autres travailleurs logent dans l’un ou l’autre des trois campements. Le premier compte 50 personnes et est situé à environ 30 m de la route. Chacune des baraques est équipée d’un chauffage, d’une isolation et de toitures formées de liteaux de bois recouverts de panneaux de zinc. C’est ici que vivent les surveillants des champs qui déambulent pour superviser le travail des cueilleurs. Si certains traitent les travailleurs avec respect, d’autres sont carrément racistes. Ces deux groupes maîtrisent assez bien et l’anglais et l’espagnol. Presque tous sont des citoyens américains d’origine latino-américaine, à l’exception d’un Mixtèque, originaire de l’État d’Oaxaca. L’un de ces surveillants, Barbara, est une Latino, bilingue, d’une petite vingtaine d’années, originaire du Texas. Elle suit les cours de printemps d’une université publique et espère devenir professeur d’histoire. Elle est employée à la ferme durant la saison de la cueillette depuis 11 ans. Son travail consiste à s’assurer que certaines rangées de plants de baies sont cueillies rapidement et entièrement, qu’aucune baie mûre n’est laissée sur les buissons. Elle est contrariée lorsque d’autres surveillants, y compris sa mère, qualifient les travailleurs mixtèques et triquis, de « pinche Oaxaca » (sale Oaxacan), « indio estupido » (stupide Indien), « burro » (âne), « perro » (chien), ou « gente cochina » (cochons). Les membres de sa famille ont appris l’anglais au Texas, ainsi qu’au cours d’anglais financé par la ferme, organisé chaque soir après le travail. L’accès à ces cours est libre pour tous, à l’exclusion des cueilleurs, mais aucun des cadres de la ferme n’a pu expliquer cette politique d’exclusion.

17Le second campement, situé à une centaine de mètres de la route, regroupe environ 100 personnes. Il est constitué de baraques dont les toitures sont également formées de liteaux de bois recouverts par des panneaux de zinc. C’est ici que logent principalement les cueilleurs de framboises et de pommes, ainsi que certains cueilleurs de fraises. Les cueilleurs de framboises travaillent de longues heures sur de grandes moissonneuses et sont payés à l’heure. Les cueilleurs de pommes montent sur des échelles pour atteindre les pommes et sont payés au poids. Ces groupes sont composés en majorité de Mexicains mestizos illégaux, d’un certain nombre de Mixtèques et de quelques Triquis, également sans-papiers.

18Le troisième campement est situé à plusieurs kilomètres du bâtiment principal de l’exploitation, à Christensen Road, une zone rurale. Il comprend 250 personnes. Les baraques sont recouvertes de panneaux de zinc mais sans liteaux de bois. Elles n’ont ni chauffage ni isolation. C’est ici que logent la grande majorité des ouvriers agricoles de la ferme, et des cueilleurs de baies – qui travaillent en permanence courbés, dans des champs couverts de pesticide. Ce groupe est composé presque exclusivement de Mexicains triquis, quasiment tous illégaux, ainsi que de plusieurs Mixtèques et de deux Chiapanèques, également sans-papiers. Une femme triqui, âgée de 28 ans, répondant au nom de Marcelina, relate aussi les souffrances quotidiennes des cueilleurs de baies :

« C’est très difficile pour les gens ici. Je suis venue ici pour gagner de l’argent. Je me suis dit : “Ici, de l’autre côté [de la frontière], il y a de l’argent – beaucoup d’argent”, mais non. Nous n’arrivons pas à gagner assez d’argent pour survivre. Et, quelquefois, ils [les contrôleurs] nous volent sur le poids [des baies cueillies]. Il peut arriver qu’ils trouvent des baies pourries dans les seaux. “Mange celle-là”, ils disent, en nous la jetant à la figure. Ils ne sont pas corrects. Ce n’est pas bien. On ne gagne même pas assez pour manger. J’ai deux enfants et c’est horrible ici. Le travail dans les champs est horrible. C’est ça la réalité. Parfois, on a envie de le dire, mais non. On ne peut pas leur parler. Là-bas, à Oaxaca, nous n’avons pas de travail – il n’y a pas d’emplois. Seuls les hommes travaillent parfois, mais comme il y a beaucoup d’enfants dans ma famille, les hommes ne gagnent pas d’argent pour moi et nous. C’est pour cela que j’ai voulu venir ici, pour gagner de l’argent, mais non, non, non, on ne gagne rien ici. On n’a rien pour survivre. Je voulais travailler, aller de l’avant [salir adelante] avec mes enfants. Cela fait quatre ans que je suis ici et que je n’ai pas vu mes enfants [à Oaxaca].
En Californie, il n’y a pas de travail – seulement des travaux d’élagage – et on n’y gagne pas d’argent, toujours pour les mêmes raisons, parce que nous ne maîtrisons pas l’anglais, mais c’est parce que nous n’avons pas assez d’argent pour étudier. Les parents doivent souffrir pour envoyer leurs enfants à l’école, pour leur acheter à manger, et les uniformes pour l’école. J’ai beaucoup de sœurs là-bas, qui étudient, alors que moi je n’ai pas pu le faire. Il y a beaucoup d’enfants qui ne vont pas à l’école car ils n’ont pas d’argent. J’ai dû quitter Oaxaca pour ne plus souffrir de la faim et j’espérais que je gagnerais assez pour pourvoir aux besoins de mes sœurs qui vont à l’école. Moi, j’ai dû renoncer à l’école. »
Marcelina exprime clairement les angoisses des cueilleurs qui doivent « lutter pour survivre [9] » et l’horreur d’avoir dû quitter maison et famille pour travailler. Son témoignage illustre également le fait que les cueilleurs occupent une position de pouvoir radicalement différente de celle des autres employés de la ferme.

Hiérarchisations ethniques en pratique

19La hiérarchisation du travail déterminée par l’appartenance ethnique et la citoyenneté, selon une échelle descendante, avec en haut, les citoyens américains blancs et asiatico-américains, les citoyens américains ou résidents d’origine latino-américaine, puis les Mexicains mestizos illégaux et enfin les Mexicains indiens sans-papiers, est propre à tout le secteur agricole du continent nord-américain [10]. Le statut des Triquis situés dans une position inférieure à celle des Mixtèques peut s’expliquer par une hiérarchisation induite par la perception de l’indigénéité ou de l’indianité. Un employé anglo-américain de l’exploitation explique que les Triquis sont plus « simples ». Un mestizo résidant dans les environs déclare quant à lui qu’ils sont les « indígenas más puros » (indigènes les plus purs) et que « les ve tan – tan sencillos, siempre están amables » (on peut voir qu’ils sont si, si simples, qu’ils sont toujours aimables). L’appartenance ethnique renvoie donc à un continuum symbolique entre le sauvage indigène et l’homme moderne civilisé. Les Anglo- et Nippo-Américains occupant le pôle de la civilisation et les Triquis étant relégués au pôle opposé – gentils, attardés, simples.

20Si la position occupée dans l’exploitation agricole est déterminée avant tout par l’appartenance ethnique, la citoyenneté du travailleur joue également un rôle [voir encadré « La position de l’enquêteur », ci-contre]. Ainsi, les très rares travailleurs mexicains indiens disposant d’un permis de résidence aux États-Unis occupent des positions hiérarchiquement supérieures (comme celles de surveillants ou de cueilleurs de framboises) à celles des membres de leur famille illégalement sur le territoire, qui eux sont assignés à la cueillette des fraises. Les travailleurs sans-papiers peuvent mettre moins d’argent de côté pour l’envoyer à leur famille au Mexique que ceux qui disposent d’un permis de résidence. Une différence qui s’explique en partie par les différences de salaire à la ferme mais surtout par le fait que les sans-papiers doivent verser entre 1 000 et 1 500 dollars [840 à 1 300 euros] au coyote (passeur) chaque fois qu’ils traversent la frontière vers les États-Unis. En outre, les individus considérés comme « illégaux » sont situés dans un espace de perception différent, induit par leur relation avec le gouvernement – pétri de rumeurs, de la crainte d’être « agarrado » (attrapé par la patrouille frontalière) et d’impuissance face aux mauvais traitements [11]. Ils retournent moins souvent rendre visite à leur famille au Mexique, à cause des épreuves qu’il faut endurer pour revenir travailler aux États-Unis. Paradoxalement, à cause de la politique de « fermeture » accrue des frontières menée par les États-Unis, les compagnons sans-papiers rencontrés au cours de l’enquête finiront sans doute par s’installer aux États-Unis, plutôt que de continuer à emprunter leur circuit migratoire annuel traditionnel entre Oaxaca et les États-Unis. En outre, alors que les impôts fédéraux et nationaux sont déduits de leur salaire hebdomadaire, les travailleurs sans-papiers n’ont pas le droit de bénéficier de la sécurité sociale, d’allocations et de la plupart des autres programmes d’assistance sociale. Le schéma ci-contre montre la corrélation entre respect, travail, santé, appartenance ethnique et citoyenneté.

La position de l’enquêteur

En raison d’un grand nombre de facteurs – appartenance ethnique, éducation, citoyenneté, classe sociale –, je n’occupais pas la position appropriée dans la hiérarchie du travail. Pour procéder à mon enquête de terrain, j’ai voulu loger comme les immigrants triquis sans-papiers et effectuer les mêmes tâches qu’eux. Cependant, les cadres de la ferme me traitaient à part, m’accordant le privilège de garder mon poste et ma baraque, alors que je ne suis jamais parvenu à cueillir le quota minimum quotidien de baies. Ils me traitaient même parfois comme un supérieur, demandant mes conseils sur l’évolution des relations de travail et du logement à la ferme. Les responsables des plants, ceux des champs et les surveillants me traitaient comme si j’étais une sorte de farceur, un digne amuseur. Ils plaisantaient souvent avec moi, riaient et posaient des questions du style : « Es-tu toujours content d’avoir choisi la cueillette ? ». Lors de leurs tournées à travers les champs, il leur arrivait souvent de s’arrêter à mon niveau et de me parler, en cueillant des baies pour les mettre dans mes seaux, de façon que je garde le rythme – chose qu’ils ne faisaient pas souvent pour les autres cueilleurs.
De leur côté, l’attitude des autres cueilleurs à mon égard était teintée autant de respect que de suspicion. Lors de notre périple de l’État de Washington à la Californie, à la fin de la saison des cueillettes, un jeune homme triqui s’est souvenu d’une conversation que d’autres cueilleurs avaient eue à propos de moi. L’un d’eux avait déclaré : « Il cueille vraiment très lentement, il est toujours en retard ». Un autre avait rétorqué : « Oui, mais si j’étais un gabacho [Américain blanc], je ne serais pas dans les champs ». Juan en avait conclu : « Ils disent que ça va. Mais il y a encore beaucoup de gens qui se demandent pourquoi tu es ici ».
Après avoir regardé un film de Jet Li dans la baraque de l’une des familles triquis, l’un des cousins de Juan, Samuel, m’a également raconté comment les cueilleurs parlaient de moi. Un grand nombre se demandaient pourquoi il y avait un « gabacho chakuh » (Américain blanc et chauve) qui cueillait des baies. Plusieurs étaient persuadés que j’étais un espion travaillant pour la police, la patrouille frontalière ou le gouvernement américain. D’autres pensaient que j’étais peut-être un trafiquant de drogue et que ce job était une couverture. Au printemps suivant, lors de mon séjour à Oaxaca, dans la ville d’origine des cueilleurs triquis, plusieurs personnes, y compris des autorités de la ville, ont menacé de me jeter en prison ou de m’enlever, arguant que je devais être un espion ou un trafiquant de drogue ou pour la simple raison que « no deben estar gabachos aqui » (les Américains blancs ne devraient pas être ici).
À la fin de mon enquête de terrain, Samuel m’a déclaré : « C’est bien que tu fasses l’expérience de ce qu’est la souffrance des pauvres (experimentas como sufren los pobres) », et d’ajouter : « En ce moment, toi et moi nous sommes pareils : nous sommes pauvres. Mais, après, tu seras riche et tu vivras dans une maison de luxe (casa de lujo) ». Je lui ai expliqué que je n’avais aucune envie d’avoir une maison de luxe – mais plutôt une maison modeste, simple. Samuel a explicité sa remarque, me regardant droit dans les yeux : « Mais tu auras une salle de bains à l’intérieur, n’est-ce pas ? ».
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OUVRIERS AGRICOLES TRIQUIS travaillant sous la surveillance d’adolescents anglo-américains.
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ADOLESCENTS ANGLO-AMÉRICAINS pesant les baies.

Hiérarchiser la souffrance / souffrir de la hiérarchie

21La perception de l’appartenance ethnique et de la citoyenneté détermine la hiérarchisation du travail et du logement, tout en produisant une hiérarchisation de la souffrance. Plus on descend l’échelle hiérarchique – allant du citoyen américain anglo-américain, jusqu’à l’Indien mexicain sans-papiers –, plus le traitement des surveillants devient dégradant, le travail dur physiquement, l’exposition aux intempéries et aux pesticides plus importante, plus on a peur du gouvernement et moins on a de contrôle sur son temps. Cette surdétermination de l’« abject-ivité [12] » des migrants triquis cueilleurs de baies correspond à ce que Philippe Bourgois qualifie d’« oppression conjuguée [13] ». Dans l’analyse que Bourgois a consacrée aux plantations de bananes d’Amérique centrale, la conjonction entre appartenance ethnique et classe sociale produit un vécu de l’oppression distinct de celui qu’induisent l’exploitation économique ou les seules insultes racistes. L’enquête montre que la classe sociale, l’appartenance ethnique et la citoyenneté conduisent à une oppression triplement conjuguée qui interdit tout respect aux cueilleurs de baies triquis illégaux tout en les privant de leur santé physique et mentale.

22Les Triquis sont situés dans la position la plus basse de la hiérarchie prévalant dans la Skagit. Ils se voient assigner les tâches les plus stressantes, humiliantes et fatigantes physiquement. Ils font la cueillette sept jours par semaine en étant exposés en permanence aux pesticides. Ils logent dans les baraques les plus froides et les plus humides du campement le plus dissimulé. Les cueilleurs de fraises doivent cueillir un minimum de 50 livres (environ 30 kg) de baies par heure, les fruits devant être effeuillés, sous peine d’être renvoyés et expulsés du campement. Pour atteindre cet objectif, ils prennent peu ou pas de pauses et travaillent de cinq heures du matin jusqu’à ce que la cueillette d’un champ soit terminée. Un grand nombre d’entre eux restent à jeun pour ne pas perdre de temps à se rendre au « porta-potty » (toilettes). Ils travaillent aussi dur et vite qu’ils le peuvent, cueillant les baies puis courant apporter leurs seaux aux adolescents employés à la surveillance.

23Les cueilleurs de fraises triquis travaillent sept jours par semaine, par tous les temps, sans aucun jour de congé jusqu’à ce que toutes les fraises aient été traitées. Comme ils sont situés au plus bas de l’échelle hiérarchique triplement déterminée par l’appartenance ethnique, la citoyenneté et le travail, leur santé est particulièrement éprouvée : douleurs au dos et aux genoux, tassements de vertèbres, diabète, naissances prématurées ou malformations fœtales. Les cueilleurs de baies sont également nombreux à souffrir de problèmes de santé mentale, comme la dépression et l’anxiété. D’après un jeune médecin du centre médical pour migrants de la Skagit, « [les cueilleurs de baies] ne viennent pas ici en disant qu’ils sont déprimés. Ils viennent ici en disant qu’ils ont mal à certaines parties du corps, et que ça les empêche de réfléchir ou qu’ils ont mal au ventre… ou on le voit dans l’abus d’alcool ». Plusieurs études ont bien documenté les problèmes de santé physique et mentale des travailleurs migrants latino-américains [14].

24Les inégalités en matière de logement et de travail, déterminées par l’appartenance ethnique et la citoyenneté, conditionnent la hiérarchie de la souffrance à la ferme. Du fait de leur positionnement au niveau le plus bas de cette hiérarchie, les travailleurs migrants triquis illégaux doivent endurer plus que leur lot de maux et de maladies. Pour autant, dans l’ensemble, les médecins s’occupant de la santé des migrants ne prennent pas en compte ce contexte social [voir encadré « La chair de l’ethnographe », p. 45].

La chair de l’ethnographe

Même le panorama que je trouvais sublime était devenu pour mes compagnons triquis symbole de laideur, de souffrance et de travail. À de multiples reprises, ils ont été déconcertés par mes exclamations sur la beauté de la région et m’ont expliqué que les champs étaient laids (feos) et ne représentaient que du travail (puro trabajo).
À la fin de la première semaine de cueillette, j’ai demandé à deux jeunes femmes cueilleuses de baies comment allaient leurs genoux et leur dos. L’une a répondu qu’elle ne sentait plus rien (« Mi cuerpo ya no puede sentir nada »), même si elle avait parfois mal aux genoux. L’autre a dit qu’elle avait en permanence (siempre) mal aux genoux, au dos et aux hanches. Plus tard pendant le même après-midi, l’un des jeunes hommes que j’avais vus jouer au basket-ball tous les jours de la semaine avant le début de la cueillette m’a dit que lui et son ami ne pouvaient plus courir car ils avaient trop mal (« Ya no corremos ; no aguantamos »).
Dans un élan d’ethnographie « carnale [1] », j’ai fait la cueillette une ou deux fois par semaine, souffrant chaque fois de gastrites, de maux de tête, de dos et à la hanche pendant plusieurs jours. J’avais souvent mal au ventre la veille, à cause du stress de devoir cueillir le poids minimum. Pendant la cueillette, j’avais continuellement mal aux genoux, j’ai donc essayé différentes positions, m’accroupissant, me mettant à genoux, ou posant seulement un genou à terre. À chaque fois que je me levais pour aller faire peser mes baies, c’était comme si un liquide chaud comme mon propre sang s’écoulait dans mon pantalon, jusque dans mes chaussures. Je passais toute la journée courbé pour distinguer les fraises sous les feuilles et, dès la fin de la matinée, je commençais à ressentir des douleurs au cou et au dos. Pendant les deux ou trois jours de cueillette qui ont suivi, j’ai pris de l’ibuprofène pour apaiser la douleur. Je prenais parfois une douche chaude après la cueillette dans le club de gym local pour apaiser mes douleurs tout en ressentant un certain malaise à bénéficier seul de ce privilège.
Durant l’enquête, un grand nombre de travailleurs triquis ont souffert de problèmes de santé sérieux. Un jour, Abelino, un père de quatre enfants, qui logeait près de ma baraque, a ressenti une douleur aiguë au genou alors qu’il se tournait pendant la cueillette. Il a continué à travailler – espérant, en vain, que la douleur s’estomperait. Il a ensuite parlé de son problème au surveillant du champ. Son supérieur lui a simplement répondu « OK », puis s’en est retourné rapidement en voiture, sans procéder à aucun suivi de la situation. Ne sachant ce qu’il devait faire, Abelino a continué à travailler, en souffrant. Deux jours plus tard, le travail ayant été annulé subitement, nous nous sommes rendus dans un centre de soins d’urgence. Abelino a été examiné par quatre médecins et un kinésithérapeute, sans interprète espagnol – et encore moins triqui. Pendant les mois suivants, il est resté au campement, à boiter, s’occupant de ses enfants pendant que sa femme travaillait aux champs. Le médecin urgentiste lui a expliqué qu’il ne devrait pas travailler. Il devait se reposer et laisser son genou récupérer. L’ergothérapeute que nous avons consulté la semaine suivante a déclaré qu’Abelino pouvait reprendre le travail, à condition de ne pas se pencher, marcher ou se tenir debout pendant de longues durées. Abelino s’est rendu aux bureaux de la ferme pour demander si on pouvait lui confier des travaux convenant à ces prescriptions. La réceptionniste bilingue lui a répondu d’un ton agacé : « Non, parce que c’est non (No, porque no) » et ne lui a pas permis de s’adresser à quelqu’un d’autre. Après quelques semaines, l’ergothérapeute a réussi à faire examiner Abelino par une kinésithérapeute réticente, qui nous a déclaré qu’il devrait travailler dur à la cueillette pour que son genou se rétablisse. Elle m’a demandé de traduire qu’il avait mal fait la cueillette et que ses douleurs au genou étaient dues au fait qu’il ne savait pas se pencher en avant correctement. Une fois le genou d’Abelino guéri, elle m’a expliqué en aparté que si Abelino ne ressentait plus de douleur au genou, ce n’était pas parce qu’il allait mieux, mais parce que la saison des cueillettes étant terminée, il ne pouvait plus solliciter d’indemnités pour accident de travail. Deux ans après, Abelino se plaint encore de douleurs sporadiques au genou mais il déclare que « les docteurs ne savent rien (no saben nada) ».
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La bière comme auto-médication de la souffrance.
Crescencio, un autre Triqui logeant près de ma baraque, s’est adressé à moi un jour après la cueillette pour me demander si j’avais des médicaments contre les maux de tête. Il m’a expliqué qu’à chaque fois qu’un surveillant l’insulte, se moque de lui ou lui adresse des semonces injustement, il est pris d’un lancement insoutenable au milieu du crâne. Il m’a dit que ces maux de tête le rendaient plus enclin à être en colère contre sa femme et ses enfants. Il avait consulté plusieurs médecins à ce propos, tant aux États-Unis qu’au Mexique, ainsi qu’un guérisseur triqui – en vain. La seule façon d’alléger ses maux de tête était de boire une bonne vingtaine de bières. Il avait recours à cette automédication en moyenne plusieurs fois par semaine. Je lui ai conseillé de se rendre au centre médical local pour migrants pour s’enquérir d’un remède à son problème. Une semaine plus tard, il m’a dit qu’il avait consulté l’un des médecins du centre mais qu’elle ne lui avait rien prescrit. Lorsque je me suis entretenu avec ce médecin, elle m’a expliqué : « Oui, en effet, il pense que c’est lui la victime et que ce sont l’alcool ou le mal de tête qui le rendent violent à l’encontre de sa femme… mais en réalité, c’est lui l’auteur de la violence et ce sont les autres les victimes. Tant qu’il n’admettra pas qu’il a un problème, il ne pourra pas changer. Je siège au sous-comité du CPS [Child Protective Services – Services de protection de l’enfance] et je m’y connais en violence domestique. D’après mon expérience, ce qui marche, ce ne sont pas les médicaments pour les migraines ou autres remèdes, c’est de les mettre en prison, de leur faire sentir la force. C’est la seule chose qui marche, parce que ça les oblige à reconnaître qu’ils ont un problème. Ensuite seulement ils commencent à changer de comportement. C’est un cas classique de violence domestique. Il est venu me consulter un jour et je lui ai dit de revenir après deux semaines sans toucher une goutte d’alcool. Il n’est pas revenu au bout de deux semaines, mais un mois plus tard, et n’a pas consulté l’un de nos meilleurs docteurs mais un médecin correct, l’un de nos remplaçants. Apparemment, il lui a dit quelque chose du genre que lorsque ses supérieurs lui donnent des ordres, ça le rend fou et c’est ça qui lui donne mal à la tête. C’est évident qu’il a des problèmes. Il doit apprendre à accepter l’autorité. Nous l’avons envoyé en thérapie. Savez-vous s’il se rend à ses séances ? ».
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Schéma 1

Corrélation entre respect, travail, santé, appartenance ethnique et citoyenneté

Schéma 1

Corrélation entre respect, travail, santé, appartenance ethnique et citoyenneté

Zones grises et éthique à la ferme et au centre médical

25Au cours de l’enquête de terrain, la plupart des lecteurs auxquels ce travail a été soumis mettaient en cause la direction de la ferme pour les conditions de logement et de travail des cueilleurs de baies. Ils présumaient que la mauvaise qualité de vie des cueilleurs était à imputer aux exploitants, et que ces derniers pouvaient donc facilement remédier à la situation. Cette supposition semble étayée par un certain nombre de recherches consacrées au travail agricole, dont la plupart décrivent le détail de la vie des cueilleurs, sans cependant prendre en compte le point de vue des exploitants [15]. Le fait que l’expérience de ces derniers soit laissée de côté dans ces études contribue indirectement à corroborer les postulats des lecteurs selon lesquels les exploitants sont forcément riches, égoïstes, malhonnêtes et mesquins.

26Pourtant, comme le montrent les données ethnographiques analysées plus haut, les gérants ou propriétaires de la ferme ne sont ni conscients ni désireux de procéder à cette ségrégation. Bien au contraire, ces inégalités sont le produit de forces structurales plus larges et des anxiétés qu’elles génèrent. La dure réalité et l’avenir précaire de l’exploitation soulignent la complexité de la situation. La corporatisation de l’agriculture américaine et la libéralisation croissante des marchés exercent une telle pression sur les exploitants qu’ils ne pourraient envisager d’augmenter le salaire des cueilleurs ou d’améliorer les conditions de vie dans les campements sans craindre la faillite. En d’autres termes, les facteurs les plus prégnants de la souffrance sociale des travailleurs agricoles sont structuraux, et non pas voulus par des agents individuels. La violence structurale se voit ainsi induite par des logiques de marché pour être ensuite canalisée, au niveau tant international que national, par le racisme, le sentiment de classe, le sexisme et les rhétoriques contre les immigrants « illégaux ».

27On comprend d’autant mieux le caractère structural de cette hiérarchisation du travail si l’on prend en compte les espoirs et les attentes des exploitants. La ferme Tanaka est dirigée par de braves gens honnêtes, participant aux activités de leurs paroisses et des associations locales. Ils ont la vision d’une société juste embrassant les valeurs d’une agriculture familiale, souhaitent bien traiter leurs employés et transmettre un héritage à leur descendance. Plusieurs d’entre eux se sont enquis de mon opinion sur la façon dont ils pourraient améliorer les conditions de vie dans les campements.

28On peut cependant déceler certains indices de « mauvaise foi [16] » à la ferme, de la part de certains surveillants plus que d’autres, au sens où ces individus se mentent à eux-mêmes afin de ne pas avoir à reconnaître des réalités gênantes. Nancy Scheper-Hugues a utilisé ce concept pour montrer comment des communautés peuvent faire preuve d’une mauvaise foi collective pour rester aveugle à la pauvreté et la souffrance. Cette mauvaise foi collective est illustrée par exemple par l’interdiction aux cueilleurs d’avoir accès aux cours d’anglais. Elle est favorisée par les différentes barrières bureaucratiques et linguistiques séparant les exploitants des formes les plus visibles de mauvais traitements infligés aux cueilleurs de baies.

29Dans le système agricole américain contemporain, avec ses multiples niveaux, les exploitants, y compris les plus honnêtes, sont inscrits dans un marché de plus en plus compétitif et se voient contraints pour leur survie à participer à un système de travail pérennisant l’injustice et la souffrance. De même, certains employés cherchent à impressionner leurs supérieurs de façon à accéder à un niveau plus élevé de la hiérarchie, par exemple lorsque les surveillants trichent sur le poids des baies cueillies pour répondre à la pression de leurs supérieurs.

30À la fin de l’été 2003, la majorité des cueilleurs a cessé le travail lorsque la rémunération au poids a été abaissée. Les cueilleurs ont rédigé un document faisant état de plus de 20 doléances sur leurs conditions de travail : rémunération trop faible, insultes racistes proférées par les surveillants, impossibilité de prendre une pause pour déjeuner, promotions injustement accordées aux travailleurs mexicains mestizos et latino-américains au détriment des cueilleurs mixtèques et triquis, etc. Durant les jours suivants, plusieurs cadres et une douzaine de cueilleurs ont participé à deux réunions pour discuter de ces revendications. Les cadres ont été visiblement surpris et choqués lorsqu’on leur a fait état des remarques explicitement racistes et des promotions dissemblables à la ferme. Ils ont immédiatement enjoint aux surveillants de transmettre un mot d’ordre selon lequel tous les travailleurs devaient être traités avec respect. Des pauses pour déjeuner et des augmentations de salaires ont été instituées, mais ces mesures ont été annulées l’été suivant. Les cueilleurs souhaitaient que leur document engage la ferme à mettre en œuvre des réformes, alors que les cadres de la ferme en ont fait un « mémorandum ». Les dirigeants de l’exploitation exigent que tous leurs employés soient traités avec respect, alors que leurs propres angoisses pour la survie de la ferme les empêchent de répondre de manière effective aux considérations économiques fondamentales des cueilleurs. Le marché de plus en plus compétitif dans lequel l’exploitation s’inscrit contraint ces exploitants pourtant honnêtes à rester complices d’un système de ségrégation au travail préjudiciable pour les cueilleurs [voir encadré « Le centre médical pour migrants », p. 48].

Le centre médical pour migrants

Dans le centre médical pour migrants, l’attribution des responsabilités pour malentendus, mauvais traitements et souffrances reste obscure. Les médecins et les infirmières travaillent dans des conditions relativement difficiles. Ils n’ont pas accès aux médicaments et aux appareils de pointe et sont souvent frustrés par les obstacles d’un système financé de manière sporadique et quasiment sans régime d’assurance. L’un des médecins du centre médical pour migrants de la Skagit m’a déclaré un jour : « La plupart [des immigrants] n’ont pas d’assurance, donc c’est encore plus difficile parce que vous leur prescrivez un médicament et vous savez qu’ils ne pourront plus s’en procurer là où ils se rendront ensuite ». Les employés du centre gagnent moins d’argent pour avoir choisi de travailler dans ce cadre. Les habitants anglo-américains de la région tendent donc à leur accorder un certain respect. Pour autant les travailleurs triquis m’ont expliqué à plusieurs reprises que les employés des centres médicaux « ne savent rien » (no saben nada). Comment cela peut-il être possible ? En fait, le kinésithérapeute et le médecin du centre décrits plus haut ne s’attachent qu’aux corps des Triquis venus les consulter, sans pouvoir prendre en compte les contextes humain et social qui ont engendré leurs souffrances. Ces médecins, comme la plupart des membres du corps médical, n’ont pas été formés pour repérer les déterminants sociaux des problèmes de santé. Un grand nombre des déterminants les plus importants de la souffrance ne sont par conséquent ni reconnus, ni traités. Outre ce regard décontextualisé, les médecins du continent nord-américain apprennent également à repérer les déterminants comportementaux de la santé – comme le style de vie, les habitudes alimentaires et les dépendances. La formation à la santé comportementale a été introduite dans une volonté louable d’élargir les études de médecine pour les adapter au modèle bio-psychosocial de santé décrit par le psychiatre américain George Engel en 1977. Cependant, les médecins ne sont pas formés pour prendre en compte les structures économiques et politiques globales, ainsi que les préjugés locaux qui engendrent les souffrances de leurs patients. Ils ne peuvent que repérer les déterminants biologiques et comportementaux de la maladie. Par conséquent, pourtant armés de bonnes intentions, les employés de ces centres ne font qu’aggraver les situations. Comme on l’a vu plus haut, ils imputent souvent la maladie au patient lui-même, par exemple en lui déclarant qu’il ne se penche pas correctement lors de la cueillette ou en lui supposant un rapport problématique à l’autorité – sans savoir repérer les hiérarchies locales ou les politiques internationales qui ont placé leurs patients dans des conditions de travail insupportables. Paradoxalement, cette réforme novatrice visant à inclure la santé comportementale dans la formation médicale – en négligeant le contexte social qui lui est rattaché – fait sans doute que les médecins tendent à blâmer, voire pénaliser, les victimes de souffrances sociales [1]. Même les professionnels de la santé tout à fait conscients des déterminants sociaux de la santé peuvent avoir recours à des explications biologiques ou comportementales comme mécanismes de défense face à des situations qu’ils considèrent comme désespérées.
Pourtant, la santé des migrants est un problème complexe et extrêmement sérieux. Le regard porté sur eux dans ces centres médicaux empêche même les plus idéalistes des médecins de les soigner de manière efficace. Non seulement ces médecins sont dans l’incapacité de recommander des remèdes appropriés aux déterminants sociaux auxquels ils sont aveugles, mais ils prescrivent souvent des traitements inefficaces et aux conséquences involontairement négatives. Les conseils donnés à Abelino et Cresciencio de reprendre le travail et de rechercher des traitements thérapeutiques pour accepter le traitement cruel que leur infligent leurs supérieurs contribuent à consolider le système social inégalitaire à l’origine de leurs maux. Ces traitements sont semblables à ces tranquillisants que l’on administrait aux habitants des bidonvilles du nord-est du Brésil pour traiter leur sous-nutrition [2]. Ces traitements dépolitisent involontairement la souffrance, pérennisant par conséquent les structures mêmes de l’oppression. Ainsi la violence actualisée dans des hiérarchies sociales s’étend-elle de la ferme au centre médical pour migrants – pour y être confortées – malgré les valeurs éthiques et les intentions des agents des deux institutions. Dans la ferme comme dans le centre médical, l’âpreté de la survie économique conjuguée à des lunettes de perception étroite contraignent les exploitants éthiques et les médecins idéalistes à se rendre complices d’une violence structurale.

Naturalisation et internalisation

31Comment se fait-il que ce système d’inégalités ne soit pas remis en cause, même par les plus dominés ? De manière plus générale, comment parvient-on à une situation dans laquelle certains groupes de personnes se voient annihilés, considérés comme moins que rien ? Comment une telle naturalisation des hiérarchies sociales est-elle possible ? Lorsque nous avons demandé à une assistante sociale mexicaine mestiza pourquoi les Triquis n’ont accès qu’à des travaux de cueillette des baies, elle a expliqué que : « A los Oaxaquenos les gusta trabajar agachado » (les personnes originaires d’Oaxaca aiment travailler courbées), alors que les Mexicains mestizos, qualifiés simplement de « Mexicanos », souffrent trop s’ils travaillent dans les champs. On a ensuite demandé au responsable de la culture des pommes la raison pour laquelle aucun Triqui n’était employé à la cueillette des pommes – le travail le mieux rémunéré à la ferme. Il a rétorqué :

« Les Oaxacans sont trop petits pour atteindre les pommes, ils sont trop lents… Eh bien, ils doivent utiliser des échelles beaucoup plus souvent que certains autres gars. Les autres ne montent sur des échelles que pour atteindre les pommes les plus hautes, alors que les Oaxacas doivent en utiliser, vous savez, à mi-chemin… De toute façon, ils n’aiment pas les échelles. » Il a ensuite expliqué que les individus originaires d’Oaxaca sont parfaitement adaptés à la cueillette des baies « parce qu’ils sont plus près du sol ». Lui demandant ensuite quels étaient les effets des pesticides sur la santé, il a déclaré : « Eh bien, je veux dire que la législation est tellement stricte qu’il est impossible que quiconque souffre de problèmes de santé à cause des pesticides… Je veux dire qu’il y a quelques personnes ici qui y sont plus sensibles et on en voit les effets de temps en temps. Mais ça ne veut pas dire qu’on a fait quelque chose de mal, ou qu’un voisin a fait quelque chose de mal, c’est que… ils y sont simplement beaucoup plus sensibles et vous tomberez toujours sur des gens comme ça ».
Les perceptions, qu’ont l’assistante sociale et le responsable des plantations de pommiers, de différences physiques déterminées par l’appartenance ethnique permettent d’actualiser une violence symbolique selon laquelle chaque type physique est considéré comme méritant la position sociale à laquelle il est affecté. Du fait de ses caractéristiques biologiques, le corps des Mexicains d’Oaxaca est perçu comme ne pouvant être apte qu’à la cueillette – plutôt qu’à d’autres travaux. Au contraire, les travailleurs mestizos et les autres ont des caractéristiques physiques perçues comme mal adaptées à la cueillette et sont donc affectés à d’autres postes. En outre, les différences physiques individuelles sont invoquées par les dirigeants de la ferme pour se défausser de leur responsabilité quant aux effets néfastes des pesticides, de façon à l’imputer à la prédisposition physique de certains cueilleurs. Si la violence symbolique est mise en œuvre de l’extérieur, elle participe également, dans une certaine mesure, de processus d’internalisation et de la complicité des dominés [17]. On ne perçoit en effet pas seulement le caractère prédéterminé de la position sociale des autres mais également le sien [voir encadré « Des insecticides dangereux », p. 50].

Des insecticides dangereux

Durant ma deuxième journée de cueillette, un tracteur avec de longues extensions de métal pulvérisant un produit dans l’air a été manœuvré dans les champs pendant que nous cueillions.
J’ai demandé à un surveillant de quel produit il s’agissait.
« Vous voulez vraiment savoir ? Vous êtes sûr que vous voulez connaître la vérité ? » Je lui ai répondu par l’affirmative, et lui de rétorquer en secouant la tête : « Des insecticides dangereux ». J’ai par la suite remarqué que des panneaux signalant un danger avaient été affichés sur plusieurs grandes boîtes de métal autour de l’une des baraques préposées aux toilettes et aux lavabos, située à l’entrée de l’un des champs [voir photo 1]. Les cueilleurs de fraises travaillaient tous les jours sans gants, alors que de visibles résidus de pesticides se dissolvaient dans le mélange de jus de fraise et de rosée du matin, imprégnant leurs mains pour des jours d’une teinte marron foncé [voir photo 2]. Si jamais ils mangeaient, c’était dans les champs, en continuant la cueillette, sans se laver les mains, de façon à perdre le moins de temps possible pour cueillir leur quota minimum de fruits. L’unique information que nous avons reçue sur les pesticides a pris la forme d’un court enregistrement audio d’avertissement, dans un espagnol monotone, joué de manière inaudible dans l’un des recoins d’un immense entrepôt empli de plus de cent travailleurs accompagnés de leurs enfants durant la phase « d’orientation » des cueilleurs.
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Containers de pesticides adjacents aux maisons et aux sanitaires.
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Résidus de pesticides visibles sur les plants de fraisiers.
Durant la même semaine, j’ai reçu une cassette vidéo que j’avais commandée auprès de United Farm Workers [1] sur les risques pour la santé présentés par les pesticides. Plusieurs cueilleurs triquis l’ont regardée avec moi. Je leur ai demandé ensuite ce qu’ils en avaient pensé. L’un d’eux m’a répondu, prosaïque : « Les pesticides n’affectent que les Américains blancs (gabachos) car votre corps est délicat et faible ». Et un autre de confirmer : « Nous, les Triquis, nous sommes forts et résistants (aguantamos) ». Les autres ont opiné du chef. Les Triquis ont donc intériorisé leur position sociale par une sorte de fierté de ce qu’ils ressentent comme une différence physique contribuant par là, paradoxalement, à la naturalisation et la reproduction des structures mêmes de leur domination. De fait, la conception de l’honneur qu’ont les Triquis, d’avoir un corps plus fort et résistant, contribue à rendre invisible l’impact destructeur de leur exploitation.

32Les perceptions du corps au travail participent de caractéristiques attribuées à ce qui est considéré comme proprement humain – ou non [18]. Le double sens du terme « position » – à la fois poste de travail et attitude corporelle – montre qu’il renvoie à une même réalité. Les tâches accomplies assis derrière un bureau sont liées symboliquement à l’esprit, si bien qu’elles sont plus prestigieuses dans une société qui soumet le corps à l’esprit. Au contraire, les travaux accomplis debout ou en marchant sont considérés comme plus physiques, moins intellectuels, et sont donc moins bien considérés. Par ailleurs, les corps droits renvoient l’image d’esprits droits, dignes de respect, ce qu’impliquent explicitement les expressions anglaises « upstanding citizen » (« citoyen honnête »), « upright character » (« caractère intègre ») ou encore « standing up for oneself » (« se défendre »). Les tâches situées au plus bas niveau de la hiérarchie, exigeant des corps qu’ils soient agenouillés dans la crasse ou d’être courbés, sont les moins respectées. Ces positions physiques sont implicitement considérées comme n’étant adaptées qu’à des individus à la morale douteuse [19] ou à des sous-hommes. Ces travailleurs sont perçus comme des animaux, « à quatre pattes ».

33Cette analyse générale cadre bien avec la situation prévalant dans la Skagit. Les individus ayant le plus de pouvoir et de prestige travaillent dans des bureaux, les surveillants occupent une position médiane en ce qu’ils se tiennent debout et marchent, et les travailleurs positionnés au niveau le plus bas – ceux qui sont courbés toute la journée – sont qualifiés péjorativement de perros et de burros. Mateo est le seul Indien d’Oaxaca de la ferme à avoir été promu à un poste de surveillant. C’est un homme âgé de 29 ans, résident américain mixtèque, issu d’une famille relativement aisée, qui a pu étudier l’anglais en assistant aux cours du soir d’une université publique locale. Son espoir est de continuer à étudier l’anglais de façon à être promu à la ferme jusqu’à pouvoir « travailler avec sa tête plutôt qu’avec son corps ». Il m’a expliqué la supériorité des postes de surveillance ou de bureau sur le travail manuel, « le corps ne pourra pas travailler éternellement (no siempre va a dar) et je pense qu’il finit par se fatiguer (cansar). Votre esprit peut se fatiguer après des années, mais pas comme le corps, pas au point de vous rendre malade (no tanto para darte una enfermedad) ».

34Tout au long de l’enquête, on a eu l’occasion de voir les cueilleurs de baies être traités comme des sous-hommes ou des animaux. Durant une pluie torrentielle, plusieurs femmes triquis attendaient à l’extérieur des bureaux de la ferme pour s’enquérir de leur rémunération. Elles se serraient les unes contre les autres sous le toit, dans la boue. Lorsqu’une des responsables de la ferme est arrivée, elle s’est exclamée en anglais : « Qu’est-ce que vous faites à marcher sur mes fleurs ? Ouste ! Ouste ! Ouste ! », en agitant les mains comme si elle voulait faire fuir une bande de chiens indésirables.

35Le corps du migrant semble donc naturellement prédisposé à cette souffrance sociale. Du fait des perceptions des différences liées à l’appartenance ethnique et à la position du corps dans le travail, ce corps est perçu comme ajusté à sa position dans la hiérarchie du travail agricole. Ces mécanismes rendant l’inégalité invisible sont pérennisés par l’intériorisation de conceptions ethniques de l’honneur. La violence structurale propre à la ségrégation du travail à la ferme est masquée d’autant plus efficacement qu’elle s’inscrit dans les corps et est donc perçue comme naturelle.

36En révélant la violence invisible du système agricole des États-Unis, on peut montrer que la ségrégation des corps au travail participe d’une hiérarchisation déterminée par une perception de l’appartenance ethnique et de la « légalité » qui, en retour, est productrice de souffrances. Ces inégalités sont introduites efficacement par la dissimulation des corps, la perception de différences physiques, des conceptions ethniques de la fierté, et l’établissement de corrélations entre la position du corps et des attributs propres à l’humanité. En outre, les professionnels de la santé s’occupant de migrants tendent, du fait de leur regard médical, à ignorer tant la hiérarchie triplement déterminée par l’appartenance ethnique, la citoyenneté et le travail, que son impact sur les maux physiques. Au contraire, ils blâment souvent les patients pour leurs propres souffrances et recommandent des remèdes contribuant indirectement à pérenniser cette structure sociale. La nature structurale de ces inégalités est révélée par le fait que même les cadres de l’exploitation ou les médecins, se voulant tout aussi éthiques qu’idéalistes, s’inscrivent dans une zone grise qui neutralise, voire inverse, leurs tentatives d’actions justes. Les violences contribuent donc à masquer les déterminants de la discrimination, de la ségrégation, de la souffrance et des réprimandes imméritées.

37Dans la mesure où les changements économiques globaux ne peuvent être opérés que lentement, on ne s’intéresse le plus souvent qu’aux avantages qu’impliquerait la légalisation du travail des migrants. Paradoxalement, la politique de fermeture des frontières mise en œuvre depuis le 11 Septembre par le gouvernement des États-Unis fait qu’actuellement les travailleurs migrants sont de plus en plus nombreux à rester aux États-Unis pendant plusieurs années avant de rentrer chez eux, plutôt que de ne s’y rendre qu’au moment de la saison des cueillettes. Les Triquis enquêtés ont répété à plusieurs reprises qu’ils veulent garder leurs maisons à Oaxaca et travailler aux États-Unis de manière saisonnière. Ils soutiennent la mise en place d’un système équitable pour le travail temporaire qui n’accroîtrait pas le déséquilibre de pouvoir entre les employeurs et les employés – auquel aboutirait, comme beaucoup le craignent, le programme de George W. Bush. Comme Samuel l’avait déclaré, un soir autour d’un plat maison, dans l’une des baraques du camp de travail : « Nous nous vouons entièrement au travail dans les champs, nous sommes des travailleurs agricoles. Depuis que nous sommes nés nous travaillons la terre… Les gens pauvres d’Oaxaca viennent ici, et je ne sais pas… Nous venons ici pour donner notre force, tout ce que nous avons, et ils ne font rien pour nous… C’est grâce à notre volonté que ce gouvernement survit ».

38Traduit de l’anglais par Sara Dezalay


Date de mise en ligne : 01/03/2007.

https://doi.org/10.3917/arss.165.0028

Notes

  • [1]
    Conseils donnés par un agent de santé des services régionaux de l’État de Washington à l’automne 2002, alors que nous étudiions la possibilité de mener des enquêtes de terrain auprès d’individus d’origine mexicaine dans le comté de Skagit.
  • [2]
    Roger Rouse, “Mexican migration and the social space of postmodernism”, in Jonathan Xavier Inda et Renato Rosaldo (dir.), The Anthropology of Globalization: A Reader, Oxford, Blackwell Publishers, 2002, p. 157-171.
  • [3]
    Miriam Wells, Strawberry Fields: Politics, Class, and Work in California Agriculture, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1996.
  • [4]
    James Quesada, “Discussion of the migrant body as nexus of contemporary forms of power”, Santa Fe, Society for Applied Anthropology Annual Meeting, 2005.
  • [5]
    Thurka Sangaramoorthy, “Invisible Americans: migrants, transnationalism, and the politics of place in HIV/AIDS research”, non publié, 2004 ; Leo Chavez, Shadowed Lives: Undocumented Immigrants in American Society, Fort Worth, Harcourt Brace Jovanovich, 1992.
  • [6]
    Daniel Rothenberg, With these Hands, Berkeley, University of California Press, 1998 ; James Quesada, “From central american warriors to San Francisco latino day laborers: suffering and exhaustion in a transnational context”, Transforming Anthropology, 8, 1999, p. 1-2, 162-185.
  • [7]
    Paul Farmer, Infections and Inequalities: The Modern Plagues, Berkeley, University of California Press, 1999.
  • [8]
    Philippe Bourgois, In Search of Respect, Berkeley, University of California Press, 1995.
  • [9]
    Robert Desjarlais, “Struggling along: the possibilities for experience among the homeless mentally Ill”, American Anthropologist, 96 (4), 1994, p. 886-901.
  • [10]
    Felipe Lopez et David Runsten, “Mixtecs and Zapotecs working in California: rural and urban experiences”, in Jonathan Fox et Gaspar Rivera-Salgado (dir.), Indigenous Mexican Migrants in the United States, La Jolla, Californie, Center for US-Mexican Studies, UCSD et Center for Comparative Immigration Studies, UCSD, 2004 ; Steven T. Edinger, The Road to Mixtepec: A Southern Mexican Town and the United States Economy, Fresno, Asociación Cívica Benito Juárez, 1996 ; Carol Zabin et al., Mixtec Migrants in California Agriculture: A New Cycle of Poverty, Davis, California Institute for Rural Studies, 1993 ; Carole Nagengast, Rodolfo Stavenhagen et Michael Kearney, Human Rights and Indigenous Workers: The Mixtec in Mexico and the United States, La Jolla, Center for US-Mexican Studies, université de Californie, San Diego, 1992.
  • [11]
    Bonnie Bade, “Problems surrounding health care service utilization for Mixtec migrant farmworker families in Madera, California”, The California Institute for Rural Studies, Davis, Californie, 1993 ; L. Chavez, op. cit. ; R. Rouse, op. cit. ; D. Rothenberg, op. cit.
  • [12]
    Sarah S. Willen, “Toward a critical phenomenology of ‘illegality’: state power and abject/ivity among undocumented West Africans in Tel Aviv, Israel”, présentation à Santa Fe, réunion annuelle de la Society for Applied Anthropology, 2005.
  • [13]
    Philippe Bourgois, Ethnicity at Work: Divided Labor on a Central American Banana Plantation, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1988.
  • [14]
    National Agricultural Workers Survey, US Department of Labor, www. doleta. gov/ agworker/ naws. cfm ; Nicholas Walter, Philippe Bourgois, Margarita Loinaz et Dean Schillinger, “Social context of work injury among undocumented day laborers in San Francisco”, Journal of Internal Medicine, 17 (3), 2002, p. 221-229 ; Glenn Pransky, Daniel Moshenberg, Katy Benjamin, Silvia Portillo, Jeffrey Lee Thackrey et Carolyn Hill-Fotouhi, “Occupational risks and injuries in non-agricultural immigrant latino workers”, American Journal of Industrial Medicine, 42, 2002, p. 117-123 ; Harald Siem, “Migration and health – the international perspective”, Praxis, 86, 1997, p. 788-793 ; Carol Sakala, “Migrant and seasonal farmworkers in the United States: a review of health hazards, status and policy”, International Migration Review, 21 (3), 1987, p. 659-687 ; Sharon Sr. McGuire et Jane Georges, “Undocumentedness and liminality as health variables”, Advances in Nursing Science, 26 (3), 2003, p. 185-211 ; Peter J. Guarnaccia, Jacqueline Lowe Angel et Ronald Angel, “The impacts of farm work on health: analyses of the hispanic health and nutrition examination survey”, International Migration Review, 26 (1), 1992, p. 111-132.
  • [15]
    À l’exception notable de l’ouvrage With these Hands de Rothenberg, qui adopte une démarche ethnographique pour étudier tant les cueilleurs que les exploitants (D. Rothenberg, op. cit.).
  • [16]
    Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1998.
  • [17]
    Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
  • [18]
    Erwin Strauss, “Upright Posture”, in Phenomenological Psychology: The Selected Papers of Erwin W. Strauss, New York, Basic Books, 1966 ; N. Scheper-Hugues, op. cit.
  • [19]
    Stanley Brandes, Metaphors of Masculinity: Sex and Status in Andalusian Folklore, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1980.
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