Notes
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[1]
« L’administration, écrit Henri Fayol en 1899, est de la philosophie appliquée […] C’est une science de l’âme sociale considérée dans sa capacité d’agir » (Archives privées d’Henri Fayol, cité par Fréderic Blancpain, « Les carnets inédits de Fayol : présentation », Bulletin de l’Institut international d’administration publique, 28, octobre-décembre 1973, p. 20). Le texte d’Henri Fayol – « Administration industrielle générale » publié pour la première fois en 1916 dans le Bulletin de la Société de l’industrie minérale et traduit en anglais en 1929 – a marqué les origines de la Harvard Business School et est considéré aux États-Unis comme fondateur du management moderne, voir Donald Reid, « Fayol : excès d’honneur ou excès d’indignité », Revue française de gestion, septembre-octobre 1988.
-
[2]
Sur la trajectoire sociale improbable réalisée par Le Chatelier, au principe de son engouement pour le taylorisme, voir Odile Henry, « Henry Le Chatelier et le taylorisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 133, juin 2000, p. 79-88.
-
[3]
Remi Lenoir, « Durkheim et la famille. Entre sociologie et politique », in Johan Heilbron, Remi Lenoir et Gisèle Sapiro, avec la collaboration de Pascale Pargamin, Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, sous presse.
-
[4]
L’esprit de méthode que Le Chatelier voit à l’œuvre dans le taylorisme est une force agissante capable de transformer les hommes moyens en hommes supérieurs. Aussi préconise-t-il l’application autoritaire de l’organisation à tous les univers, de l’armée à la vie domestique.
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[5]
Telle est l’expression de Charles de Fréminville, président du Comité national de l’organisation française (CNOF), qui rassemble en 1925 les partisans de Fayol et les disciples de Le Chatelier (Charles de Fréminville, « Rapport sur la mise en pratique des nouvelles méthodes de travail », Travaux préparatoires du congrès général du génie civil, 8e section, 1918, p. 80-88).
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[6]
Jean Coutrot, Plan du 9 juillet 1934, Réforme de la France proposée par le groupe du 9 juillet, Paris, Gallimard, 1934, p. 60-61.
-
[7]
Jean Coutrot, notes à propos du Nouvel âge de Georges Valois, 1929, Archives Jean Coutrot, 468/AP/32.
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[8]
Ce propos est exposé une première fois en 1935 dans De quoi vivre, puis dans un document du CEPH daté de 1936 et intitulé « Pour un humanisme moderne » (voir Archives Jean Coutrot 468/AP/26).
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[9]
Jean Coutrot, Henri Focillon (professeur d’histoire de l’art au Moyen Âge à la Sorbonne en 1935 puis au Collège de France en 1938) et Georges Guillaume (économiste proche du Centre polytechnicien d’études économiques) sont les autres membres du comité exécutif du CEPH (Humanisme économique, Bulletin de liaison, 2, octobre 1937, in Archives Jean Coutrot, 468/AP/22).
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[10]
Cet appel à la prospective, à la modélisation, à l’économétrie est au centre du projet d’X-Crise (rebaptisé en 1933 Centre polytechnicien d’études économiques). Sur la remise en question de la légitimité des économistes issus des facultés de droit par les ingénieurs d’X-Crise, voir Lucette Le Van-Lemesle, « L’économie politique à la conquête d’une légitimité, 1896-1937 », Actes de la recherche en sciences sociales, 47-48, juin 1983, p. 113-117.
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[11]
Notice rédigée par André Loizillon à partir d’extraits de textes rédigés par Jean Coutrot (Archives Jean Coutrot, 468/AP/33).
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[12]
Extraits d’une conférence donnée par Henri Laugier à la radio le 28 novembre 1934 (Archives Jean Coutrot, 468/AP/23). Sur Henri Laugier voir « Henri Laugier en son siècle », Cahiers pour l’histoire de la recherche, Paris, CNRS Éditions, 1995.
-
[13]
Francine Muel-Dreyfus, « École obligatoire et invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, janvier 1975, p. 60-74.
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[14]
Progressivement, avec le développement sous Vichy de l’orientation professionnelle (un ordre des conseillers d’orientation est créé en 1944), les médecins et les psychologues imposeront la notion d’« inadaptation individuelle » qui interdit de penser l’échec ou la réussite scolaire comme étant le produit d’inégalités sociales (Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil, 1996).
-
[15]
Martine Dumont, « Le succès mondain d’une fausse science : la physiognomonie de Johann Kaspar Lavater », Actes de la recherche en sciences sociales, 54, septembre 1984, p. 2-30.
-
[16]
Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 51.
-
[17]
Sauf indications contraires, toutes les citations sont extraites du dossier IPSA, Archives Jean Coutrot, 468/AP/23.
-
[18]
L’élan vers la transcendance de soi-même permettrait, selon Jean Coutrot, de faire advenir une race supérieure et de créer une mystique exaltant la personne humaine et capable de rivaliser avec les mystiques totalitaires des pays voisins.
-
[19]
Circulaire de présentation de l’IPSA.
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[20]
Ibid.
-
[21]
Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion, une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
-
[22]
Ouvrage écrit avec Gérard Bardet et publié par le Centre polytechnicien d’études économiques.
-
[23]
Olivier Dard, op. cit., 1999.
-
[24]
Jean Coutrot espère que la synthèse des divers domaines de la connaissance scientifique permettra un jour de dégager les principes de l’Unité du monde. Aussi est-il particulièrement séduit par des philosophes, comme Émile Meyerson, qui postule que « la connaissance scientifique vise à expliquer les phénomènes en ramenant le divers, l’hétérogène à l’unité ou à l’homogène », ou encore comme Antoine Cournot, pour lequel le développement des sciences contribue à l’uniformisation ou l’homogénéisation des civilisations (O. Dard, op. cit., 1999, p. 205 et 219).
-
[25]
P. Bourdieu et L. Boltanski, op. cit., 1976, p. 43. Comme le montrent ces auteurs, la pensée de Teilhard de Chardin connaîtra après 1955 un succès mondain : partie intégrante de la culture littéraire exigée lors du concours d’entrée de l’ENA, la thèse de la convergence finale est un des éléments constitutifs du « conservatisme progressiste » qui s’élabore au sein des diverses commissions chargées de promouvoir la planification économique.
-
[26]
René Belin est nommé ministre de a Production industrielle en août 1940, tandis que Gérard Bardet occupe au début de l’année suivante un poste de haut fonctionnaire dans ce ministère (R. K. Kuisel, Le Capitalisme et l’État en France. Modernisme et dirigisme au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1984).
-
[27]
Le contraste entre l’approche scientifique proclamée par Jean Coutrot et les réflexions, démunies de fondements empiriques et émaillées de lieux communs, exposées dans ses différentes publications est relevé à plusieurs reprises par O. Dard (op. cit., 1999).
-
[28]
Alfred Sauvy, De Paul Reynaud à Charles de Gaulle, Tournai, Casterman, 1972.
-
[29]
Pour une analyse du contexte structural ayant abouti à la rupture entre les durkheimiens et la génération suivante, voir Johan Heilbron, « Les métamorphoses du durkheimisme, 1920-1940 », Revue française de sociologie, XXVI-2, mars-avril 1985.
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[30]
La Fondation Rockefeller offrait à ces jeunes chercheurs des possibilités d’insertion professionnelle, non négligeables compte tenu des tensions qui caractérisaient dans les années 1930 le marché du travail universitaire (Brigitte Mazon, Aux origines de l’École des hautes études en sciences sociales. Le rôle du mécénat américain (1920-1960), Paris, Cerf, 1988).
-
[31]
P. Bourdieu, Préface à B. Mazon, op. cit., 1988, p. 3.
-
[32]
Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976. Parmi les jeunes sociologues rassemblés au Centre de documentation sociale, Jean Stoetzel est celui qui rompt le plus radicalement avec la tradition lettrée qui domine la recherche universitaire en sciences sociales (L. Blondiaux, op. cit., 1998).
-
[33]
À partir de 1936, Jean Coutrot s’associe en effet à Jean Milhaud, un polytechnicien spécialiste de l’organisation du travail, pour impulser, à partir du ministère de l’Économie nationale où Coutrot détient désormais un poste, diverses commissions destinées à accélérer l’introduction des méthodes d’organisation au sein des administrations publiques.
-
[34]
Par exemple, au ministère de la Santé, les savoirs pratiques édifiés par les experts en hygiène sociale relèvent tout à la fois des sciences sociales appliquées et de la science administrative définie par Fayol. Ils se présentent comme un ensemble de mesures, telles que la quantification des facteurs subjectifs (traditions, mœurs, opinions) qui gênent les progrès de l’hygiène ou l’établissement de « seuils d’accessibilité aux secours », qui permettent de calculer les coûts de l’application des politiques hygiénistes. Voir L. Murard et P. Zylberman, « De l’hygiène comme introduction à la politique expérimentale (1875-1925) », Revue de synthèse, 115, juillet-septembre 1984, et « La raison de l’expert, ou l’hygiène comme science sociale appliquée », Archives européennes de sociologie, t. 26, 1, 1985.
-
[35]
Voir Michael Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 25, janvier 1979, p. 45-59. Précisons que Coutrot avait noué des liens avec Sophie Lazarsfeld, psychologue de l’éducation et mère de Paul Lazarsfeld, qui est une des personnalités ayant accepté de patronner l’IPSA en 1938.
-
[36]
Jean-François Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS, Paris, Flammarion, 1990, p. 58.
-
[37]
En mettant en cause les distinctions entre science pure et science appliquée et en insistant sur la nécessité d’orienter la recherche fondamentale, les conclusions de cette commission de réorganisation administrative font directement écho, souligne F. Blancpain, aux analyses présentées par Le Chatelier en 1916 (F. Blancpain, « La création du CNRS : histoire d’une décision, 1901-1939, Bulletin de l’Institut international d’administration publique, 32, octobre-décembre 1974).
-
[38]
C’est André Félix Missenard, polytechnicien et futur vice-régent de la Fondation Carrel, qui fait le lien entre les deux hommes, comme l’atteste la correspondance entre A. Missenard et Jean Coutrot de 1937 à 1939. C’est également Missenard, épaulé par les docteurs Gros et Ménétrier, qui a convaincu Alexis Carrel de fonder son institut en France. Les projets américains n’aboutissant pas, la Fondation Carrel sera créée en novembre 1941 (Alain Drouard, Une inconnue des sciences sociales, la Fondation Alexis Carrel, 1941-1945, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1992).
-
[39]
Sur l’effet d’imposition symbolique opéré par l’œuvre d’Alexis Carrel, voir F. Muel-Dreyfus, op. cit., 1996.
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[40]
Suzanne Brésard rejoindra le groupe des « conseillers de synthèse », créé en 1947 par le docteur André Gros (vice-régent de la Fondation Carrel) pour intervenir auprès du patronat industriel. En 1957, André Gros s’associera à Gaston Berger (directeur de l’enseignement supérieur en 1955 ayant impulsé la création des Instituts de sciences humaines appliquées et des Instituts d’administration des affaires) pour créer le Centre d’études prospectives, lieu « neutre » qui rassemble hauts fonctionnaires, dirigeants de firmes et chercheurs en sciences sociales (Alain Drouard, « Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années 1960 », Revue française de sociologie, 23-1, janvier-mars 1982).
-
[41]
Sur l’histoire de la CEGOS et le statut ambigu, mi-privé, mi-publique, qu’elle acquiert sous Vichy, voir A. Weexsteen, Le Conseil aux entreprises et à l’État en France. Le rôle de J. Milhaud (1898-1991) dans la CEGOS et l’ITAP, thèse de doctorat d’histoire, EHESS, 1999.
-
[42]
C’est, selon Loïc Blondiaux, au sein de la CEGOS que l’IFOP rencontrera à la Libération ses alliés les plus précieux. L. Blondiaux, op. cit., 1998.
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[43]
Villes et campagnes. Civilisation urbaine et civilisation rurale en France. Recueil publié sous la direction et avec une introduction de Georges Friedmann, Paris, Armand Colin, 1953, cité par A. Drouard, op. cit., 1982.
« Puisque nous avons affaire à des scientifiques et que la matière bien exposée est loin d’être rébarbative, je conseille carrément un ensemble de causeries sur la sociologie : les groupes humains, la famille, la tribu, le métier, la commune, la nation. Mais de la sociologie sérieuse, pas de ce magma enseigné sous ce nom aux instituteurs et qui n’est qu’un pâle reflet de Durkheim (lequel contient des choses sérieuses et des remarques intéressantes). Mais de la sociologie scientifique, celle inaugurée par ce grand ingénieur que fût Le Play et continuée par l’abbé de Tourville. Ceux qui ont lu Les ouvriers européens savent que la sociologie précise n’est pas un ramassis de faits mal connus et cueillis au vol dans vingt tribus sauvages pour étayer des thèses discutables. [...] Je considère l’étude raisonnée de la sociologie comme une discipline presque aussi nécessaire à l’ingénieur que la résistance des métaux. [...] C’est un champ infini qui touche à la psychologie, à l’histoire, au droit, à l’économie politique, au folklore. [...] Outre la sociologie comme je l’indique, que de choses à savoir sur les œuvres sociales, le travail des femmes, etc... Et l’étude objective du Marxisme indispensable actuellement ».
2Le métier d’ingénieur-conseil se développe en France au début du XXe siècle dans le sillage du succès de divers courants de pensée préconisant le développement d’une « science de l’organisation » capable de rationaliser les structures sociales de l’économie. Parmi les ingénieurs qui prennent en charge l’élaboration des doctrines organisationnelles, se détachent surtout deux figures, Henri Fayol et Henry Le Chatelier. Henri Fayol (1841-1925), ingénieur des mines et dirigeant d’une grande entreprise minière, est l’instigateur en 1916 d’une « science administrative » définie comme un nouveau chapitre de la sociologie [1] ; Henry Le Chatelier (1850-1936), ingénieur du corps des mines et professeur de chimie à la Sorbonne, a traduit en 1907 les principes de « l’organisation scientifique du travail » étudiés par l’ingénieur américain F. W. Taylor, principes qu’il adapte au contexte français [2]. Ces doctrines à prétention savante sont élaborées à la fin d’une période (1880-1914) marquée par l’opposition entre les défenseurs de la jeune République et les partisans d’un catholicisme monarchique, opposition qui constitue la famille – et, à travers elle, les modes de reproduction à composante scolaire ou familiale de la structure sociale – et la morale – morale positive ou morale fondée sur la théologie et la tradition – comme enjeux sociaux et politiques majeurs. Dans ces luttes, la science est une arme utilisée par les fractions de la classe dominante liées à la République et à l’État contre les anciennes élites regroupées autour de l’Église catholique [3]. Les nouvelles sciences de l’organisation et de l’administration doivent à ce contexte social certains de leurs traits structuraux : ainsi, bien qu’ayant adopté un certain formalisme scientifique (Fayol et Le Chatelier se réclament tous deux du positivisme), ces savoirs dissimulent mal les présupposés religieux et la morale catholique dont ils sont inspirés. Ils apparaissent alors comme autant de possibilités d’appropriation par les représentants de l’Église de doctrines savantes capables d’offrir un fondement rationnel à une vision conservatrice de l’ordre social [voir encadré “L’administration des affaires et l’organisation du travail”, p. 51].
3La crise économique de 1929 puis les événements sociaux de 1936 vont ébranler l’autorité savante acquise par les doctrines de l’organisation et révéler leur contenu moral. En effet, au cours des années 1930, l’organisation scientifique du travail est accusée d’avoir développé à outrance le machinisme, poursuivant des buts essentiellement productivistes sans tenir compte des grandes lois du développement économique. Les ingénieurs spécialistes des questions d’organisation scientifique du travail acceptent désormais que leur pouvoir technique s’exerce à l’intérieur des limites définies par les grandes orientations économiques ou administratives. Ceux qui hier se faisaient les chantres de la production à l’américaine sont désormais les partisans d’un modèle de développement économique plus équilibré, à la française, c’est-à-dire qui respecte les diversités (par opposition à une « société de masse », comme les États-Unis). Les spécialistes de l’organisation, qui comptent une proportion importante d’ingénieurs-conseils, semblent dans l’incapacité d’émettre un avis tranché : souplesse et pondération deviennent les mots d’ordre. Condamnés, sur le plan de l’action économique, à une sorte de paralysie, ils s’accordent alors pour voir dans le redressement moral de la société française la solution aux problèmes économiques. La remise en cause du machinisme et, avec elle, celle de l’application de la science à l’industrie leur permettent de faire apparaître comme autant de « rigidités » ce dont ils faisaient pourtant l’éloge quelques années plus tôt. Le discrédit jeté sur les prétentions scientistes des ingénieurs du début du siècle et l’appel à la restauration d’un ordre moral se combinent pour que le développement d’une science de l’homme soit considéré comme la solution à la crise. En apportant une meilleure connaissance de la matière sur laquelle l’organisation agit, à savoir les « hommes », l’essor d’une science humaine et sociale offre un moyen de dépasser un scientisme enfermé dans l’illusion selon laquelle la connaissance des lois scientifiques permet d’agir directement sur le monde social [4]. Mais surtout, les spécialistes de l’organisation du travail assignent à cette « nouvelle » science une mission essentielle, que le taylorisme a été incapable de remplir, comme l’ont montré les grandes grèves ouvrières de 1936 : transformer les hommes en inculquant à chaque employé « une force intérieure qui le fasse marcher de lui-même [5] » ou, en d’autres termes, favoriser l’intériorisation des contraintes et des objectifs patronaux.
4Nous voudrions tout d’abord montrer comment, à la faveur d’un contexte marqué par l’affaiblissement des idéologies se réclamant de la science, un ingénieur défenseur des sciences de l’organisation tente de rationaliser une certaine conception de la morale catholique, en mobilisant autour d’une « science de l’homme » savants, médecins et théologiens. Puis, dans un second temps, comment cette « science de l’homme » soutenue principalement par les ingénieurs en organisation a contribué à préparer les conditions de l’institutionnalisation, après la Seconde Guerre mondiale, d’une science sociale « sans présuppositions », comme dit Weber, c’est-à-dire d’une sociologie réduite à une méthode d’enquête empirique ou à une technique de mesure quantitative du social ayant renoncé à toute démarche conceptuelle.
Une science de l’homme capable de relever spirituellement l’humanité
5Avec le prolongement de la crise économique, les ingénieurs déçus du taylorisme rejoignent alors les partisans leplaysiens de Fayol exilés dans la science administrative pour substituer à la conduite des choses le « gouvernement des hommes ». Parmi eux, Jean Coutrot, fondateur du Centre d’études des problèmes humains (1937-1941), sera l’artisan de cette ultime convergence entre prétentions scientistes et préoccupations morales des ingénieurs [voir encadré sur Jean Coutrot, p. 51]. Les progrès accomplis dans l’ordre matériel n’ont pas été accompagnés par une élévation morale équivalente, constate-t-il. Il aborde cette thématique du « retard des sciences sociales » lors de son adhésion au groupe du 9 juillet 1934 qui se constitue autour de Jules Romains : « le développement scientifique des derniers siècles a accru le pouvoir de l’homme sur la nature et parfois sur les autres hommes, mais a diminué son contrôle sur lui-même. C’est pourquoi la civilisation est aujourd’hui désaxée. Il faut rétablir l’équilibre en développant les sciences de l’homme [6]. »
6En 1935, il expose dans son ouvrage De quoi vivre, préfacé par Jules Romains, les bases d’un nouvel humanisme : l’humanité, traitée comme une entreprise humaine, doit être rationalisée pour permettre l’épanouissement d’un type humain supérieur, l’homme intégral, dénouant l’antinomie de l’individuel et du collectif. D’un côté, Coutrot affirme que c’est à la « science de l’homme », et non plus à la philosophie, de faire la synthèse des différents domaines de pensée et donc de hiérarchiser les finalités poursuivies par l’humanité. De l’autre, il marque ses distances avec les représentants des courants scientistes ou positivistes et partage l’engouement pour Henri Bergson d’un public mondain, littéraire et religieux. Science de synthèse ou méta-science capable de rendre les hommes plus aptes moralement à supporter les effets du développement des autres sciences, la science de l’homme unifiée que Coutrot appelle de ses vœux repose sur la volonté de dépasser l’opposition entre science et morale. S’appuyant sur la thèse de Bergson selon laquelle le corps agrandi, c’est-à-dire investi par la science d’une puissance démesurée, appellerait un supplément d’âme, Coutrot affirme que, pour retrouver la « personne » sous l’armure écrasante de la technique et de la machine, les sciences doivent s’attacher désormais à l’étude de l’esprit et non plus à celle de la matière : « il faut stopper la technique jusqu’à ce que la science de l’homme ait repris son retard [7] ».
L’administration des affaires et l’organisation du travail
Jean Coutrot (1895-1941)
Il est décrit par John Nicoletis, un de ses camarades de promotion à Polytechnique, lui aussi mutilé de guerre, comme un homme ayant passé sa vie à se dominer : « rien ne traduisait chez lui une émotion, jamais une indignation, jamais un sourire, il raisonnait, il cherchait à convaincre ou affirmait [1] ». Grâce à son mariage avec Annette Gault, il deviendra l’un des dirigeants de l’imprimerie Gault et Blancan. Il participe dès le milieu des années 1920 aux différents mouvements en faveur de la rationalisation économique : membre actif du CNOF, il fonde en 1930 avec le Néerlandais Ernst Hijmans un bureau d’ingénieurs-conseils, le BICRA. Associé à Gérard Bardet pour la création d’X-Crise en 1931, il collabore en 1936 au ministère de l’Économie nationale de Charles Spinasse et constitue en novembre 1936 le COST (Centre national de l’organisation scientifique du travail) chargé de promouvoir et de coordonner les initiatives en faveur de la rationalisation du travail.
7Admettant que la raison mal maîtrisée peut avoir une action dissolvante sur la volonté, la conscience, les sens, Coutrot entend neutraliser les effets atrophiants d’un progrès technique capable de transformer l’homme en automate (tel l’usager du métropolitain). Il préconise alors l’exercice d’un sport, qui affermit la volonté, ou encore l’entraînement moral, forme moderne donnée aux activités spirituelles que les chrétiens exerçaient sur eux-mêmes, comme l’oraison. Il pose peu à peu les fondements d’une nouvelle religion laïque dont l’Église est composée de clercs (savants, éducateurs, hommes d’action) : « compatible avec les dogmes religieux […], [l’humanisme économique] peut conduire à une mystique véritable fondée enfin sur des bases parfaitement sinon exclusivement rationnelles. […] C’est même la seule mystique [capable] de résoudre l’antinomie entre l’homme et Dieu et de la porter à son comble en prenant comme objet du sentiment religieux non plus des projections extra-humaines sur le plan divin mais plutôt l’homme lui-même ou plutôt le seul être qui le dépasse et qu’il connaisse néanmoins avec certitude, c’est-à-dire son espèce [8] ». Fondée sur la raison et le respect de la personne humaine, cette religion de l’humanité reconnaît la nécessité de ne produire que ce qui est utile à la destinée des hommes et préconise une attitude ascétique, faite d’un renoncement actif à tout ce qui est vain. Affirmant la suprématie du spirituel sur le matériel, l’humanisme moderne défini par Coutrot permettrait de retrouver les authentiques sources de joie : l’effort créateur et non la possession passive.
8Pour mettre ses idées en pratique, il crée en 1937 le Centre d’études des problèmes humains (CEPH) dont l’objectif est de « fournir à l’homme un point d’appui rationnel, scientifique donc indiscutable, qui lui permette de faire l’inventaire de ses ressources de façon à les contrôler et à se créer une discipline intérieure ». Le CEPH parvient à attirer quelques grands noms : Alexis Carrel et Aldous Huxley ont accepté de faire partie du comité exécutif, Léon Brunschvicq est un des membres conseillers [9], le père Teilhard de Chardin devient rapidement le deuxième homme du CEPH. Pour saisir les présupposés au fondement de cette « science de l’homme » que Coutrot entend instituer, il convient d’analyser les différentes catégories sociales ayant soutenu le projet. Trois groupes d’agents font vivre le CEPH en prenant chacun en charge un aspect du projet général : les représentants des milieux scientifiques (ingénieurs versés dans l’économie et souvent membres d’X-Crise, physiologues du travail, ethnologues et sociologues), médicaux (médecins, psychanalystes) et catholiques (intellectuels catholiques ou membres du clergé).
La mesure des faits sociaux
9Puisque, selon Coutrot, c’est à la science d’indiquer les finalités poursuivies par l’humanité, le CEPH doit bénéficier d’un parrainage scientifique prestigieux. Coutrot parvient à obtenir que figurent parmi les membres conseillers du nouvel institut des ingénieurs spécialistes de la rationalisation, tels que Hyacinthe Dubreuil et Jean Milhaud, des ingénieurs économistes, comme Alfred Sauvy et Jean Ullmo, un spécialiste de géographie politique et économique, André Siegfried, connu pour ses essais sur la culture anglo-saxonne, des physiologues du travail, Henry Laugier et Jean-Marie Lahy, un jeune sociologue marxiste spécialisé dans l’analyse des techniques de production et d’organisation, Georges Friedmann, et enfin un folkloriste « de gauche » nommé en 1937 conservateur adjoint du musée des Arts et Traditions populaires, André Varagnac. En réalité, les résultats de l’activité scientifique développée au CEPH semblent assez faibles, en comparaison de ses objectifs ambitieux. Adoptant le point de vue de Le Chatelier, Coutrot dénonce « l’individualisme » des chercheurs, aux caprices desquels est abandonné le progrès de la science, et affirme la nécessité d’organiser rationnellement le travail scientifique. Établissant pour chaque problème étudié la liste des facteurs déterminants, Coutrot réduit les sciences sociales à une méthodologie et encourage la mesure de tout ce qui est mesurable.
10Tout d’abord, il préconise l’adoption d’une économie mathématique (il faut renoncer à l’économie politique, affirme-t-il, fustigeant les économistes dont la formation serait trop « intellectuelle » ou trop juridique) capable d’indiquer le taux normal d’inégalité et d’établir chaque année le taux de rationalisation auquel est parvenue la société [10]… Il s’appuie alors sur les travaux de l’économiste Georges Guillaume, sur ceux du polytechnicien Robert Gibrat –qui a publié en 1931 un ouvrage mettant en évidence le caractère constant des inégalités– ainsi que sur les écrits de Hyacinthe Dubreuil, lequel plaide pour une organisation rationnelle des inégalités. Il convient alors, selon Coutrot, une fois établi le taux d’inégalité entre les hommes, de « déterminer les échelons d’inégalité, les possibilités de franchir chacun d’eux, la durée du séjour à chaque niveau en tenant compte non seulement de l’équité et de la logique, des intérêts de la production et de l’avenir de la race, de l’intransigeance de nos appétits, du rythme de nos satiétés et de nos dégoûts, en un mot de la forme de nos courbes de sensibilité, de toutes nos conditions humaines d’équilibre intérieur et extérieur [11] ». Avec la création, au sein du CEPH, d’un groupe d’études « psycho-biologiques », Jean Coutrot mobilisera les travaux d’Henri Laugier, physiologue du travail et professeur au Conservatoire national des arts et métiers de 1928 à 1937. La biotypologie, science des types humains, qu’il développe « a pour but de rechercher si les caractéristiques biologiques différentielles des individus ne se regroupent pas en solidarités capables de définir des types ». Ses études répondent « au besoin de classification humaine […] qui devient tous les jours plus exigeant au fur et à mesure qu’une stricte adaptation des individus à des fonctions hautement différenciées et spécialisées apparaît comme la condition de base d’une organisation rationnelle des sociétés et du progrès humain [12] ».
11Fondateur en 1928 (avec Henri Piéron et Jules Fontègne) de l’Institut national d’orientation professionnelle, Henri Laugier est aussi l’un des instigateurs d’une orientation scolaire scientifique. Membre en 1921 du mouvement des Compagnons de l’université nouvelle, en faveur de l’école unique, Henri Laugier est un médecin, fils d’un instituteur devenu inspecteur du primaire, qui fait de l’orientation scolaire la condition de l’école unique. Pour éliminer les privilèges scolaires dont bénéficient les classes fortunées, il faut établir de façon rigoureuse les véritables aptitudes et, pour cela, mobiliser les acquis de la biotypologie ou ceux de la psychotechnique : « l’école pour tous » n’est possible qu’à condition de ne pas être « l’école de tous [13] ». Légitimée par le caractère scientifique des mesures réalisées par Laugier et les psychologues de l’INOP, la vision de l’ordre social à laquelle adhère Coutrot est, sous des dehors progressistes – la volonté de réduire le poids de l’héritage au profit de la compétence –, fondamentalement conservatrice puisqu’elle repose sur les inégalités et les hiérarchies « naturelles [14] ». Associant les travaux de Laugier à ceux de l’ethnologie (André Varagnac), de la biologie (Georges Matisse) et de la psychanalyse (Pierre Salzi et Paul Schiff), Coutrot proposera au groupe d’études psycho-biologiques de « déterminer les conditions optimales pour l’évolution ascendante de l’espèce humaine et les possibilités de mutation », fasciné qu’il est par la thèse bergsonienne des héros, des surhommes incarnant le meilleur de l’humanité, thèse qu’il voudrait fonder en raison. Enfin, la classification des types de développement humain proposée par le CEPH s’appuie en particulier sur des techniques telles que la graphologie ou la morphopsychologie, avatar moderne de cette vieille science du XVIIIe siècle, la physiognomonie [15]. Le recours à ces différentes techniques de mesure du social (économétrie, biotypologie, physiognomonie) vise à habiller scientifiquement une conception d’un ordre social fondé sur les inégalités naturelles et à mettre en forme des cadres de pensée qui permettront de tenir chacun à sa place. [voir encadré sur “La mesure des différences entre les genres”, p. 56].
Une thérapeutique sociale
12La science et l’action étant indissociables pour Coutrot, la définition, par la mesure scientifique, d’un ordre social reposant sur l’organisation rationnelle des inégalités n’est utile que si chacun peut intérioriser la place qui lui est assignée, c’est-à-dire ses « limites ». L’action du CEPH est par conséquent complétée en 1938 par la création d’un nouvel Institut de psychologie appliquée (l’IPSA, dirigée par le docteur André Arthus) ouvert à tous ceux qui « veulent tenter un redressement de leur vie et souhaitent un rendement accru de leurs efforts », participant ainsi au but ultime de l’institut : « diriger consciemment l’évolution future de l’esprit humain ». Tout se passe comme si Coutrot avait anticipé la nouvelle division du travail de domination qui se met en place après la Seconde Guerre mondiale, « la violence inévitable du technocrate, instrument désigné de la nécessité, trouvant [alors] un correctif dans l’action thérapeutique et cathartique des psychanalystes sociaux », c’est-à-dire des nouveaux professionnels de l’encadrement doux, comme les ingénieurs-conseils ou les conseillers en orientation [16]. Si, au sein du CEPH, les représentants des milieux scientifiques partagent une vision du monde social fondée sur les différences « naturelles » ou biologiques, avec la création de l’IPSA, la surreprésentation des médecins et des psychologues renforce davantage encore cette interprétation psychologisante, fondée sur l’idéologie du don, de toutes les questions sociales. Pour Coutrot, qui réduit les sciences humaines et sociales à une science de l’homme, les problèmes sociaux ont des causes individuelles. Il est par conséquent vain de vouloir changer le monde ou améliorer les conditions matérielles d’existence, c’est sur soi-même que les efforts doivent être dirigés : « l’ordre social sera assuré si on parvient à prendre le pouvoir sur soi-même [17] » ; aussi, pour découvrir le bonheur et la richesse que chacun porte en soi, faut-il recourir à la psychologie et adopter un mode de vie ascétique. L’équilibre intérieur des hommes est donc posé une fois de plus comme la condition de l’harmonie sociale et de la paix entre les hommes.
La mesure des différences entre les genres
13Ces encouragements constants au dépassement de soi prodigués par Coutrot [18] sont à mettre en relation avec son histoire personnelle. L’IPSA, dont la création peut être interprétée comme une tentative pour théoriser et universaliser un rapport pratique au monde, se présente comme un centre de recherche et comme un organisme de conseil. Ayant pour objectif l’édification d’une nouvelle science, la psychologie collective ou sociale, dont l’étude porte sur l’application aux faits sociaux (et plus particulièrement aux dysfonctionnements) des données acquises par la psychologie individuelle, l’IPSA recrute parmi les hommes d’action ou de terrain (ingénieurs-conseils, assistantes sociales, médecins, délégués ouvriers, etc.) des observateurs chargés de recueillir les faits, c’est-à-dire de répertorier les situations où il est possible d’établir des liens entre faits psychologiques et faits sociaux. Ces informations sont, dans un second temps, soumises à l’interprétation de spécialistes qui, comme Henri Laugier ou Maria Montessori, ont accepté d’être membres conseillers de l’IPSA. L’institut a pour finalité à la fois de former des élèves capables de faire progresser ces savoirs et plus généralement d’offrir des consultations à tous ceux (industriels, élèves des grandes écoles, mais aussi « déprimés et oisifs ») qui sont désireux de redresser leurs anomalies, d’augmenter leur efficience ou de développer la maîtrise de soi qui fait les véritables hommes d’action.
14Biologistes, médecins, psychologues et psychanalystes sont donc sollicités pour dispenser des prestations d’entraînement moral de façon à rétablir le contrôle de l’homme sur lui-même. Parce qu’il s’oppose à la passivité, à l’inertie, à l’égoïsme individualiste et au fatalisme et qu’il encourage au contraire l’acceptation de la discipline de groupe, l’exaltation de la volonté et le souci des réalisations concrètes, l’entraînement sportif est particulièrement prisé par le directeur de l’IPSA. Paul Masson Oursel, orientaliste et professeur à la Sorbonne, propose de son côté des consultations d’efficience (en vue d’atteindre le bonheur, la sagesse et la réussite) qui combinent les exercices de gymnastique mentale, l’inculcation des règles de l’hygiène moderne, les acquis de la psychotechnique et de la psychanalyse et les principes de vie propres aux civilisations occidentales et orientales. Peu à peu l’institut proposera des prestations de conseil aux dirigeants de tous les organismes sociaux agissant sur l’homme, en particulier les grandes entreprises, les centres d’orientation professionnelle et les centres d’éducation ouvrière : « [les chefs d’entreprise] admettraient-ils d’installer dans les ateliers les machines ayant un rendement inférieur ? [Il faut donc] filtrer dès l’apprentissage ce qui, bien mieux que le matériel, fait l’entreprise : les humains qui mènent les machines. Et guider vers la révision et l’adaptation les déficients. […] Ainsi, l’un des objectifs de l’IPSA est de former des moniteurs psychologues capables de détecter les déficiences qui s’ignorent et de diriger les individus qui en souffrent vers les voies de l’efficience et de l’équilibre intérieur.
15Un autre objectif est de former à la fonction de chef, par un enseignement psychologique approprié, les élites de la jeunesse appelées à devenir les cadres des activités économiques et sociales [19] ». L’IPSA prétend offrir un complément indispensable à l’école, incapable de former à elle seule une jeunesse nouvelle définie sur le modèle des jeunesses allemande ou italienne. Aussi, le docteur Arthus affirme : « il ne nous est plus possible, au moment où le problème de la race se pose pour nous, de laisser les parents commettre l’imprudence de vivre à côté de leurs enfants sans savoir s’ils sont normaux ou non. […] Il est monstrueux que les mécanismes qui entrent en jeu au cours du développement de tout individu ne soient pas périodiquement contrôlés. […] Mais comment faire admettre le principe du contrôle à des populations jalouses de leur liberté ? […] Confions cette mission au corps médical ! L’idéal serait de constituer un centre d’expertise mobile […]. Les éléments non sains seraient renvoyés vers un centre médical et relancés jusqu’à ce qu’ils consultent. […] Le but [est] que cet examen périodique soit un jour rendu obligatoire […] le livret de santé ne sera plus une simple fantaisie et sera réclamé à tout candidat à des postes officiels ou non. C’est un devoir envers les autres hommes et envers le pays que de devenir un être sain et normal, le fatalisme individuel est un crime non seulement contre soi mais contre tous [20] ». Ce traitement autoritaire des questions familiales et éducatives est à mettre en relation avec les prises de position adoptées par Coutrot depuis 1934 visant à mettre en cause les fondements de la démocratie, régime politique auquel il manque la contrainte, par conséquent incapable de garantir l’équilibre intérieur et extérieur de l’homme, et voué à renforcer l’inefficacité (le vote ne permet pas, selon lui, de désigner les meilleurs hommes pour gouverner le pays). Aussi, pour remédier à ces carences, il envisage, en collaboration avec Jean Stoetzel, d’inscrire au programme du CEPH un nouveau thème de travail portant sur l’aptitude de la science de l’opinion publique à concevoir un régime politique qui remplacerait le parlementarisme [21]. Cependant, la guerre empêchera la réalisation de ce nouveau chantier.
Le sens éthique du monde
16Enfin, l’attraction exercée par le CEPH sur les milieux catholiques est incontestable. Outre Joseph Wilbois, représentant à la fois la sociologie leplaysienne et la « science administrative » de Fayol, on compte parmi les membres conseillers du CEPH en 1937 plusieurs universitaires catholiques : Jean Baruzi, professeur d’histoire des religions au Collège de France à partir de 1933 ; René Capitant, professeur de droit ; Paul Desjardins, maître de conférences à l’École normale supérieure de Sèvres à partir de 1901, fondateur en 1892 de l’Union pour l’action morale (qui devient l’Union pour la vérité), mouvement néo-chrétien auquel participait Hubert Lyautey ; Paul Masson Oursel, professeur de philosophie des religions à la Sorbonne, et Roger du Teil, docteur en philosophie des religions. Bien que, comme le souligne Olivier Dard, la position de Coutrot, marquée par la volonté de « fonder une nouvelle société sur la raison et sur la science et prenant l’homme comme fin en soi », soit relativement éloignée de la conception catholique du monde, le soutien accordé par certains représentants du catholicisme aux différents projets de Coutrot est néanmoins réel. Il repose tout d’abord sur les affinités qui s’instaurent au cours des années 1920-1930 entre l’idéologie rationalisatrice et la vision catholique de l’économie. Comme nous l’avons vu, Coutrot admet dès 1935 que le matérialisme et le développement sans limites des sciences et des techniques favorisent le penchant des hommes à céder à la « passivité » et préconise un relèvement spirituel de l’humanité fondé sur l’ascétisme, le goût de l’effort, l’affirmation de la volonté, autant de prises de position compatibles avec les présupposés catholiques. Admettant que la crise traversée par la civilisation est une conséquence directe de l’individualisme, Coutrot partage avec certains groupements catholiques une vision commune du nouvel ordre économique à venir. Exposé en 1936 dans Les Leçons de juin 1936. L’humanisme économique [22], ce nouvel ordre économique rejette le capitalisme et le communisme et dessine une troisième voie qui place la « personne » au centre d’un système économique planifié, c’est-à-dire régulé par des ententes industrielles.
17La référence au mouvement personnaliste d’Henri de Man, largement soutenu par les milieux catholiques français, et la volonté d’organiser l’économie, accueillie favorablement par les mouvements catholiques lorsqu’elle paraît constituer une étape vers le corporatisme, ont contribué à ce que les représentants de l’Action populaire inscrivent l’humanisme économique de Coutrot dans la continuité du catholicisme social [23]. D’autre part, la position de surplomb adoptée par Coutrot suppose le dépassement des cloisonnements entre domaines scientifiques pour réaliser une synthèse générale. Cette quête de l’unité le porte à rechercher les causes des phénomènes étudiés (la guerre, les grèves ouvrières, les crises économiques) dans des schémas préétablis, « les phénomènes ondulatoires », qui sont des invariants historiques irréductibles à toute analyse scientifique plus poussée, et l’amène à acquérir dans chaque domaine (biologie, philosophie, économie, psychologie) des connaissances sommaires mieux adaptées aux attentes d’un public mondain qu’aux exigences de la discussion entre spécialistes. Un tel rapport à la science est, semble-t-il, compatible avec la représentation scientifique du monde en vigueur dans les milieux catholiques et entre en résonance avec l’extrapolation métaphysique de la science réalisée par le paléontologue jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Ce dernier, tout comme Coutrot [24], recherche dans un positivisme scientifique le sens de l’unité ou de la totalité. Ses thèses évolutionnistes mettent en avant, au-delà des discordances provisoires entre être et devoir être, la convergence et l’unification finales de l’humanité. Cette convergence finale, qui annonce l’ultime réconciliation du réel et de l’idéal, se présente comme « l’envers béni de la lutte finale [25] ». Durant l’entre-deux-guerres et jusqu’à sa mort en 1955, Teilhard semble incarner les contradictions entre science et religion : ayant fait l’objet en 1925 d’une censure cléricale lui interdisant l’expression publique de sa philosophie religieuse, il perd alors son poste d’enseignant à l’Institut catholique de Paris et participe à différentes missions scientifiques en Chine et en Afrique. Cet isolement a sans doute favorisé son rapprochement avec Jean Coutrot, qui diffusera au sein des milieux techniciens des années 1930 (en particulier auprès du groupe des Nouveaux Cahiers réuni autour d’Auguste Detoeuf) ses textes philosophiques (publiés après 1955 par les Éditions du Seuil). En retour, Teilhard de Chardin, dont les textes sont lus religieusement à chacune des séances du CEPH, apportera à l’entreprise de Jean Coutrot une caution symbolique importante.
De la science de l’homme à la sociologie appliquée
18Les différents projets impulsés par Jean Coutrot ne semblent finalement pas aboutir : faute de moyens matériels, le docteur Arthus démissionne en 1939 de sa fonction de directeur de l’IPSA, qui semble alors disparaître. Pendant la guerre, Coutrot délaisse les activités du CEPH pour se lancer dans de nouvelles études de réorganisation économique. Cependant, les projets qu’il adresse aux hauts fonctionnaires responsables de l’économie nationale n’attirent pas l’attention ou ne sont pas pris au sérieux. En 1939, son crédit auprès des techniciens de l’économie est en grande partie entamé. De juillet à l’automne 1940, il espère obtenir, à l’instar de ses amis René Belin et Gérard Bardet [26], un poste important à la hauteur de ses ambitions. La montée en puissance des ingénieurs spécialisés dans la rationalisation au sein du gouvernement Darlan accentue le désespoir de Jean Coutrot dont les multiples offres de service restent sans réponse. Le seul poste qui lui sera proposé, en avril 1941, est la direction de la commission du plan comptable. Mais alors, la détérioration de son état de santé, physique et psychique, le conduit, en mai 1941, au suicide. Son isolement au cours des dernières années de sa vie est lié, selon Olivier Dard, à la dispersion de ses activités : ayant combattu toute sa vie l’esprit de spécialité, il apparaît désormais comme un dilettante dépourvu de véritables compétences. Mais, si ce côté touche-à-tout irrite ses camarades d’X-Crise, qui ont déserté rapidement les réunions du CEPH, c’est sans doute son basculement vers des théories « inspirées » ou « illuminées » (la loi des ondulations, la recherche des principes de l’harmonie universelle, l’ambition de réorganiser l’espèce humaine) qui achève de le discréditer. La rigueur scientifique à laquelle il prétend se contraindre ne fait plus illusion, elle apparaît pour ce qu’elle est, un discours pseudosavant propre à habiller les fondements mythiques d’une pensée ajustée aux attentes d’un public mondain et catholique [27].
19Ce penchant, relevé par Pierre Bourdieu, de la bourgeoisie catholique à investir, lorsqu’elle se pique de science, les régions où physique et métaphysique, science et occultisme, etc., se confondent n’est pas acceptable pour les polytechniciens des années 1930 que Jean Coutrot essaie d’attirer au CEPH. Est-ce à conclure pour autant, comme Alfred Sauvy, qu’il n’a été rien d’autre qu’un prophète exalté, c’est-à-dire un peu fou, n’ayant pas vraiment marqué son époque [28] ? « Étrange Coutrot » vraiment, éternellement redécouvert pour être aussitôt déclaré insignifiant et voué à l’oubli… Si la pensée développée au CEPH est inacceptable pour les ingénieurs des années 1930 dans la mesure où elle outrepasse les limites de la science en recherchant dans les lois scientifiques le sens éthique du monde, Jean Coutrot a cependant contribué, sous de multiples aspects, à renforcer un courant historique favorable à l’organisation des sciences et à la redéfinition des sciences sociales selon un modèle américain qui privilégie, contre la tradition académique incarnée par les durkheimiens, une sociologie empirique renouant avec une autre tradition nationale, celle de la sociologie leplaysienne du XIXe siècle. En cela, il prolonge l’œuvre initiée par Le Chatelier au début du siècle et prépare celle qu’accomplira Jean Stoetzel après la Seconde Guerre mondiale.
20Jean Coutrot a joué un rôle important dans la diffusion, à X-Crise et au CEPH, d’une pensée qui substitue à un libéralisme jugé moribond une société « planée » dont la gestion rationnelle est confiée aux sciences, et plus particulièrement à celles de « l’homme ». Cette idéologie non conformiste exerce un certain attrait sur des sociologues comme Georges Friedmann ou Jean Stoetzel, qui appartiennent à une même génération de normaliens nés au début du siècle et prédisposés à rejeter la tradition sociologique nationale incarnée par l’école durkheimienne [29]. À cette sociologie jugée trop philosophique ou abstraite, ils préfèrent la sociologie empirique américaine, pragmatique, consensuelle et politiquement neutre dont l’acclimatation en France est impulsée par la Fondation Rockefeller à partir des années 1920 [30]. Par ses affinités avec la sociologie leplaysienne, ses tentatives pour « dépasser le marxisme », c’est-à-dire l’épurer de tout contenu idéologique, et ses diatribes lancées contre la philosophie, incapable selon lui d’opérer la synthèse entre les grands domaines de pensée, Jean Coutrot adhère à la conception de la sociologie qui prédomine à la Fondation Rockefeller : celle d’une science appliquée capable d’élaborer des « instruments de contrôle social destinés à contrecarrer les effets des traditions critiques associées notamment au marxisme [31] ».
21Cette conception est également partagée par Jean Stoetzel, qui interprète en 1957 le déclin au cours des années 1930 des publications durkheimiennes comme une victoire définitive contre la philosophie et l’essor de la recherche empirique comme un renouveau de la sociologie leplaysienne [32]. Jean Coutrot et Roger Seydoux, alors sous-directeur de Sciences-Po, seront d’ailleurs les deux seules personnalités françaises ayant soutenu la création par Jean Stoetzel, en 1938, de l’Institut français d’opinion publique (IFOP). À de multiples égards, les travaux de Jean Stoetzel rencontrent les intérêts de Jean Coutrot : ayant lui-même défendu l’économétrie contre l’économie politique, ce dernier ne peut qu’applaudir aux efforts fournis par le premier pour mathématiser les sciences sociales. De plus, la connaissance positive des motifs « irrationnels » qui guident le citoyen ou le consommateur proposée par Jean Stoetzel participe à la création d’un contexte favorable à une rationalisation supérieure de l’action administrative ou économique, c’est-à-dire, pour Jean Coutrot, à l’introduction au sein des structures de l’État des principes généraux du management énoncés par Henri Fayol [33]. Tout porte à croire que, dans la mesure où la rationalisation de l’action administrative exige de remplacer les pressions partisanes, c’est-à-dire politiques, par la planification ou la prévision et de substituer à la connaissance empirique des faits et à la routine bureaucratique une politique expérimentale visant à évaluer les mesures administratives, une telle modernisation de la gestion des services publics ne peut s’accomplir sans que ne se développe parallèlement une science sociale appliquée, capable de fournir un ensemble de mesures mathématiques des populations à encadrer [34]. Si, d’un côté, l’essor des études d’opinion, et plus généralement des sciences sociales empiriques et appliquées, favorise l’intervention des spécialistes de la rationalisation, de l’autre, la soumission des sciences sociales à ces contraintes exogènes (administratives et économiques) s’accompagne d’une transformation des modèles institutionnels au sein desquels se réalise le travail de recherche. Ainsi, c’est Jean Stoetzel qui importera en France le modèle de « l’entreprise de recherches administratives » inventé par Paul Lazarsfeld.
22Prédisposé par son statut d’émigré à l’innovation institutionnelle, Paul Lazarsfeld a en effet adapté à la production scientifique les modèles organisationnels qui caractérisent les entreprises du secteur économique privé : définition précise de la commande, établissement d’une ligne hiérarchique, division du travail, spécialisation des chercheurs, standardisation des concepts et des techniques de recherche, calcul des coûts de production (le rapport de fin de contrat constituant le produit final), respect des délais [35]. Voué à un grand succès auprès des cabinets de conseil de l’après-guerre, ce modèle institutionnel, qui place la recherche de gains de productivité au cœur de la stratégie scientifique, aurait sans aucun doute reçu l’approbation d’Henry Le Chatelier. Comme le souligne Michael Pollak, les aspects organisationnels et cognitifs se conditionnent donc mutuellement. Aussi, contrairement à ce que ses amis polytechniciens spécialistes de l’organisation scientifique ont cru, les actions entreprises à partir de 1925 par Coutrot dans le domaine de la rationalisation des institutions ne sont pas sans lien avec les efforts déployés après 1937 pour la promotion d’une science de l’homme. La logique sociale qui relie entre elles des actions en apparence dispersées s’exprime dans le fait que c’est Jean Coutrot qui, dans l’urgence des préparatifs de guerre, a convoqué une commission de rationalisation de l’action administrative ayant préparé dans une quasi-clandestinité le décret de loi de 1939 adoptant la fusion entre différents organismes de recherche pour fonder le CNRS, ensemble simplifié et plus harmonieux qui permettra de « tirer un rendement plus élevé de la recherche scientifique [36] ». L’organisation de la recherche sur le modèle des sciences appliquées, tant attendue par Le Chatelier, se réalise enfin [37]. Et le directeur, à la fois du nouveau CNRS et de la section recherche pure, n’est autre qu’Henri Laugier, le père de la biotypologie.
23La science sociale empirique, rejetant toute doctrine préétablie au profit d’un raffinement méthodologique, que Jean Coutrot appelle de ses vœux trouvera à la Fondation Carrel un ancrage institutionnel favorable à son essor pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi que l’indique Loïc Blondiaux, la « doxométrie » ou science de la mesure de l’opinion proposée par Jean Stoetzel est particulièrement ajustée aux exigences de scientificité et d’utilité sociale mises en avant par la Fondation Carrel, qui offrira à Jean Stoetzel les conditions matérielles indispensables pour améliorer l’efficacité des techniques d’enquête. Ce soutien institutionnel permettra à l’IFOP, mise en sommeil avec la guerre, de reprendre ses activités dès 1944. La Fondation Carrel n’est pas le fruit d’une génération spontanée, ses liens avec le CEPH sont d’ailleurs attestés, comme l’a démontré Alain Drouard. Alexis Carrel non seulement s’est intéressé aux travaux de Jean Coutrot mais les a fortement encouragés, ayant lui-même le projet de créer aux États-Unis une fondation consacrée à une « science de l’homme » capable d’opérer, à partir de la médecine et de la biologie, une synthèse des approches disciplinaires [38]. C’est une même vision du monde social, dotée des caractères du mythe savant, qui habite les deux hommes : tous deux entendent construire un ordre social nouveau qui substituerait les classes biologiques aux classes sociales et assigner à chacun une place et des limites dont la transgression est impossible, parce que contre nature [39]. Rien d’étonnant donc à ce que ces deux institutions mobilisent les mêmes techniques inspirées de la physiognomonie : la graphologie, la morphopsychologie ou encore la caractérologie, que les spécialistes du CEPH découvrent en 1937, seront appliquées pendant la guerre au classement des potentialités et des déficiences de l’enfance par les équipes de recherche de la Fondation Carrel, auxquelles participent des agents comme Serge Tchakhotine ou Suzanne Brésard auparavant engagés dans les activités du CEPH [40]. Participera à la diffusion au sein des entreprises de ces techniques savantes [41] la Commission générale de l’organisation scientifique (CEGOS), organe patronal créé en 1926 pour diffuser au sein des entreprises les techniques de rationalisation, devenue en 1941 association privée exerçant des activités de conseil et dont le directeur, Noël Pouderoux, est un ancien du Bicra, le bureau d’ingénieurs conseils fondé en 1930 par Coutrot et Hijmans. Dès 1941, la CEGOS fait la promotion de la psychotechnie, qui permet l’amélioration de la sélection du personnel et renforce ses liens institutionnels avec le département de bio-sociologie de la Fondation Carrel (en 1943, le bureau de psycho logie industrielle de la CEGOS introduit les méthodes de psychologie appliquée au sein des manufactures de l’État). Outre le docteur Martigny (un autre membre du CEPH) et Suzanne Brésard, Jean Stoetzel, Pierre Janet et Henri Pieron animeront, entre 1941 et 1944, les cycles de conférences organisés par la CEGOS.
24• • •
25Titulaire en 1946 de la chaire qu’occupa Durkheim à Bordeaux, directeur d’un institut de sondages, l’IFOP, largement financé en 1944 par les commandes américaines, et enfin responsable du service de « psychologie sociale » de l’Institut national des études démographiques (INED) – organisme créé à la Libération, dirigé par Alfred Sauvy et héritier d’une partie des effectifs de la Fondation Carrel –, Jean Stoetzel parvient à occuper des positions habituellement exclusives les unes des autres et donc à cumuler tous les profits, aussi bien culturels ou scientifiques, que temporels (économiques et politiques). En soutenant que l’intéressement économique des chercheurs ne met pas en cause l’intérêt à faire progresser la vérité, il fait sauter le dernier verrou, ce qu’un défenseur des sciences appliquées comme Le Chatelier avait, 50 ans plus tôt, refusé de faire. Ainsi, les études de marché et les sondages d’opinion n’ont pas pour unique finalité la rationalisation de l’encadrement politique, administratif ou commercial des populations, ces instruments produisent de surcroît les données permettant aux chercheurs de mieux appréhender les groupements sociaux. Rien ne semble plus dès lors s’opposer à l’intégration des différentes activités de conseil, d’étude et de recherche au sein d’un vaste continuum où s’estompent les distinctions entre chercheurs (sociologues), consultants et chefs d’entreprise. Ainsi, les liens entre la CEGOS et l’IFOP sont très étroits : en 1943, Jean Stoetzel aide la CEGOS à créer un nouveau service de statistiques et de sondages appliqués à l’industrie et au commerce. À la fin de la guerre, c’est la CEGOS qui trouve financement et locaux pour l’IFOP dont le conseil d’administration compte Jean Milhaud et Noël Pouderoux, respectivement fondateur et directeur de la CEGOS [42]. Le resserrement des liens entre les deux organismes permet à la CEGOS de bénéficier d’un parrainage scientifique prestigieux et à l’IFOP de trouver un allié objectif au sein du champ économique. De la Libération à la fin des années 1950, les sociologues seront, sous la pression des demandes adressées par les hauts fonctionnaires du Commissariat général au plan, sommés de former des « experts », spécialistes des problèmes sociaux, privilégiant les méthodes quantitatives, les analyses de prospective et la recherche de solutions techniques susceptibles de conseiller directement les élites économiques et administratives. Le sociologue est donc redéfini comme un conseiller technique, ou plus exactement comme un « ingénieur social », l’avant-garde planificatrice des années 1950 réinventant alors cette terminologie leplaysienne du XIXe siècle. Et André Varagnac, l’ami fidèle de Jean Coutrot et le collaborateur constant du CEPH, ne s’y trompe pas lorsqu’il exhorte, au cours de la deuxième semaine sociologique du Centre d’études sociologiques, à faire de la sociologie une science appliquée et à mener une action de propagande auprès des chefs d’industrie afin qu’ils comprennent que l’intervention des sociologues est tout aussi rentable que celle des ingénieurs ou des psychotechniciens de la fin du XIXe siècle qui réglaient les rythmes dans les ateliers [43]. La spécialisation, la technicité et l’utilité du sociologue, « ouvrier de la science » comme disait Agathon en 1911, semblent dorénavant bien admises. Les luttes menées au début du siècle par les hommes de lettres pour défendre leur monopole de l’exercice d’un magistère moral, monopole contesté par une sociologie ayant la prétention de fonder la morale sur la science des mœurs, rejoignent ainsi les efforts menés par les ingénieurs sociaux héritiers de Le Play pour se réapproprier le contrôle de la production des représentations scientifiques du monde social. « La sociologie pourrit l’histoire. […] La sociologie est une affaire bien trop sérieuse pour être confiée à des sociologues, il faudrait laisser les ingénieurs s’occuper des sciences sociales, ils sont mieux préparés à maîtriser les statistiques que les sociologues », disait au cours d’un entretien réalisé en 1990 le PDG, polytechnicien, d’un important cabinet français de conseil. Un tel impérialisme, qui trouve ses fondements dans l’histoire sociale de la profession, c’est-à-dire dans l’héritage des luttes anciennes que les représentants actuels du métier ignorent très souvent mais dont ils sont profondément habités, semble, tel un réflexe social, prêt à resurgir chaque fois que la sociologie marque une avancée dans la conquête de son autonomie.
Notes
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[1]
« L’administration, écrit Henri Fayol en 1899, est de la philosophie appliquée […] C’est une science de l’âme sociale considérée dans sa capacité d’agir » (Archives privées d’Henri Fayol, cité par Fréderic Blancpain, « Les carnets inédits de Fayol : présentation », Bulletin de l’Institut international d’administration publique, 28, octobre-décembre 1973, p. 20). Le texte d’Henri Fayol – « Administration industrielle générale » publié pour la première fois en 1916 dans le Bulletin de la Société de l’industrie minérale et traduit en anglais en 1929 – a marqué les origines de la Harvard Business School et est considéré aux États-Unis comme fondateur du management moderne, voir Donald Reid, « Fayol : excès d’honneur ou excès d’indignité », Revue française de gestion, septembre-octobre 1988.
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[2]
Sur la trajectoire sociale improbable réalisée par Le Chatelier, au principe de son engouement pour le taylorisme, voir Odile Henry, « Henry Le Chatelier et le taylorisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 133, juin 2000, p. 79-88.
-
[3]
Remi Lenoir, « Durkheim et la famille. Entre sociologie et politique », in Johan Heilbron, Remi Lenoir et Gisèle Sapiro, avec la collaboration de Pascale Pargamin, Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, sous presse.
-
[4]
L’esprit de méthode que Le Chatelier voit à l’œuvre dans le taylorisme est une force agissante capable de transformer les hommes moyens en hommes supérieurs. Aussi préconise-t-il l’application autoritaire de l’organisation à tous les univers, de l’armée à la vie domestique.
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[5]
Telle est l’expression de Charles de Fréminville, président du Comité national de l’organisation française (CNOF), qui rassemble en 1925 les partisans de Fayol et les disciples de Le Chatelier (Charles de Fréminville, « Rapport sur la mise en pratique des nouvelles méthodes de travail », Travaux préparatoires du congrès général du génie civil, 8e section, 1918, p. 80-88).
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[6]
Jean Coutrot, Plan du 9 juillet 1934, Réforme de la France proposée par le groupe du 9 juillet, Paris, Gallimard, 1934, p. 60-61.
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[7]
Jean Coutrot, notes à propos du Nouvel âge de Georges Valois, 1929, Archives Jean Coutrot, 468/AP/32.
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[8]
Ce propos est exposé une première fois en 1935 dans De quoi vivre, puis dans un document du CEPH daté de 1936 et intitulé « Pour un humanisme moderne » (voir Archives Jean Coutrot 468/AP/26).
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[9]
Jean Coutrot, Henri Focillon (professeur d’histoire de l’art au Moyen Âge à la Sorbonne en 1935 puis au Collège de France en 1938) et Georges Guillaume (économiste proche du Centre polytechnicien d’études économiques) sont les autres membres du comité exécutif du CEPH (Humanisme économique, Bulletin de liaison, 2, octobre 1937, in Archives Jean Coutrot, 468/AP/22).
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[10]
Cet appel à la prospective, à la modélisation, à l’économétrie est au centre du projet d’X-Crise (rebaptisé en 1933 Centre polytechnicien d’études économiques). Sur la remise en question de la légitimité des économistes issus des facultés de droit par les ingénieurs d’X-Crise, voir Lucette Le Van-Lemesle, « L’économie politique à la conquête d’une légitimité, 1896-1937 », Actes de la recherche en sciences sociales, 47-48, juin 1983, p. 113-117.
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[11]
Notice rédigée par André Loizillon à partir d’extraits de textes rédigés par Jean Coutrot (Archives Jean Coutrot, 468/AP/33).
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[12]
Extraits d’une conférence donnée par Henri Laugier à la radio le 28 novembre 1934 (Archives Jean Coutrot, 468/AP/23). Sur Henri Laugier voir « Henri Laugier en son siècle », Cahiers pour l’histoire de la recherche, Paris, CNRS Éditions, 1995.
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[13]
Francine Muel-Dreyfus, « École obligatoire et invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, janvier 1975, p. 60-74.
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[14]
Progressivement, avec le développement sous Vichy de l’orientation professionnelle (un ordre des conseillers d’orientation est créé en 1944), les médecins et les psychologues imposeront la notion d’« inadaptation individuelle » qui interdit de penser l’échec ou la réussite scolaire comme étant le produit d’inégalités sociales (Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil, 1996).
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[15]
Martine Dumont, « Le succès mondain d’une fausse science : la physiognomonie de Johann Kaspar Lavater », Actes de la recherche en sciences sociales, 54, septembre 1984, p. 2-30.
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[16]
Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 51.
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[17]
Sauf indications contraires, toutes les citations sont extraites du dossier IPSA, Archives Jean Coutrot, 468/AP/23.
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[18]
L’élan vers la transcendance de soi-même permettrait, selon Jean Coutrot, de faire advenir une race supérieure et de créer une mystique exaltant la personne humaine et capable de rivaliser avec les mystiques totalitaires des pays voisins.
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[19]
Circulaire de présentation de l’IPSA.
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[20]
Ibid.
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[21]
Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion, une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
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[22]
Ouvrage écrit avec Gérard Bardet et publié par le Centre polytechnicien d’études économiques.
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[23]
Olivier Dard, op. cit., 1999.
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[24]
Jean Coutrot espère que la synthèse des divers domaines de la connaissance scientifique permettra un jour de dégager les principes de l’Unité du monde. Aussi est-il particulièrement séduit par des philosophes, comme Émile Meyerson, qui postule que « la connaissance scientifique vise à expliquer les phénomènes en ramenant le divers, l’hétérogène à l’unité ou à l’homogène », ou encore comme Antoine Cournot, pour lequel le développement des sciences contribue à l’uniformisation ou l’homogénéisation des civilisations (O. Dard, op. cit., 1999, p. 205 et 219).
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[25]
P. Bourdieu et L. Boltanski, op. cit., 1976, p. 43. Comme le montrent ces auteurs, la pensée de Teilhard de Chardin connaîtra après 1955 un succès mondain : partie intégrante de la culture littéraire exigée lors du concours d’entrée de l’ENA, la thèse de la convergence finale est un des éléments constitutifs du « conservatisme progressiste » qui s’élabore au sein des diverses commissions chargées de promouvoir la planification économique.
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[26]
René Belin est nommé ministre de a Production industrielle en août 1940, tandis que Gérard Bardet occupe au début de l’année suivante un poste de haut fonctionnaire dans ce ministère (R. K. Kuisel, Le Capitalisme et l’État en France. Modernisme et dirigisme au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1984).
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[27]
Le contraste entre l’approche scientifique proclamée par Jean Coutrot et les réflexions, démunies de fondements empiriques et émaillées de lieux communs, exposées dans ses différentes publications est relevé à plusieurs reprises par O. Dard (op. cit., 1999).
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[28]
Alfred Sauvy, De Paul Reynaud à Charles de Gaulle, Tournai, Casterman, 1972.
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[29]
Pour une analyse du contexte structural ayant abouti à la rupture entre les durkheimiens et la génération suivante, voir Johan Heilbron, « Les métamorphoses du durkheimisme, 1920-1940 », Revue française de sociologie, XXVI-2, mars-avril 1985.
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[30]
La Fondation Rockefeller offrait à ces jeunes chercheurs des possibilités d’insertion professionnelle, non négligeables compte tenu des tensions qui caractérisaient dans les années 1930 le marché du travail universitaire (Brigitte Mazon, Aux origines de l’École des hautes études en sciences sociales. Le rôle du mécénat américain (1920-1960), Paris, Cerf, 1988).
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[31]
P. Bourdieu, Préface à B. Mazon, op. cit., 1988, p. 3.
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[32]
Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976. Parmi les jeunes sociologues rassemblés au Centre de documentation sociale, Jean Stoetzel est celui qui rompt le plus radicalement avec la tradition lettrée qui domine la recherche universitaire en sciences sociales (L. Blondiaux, op. cit., 1998).
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[33]
À partir de 1936, Jean Coutrot s’associe en effet à Jean Milhaud, un polytechnicien spécialiste de l’organisation du travail, pour impulser, à partir du ministère de l’Économie nationale où Coutrot détient désormais un poste, diverses commissions destinées à accélérer l’introduction des méthodes d’organisation au sein des administrations publiques.
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[34]
Par exemple, au ministère de la Santé, les savoirs pratiques édifiés par les experts en hygiène sociale relèvent tout à la fois des sciences sociales appliquées et de la science administrative définie par Fayol. Ils se présentent comme un ensemble de mesures, telles que la quantification des facteurs subjectifs (traditions, mœurs, opinions) qui gênent les progrès de l’hygiène ou l’établissement de « seuils d’accessibilité aux secours », qui permettent de calculer les coûts de l’application des politiques hygiénistes. Voir L. Murard et P. Zylberman, « De l’hygiène comme introduction à la politique expérimentale (1875-1925) », Revue de synthèse, 115, juillet-septembre 1984, et « La raison de l’expert, ou l’hygiène comme science sociale appliquée », Archives européennes de sociologie, t. 26, 1, 1985.
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[35]
Voir Michael Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 25, janvier 1979, p. 45-59. Précisons que Coutrot avait noué des liens avec Sophie Lazarsfeld, psychologue de l’éducation et mère de Paul Lazarsfeld, qui est une des personnalités ayant accepté de patronner l’IPSA en 1938.
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[36]
Jean-François Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS, Paris, Flammarion, 1990, p. 58.
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[37]
En mettant en cause les distinctions entre science pure et science appliquée et en insistant sur la nécessité d’orienter la recherche fondamentale, les conclusions de cette commission de réorganisation administrative font directement écho, souligne F. Blancpain, aux analyses présentées par Le Chatelier en 1916 (F. Blancpain, « La création du CNRS : histoire d’une décision, 1901-1939, Bulletin de l’Institut international d’administration publique, 32, octobre-décembre 1974).
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[38]
C’est André Félix Missenard, polytechnicien et futur vice-régent de la Fondation Carrel, qui fait le lien entre les deux hommes, comme l’atteste la correspondance entre A. Missenard et Jean Coutrot de 1937 à 1939. C’est également Missenard, épaulé par les docteurs Gros et Ménétrier, qui a convaincu Alexis Carrel de fonder son institut en France. Les projets américains n’aboutissant pas, la Fondation Carrel sera créée en novembre 1941 (Alain Drouard, Une inconnue des sciences sociales, la Fondation Alexis Carrel, 1941-1945, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1992).
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[39]
Sur l’effet d’imposition symbolique opéré par l’œuvre d’Alexis Carrel, voir F. Muel-Dreyfus, op. cit., 1996.
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[40]
Suzanne Brésard rejoindra le groupe des « conseillers de synthèse », créé en 1947 par le docteur André Gros (vice-régent de la Fondation Carrel) pour intervenir auprès du patronat industriel. En 1957, André Gros s’associera à Gaston Berger (directeur de l’enseignement supérieur en 1955 ayant impulsé la création des Instituts de sciences humaines appliquées et des Instituts d’administration des affaires) pour créer le Centre d’études prospectives, lieu « neutre » qui rassemble hauts fonctionnaires, dirigeants de firmes et chercheurs en sciences sociales (Alain Drouard, « Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années 1960 », Revue française de sociologie, 23-1, janvier-mars 1982).
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[41]
Sur l’histoire de la CEGOS et le statut ambigu, mi-privé, mi-publique, qu’elle acquiert sous Vichy, voir A. Weexsteen, Le Conseil aux entreprises et à l’État en France. Le rôle de J. Milhaud (1898-1991) dans la CEGOS et l’ITAP, thèse de doctorat d’histoire, EHESS, 1999.
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[42]
C’est, selon Loïc Blondiaux, au sein de la CEGOS que l’IFOP rencontrera à la Libération ses alliés les plus précieux. L. Blondiaux, op. cit., 1998.
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[43]
Villes et campagnes. Civilisation urbaine et civilisation rurale en France. Recueil publié sous la direction et avec une introduction de Georges Friedmann, Paris, Armand Colin, 1953, cité par A. Drouard, op. cit., 1982.